Le Nommé Jeudi/Chapitre III

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Traduction par Jean Florence.
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 39-56).

CHAPITRE III

JEUDI

Avant qu’aucun des nouveaux venus eût paru Gregory s’était ressaisi. D’un bond, avec un rugissement de bête sauvage, il fut auprès de la table, saisit le revolver et mit Syme en joue.

Syme, sans s’émouvoir, leva d’un geste poli sa main pâle :

— Ne soyez pas ridicule, dit-il avec une dignité ecclésiastique. Ne voyez-vous pas que c’est inutile ? Ne voyez-vous pas que nous sommes embarqués tous les deux dans le même bateau ? J’ajoute que nous avons passablement le mal de mer l’un et l’autre, par-dessus le marché.

Gregory ne pouvait parler ; il ne pouvait davantage faire feu. Et ce qu’il eût voulu dire et ne pouvait, ses yeux le disaient.

— Ne voyez-vous pas que vous m’avez fait mat et que je vous ai fait mat ? reprit Syme. Je ne puis vous dénoncer à la police comme anarchiste. Vous ne pouvez me dénoncer aux anarchistes comme policier. Je ne puis faire qu’une chose : vous surveiller, sachant qui vous êtes, et, de votre côté, vous n’avez qu’une chose à faire : me surveiller, sachant qui je suis. En somme, c’est un duel intellectuel, sans témoins. Ma tête contre la vôtre. Je suis un policier privé de l’appui de la police officielle. Vous, mon pauvre ami, vous êtes un anarchiste privé de l’appui de cette loi, de cette organisation qui est essentielle à l’anarchie. Entre nous une seule différence, toute à votre avantage : vous n’êtes pas entouré de policiers curieux ; je suis entouré d’anarchistes indiscrets. Je ne peux vous trahir, mais je peux me trahir moi-même. Allons, courage ! Prenez patience, et attendez que je me trahisse : je le ferai si joliment !

Gregory déposa le pistolet, les yeux toujours fixés sur Syme, comme s’il eût vu en lui quelque horrible monstre marin.

— Je ne crois pas, articula-t-il enfin, à l’immortalité ; mais si, après ce qui vient de se passer, vous manquiez à votre parole, Dieu ferait un enfer exprès pour vous, afin que vous y puissiez grincer des dents pendant l’éternité.

— Je ne manquerai pas à ma parole et vous ne manquerez pas à la vôtre, répliqua Syme. Voici vos amis.

Les anarchistes entraient, d’un pas lourd, un peu glissant et las. Un petit homme à barbe noire, portant lorgnon, — un homme du genre à peu près de M. Tim Healy — se détacha du groupe et s’avança, des papiers à la main.

— Camarade Gregory, dit-il, je suppose que cet homme est un délégué ?

Gregory, surpris à l’improviste, baissa les yeux et murmura le nom de Syme. Mais Syme, d’un ton presque impertinent :

— J’ai vu avec plaisir, fit-il, que votre porte est bien gardée et qu’il serait impossible à tout autre qu’un délégué de pénétrer chez vous.

Pourtant les sourcils du petit homme à barbe noire restaient froncés, et le soupçon était visible dans son regard interrogateur.

— Quelle section représentez-vous ? demanda-t-il sur un ton cassant, ou quelle branche ?

— Ce n’est pas précisément une branche, corrigea Syme en riant, ce serait plutôt une racine.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que je suis un Sabbatarien. J’ai été envoyé ici pour m’assurer que vous rendez à Dimanche les honneurs qui lui sont dus.

Le petit homme laissa tomber un de ses papiers. Un frisson d’épouvante crispait tous les visages. Évidemment, le président Dimanche envoyait quelquefois de ces ambassadeurs irréguliers aux réunions des sections.

— Eh bien, camarade, dit le petit homme, je pense que nous ferons bien de vous donner un siège à notre réunion ?

— Si c’est un conseil amical que vous me demandez, répliqua Syme avec une bienveillance sévère, je vous dirai que c’est ce que vous avez de mieux à faire.

Quand il put s’assurer que le dangereux dialogue avait pris fin et que son rival était en sécurité, Gregory reprit sa promenade de long en large, pour méditer. Il était en proie aux affres de la diplomatie. Il voyait bien que Syme, grâce à sa présence d’esprit et à son impudence, saurait se tirer de toutes les difficultés ; rien, donc, à espérer de ce côté. Quant à lui-même, Gregory, il ne pouvait trahir Syme, partie par honneur, partie par prudence : qu’il le trahît, en effet, et que, pour une raison ou pour une autre, il ne parvînt pas à l’anéantir, le Syme qui s’échapperait serait un Syme affranchi de toute obligation et qui s’en irait directement au poste le plus voisin. Après tout, il ne s’agissait que d’une séance de délibération, en présence d’un seul policier. Gregory veillerait à ne pas laisser discuter les plans secrets, cette nuit-là, puis il laisserait Syme partir et attendrait le résultat…

Il revint vers les anarchistes, qui commençaient à prendre place sur les bancs.

— Il est temps de commencer, à ce qu’il me semble, dit-il. Le bateau à vapeur attend. Je propose que le camarade Buttons prenne la présidence.

On approuva à mains levées, et le petit homme au lorgnon prit possession du siège présidentiel.

— Camarades, débuta-t-il d’une voix crépitante comme une décharge de pistolet, notre réunion de ce soir est importante, mais elle pourra être brève. Notre section a toujours eu l’honneur d’élire Jeudi au Conseil Central Européen. Nous avons élu un grand nombre de fameux Jeudis. Nous déplorons tous la mort du travailleur héroïque qui occupait encore ce poste la semaine dernière. Vous savez qu’il a rendu à la cause des services considérables. C’est lui qui organisa le grand coup de dynamite de Brighton : en des circonstances plus favorables, ce beau coup eût détruit toutes les personnes qui se trouvaient alors sur la jetée. Sa mort, vous le savez aussi, ne fut pas moins altruiste que sa vie. Il est le martyr de sa foi en une mixture hygiénique de chaux et d’eau qu’il substituait au lait, estimant que la consommation de cette boisson barbare est un attentat cruel contre les vaches. La cruauté, tout ce qui de près ou de loin ressemble à la cruauté, indigna toujours cet homme excellent. Mais nous ne sommes pas ici pour louer ses vertus ; notre tâche est plus difficile. Il serait malaisé de proportionner l’éloge à ses mérites ; il l’est bien plus encore de lui trouver un successeur digne de lui. C’est à vous, camarades, qu’il appartient de désigner, parmi les membres de cette assemblée, le nouveau Jeudi. Si quelqu’un prononce un nom, je le soumettrai au vote. Si aucun n’est proposé, il me restera à déclarer que ce cher dynamiteur a emporté dans les abîmes de l’inconnaissable le secret de la vertu et de l’innocence.

Il y eut un mouvement discret, des applaudissements à peine perceptibles, comme il s’en produit parfois à l’église. Puis, un grand vieillard à longue barbe blanche, peut-être le seul véritable ouvrier qui se trouvât dans l’assistance, se leva péniblement et dit :

— Je propose que le camarade Gregory soit élu comme Jeudi.

Et péniblement il se rassit.

— Y a-t-il quelqu’un pour appuyer cet avis ? demanda le Président.

Un petit homme à barbiche pointue déclara qu’il partageait l’avis du préopinant.

— Avant de soumettre cette proposition au vote, je prierai le camarade Gregory de faire sa profession de foi, dit le Président.

Gregory se dressa au milieu d’un grand tapage d’applaudissements. Son visage était si mortellement pâle que, par contraste, le rouge de ses cheveux paraissait écarlate. Mais il souriait avec aisance. Il avait pris son parti, et la conduite qu’il avait à suivre était devant lui comme une route blanche. Le mieux n’était-il pas, en effet, de prononcer un discours ambigu et doucereux ? Le détective en garderait l’impression que la fraternité anarchiste, somme toute, ne constituait pas pour la société un réel danger. Gregory avait confiance en son habileté professionnelle de littérateur. Il saurait suggérer de fines nuances et choisir les mots. Il saurait, en s’y prenant bien, donner à l’intrus une idée subtilement fausse de l’Institution. Syme avait dit que les anarchistes, malgré leurs airs de bravi, n’étaient que des sots ou des plaisantins : à l’heure du danger, Gregory allait solidement rétablir dans la pensée du détective cette illusion.

— Camarades, prononça-t-il d’une voix basse et pénétrante, je n’ai guère besoin de vous dire quelle est ma ligne de conduite, puisqu’elle est la vôtre. Notre foi a été calomniée, défigurée, elle a été victime des pires confusions, elle a été dissimulée, mais elle n’a jamais changé. Ceux qui parlent de l’anarchie et de ses dangers sont allés chercher leurs informations partout et n’importe où, excepté ici, chez vous, à la source même. Ils connaissent l’anarchie par les journaux, par les romans à douze sous. Ils connaissent l’anarchie d’après Ally Slopers Half-Holiday, d’après le Sporting Times. Ils ne connaissent pas l’anarchie par les anarchistes. On ne nous donne jamais l’occasion de faire justice des mensonges sous lesquels, d’un bout à l’autre de l’Europe, on nous accable. Ceux qui entendent dire que nous sommes des plaies vivantes ignorent ce que nous pouvons répondre à cette accusation. Et ils l’ignoreront ce soir encore, après que j’aurai parlé, et même si ma voix passionnée parvenait à percer ces murs et ce plafond. Car, c’est seulement ici, sous terre, que les persécutés peuvent se réunir, comme jadis les chrétiens, dans les catacombes. Mais si, par quelque incroyable hasard, il se trouvait, ce soir, parmi nous, un homme qui nous ait, toute sa vie durant, méconnus, je lui demanderais : Les chrétiens, quand ils se cachaient dans les catacombes, de quelle réputation jouissaient-ils, là-haut dans la rue ? De quelles atrocités les Romains bien élevés ne les accusaient-ils pas ? Admettez, lui dirais-je, supposez pour un instant que nous nous bornons à reproduire ce grand paradoxe historique qui est un mystère aujourd’hui encore. Nous sommes répugnants ? Les chrétiens passaient pour tels, et c’est que nous sommes inoffensifs, comme ils l’étaient. Nous sommes des fous ? On traitait les chrétiens aussi de fous, précisément parce qu’ils étaient très doux.

Les applaudissements qui avaient salué le prélude s’étaient faits de plus en plus rares, et les dernières paroles de Gregory tombèrent dans un profond silence. Tout à coup on entendit la voix criarde de l’homme à la jaquette de velours.

— Je ne suis pas doux ! vociférait-il.

— Le camarade Witherspoon, reprit Gregory, nous assure qu’il n’est pas doux. Comme il se connaît mal ! Sans doute, son langage est extravagant, son aspect féroce décourage la sympathie des gens pressés qui jugent sur la mine. J’en conviens. Mais au regard pénétrant d’un ami comme moi ne saurait se dérober la couche profonde de solide douceur qui est au fond de ce caractère, couche si profonde que lui-même il ne peut la voir. Je le répète, nous sommes les vrais chrétiens primitifs ; seulement, nous arrivons trop tard. Nous sommes simples comme ils étaient simples ; voyez plutôt le camarade Witherspoon ! Nous sommes modestes comme ils étaient modestes : voyez-moi ! Nous sommes pleins d’indulgence et de bonté…

— Non ! non ! criait Witherspoon.

— Je dis que nous pardonnons à nos ennemis, poursuivit Gregory furieux, tout comme les premiers chrétiens. Cela n’empêchait pas qu’on les accusât de manger de la chair humaine. Nous ne mangeons pas de la chair humaine…

— Ô honte ! interrompit Witherspoon. Pourquoi pas ?

— Le camarade Witherspoon, dit Gregory avec une gaîté forcée, voudrait savoir pourquoi nous ne mangeons pas de chair humaine ! (On rit.) Dans notre société du moins où il est aimé, dans notre société qui est fondée sur l’amour…

— Non ! hurla Witherspoon, à bas l’amour !

— Sur l’amour, répéta Gregory en grinçant des dents, il ne saurait y avoir de controverses ni de dissentiments sur les fins que nous devons collectivement poursuivre et que je poursuivrais s’il m’était donné de représenter notre corps. Superbement indifférents aux calomnies qui font de nous des assassins, des ennemis du genre humain, nous poursuivrons courageusement notre œuvre de fraternité en exerçant sur nos contemporains une pression légale et purement intellectuelle.

Gregory reprit sa place en s’épongeant le front. Tout le monde se taisait. Il s’était fait un silence gêné.

Le Président se leva comme un automate et dit, d’une voix blanche :

— Quelqu’un s’oppose-t-il à la candidature du camarade Gregory ?

L’assemblée paraissait hésitante, déconcertée dans son subconscient. Le camarade Witherspoon s’agitait en murmurant dans sa barbe des mots incompréhensibles.

Pourtant par la seule force de l’inertie et de la routine, l’élection de Gregory allait être assurée, le Président ouvrait déjà la bouche pour prononcer les syllabes sacramentelles, quand Syme proféra, dans le silence de tous, avec douceur, ces mots :

— Monsieur le Président, je fais opposition.

L’effet oratoire le plus puissant provient d’un changement inattendu dans le ton. M. Gabriel Syme connaissait, assurément cette loi de la rhétorique : après avoir articulé la formule d’un ton calme et avec une laconique simplicité, il éleva subitement la voix, si haut que cette voix se brisait et se répercutait sous les voûtes comme si l’un des fusils était parti.

— Camarades, s’écria-t-il d’une voix telle que chacun trembla dans ses bottes, camarades ! Est-ce pour cela que nous sommes venus ici ? Vivons-nous sous terre comme des rats pour entendre cela ? C’est là de l’éloquence qui nous conviendrait si nous allions, les jours de fête, manger des gâteaux dans les écoles du dimanche ! Avons-nous fait de ces murs un râtelier d’armes, avons-nous barricadé cette porte avec des engins de mort pour empêcher les gens de venir écouter les homélies du camarade Gregory ? « Soyez bons et vous serez heureux… L’honnêteté est la meilleure politique… La vertu est sa propre récompense… » Il n’y a pas eu un mot, dans le discours du camarade Gregory, qu’un vicaire n’eût applaudi avec plaisir (Écoutez ! Écoutez !) Moi je ne suis pas un vicaire (Applaudissements) et je n’ai pas entendu le camarade Gregory avec plaisir. (Nouveaux applaudissements.) L’homme qui ferait un bon vicaire ne saurait être le Jeudi qu’il nous faut, actif, résolu, implacable ! (Très bien ! Très bien !) Le camarade Gregory nous a dit, sur le ton de l’apologie, que nous ne sommes pas les ennemis de la Société. Et moi, je dis que nous sommes les ennemis de la Société, parce que la Société est l’ennemie de l’Humanité, son ennemie antique et impitoyable. (Très bien !) Le camarade Gregory nous a dit, toujours sur le ton de l’apologie, que nous ne sommes pas des assassins : là-dessus, je suis d’accord avec lui. Nous ne sommes pas des assassins, nous sommes des exécuteurs ! (Applaudissements.)

Depuis que Syme parlait, Gregory le considérait, stupide d’ahurissement. Dans le silence qui se fit après les applaudissements, ses lèvres pâlies s’entr’ouvrirent et il dit, très distinctement, mais comme si sa volonté n’eût point participé à son acte :

— Abominable hypocrite !

Syme fixa, un instant, son regard clair sur les yeux épouvantés de Gregory et reprit, avec dignité :

— Le camarade Gregory m’accuse d’hypocrisie. Il sait pourtant aussi bien que moi que je tiens mes engagements et que je ne fais que mon devoir. Je ne mâche pas les mots. Je ne sais pas mâcher les mots. Je dis que le camarade Gregory ne saurait être un bon Jeudi, en dépit des qualités qui nous le rendent cher. Il en est incapable précisément à cause de ces aimables qualités. Nous ne voulons pas d’un Conseil Suprême de l’Anarchie infecté de cette charité larmoyante. (Très bien !) Le temps n’est pas aux cérémonies courtoises, le temps n’est pas à la modestie cérémonieuse. Je me présente contre le camarade Gregory, comme je me présenterais contre tous les gouvernements d’Europe, parce que l’anarchiste qui s’est donné tout entier à l’anarchie ne connaît pas plus la modestie qu’il ne connaît l’orgueil. (Applaudissements.) Je ne suis pas un individu ; je suis une Cause ! (Nouveaux applaudissements.) Je me présente contre le camarade Gregory avec autant de calme et de désintéressement que je mettrais à choisir dans ce râtelier un pistolet de préférence à un autre. Oui, plutôt que de laisser entrer au Conseil Suprême un Gregory, avec ses méthodes édulcorées, je m’offre à vos suffrages…

La péroraison se noya sous une cataracte d’applaudissements. Les physionomies s’étaient faites de plus en plus énergiques et approbatives à mesure que la parole de Syme devenait plus violente. Elles étaient maintenant crispées par l’attente de ses promesses, des cris de volupté retentissaient. Quand il se déclara prêt à prendre le rôle de Jeudi, on lui répondit par un tonnerre d’assentiment et il fut impossible de maîtriser l’émotion.

Au même moment Gregory se dressa sur ses pieds, l’écume aux lèvres, en couvrant de ses clameurs la clameur unanime :

— Halte-là ! Insensés ! Halte-là !

Mais Syme reprit la parole, en criant plus fort que la clameur de l’assistance.

— Je n’irai pas au Conseil pour réfuter la calomnie qui fait de vous des assassins : j’irai pour la mériter moi-même. (Applaudissements nourris et prolongés.) Au prêtre qui dit que nous sommes les ennemis de la religion, au juge qui dit que nous sommes les ennemis de la loi, au gras parlementaire qui dit que nous sommes les ennemis de l’ordre, à tous ceux-là je répondrai : Vous êtes de faux rois mais des prophètes véridiques. Je viens accomplir vos prophéties en vous anéantissant !

La clameur enthousiaste s’éteignit peu à peu, mais avant même qu’elle eût cessé, Witherspoon, cheveux et barbe au vent, s’était dressé et avait déclaré :

— Je propose, sous forme d’amendement, que le camarade Syme soit nommé au poste vacant.

— Halte-là et que tout cela finisse, vous dis-je ! hurlait Gregory en faisant des gestes fous. Tout cela n’est que…

Le Président, d’un ton glacé, lui coupa la parole, et répéta : « Y a-t-il quelqu’un pour appuyer cet amendement ? » Un homme long et maigre, la barbiche à l’américaine et la mine fatiguée, se leva lentement au dernier banc.

— Que tout cela finisse ! répéta Gregory. Tandis qu’auparavant il criait comme une femme, il s’était fait maintenant un changement dans son ton, et c’était plus effrayant que s’il eût crié. Les syllabes tombaient lourdes de sa bouche, comme des pierres. Écoutez ! Je vais mettre fin à tout cela : Cet homme ne saurait être élu par vous. C’est un…

— Eh bien ? demanda Syme, impassible, eh bien ! C’est un… quoi ?

Gregory fit deux fois, sans y parvenir, un grand effort pour prononcer un mot, un certain mot, puis on vit le sang lentement affluer à son visage jusqu’alors mortellement pâle.

— Cet homme ne connaît rien à notre œuvre, dit-il enfin, il manque totalement d’expérience…

Et il se laissa tomber sur son banc. Avant qu’il se fût assis, l’individu long et maigre à la barbiche à l’américaine s’était de nouveau dressé.

— Je suis favorable à l’élection du camarade Syme, répétait-il de sa voix nasillarde.

— L’amendement sera donc présenté à vos suffrages, déclara le président : il s’agit de savoir si le camarade Syme…

— Camarades ! gémit Gregory, qui s’était dressé à son tour, je ne suis pas fou !

— Oh ! oh ! protesta Witherspoon.

— Je ne suis pas fou ! répéta Gregory avec l’accent d’une si émouvante sincérité que l’assemblée en fut, un instant, ébranlée. Je ne suis pas fou ; mais je vais vous donner un conseil que vous pourrez juger fou s’il vous plaît. Bien plus, ce n’est pas un conseil, puisque je ne puis alléguer en sa faveur aucune raison. Je dirai donc que c’est un ordre, et je vous adjure de m’obéir. Dites que cet ordre est fou, mais suivez-le ! Frappez-moi, si vous voulez, mais écoutez-moi ! Tuez-moi, mais obéissez-moi ! Ne votez pas pour cet homme !

La vérité est si terrible, même enchaînée, qu’on sentit aussitôt vaciller comme un roseau la précaire et insensée victoire de Syme. Mais on ne s’en serait pas aperçu à voir les yeux bleus de Syme. Il se contenta de dire :

— Le camarade Gregory ordonne…

Et le charme fut rompu, et un des anarchistes demanda à Gregory :

— Qui êtes-vous ? Vous n’êtes pas Dimanche !

Et un autre ajouta d’une voix plus grave :

— Vous n’êtes pas Jeudi non plus.

— Camarades ! s’écria Gregory et sa voix était celle d’un martyr qui, par excès de douleur, ne sent plus la douleur. Camarades ! Que m’importe que vous détestiez en moi un tyran ou un esclave ? Si vous repoussez mes ordres, écoutez mes abjectes prières ! Je m’agenouille devant vous, je me jette à vos pieds, je vous implore : ne déléguez pas cet homme.

— Camarade Gregory, observa le Président, après un faible intervalle, votre attitude manque vraiment de dignité.

Pour la première fois depuis le début de la séance, il y eut quelques secondes de silence absolu. Gregory s’assit péniblement ; ce n’était plus qu’une épave humaine, et le Président reprit, comme une horloge remontée :

— Il s’agit de savoir si le camarade Syme sera élu pour remplir le poste de Jeudi au Conseil Central.

Une clameur s’éleva, pareille à celle de la mer. Les mains se dressaient comme les arbres d’une forêt. Trois minutes après, M. Gabriel Syme, de la Police Secrète, était délégué en qualité de Jeudi au Conseil Central des Anarchistes d’Europe.

Chacun, dans la salle, semblait avoir conscience du bateau qui attendait sur la rivière, de la canne à épée et du revolver qui attendaient sur la table. Dès que Syme eut reçu le document qui authentiquait son élection, tous se levèrent, et les assistants se disséminèrent dans la salle en groupes animés. Syme se trouva à l’improviste face à face avec Gregory, qui le regardait avec haine. Ils se regardèrent en silence.

— Vous êtes un démon ! murmura enfin Gregory.

— Vous êtes un honnête homme ! répliqua Syme, gravement.

— C’est vous qui m’avez forcé à…

Gregory ne put achever ; il tremblait des pieds à la tête.

— Soyez raisonnable, fit Syme avec autorité. Pourquoi m’avez-vous amené dans cet infernal parlement ? Vous avez exigé mon serment avant que j’exigeasse le vôtre. Sans doute, nous agissons l’un et l’autre selon l’idée que nous nous faisons du bien et du mal. Mais, de votre conception à la mienne, il y a une si formidable distance que nous ne saurions admettre de compromis. Il ne peut y avoir entre nous que l’honneur et la mort.

Et il jeta sur ses épaules la grande pèlerine en saisissant la bouteille.

— Le bateau est prêt, dit le Président, s’interposant. Ayez la bonté de me suivre.

D’un pas traînant qui révélait en lui un boutiquier, le président Buttons précéda Syme, par un couloir étroit et blindé de fer. Gregory les suivait, tout frémissant, les talonnant presque.

Au bout du couloir, Buttons ouvrit une porte, découvrant la perspective bleu et argent de la rivière sous les rayons de la lune. C’était comme un décor de théâtre. Le long de la rive se tenait tout noir le petit bateau à vapeur, pareil à quelque jeune dragon à l’œil rouge, unique. Sur le point d’y monter, Gabriel Syme, dont le visage était dans l’ombre, se retourna vers Gregory :

— Vous avez tenu votre parole, dit-il doucement, vous êtes un homme d’honneur, et je vous remercie. Vous avez tenu votre parole jusqu’au bout et dans les moindres détails. Je pense particulièrement à la promesse que vous m’avez faite au début de toute cette affaire, et que vous avez tenue.

— Que voulez-vous dire ? Que vous ai-je promis ?

— Une soirée bien intéressante, répondit Syme en montant dans l’embarcation.

Et, comme elle prenait sa course, il fit de sa canne à épée le salut militaire à Gregory.