Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Lettre VII

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Le baron de F***, au comte d’O***. Août.


Non, mon cher ami ; vous faites tort à Biondello : vos soupçons ne me paraissent pas fondés ; ce jeune Italien assurément est honnête.

Vous trouvez étrange, dites-vous, qu’un homme qui joint des talents aussi distingués à une conduite exemplaire, s’abaisse au rôle subalterne de domestique, s’il n’a pas quelques raisons secrètes de s’en charger ; et les siennes vous sont suspectes. Comment ! serait-il donc sans exemple qu’un homme qui a du mérite et des talents cherchât à se rendre agréable à un prince qui peut être dans le cas de faire sa fortune ? Quel déshonneur y aurait-il pour lui à le servir ? Toute la conduite de Biondello ne montre-t-elle pas assez clairement que c’est à la personne du prince qu’il est attaché ? Il lui a même avoué d’ailleurs qu’il avait une prière à lui faire ; cette prière nous donnera la clef de sa conduite. Il peut avoir des vues sans doute ; mais je serais l’homme du monde le plus trompé, si ces vues n’étaient pas innocentes.

Vous paraissez surpris que Biondello, pendant les premiers mois de son service, ait tenu cachés les grands talents qu’il a développés dans la suite, et qu’il n’ait rien fait, pendant que vous étiez encore avec nous, qui fût propre à fixer sur lui l’attention. Votre observation me semble juste ; mais quelle occasion avait-il alors de se distinguer ? Le prince n’avait pas eu besoin de ses talents ; le hasard seul nous les a fait connaître.

Dernièrement encore, il nous à donné de son dévouement une preuve qui paraîtra décisive. On observe le prince ; on cherche à se procurer des renseignements sur sa manière de vivre, sur ses connaissances et ses relations. Je ne sais ce qui peut exciter cette curiosité, mais voici ce qui est arrivé.

Il y a dans un quartier de cette ville une maison publique où Biondello se rend fréquemment ; je ne sais quel est l’intérêt qui l’y attire ; j’imagine qu’il y a quelqu’affaire de cœur. I l y trouva, il y a quelques jours, une compagnie composée d’avocats, d’officiers du gouvernement, tous gens de bonne humeur, et ses anciennes connaissances. On s’étonne, on se réjouit de le revoir. La connaissance renouvelée, chacun raconte son histoire. Biondello donne aussi la sienne, et il le fait en peu de mots. On le félicite de son dernier établissement, qui semble lui promettre de grands avantages. On a entendu parler de la somptuosité de la maison du prince, et de la générosité avec laquelle il récompense ceux qui le servent avec discré tion. Ses relations avec le cardinal d’A***i sont également connues ; il aime le jeu, etc. Biondello s’étonne ; on le plaisante sur son air de mystère, car on sait qu’il est son confident. Deux avocats s’emparent de lui ; on vide un bouteille, ensuite une autre ; on l’oblige à boire ; il s’en défend, sous prétexte que le vin l’incommode : il boit cependant, et il a l’air de s’être enivré.

— Oui, dit enfin l’un des avocats, Biondello sait son métier ; mais il ne le possède cependant pas à fond.

— Que me manque-il encore ? demande Biondello.

— Il connaît l’art de garder un secret ; mais il ignore celui de s’en défaire avec avantage.

— Se trouverait-il un acheteur ? dit Biondello.


Les autres convives sortirent alors de la chambre ; et les deux avocats, se trouvant seuls avec lui, commencèrent à lui parler plus clairement. Ils lui demandèrent des détails sur les relations du princ avec le cardinal et son neveu, sur les sources d’où le prince tirait son argent ; ils lui proposèrent enfin de faire passer entre leurs mains les lettres que l’on écrirait au comte d’O***. Biondello les renvoya à une autre fois. Il ne négligea rien pour découvrir qui les avait mis en œuvre ; mais tous ses efforts furent inutiles. A en juger par les offres brillantes qui lui furent faites, la personne qui les employait doit être d’une grande richesse.

Hier au soir, Biondello fit part de tous ces détails à son maître. Celui-ci, dans son indignation, voulut faire arrêter aussitôt les négociateurs. Biondello lui fit là-dessus plusieurs objections : on serait, disait-il, bientôt obligé de les relâcher, et sa vie alors était en danger. Tous les gens de cette espèce, ces vils intrigants se soutiennent les uns les autres ; et il vaudrait mieux se mettre à dos tout le grand conseil de Venise, que d’avoir parmi eux la réputation d’un traître. D’ailleurs il perdrait tous ses moyens d’être utiles au prince, en renonçant à la confiance dont il jouit dans cette classe d’hommes.

Nous avons fait différentes conjectures pour débrouiller ce mystère. Qui peut avoir à Venise quelqu’intérêt à savoir ce que le prince reçoit et dépense, quelles sont ses relations avec le cardinal, et ce qui fait le sujet de la correspondance que nous soutenons ensemble ? Serait-ce le prince de*** d*** ? ou peut-être l’Arménien recommencerait-il à remuer ?