Le Nommé Jeudi/Chapitre VIII

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Traduction par Jean Florence.
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 115-133).

CHAPITRE VIII

EXPLICATIONS DU PROFESSEUR

Quand il se trouva assis enfin et en face de lui les sourcils levés du professeur qui le regardait fixement sous ses paupières plombées, Syme se sentit de nouveau pris de terreur.

Donc, et sans qu’aucun doute là-dessus fût possible, cet être incompréhensible le poursuivait. Qu’il eût le privilège de réunir en sa personne les deux caractères du paralytique et du coureur, cela le rendait fort intéressant, mais encore plus inquiétant. La compensation serait mince, pour Syme, s’il parvenait à pénétrer le mystère du professeur, pendant que, de son côté, le professeur lui arracherait son propre secret.

Syme avait déjà vidé son pot de bière : le verre de lait du professeur était encore intact.

Une seule explication rassurante, mais si peu probable ! Peut-être le poursuivait-on sans l’épier, à proprement parler, sans le soupçonner ; peut-être y avait-il là une sorte de rite, comme un signe de l’entrée en fonctions du nouveau conseiller ; peut-être le nouveau Jeudi était-il et devait-il être ainsi poursuivi le long de Cheapside, ainsi que le nouveau lord-maire y est escorté.

Et Syme cherchait comment il pourrait bien entamer la conversation avec le vieux professeur, quand celui-ci lui adressa la parole. Sans le moindre préambule, avant que Syme eût formulé la question diplomatique qu’il venait enfin de trouver :

— Êtes-vous un policeman ? lui demanda le vieil anarchiste.

Si prêt à tout que fût Syme, il ne pouvait s’attendre à une telle question, si directe, si brutale. Malgré toute sa présence d’esprit, il ne trouva sur le moment rien de mieux que de répéter, en éclatant de rire, d’un rire forcé :

— Un policeman ! Un policeman !

Et il continuait de rire. Puis il reprit :

— Qu’y a-t-il donc en moi qui vous fasse penser à un policeman ?

— C’est très simple, dit le professeur, avec insistance, vous avez l’air d’un policeman. Je l’ai vu tout de suite et je le vois encore.

— Aurais-je pris par erreur, en quittant le restaurant, le chapeau d’un policeman ? Porté-je quelque part sur moi un numéro ? Mes chaussures ont-elles cette physionomie vigilante qui caractérise celles de policiers ? Pourquoi serais-je un policeman ? Pourquoi ne serais-je pas plutôt un facteur ?

Le vieux professeur branlait la tête avec une gravité désespérante. Syme reprit, sur un ton d’ironie fébrile :

— Peut-être certaines finesses de votre philosophie teutonique m’échappent-elles ? Peut-être, dans votre esprit, « policeman » est-il un terme tout relatif ? Du point de vue de l’évolution, monsieur, le singe se transforme en policeman par des degrés si insensibles, que je n’aurai sans doute pas perçu toutes ces délicates nuances. Le singe est le policeman qui sera peut-être un jour. La vieille fille de Clapham Common est peut-être le policeman qu’elle aurait pu être. Peu m’importe si j’ai l’aspect du policeman que j’aurais pu être. Peu m’importe d’être quoi que ce soit selon la philosophie allemande…

— Êtes-vous au service de la police ? interrogea froidement le vieillard, qui n’avait pas même écouté les plaisanteries improvisées et désespérées de Syme. Êtes-vous un détective ?

Le cœur de Syme cessa de battre, mais son visage ne changea pas d’expression.

— Votre supposition est ridicule, dit-il, pourquoi, jamais ?…

Le vieillard frappa de sa main paralysée la table bancale, qui chancela.

— Vous avez entendu ma question, espion trembleur ! fit-il d’une voix rauque : êtes-vous un détective, oui ou non ?

— Non ! répondit Syme, avec l’accent d’un homme qui serait sur le point d’être pendu.

— Vous le jurez ? dit le vieillard en s’accoudant sur la table, et son regard prit soudain une intensité menaçante. Vous le jurez ?

Syme se taisait.

— Le jurez-vous ? répéta le professeur. Si vous vous parjurez, savez-vous que vous serez damné ? Savez-vous que le diable dansera à votre enterrement ? Savez-vous que le grand cauchemar vous attend déjà au bord de votre tombe ? Pas d’erreur entre nous, n’est-ce pas ! Vous êtes bien un anarchiste ! Vous êtes bien un dynamiteur et non pas un détective ! Vous n’appartenez en aucune façon à la police britannique !

Et il fit de sa main large ouverte un porte-voix à son oreille, comme pour ne rien perdre de la réponse attendue.

— Je n’appartiens pas à la police britannique, articula Syme avec le calme de la folie.

Le professeur de Worms se laissa retomber sur sa chaise de l’air étrange d’un homme qui s’évanouit gentiment.

— C’est dommage, dit-il, car, moi, j’en suis.

Syme se dressa en faisant choir bruyamment son banc.

— Vous êtes quoi ? murmura-t-il d’une voix tremblante. Qu’êtes-vous ?

— Un policeman, dit le professeur, qui sourit pour la première fois, tandis que ses yeux rayonnaient derrière ses lunettes. Puisque vous estimez que le mot policeman n’a qu’un sens relatif, nous ne pouvons nous entendre. Je suis de la police britannique et vous n’en êtes pas. Je n’ai donc qu’une chose à vous dire : je vous ai rencontré dans un club de dynamiteurs, et je pense que mon devoir est de vous arrêter.

Et il déposa sur la table l’exact fac-similé de la carte bleue que Syme portait dans la poche de son gilet.

Syme eut, un instant, l’impression que l’univers avait fait un demi-tour sur lui-même, que les arbres poussaient vers le sol et qu’il avait les étoiles sous ses pieds. Puis, peu à peu, il revint à la conviction contraire : pendant les dernières vingt-quatre heures l’univers était retourné sens dessus dessous, et c’était maintenant, tout à coup, qu’il reprenait son équilibre. Ce diable qu’il avait fui des heures durant, voilà que c’était un frère aîné ! Et il considérait avec stupeur ce bon diable qui, lui-même, le considérait en riant.

Il ne fit aucune question. Il ne s’enquit d’aucun détail. Il se contenta du fait indéniable et heureux que cette ombre tant redoutée était devenue bienfaisante. Et il constata avec plaisir qu’il était lui-même un sot et un homme libre. On a toujours, dans toutes les convalescences, ce sentiment de saine humiliation. Dans ces crises, il vient un moment où il faut choisir entre trois choses : ou bien on s’obstine dans un orgueil satanique, ou bien on pleure, ou bien on rit. L’égotisme de Syme fit qu’il s’arrêta d’abord au premier parti, puis, sans transition, il adopta le troisième. Tirant de la poche de son gilet sa propre carte bleue, il la jeta, lui aussi, sur la table, puis il leva la tête de telle façon que la pointe de sa barbe menaçait le ciel, et il éclata de rire, d’un rire de barbare.

Même dans cette taverne peu sonore, où l’on n’entendait guère que le bruit des couteaux, des assiettes, des pots et des voix avinées, le rire homérique de Syme retentit si fort que plusieurs individus ivres à moitié se retournèrent.

— De quoi riez-vous, monsieur ? demanda un débardeur.

— De moi-même, répondit Syme, et il s’abandonna de nouveau à son accès de folle hilarité.

— Revenez à vous, conseilla le professeur, vous allez avoir une crise de nerfs ! Demandez encore de la bière. Je vais en faire autant.

— Vous n’avez pas bu votre lait, observa Syme.

— Mon lait ! fit l’autre avec un mépris insondable, mon lait ! Pensez-vous que je daigne jamais jeter un regard sur cette drogue quand ces maudits anarchistes ne me voient pas ? Nous sommes entre chrétiens, ici, quoique tous, continua-t-il en examinant la foule des consommateurs, ne soient pas de la plus stricte observance. Boire ce lait ! Dieu du ciel ! Attendez…

Et il fit tomber le verre, qui se brisa bruyamment en répandant le liquide argenté.

Syme le contemplait avec sympathie.

— Je comprends maintenant ! s’écria-t-il. Naturellement, vous n’êtes pas du tout un vieillard.

— Je ne puis ôter ma « figure » ici, répliqua le professeur : c’est une machine plutôt compliquée. Quant à savoir si je suis un vieillard, ce n’est pas à moi d’en juger. Lors de mon dernier anniversaire, j’avais trente-huit ans.

— Et vous n’êtes pas malade non plus.

— Si, répondit l’autre, flegmatiquement, je suis sujet aux rhumes.

Syme rit encore. Il s’égayait à penser que le vieux professeur était, en réalité, un jeune comédien, grimé comme au moment de paraître sur la scène. Mais il sentait qu’il aurait ri d’aussi bon cœur si un moutardier s’était renversé sur la table.

Le faux professeur vida son verre de bière, puis, passant sa main dans sa barbe :

— Saviez-vous, demanda-t-il, que ce Gogol fût des nôtres ?

— Moi ? Non, je ne savais pas, répondit Syme avec surprise. Mais, vous, l’ignoriez-vous donc ?

— Je n’en savais pas plus là-dessus que les morts du cimetière. Je croyais que le Président voulait parler de moi, et je tremblais dans mes bottes.

— Et moi de même ! Je croyais qu’il parlait de moi ! Tout le temps, j’avais la main sur mon revolver.

— C’est ce que je faisais aussi, dit le professeur, et c’est évidemment ce que faisait aussi Gogol.

Syme frappa du poing la table :

— Trois ! s’écria-t-il, nous étions trois ! Trois contre quatre, on peut se battre ! Si nous avions su que nous étions trois !

La figure du professeur s’assombrit ; il baissa les yeux.

— Eussions-nous été trois cents, dit-il, nous ne pouvions rien.

— Comment ? fit Syme interloqué, à trois cents contre quatre.

— Non, répondit le professeur, trois cents hommes ne pourraient venir à bout de Dimanche.

À ce seul nom, Syme redevint subitement grave. Le rire était mort dans son cœur avant d’expirer sur ses lèvres. Les traits de l’inoubliable Président se présentèrent à son imagination avec toute la netteté d’une photographie en couleurs. Et il remarqua cette différence entre Dimanche et ses satellites, que leurs visages, si féroces qu’ils fussent, s’étaient peu à peu estompés déjà dans sa mémoire, tandis que celui de Dimanche y restait présent avec l’inaltérable énergie de la réalité. Bien plus, l’absence semblait le rendre plus énergique et vivant encore. C’était comme un portrait qui s’éveillerait à la vie.

Ils restèrent silencieux pendant quelques instants. Puis Syme parla, et ce fut comme la mousse qui s’échappe d’une bouteille de champagne.

— Professeur ! s’écria-t-il, cela n’est pas tolérable ! Auriez-vous peur de cet homme ?

Le professeur leva ses lourdes paupières et appuya sur Syme le regard de ses yeux bleus, grands ouverts, où se lisait une franchise éthérée.

— Oui, dit-il doucement, et vous aussi.

Syme, d’abord, resta muet. Mais, se dressant soudain de toute sa hauteur, comme un homme insulté, il repoussa violemment sa chaise :

— Vous avez raison, commença-t-il d’une voix que rien ne peut rendre, j’ai peur de lui. C’est pourquoi je jure devant Dieu que je chercherai cet homme et que je le frapperai sur la bouche. Quand le ciel serait son trône et la terre son tabouret, je jure que je l’en arracherai.

— Comment ? demanda le professeur, et pourquoi ?

— Précisément parce que j’ai peur de lui. On ne doit pas laisser vivre un être dont on a peur.

Le professeur de Worms lorgna Syme et fit un effort pour parler. Mais Syme reprit aussitôt, à voix basse mais avec une exaltation continue :

— Qui donc condescendrait à frapper seulement les êtres dont il n’a pas peur ? Qui donc voudrait être brave à la façon d’un lutteur forain ! Qui donc voudrait ignorer la peur, comme un arbre ? Il faut lutter contre ceux que l’on craint. Vous souvient-il de cette vieille histoire d’un clergyman anglais qui administrait les derniers sacrements à un brigand sicilien ? Le grand détrousseur, à son lit de mort, dit au ministre : « Je n’ai pas d’argent à vous donner, mais voici un avis qui pourra toujours vous être utile : Le pouce sur la lame, et frappez de bas en haut ! » L’avis est bon, en effet : frappez de bas en haut, si vous voulez atteindre les étoiles !

— Dimanche est une étoile fixe, dit le professeur, le regard au plafond.

— Vous verrez que ce sera une étoile filante et tombée, conclut Syme en prenant son chapeau.

La décision de ce geste détermina le professeur à se lever.

— Avez-vous une idée ? demanda-t-il avec bienveillance. Savez-vous exactement où vous allez ?

— Oui, répondit Syme très vite. Je vais les empêcher de jeter leur bombe à Paris !

— Vous avez un moyen ?

— Non.

Syme ne voyait aucun moyen ; il n’en était pas moins très décidé.

— Vous vous rappelez, reprit le professeur en se tirant la barbe et en regardant par la fenêtre d’un air désintéressé, qu’un peu avant de lever si précipitamment la séance, Dimanche avait confié tous les préparatifs de l’attentat au docteur Bull et au marquis. En ce moment, le marquis, probablement, est en train de passer le détroit. Mais, que fera-t-il et où ira-t-il ? On peut douter que Dimanche lui-même le sache. Ce qui est sûr, c’est que nous l’ignorons. Le seul homme qui soit au courant de l’affaire, c’est le docteur Bull.

— Malheur ! Et nous ne savons où le prendre ?

— Si, dit l’autre, de sa manière étrange et distraite ; pour moi, je sais où le prendre.

— Me le direz-vous ?

— Je vous y mènerai, dit le professeur en décrochant son chapeau de la patère.

Syme le considérait, immobile à force d’être fébrile.

— Que voulez-vous dire ? M’accompagnerez-vous ? Partagerez-vous les risques avec moi ?

— Jeune homme, répondit le professeur avec gaîté, je vois que vous me prenez pour un lâche, et cela m’amuse. Je ne vous dirai qu’un mot, un mot tout à fait dans le goût de votre rhétorique philosophique : vous croyez qu’il est possible d’abattre le Président ; je sais que c’est impossible, et je vais essayer de le faire.

Il ouvrit la porte de la taverne. Une bouffée d’air marin pénétra dans la salle.

Les deux détectives prirent l’une des rues sombres qui avoisinent les docks.

La neige fondue s’était changée en boue. Par places, dans le crépuscule, par petits tas, elle faisait des taches grises plutôt que blanches. Dans des flaques d’eau se réfléchissaient irrégulièrement les lumières des réverbères, comme des clartés émanées d’un autre monde. Syme éprouva une sorte d’étourdissement en pénétrant dans cette confusion de lumières et d’arbres. Mais son compagnon se dirigeait, d’un pas assez rapide, vers l’extrémité de la rue, où le fleuve, illuminé par les lampes, faisait comme une boue de flamme.

— Où allons-nous ? demanda Syme.

— Nous allons tourner le coin et voir si le docteur Bull est déjà couché. Il se couche tôt. Il a un grand respect pour les lois de l’hygiène.

— Le docteur habite ici ?

— Non. Il habite assez loin, de l’autre côté du fleuve. Mais, d’ici, nous pourrons voir s’il est couché.

Tout en parlant, ils atteignirent l’endroit que désignait le professeur. Celui-ci, de sa canne, montra, par-delà la nappe tachée de lumière, la rive opposée. C’était cette masse de hautes maisons, pointillées de fenêtres éclairées, qu’on voit, du côté de Surrey, s’élever, comme des cheminées d’usine, à des hauteurs insensées. En particulier, un corps de bâtiment semblait une Tour de Babel aux cent yeux. Syme n’avait jamais vu les skyscrapers américains ; aussi ne songea-t-il, devant ce gigantesque bâtiment, qu’aux tours dont il avait rêvé.

Juste en cet instant, la lumière la plus haute de cette tour aux innombrables yeux s’éteignit brusquement, comme si ce noir Argus avait cligné de l’une de ses paupières.

Le professeur de Worms pirouetta sur son talon et frappa sa botte de sa canne :

— Nous arrivons trop tard ; le prudent docteur est couché.

— Qu’est-ce à dire ? demanda Syme. Est-ce qu’il habite là-bas ?

— Oui, précisément derrière cette fenêtre que vous ne pouvez plus voir. Venez, allons souper. Nous irons le voir demain matin.

Ils suivirent plusieurs ruelles et gagnèrent les lumières et le bruit d’East India Dock Road. Le professeur, qui paraissait bien connaître ces parages, se dirigea vers un endroit où la ligne illuminée des boutiques était subitement brisée par un bloc d’ombre et de silence. Un vieil hôtel recrépi, mais délabré, occupait ce retrait, à vingt pas de la rue.

— On trouve un peu partout, expliqua le professeur de Worms, de bons vieux hôtels anglais abandonnés comme des fossiles. Il m’est arrivé de découvrir un hôtel très convenable dans le West End.

— Je pense, dit Syme en souriant, que voici le pendant de celui-ci dans l’East End.

— Vous avez deviné, répondit poliment le professeur en entrant.

Ils dînèrent, puis dormirent, et s’acquittèrent très consciencieusement de ces deux fonctions. Des haricots et du lard apprêtés à merveille, un excellent bourgogne qui s’étonnait de sortir de pareilles caves, achevèrent de donner à Syme la confortable assurance qu’il possédait un nouvel ami. Tout au long de cette épreuve, sa crainte la plus vive avait été de rester isolé. Aucun mot ne saurait exprimer la différence qu’il y a entre l’alliance de deux hommes et l’isolement de chacun d’eux. On peut concéder aux mathématiciens que deux et deux font quatre. Mais, deux, ce n’est pas l’addition de un et un : deux, c’est deux mille fois un ! C’est pourquoi l’humanité restera toujours fidèle à la monogamie, malgré tous les inconvénients qu’elle comporte.

Syme put enfin, pour la première fois, faire le récit de son incroyable aventure, depuis le moment où Gregory l’avait introduit dans la petite taverne, près de la rivière. Il fit ce récit avec abondance, sans se presser, comme un homme qui conte une histoire à de très anciens amis. De son côté, le professeur de Worms ne fut pas moins communicatif. Son histoire était presque aussi ridicule que celle de Syme.

— Votre déguisement est excellent, dit Syme en vidant un verre de mâcon. Il vaut mille fois celui de ce vieux Gogol. Dès le premier regard, je l’avais trouvé trop chevelu.

— Nous avons, lui et moi, deux différentes conceptions de l’art, répondit le professeur, pensif. Gogol est un idéaliste. Il a fait de sa propre personne la représentation idéale, platonicienne, de l’anarchiste. Moi, je suis un réaliste. Je suis un portraitiste, encore n’est-ce pas assez dire : je suis un portrait.

— Je ne comprends pas.

— Je suis un portrait, répéta le professeur. Je suis le portrait du fameux professeur de Worms, qui, si je ne me trompe, est en ce moment à Naples.

— Vous voulez dire que vous vous êtes grimé à sa ressemblance, n’est-ce pas ? Mais, ne sait-il pas que vous abusez de son nez ?

— Il le sait parfaitement.

— Alors, pourquoi ne vous dénonce-t-il pas ?

— C’est moi qui l’ai dénoncé.

— Expliquez-vous !

— Avec plaisir, si vous voulez bien écouter mon histoire, répondit l’éminent philosophe. Je suis, de mon métier, acteur, et je me nomme Wilks. Quand j’étais sur les planches, je fréquentais toutes sortes de bohèmes et de coquins. J’avais des accointances parmi la racaille du turf, les artistes ratés et aussi les réfugiés politiques. Un jour, dans une taverne où ces rêveurs exilés se rencontraient, je fus présenté à ce grand philosophe nihiliste, l’Allemand de Worms. Je n’observai en lui rien de très particulier, si ce n’est son aspect physique, qui était répugnant, et que je me mis à étudier avec soin. Autant que j’ai pu le comprendre, il prétendait démontrer que Dieu est le grand principe destructeur de l’univers ; d’où il déduisait la nécessité d’une énergie furieuse et de tous les instants qui brisât tout. « L’Énergie, disait-il, l’Énergie est tout. » Il était perclus, myope, à demi paralytique. Quand je fis sa connaissance, il se trouva que j’étais en goût de plaisanter, et, justement parce qu’il m’inspirait une profonde horreur, je résolus de le singer. Si j’avais su dessiner, j’aurais fait sa caricature. Je n’étais qu’un acteur, et je ne pus que devenir, moi-même, sa caricature. Je me grimai donc à sa ressemblance, en exagérant toutefois un peu la dégoûtante caducité de mon modèle. Ainsi fait, je me rendis dans un salon où se réunissaient les admirateurs du professeur. Je m’attendais à être accueilli par des éclats de rire ou par une bordée d’injures indignées, selon l’état d’esprit où se trouveraient ces messieurs. Je ne saurais dire quelle surprise fut la mienne, lorsqu’il se fit, à mon aspect, un silence religieux, suivi, quand j’ouvris la bouche, d’un murmure admiratif. Je subissais la malédiction de l’artiste parfait. J’avais été trop habile, j’étais trop vrai. Ils me prenaient pour le grand apôtre nihiliste lui-même. J’étais alors un jeune homme parfaitement sain d’esprit, et cette circonstance fit sur moi une impression profonde. Mais, avant que je fusse revenu de mon étonnement, deux ou trois de mes admirateurs s’approchèrent de moi, tout frémissants d’indignation, et me dirent que j’étais publiquement outragé dans la pièce voisine. Je demandai de quelle nature était cet outrage, et j’appris qu’un impertinent osait me parodier. J’avais bu plus de champagne, ce jour-là, que de raison, et, par un coup de folie, je résolus d’aller jusqu’au bout. Sur ces entrefaites, le professeur lui-même entra ; toutes les personnes qui m’entouraient le toisèrent, et je le considérai d’un regard glacial, les sourcils haut levés.

J’ai à peine besoin d’ajouter qu’il y eut une collision. Les pessimistes qui composaient la galerie considéraient tantôt l’un, tantôt l’autre des deux de Worms, se demandant lequel était le plus impotent. C’est moi qui gagnai. Un vieillard de santé précaire, comme mon rival, ne pouvait donner aussi complètement qu’un jeune acteur dans la force de l’âge l’impression d’une agonie ambulante. Il était réellement paralytique, voyez-vous, tandis que, moi, je ne l’étais que pour mes spectateurs, et je le fus bien mieux et bien plus que lui. Il voulut alors me battre sur le terrain philosophique. Je me défendis par une ruse bien simple. Chaque fois qu’il disait une chose incompréhensible pour tout autre que lui-même, je ripostais par quelque chose que, moi-même, je ne comprenais pas.

« — Je ne pense pas, me dit-il, que vous auriez su dégager ce principe, à savoir que l’évolution est nécessairement négative, parce qu’elle implique la supposition de lacunes essentielles à toute différenciation. » Je répondis avec mépris : « — Vous avez lu cela dans Prickwerts ; quant à l’idée que l’involution fonctionne eugénétiquement, il y a longtemps qu’elle a été exposée par Glumpe. » Inutile de vous dire que Prickwerts et Glumpe n’ont jamais existé. Mais je fus assez étonné de voir que les témoins paraissaient se souvenir parfaitement de ces auteurs.

Le professeur, se voyant, en dépit de sa méthode savante et mystérieuse, à la merci d’un adversaire dénué de scrupules, essaya de me désarçonner par une plaisanterie : « — Je vois, dit-il, que vous triomphez à la manière du faux porc d’Ésope ! — Et vous, répliquai-je, vous êtes battu comme le hérisson de Montaigne. » Je ne sache pas, je vous l’avoue, qu’il soit question de hérisson dans Montaigne. « Voilà que vous perdez vos moyens, dit-il, on pourrait en dire autant de votre barbe. »

À cela je ne sus que dire. L’attaque était trop directe, trop juste et assez spirituelle. « — Comme les bottes du parthéiste ! », fis-je au hasard, en riant d’un air bonhomme, et, tournant péniblement sur mes talons, je m’éloignai, avec tous les honneurs de la victoire. Le véritable professeur fut expulsé, sans violence, toutefois, sauf qu’un énergumène s’épuisa en patients efforts pour lui arracher son nez. Aujourd’hui encore, il passe dans toute l’Europe pour un délicieux mystificateur. Son sérieux apparent, voyez-vous, sa colère jouée ne le rendaient que plus amusant.

— Je comprends, dit Syme, que vous vous soyez amusé, un soir, à vous affubler de sa vilaine vieille barbe. Mais, comment ne vous en êtes-vous pas débarrassé ensuite ?

— Vous me demandez la fin de mon histoire ? dit l’acteur. Voici. En quittant la compagnie, suivi d’applaudissements respectueux, je m’engageai en boitant dans une rue obscure, espérant être bientôt assez loin de mes admirateurs pour pouvoir marcher comme un homme. Je doublais le coin de la rue, quand je me sentis touché à l’épaule, et, en me retournant, je me trouvai dans l’ombre d’un énorme policeman. Il me dit « qu’on avait besoin de moi ». Je me campai dans la plus héroïque attitude que pût prendre un paralytique et m’écriai, avec un fort accent germanique : « — En effet, on a besoin de moi : tous les opprimés de l’univers me réclament ! Mon crime, n’est-ce pas, est d’être le grand anarchiste, le professeur de Worms. » Impassible, le policeman consulta un papier qu’il avait à la main : « — Non, monsieur, me dit-il poliment, ou du moins ce n’est pas tout à fait cela. Je vous arrête sous l’inculpation de n’être pas le fameux professeur de Worms. » Cette inculpation était, certes, moins grave que l’autre. Je suivis ce policeman. J’étais inquiet, mais non pas effrayé. Je fus conduit dans le cabinet d’un officier de police qui m’expliqua qu’une sérieuse campagne était ouverte contre les grands centres anarchistes et que mon heureuse mascarade pourrait être fort utile à la sécurité publique. Il m’offrit un bon salaire et la carte bleue. Notre conversation fut très brève ; je me convainquis pourtant que j’avais affaire à un homme d’un humour et d’un bon sens puissants. Mais je ne puis pas dire grand’chose de sa personne, car…

Syme déposa sa fourchette et son couteau.

— Je sais, dit-il, c’est parce que vous lui avez parlé dans une chambre obscure.

Le professeur de Worms acquiesça et vida son verre.