Le Paradis perdu/Livre IX

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Traduction par François-René de Chateaubriand.
Renault et Cie (p. 182-213).

Livre neuvième

Argument.


Satan ayant parcouru la terre avec une fourberie méditée, revient de nuit comme un brouillard dans le Paradis ; il entre dans le serpent endormi. Adam et Ève sortent au matin pour leurs ouvrages, qu’Ève propose de diviser en différents endroits, chacun travaillant à part. Adam n’y consent pas, alléguant le danger, de peur que l’ennemi dont ils ont été avertis ne la tentât quand il la trouverait seule. Ève offensée de n’être pas crue ou assez circonspecte, ou assez ferme, insiste pour aller à part, désireuse de mieux faire preuve de sa force. Adam cède enfin ; le serpent la trouve seule : sa subtile approche, d’abord contemplant, ensuite parlant, et avec beaucoup de flatterie élevant Ève au-dessus de toutes les autres créatures. Ève étonnée d’entendre le serpent parler, lui demande comment il a acquis la voix humaine et l’intelligence qu’il n’avait pas jusque alors. Le serpent répond qu’en goûtant d’un certain arbre dans le paradis il a acquis à la fois la parole et la raison qui lui avaient manqué jusqu’alors. Ève lui demande de la conduire à cet arbre, et elle trouve que c’est l’arbre de la science défendue. Le serpent, à présent devenu plus hardi, par une foule d’astuces et d’arguments, l’engage à la longue à manger. Elle, ravie du goût, délibère un moment si elle en fera part ou non à Adam ; enfin elle lui porte du fruit ; elle raconte ce qui l’a persuadée d’en manger. Adam, d’abord consterné, mais voyant qu’elle était perdue, se résout, par véhémence d’amour, à périr avec elle, et, atténuant la faute, il mange aussi du fruit : ses effets sur tous deux. Ils cherchent à couvrir leur nudité, ensuite ils tombent en désaccord et s’accusent l’un l’autre.

Plus de ces entretiens dans lesquels Dieu ou l’ange, hôtes de l’homme, comme avec leur ami avaient accoutumé de s’asseoir, familiers et indulgents, et de partager son champêtre repas, durant lequel ils lui permettaient sans blâme des discours excusables. Désormais il me faut passer de ces accents aux accents tragiques : de la part de l’homme, honteuse défiance et rupture déloyale, révolte et désobéissance ; de la part du ciel (maintenant aliéné), éloignement et dégoût, colère et juste réprimande, et arrêt prononcé, lequel arrêt fit entrer dans ce monde un monde de calamités, le péché, et son ombre la mort, et la misère, avant-coureur de la mort.

Triste tâche ! cependant sujet non moins élevé, mais plus héroïque que la colère de l’implacable Achille contre son ennemi, poursuivi trois fois fugitif autour des murs de Troie, ou que la rage de Turnus pour Lavinie démariée, ou que le courroux de Neptune et celui de Junon qui, si longtemps persécuta le Grec et le fils de Cythérée ; sujet non moins élevé, si je puis obtenir de ma céleste patronne un style approprié, de cette patronne qui daigne, sans être implorée, me visiter la nuit, et qui dicte à mon sommeil, ou inspire facilement mon vers non prémédité.

Ce sujet me plut d’abord pour un chant héroïque, longtemps choisi, commencé tard. La nature ne m’a point rendu diligent à raconter les combats, regardés jusqu’ici comme le seul sujet héroïque. Quel chef-d’œuvre ! disséquer avec un long et ennuyeux ravage des chevaliers fabuleux dans des batailles feintes (et le plus noble courage de la patience, et le martyre héroïque, demeurant non chantés !), ou décrire des courses et des jeux, des appareils de pas d’armes, des boucliers blasonnés, des devises ingénieuses, des caparaçons et des destriers, des housses et des harnais de clinquant, des superbes chevaliers aux joutes et aux tournois puis des festins ordonnés, servis dans une salle par des écuyers tranchants et des sénéchaux ! L’habileté dans un art ou dans un travail chétif n’est pas ce qui donne justement un nom héroïque à l’auteur ou au poëme.

Pour moi (de ces choses ni instruit ni studieux), un sujet plus haut me reste, suffisant de lui-même pour immortaliser mon nom, à moins qu’un siècle trop tardif, le froid climat ou les ans n’engourdissent mon aile humiliée : ils le pourraient, si tout cet ouvrage était le mien, non celui de la Divinité qui chaque nuit l’apporte à mon oreille.

Le soleil s’était précipité, et après lui l’astre d’Hespérus, dont la fonction est d’amener le crépuscule à la terre, conciliateur d’un moment entre le jour et la nuit, et à présent l’hémisphère de la nuit avait voilé d’un bout à l’autre le cercle de l’horizon, quand Satan, qui dernièrement s’était enfui d’Éden devant les menaces de Gabriel, maintenant perfectionné en fraude méditée et en malice, acharné à la destruction de l’homme, malgré ce qui pouvait arriver de plus aggravant pour lui-même, revint sans frayeur. Il s’envola de nuit, et revint à minuit, ayant achevé le tour de la terre, se précautionnant contre le jour, depuis qu’Uriel, régent du soleil, découvrit son entrée dans Éden et en prévint les chérubins qui tenaient leur veille. De là chassé plein d’angoisse, il rôda pendant sept nuits continues avec les ombres. Trois fois il circula autour de la ligne équinoxiale ; quatre fois il croisa le char de la nuit de pôle en pôle, en traversant chaque colure. À la huitième nuit il retourna, et du côté opposé de l’entrée du paradis, ou de la garde des chérubins, il trouva d’une manière furtive un passage non suspecté.

Là était un lieu qui n’existe plus (le péché, non le temps, opéra d’abord ce changement), d’où le Tigre, du pied du Paradis, s’élançait dans un gouffre sous la terre, jusqu’à ce qu’une partie de ses eaux ressortît en fontaine auprès de l’arbre de vie. Satan s’abîme avec le fleuve, et se relève avec lui, enveloppé dans la vapeur émergente. Il cherche ensuite où se tenir caché : il avait exploré la mer et la terre depuis Éden jusqu’au Pont-Euxin et les Palus-Méotides, par-delà le fleuve d’Oby descendant aussi loin que le pôle antarctique ; en longueur à l’Occident, depuis l’Oronte jusqu’à l’Océan que barre l’isthme de Darien, et de là jusqu’au pays où coulent le Gange et l’Indus.

Ainsi il avait rôdé sur le globe avec une minutieuse recherche, et considéré avec une inspection profonde chaque créature, pour découvrir celle qui serait la plus propre de toutes à servir ses artifices ; et il trouva que le serpent était le plus fin de tous les animaux des champs. Après un long débat, irrésolu et tournoyant dans ses pensées, Satan, par une détermination finale, choisit la plus convenable greffe du mensonge, le vase convenable dans lequel il pût entrer et cacher ses noires suggestions au regard le plus perçant : car dans le rusé serpent toutes les finesses ne seraient suspectes à personne, comme procédant de son esprit et de sa subtilité naturelle, tandis que, remarquées dans d’autres animaux, elles pourraient engendrer le soupçon d’un pouvoir diabolique, actif en eux et surpassant l’intelligence de ces brutes. Satan prit cette résolution ; mais d’abord de sa souffrance intérieure, sa passion éclatant, s’exhala en ces plaintes :

« Ô terre ! combien tu ressembles au ciel, si tu ne lui es plus justement préférée ! Demeure plus digne des dieux, comme étant bâtie par les secondes pensées, réformant ce qui était vieux. Car, quel Dieu voudrait élever un pire ouvrage, après en avoir bâti un meilleur ? Terrestre ciel autour duquel se meuvent d’autres cieux qui brillent : encore leurs lampes officieuses apportent-elles lumière sur lumière, pour toi seul, comme il semble, concentrant en toi tous leurs précieux rayons d’une influence sacrée ! De même que dans le ciel Dieu est centre et toutefois s’étend à tout, de même toi centre tu reçois de tous ces globes : en toi, non en eux-mêmes toute leur vertu connue apparaît productive dans l’herbe, dans la plante et dans la plus noble naissance des êtres animés d’une graduelle vie : la végétation, le sentiment, la raison, tous réunis dans l’homme.

« Avec quel plaisir j’aurais fait le tour de la terre si je pouvais jouir de quelque chose ! Quelle agréable succession de collines, de vallées, de rivières, de bois et de plaines ! à présent la terre, à présent la mer, des rivages couronnés de forêts, des rochers, des antres, des grottes ! Mais je n’y ai trouvé ni demeure ni refuge ; et plus je vois de félicités autour de moi, plus je sens de tourments en moi, comme si j’étais le siège odieux des contraires : tout bien pour moi devient poison, et dans le ciel ma condition serait encore pire.

« Mais je ne cherche à demeurer ni ici ni dans le ciel, à moins que je n’y domine le souverain maître des cieux. Je n’espère point être moins misérable par ce que je cherche ; je ne veux que rendre d’autres tels que je suis, dussent par là redoubler mes maux, car c’est seulement dans la destruction que je trouve un adoucissement à mes pensées sans repos. L’homme, pour qui tout ceci a été fait, étant détruit, ou porté à faire ce qui opérera sa perte entière, tout ceci le suivra bientôt comme enchaîné à lui en bonheur ou malheur : en malheur donc ! Qu’au loin la destruction s’étende ! à moi seul, parmi les pouvoirs infernaux, appartiendra la gloire d’avoir corrompu dans un seul jour ce que celui nommé le Tout-Puissant continua de faire pendant six nuits et six jours. Et qui sait combien de temps auparavant il l’avait médité ? Quoique peut-être ce ne soit que depuis que dans une seule nuit j’ai affranchi d’une servitude inglorieuse près de la moitié des races angéliques, et éclairci la foule de ses adorateurs.

« Lui, pour se venger, pour réparer ses nombres ainsi diminués, soit que sa vertu de longtemps épuisée lui manquât maintenant pour créer d’autres anges (si pourtant ils sont sa création), soit que pour nous dépiter davantage il se déterminât à mettre en notre place une créature formée de terre : il l’enrichit (elle sortie d’une si basse origine !) de dépouilles célestes, nos dépouilles. Ce qu’il décréta, il l’accomplit : il fit l’homme, et lui bâtit ce monde magnifique, et de la terre, sa demeure, il le proclama seigneur. Oh ! indignité ! il assujettit au service de l’homme les ailes de l’ange, il astreignit des ministres flamboyants à veiller et à remplir leur terrestre fonction.

« Je crains la vigilance de ceux-ci ; pour l’éviter, enveloppé ainsi dans le brouillard et la vapeur de minuit, je glisse obscur, je fouille chaque buisson, chaque fougeraie où le hasard peut me faire trouver le serpent endormi, afin de me cacher dans ses replis tortueux, moi et la noire intention que je porte. Honteux abaissement ! moi qui naguère combattis les dieux pour siéger le plus haut, réduit aujourd’hui à m’unir à un animal, et, mêlé à la fange de la bête, à incarner cette essence, à abrutir celui qui aspirait à la hauteur de la Divinité ! Mais à quoi l’ambition et la vengeance ne peuvent-elles pas descendre ! Qui veut monter doit ramper aussi bas qu’il a volé haut, exposé tôt ou tard aux choses les plus viles. La vengeance, quoique douce d’abord, amère avant peu, sur elle-même recule. Soit, peu m’importe, pourvu que le coup éclate bien miré : puisque en ajustant plus haut je suis hors de portée, je vise à celui qui le second provoque mon envie, à ce nouveau favori du ciel, à cet homme d’argile, à ce fils du dépit, que pour nous marquer plus de dédain, son auteur éleva de la poussière : la haine par la haine est mieux payée. »

Il dit : à travers les buissons humides ou arides, comme un brouillard noir et rampant, il poursuit sa recherche de minuit pour rencontrer le serpent le plus tôt possible. Il le trouva bientôt profondément endormi, roulé sur lui-même dans un labyrinthe de cercles, sa tête élevée au milieu et remplie de fines ruses. Non encore dans une ombre horrible ou un repaire effrayant, non encore nuisible, sur l’herbe épaisse, sans crainte et non craint, il dormait. Le démon entra par sa bouche, et s’emparant de son instinct brutal dans la tête ou dans le cœur, il lui inspira bientôt des actes d’intelligence ; mais il ne troubla point son sommeil, attendant, ainsi renfermé, l’approche du matin.

Déjà la lumière sacrée commençait de poindre dans Éden parmi les fleurs humides qui exhalaient leur encens matinal, alors que toutes les choses qui respirent sur le grand autel de la terre élèvent vers le Créateur des louanges silencieuses et une odeur qui lui est agréable : le couple humain sortit de son berceau, et joignit l’adoration de sa bouche au chœur des créatures privées de voix. Cela fait, nos parents profitent de l’heure, la première pour les plus doux parfums et les plus douces brises. Ensuite ils délibèrent comment ce jour-là ils peuvent le mieux s’appliquer à leur croissant ouvrage, car cet ouvrage dépassait de beaucoup l’activité des mains des deux créatures qui cultivaient une si vaste étendue. Ève la première parla de la sorte à son mari :

« Adam, nous pouvons nous occuper encore à parer ce jardin, à relever encore la plante, l’herbe et la fleur, agréable tâche qui nous est imposée. Mais jusqu’à ce qu’un plus grand nombre de mains viennent nous aider, l’ouvrage sous notre travail augmente, prodigue par contrainte : ce que, pendant le jour, nous avons taillé de surabondant, ou ce que nous avons élagué, ou appuyé, ou lié, en une nuit ou deux, par un fol accroissement, se rit de nous et tend à redevenir sauvage. Avise donc à cela maintenant, ou écoute les premières idées qui se présentent à mon esprit.

« Divisons nos travaux : toi, va où ton choix te guide, ou du côté qui réclame le plus de soin, soit pour tourner le chèvrefeuille autour de ce berceau, soit pour diriger le lierre grimpant là où il veut monter, tandis que moi, là-bas, dans ce plant de roses entremêlées de myrte, je trouverai jusqu’à midi des choses à redresser. Car lorsque ainsi nous choisissons tout le jour notre tâche si près l’un de l’autre, faut-il s’étonner qu’étant si près, des regards et des sourires interviennent, ou qu’un objet nouveau amène un entretien imprévu qui réduit notre travail du jour interrompu à peu de chose, bien que commencé matin ? Alors arrive l’heure du souper non gagnée. »

Adam lui fit cette douce réponse :

« Ma seule Ève, ma seule associée, à moi sans comparaison plus chère que toutes les créatures vivantes, bien as-tu proposé, bien as-tu employé tes pensées pour découvrir comment nous pourrions accomplir le mieux ici l’ouvrage que Dieu nous a assigné. Tu ne passeras pas sans être louée de moi, car rien n’est plus aimable dans une femme que d’étudier le devoir de famille et de pousser son mari aux bonnes actions. Cependant notre Maître ne nous a pas si étroitement imposé le travail, qu’il nous interdise le délassement quand nous en avons besoin, soit par la nourriture, soit par la conversation entre nous (nourriture de l’esprit), soit par ce doux échange des regards et des sourires, car les sourires découlent de la raison ; refusés à la brute, ils sont l’aliment de l’amour : l’amour n’est pas la fin la moins noble de la vie humaine. Dieu ne nous a pas faits pour un travail pénible, mais pour le plaisir, et pour le plaisir joint à la raison. Ne doute pas que nos mains unies ne défendent facilement contre le désert ces sentiers et ces berceaux, dans l’étendue dont nous avons besoin pour nous promener, jusqu’à ce que de plus jeunes mains viennent avant peu nous aider.

« Mais si trop de conversation peut-être te rassasie, je pourrais consentir à une courte absence, car la solitude est quelquefois la meilleure société, et une courte séparation précipite un doux retour. Mais une autre inquiétude m’obsède ; j’ai peur qu’il ne t’arrive quelque mal quand tu seras sevrée de moi ; car tu sais de quoi nous avons été avertis, tu sais quel malicieux ennemi, enviant notre bonheur et désespérant du sien, cherche à opérer notre honte et notre misère par une attaque artificieuse ; il veille sans doute quelque part près d’ici, dans l’avide espérance de trouver l’objet de son désir et son plus grand avantage, nous étant séparés ; il est sans espoir de nous circonvenir réunis, parce qu’au besoin nous pourrions nous prêter l’un à l’autre un rapide secours. Soit qu’il ait pour principal dessein de nous détourner de la foi envers Dieu, soit qu’il veuille troubler notre amour conjugal, qui excite peut-être son envie plus que tout le bonheur dont nous jouissons ; que ce soit là son dessein, ou quelque chose de pis, ne quitte pas le côté fidèle qui t’a donné l’être, qui t’abrite encore et te protège. La femme, quand le danger ou le déshonneur l’épie, demeure plus en sûreté et avec plus de bienséance auprès de son mari qui la garde ou endure avec elle toutes les extrémités. »

La majesté virginale d’Ève, comme une personne qui aime et qui rencontre quelque rigueur, lui répondit avec une douce et austère tranquillité :

« Fils de la terre et du ciel, et souverain de la terre entière, que nous ayons un ennemi qui cherche notre ruine, je l’ai su de toi et de l’ange, dont je surpris les paroles à son départ, lorsque je me tenais en arrière dans un enfoncement ombragé, tout juste alors revenue au fermer des fleurs du soir. Mais que tu doutes de ma constance envers Dieu ou envers toi, parce que nous avons un ennemi qui la peut tenter, c’est ce que je ne m’attendais pas à ouïr. Tu ne crains pas la violence de l’ennemi ; étant tels que nous sommes, incapables de mort ou de douleur, nous ne pouvons recevoir ni l’une ni l’autre, ou nous pouvons les repousser. Sa fraude cause donc ta crainte ? d’où résulte clairement ton égale frayeur de voir mon amour et ma constante fidélité ébranlés ou séduits par sa ruse. Comment ces pensées ont-elles trouvé place dans ton sein, ô Adam ? as-tu pu mal penser de celle qui t’est si chère ? »

Adam par ces paroles propres à la guérir répliqua :

« Fille de Dieu et de l’homme, immortelle Ève, car tu es telle, non encore entamée par le blâme et le péché ; ce n’est pas en défiance de toi que je te dissuade de l’absence loin de ma vue, mais pour éviter l’entreprise de notre ennemi. Celui qui tente, même vainement, répand du moins le déshonneur sur celui qu’il a tenté ; il a supposé sa foi non incorruptible, non à l’épreuve de la tentation. Toi-même tu ressentirais avec dédain et colère l’injure offerte, quoique demeurée sans effet. Ne te méprends donc pas si je travaille à détourner un pareil affront de toi seule ; un affront qu’à nous deux à la fois l’ennemi, bien qu’audacieux, oserait à peine offrir, ou, s’il l’osait, l’assaut s’adresserait d’abord à moi : ne méprise pas sa malice et sa perfide ruse ; il doit être astucieux, celui qui a pu séduire des anges. Ne pense pas que le secours d’un autre soit superflu. L’influence de tes regards me donne accès à toutes les vertus : à ta vue, je me sens plus sage, plus vigilant, plus fort ; s’il était nécessaire de force extérieure, tandis que tu me regarderais, la honte d’être vaincu ou trompé soulèverait ma plus grande vigueur, et la soulèverait tout entière. Pourquoi ne sentirais-je pas au-dedans de toi la même impression quand je suis présent, et ne préférerais-tu pas subir ton épreuve avec moi, moi le meilleur témoin de ta vertu éprouvée ? »

Ainsi parla Adam, dans sa sollicitude domestique et son amour conjugal ; mais Ève, qui pensa qu’on n’accordait pas assez à sa foi sincère, renouvela sa répartie avec un doux accent :

« Si notre condition est d’habiter ainsi dans une étroite enceinte, resserrés par un ennemi subtil ou violent (nous n’étant pas doués séparément d’une force égale pour nous défendre partout où il nous rencontrera), comment sommes-nous heureux, toujours dans la crainte du mal ? mais le mal ne précède point le péché : seulement notre ennemi, en nous tentant, nous fait un affront par son honteux mépris de notre intégrité. Son honteux mépris n’attache point le déshonneur à notre front, mais retombe honteusement sur lui.

« Pourquoi donc serait-il évité et craint par nous qui gagnons plutôt un double honneur de sa prénotion prouvée fausse, qui trouvons dans l’événement la paix intérieure et la faveur du ciel, notre témoin ? Et qu’est-ce que la fidélité, l’amour, la vertu, essayés seuls, sans être soutenus d’un secours extérieur ? Ne soupçonnons donc pas notre heureux état d’avoir été laissé si imparfait par le sage Créateur, que cet état ne soit pas assuré, soit que nous soyons séparés ou réunis. Fragile est notre félicité s’il en est de la sorte ! Ainsi exposé, Éden ne serait pas Éden. »

Adam avec ardeur répliqua :

« Femme, toutes choses sont pour le mieux, comme la volonté de Dieu les a faites. Sa main créatrice n’a laissé rien de défectueux ou d’incomplet dans tout ce qu’il a créé, et beaucoup moins dans l’homme ou dans ce qui peut assurer son heureux état, garanti contre la force extérieure. Le péril de l’homme est en lui-même, et c’est aussi dans lui qu’est sa puissance : contre sa volonté, il ne peut recevoir aucun mal ; mais Dieu a laissé la volonté libre ; car qui obéit à la raison est libre ; et Dieu a fait la raison droite ; mais il lui a commandé d’être sur ses gardes, et toujours debout, de peur que surprise par quelque belle apparence de bien elle, ne dicte faux et n’informe mal la volonté, pour lui faire faire ce que Dieu a défendu expressément.

« Ce n’est donc point la méfiance, mais un tendre amour qui ordonne, à moi de t’avertir souvent, à toi aussi de m’avertir. Nous subsistons affermis ; cependant il est possible que nous nous égarions, puisqu’il n’est pas impossible que la raison, par l’ennemi subornée, puisse rencontrer quelque objet spécieux, et tomber surprise dans une déception imprévue, faute d’avoir conservé l’exacte vigilance, comme elle en avait été avertie. Ne cherche donc point la tentation qu’il serait mieux d’éviter, et tu l’éviteras probablement si tu ne te sépares pas de moi : l’épreuve viendra sans être cherchée. Veux-tu prouver ta constance ? prouve d’abord ton obéissance. Mais qui connaîtra la première, si tu n’as point été tentée ? qui l’attestera ? Si tu penses qu’une épreuve non cherchée peut nous trouver tous deux plus en sûreté qu’il ne te semble que nous le sommes, toi ainsi avertie… va ! car ta présence, contre ta volonté, te rendrait plus absente : va dans ton innocence native ! appuie-toi sur ce que tu as de vertu ! réunis-la toute ! car Dieu envers toi a fait son devoir, fais le tien. »

Ainsi parla le patriarche du genre humain ; mais Ève persista. Et quoique soumise, elle répliqua la dernière :

« C’est donc avec ta permission, ainsi prévenue et surtout à cause de ce que tes dernières paroles pleines de raison n’ont fait que toucher : l’épreuve, étant moins cherchée, nous trouverait peut-être moins préparés ; c’est pour cela que je m’éloigne plus volontiers. Je ne dois pas beaucoup m’attendre qu’un ennemi aussi fier s’adresse d’abord à la plus faible ; s’il y était enclin, il n’en serait que plus honteux de sa défaite. »

Ainsi disant, elle retire doucement sa main de celle de son époux, et comme une nymphe légère des bois, Oréade, ou Dryade, ou du cortège de la déesse de Délos, elle vole aux bocages. Elle surpassait Diane elle-même par sa démarche et son port de déesse, quoiqu’elle ne fût point armée comme elle de l’arc et du carquois, mais de ces instruments de jardinage, tels que l’art, simple encore et innocent du feu, les avait formés, ou tels qu’ils avaient été apportés par les anges. Ornée comme Palès ou Pomone, elle leur ressemblait : à Pomone quand elle fuit Vertumne, à Cérès dans sa fleur, lorsqu’elle était vierge encore de Proserpine qu’elle eut de Jupiter. Adam était ravi, son œil la suivit longtemps d’un regard enflammé ; mais il désirait davantage qu’elle fût restée. Souvent il lui répète l’ordre d’un prompt retour ; aussi souvent elle s’engage à revenir à midi au berceau, à mettre toute chose dans le meilleur ordre, pour inviter Adam au repas du milieu du jour ou au repos de l’après-midi.

Oh ! combien déçue, combien trompée, malheureuse Ève, sur ton retour présumé ! événement pervers ! à compter de cette heure, jamais tu ne trouveras dans le paradis ni doux repas ni profond repos ! une embûche est dressée parmi ces fleurs et ces ombrages ; tu es attendue par une rancune infernale qui menace d’intercepter ton chemin, ou de te renvoyer dépouillée d’innocence, de fidélité, de bonheur !…

Car maintenant, et depuis l’aube du jour, l’ennemi (simple serpent en apparence) était venu, cherchant le lieu où il pourrait rencontrer plus vraisemblablement les deux seuls de l’espèce humaine, mais en eux toute leur race, sa proie projetée. Il cherche dans le bocage et dans la prairie, là où quelque bouquet de bois, quelque partie du jardin, objet de leur soin ou de leur plantation, se montrent plus agréable pour leurs délices ; au bord d’une fontaine ou d’un petit ruisseau ombragé, il les cherche tous deux ; mais il désirait que son destin pût rencontrer Ève séparée d’Adam ; il le désirait, mais non avec l’espérance de ce qui arrivait si rarement, quand, selon son désir et contre son espérance, il découvre Ève seule, voilée d’un nuage de parfums, là où elle se tenait à demi aperçue, tant les roses épaisses et touffues rougissaient autour d’elle ; souvent elle se baissait pour relever les fleurs d’une faible tige, dont la tête quoique d’une vive carnation, empourprée, azurée ou marquetée d’or, pendait sans support ; elle les redressait gracieusement avec un lien de myrte, sans songer qu’elle-même, la fleur la plus belle, était non soutenue, son meilleur appui si loin, la tempête si proche.

Le serpent s’approchait ; il franchit mainte avenue du plus magnifique couvert, cèdre, pin ou palmier. Tantôt ondoyant et hardi, tantôt caché, tantôt vu parmi les arbustes entrelacés et les fleurs formant bordure des deux côtés, ouvrage de la main d’Ève : retraite plus délicieuse que ces fabuleux jardins d’Adonis ressuscité, ou d’Alcinoüs renommé, hôte du fils du vieux Laërte ; ou bien encore que ce jardin, non mystique, dans lequel le sage roi se livrait à de mutuelles caresses avec la belle Égyptienne, son épouse.

Satan admire le lieu, encore plus la personne. Comme un homme longtemps enfermé dans une cité populeuse dont les maisons serrées et les égouts corrompent l’air : par un matin d’été, il sort pour respirer dans les villages agréables et dans les fermes adjacentes ; de toutes choses qu’il rencontre, il tire un plaisir, l’odeur des blés ou de l’herbe fauchée, ou celle des vaches et des laiteries, chaque objet rustique, chaque bruit champêtre, tout le charme ; si d’aventure une belle vierge, au pas de nymphe vient à passer, ce qui plaisait à cet homme lui plaît davantage à cause d’elle ; elle l’emporte sur tout, et dans son regard elle réunit toutes les délices : le serpent prenait un pareil plaisir à voir ce plateau fleuri, doux abri d’Ève ainsi matineuse, ainsi solitaire ! Sa forme angélique et céleste, mais plus suave et plus féminine, sa gracieuse innocence, toute la façon de ses gestes, ou de ses moindres mouvements, intimident la malice de Satan, et par un doux larcin dépouillent sa violence de l’intention violente qu’il apportait. Dans cet intervalle le mal unique demeure abstrait de son propre mal, et pendant ce temps demeura stupidement bon, désarmé qu’il était d’inimitié, de fourberie, de haine, d’envie, de vengeance. Mais l’enfer ardent qui brûle toujours en lui, quoique dans un demi-ciel, finit bientôt ses délices, et le torture d’autant plus qu’il voit plus de plaisir non destiné pour lui. Alors il rappelle la haine furieuse, et, caressant ses pensées de malheur, il s’excite de la sorte :

« Pensées, où m’avez-vous conduit ! par quelle douce impulsion ai-je été poussé à oublier ce qui nous a amené ici ! La haine ! non l’amour, ni l’espoir du paradis pour l’enfer, ni l’espoir de goûter ici le plaisir, mais de détruire tout plaisir, excepté celui qu’on éprouve à détruire : toute autre joie pour moi est perdue. Ainsi ne laissons pas échapper l’occasion qui me rit à présent : voici la femme seule, exposée à toutes les attaques ; son mari (car je vois au loin tout alentour) n’est pas auprès d’elle : j’évite davantage sa plus haute intelligence et sa force ; d’un courage fier, bâti de membres héroïques quoique moulés en terre, ce n’est point un ennemi peu redoutable ; lui exempt de blessures, moi non ! tant l’enfer m’a dégradé, tant la souffrance m’a fait déchoir de ce que j’étais dans le ciel ! Ève est belle, divinement belle, faite pour l’amour des dieux ; elle n’a rien de terrible, bien qu’il y ait de la terreur dans l’amour et dans la beauté, quand elle n’est pas approchée par une haine plus forte, haine d’autant plus forte qu’elle est mieux déguisée sous l’apparence de l’amour : c’est le chemin que je tente pour la ruine d’Ève. »

Ainsi parle l’ennemi du genre humain, mauvais hôte du serpent dans lequel il était renfermé, et vers Ève il poursuit sa route. Il ne se traînait pas alors en ondes dentelées comme il a fait depuis ; mais il se dressait sur sa croupe, base circulaire de replis superposés qui montaient en forme de tour, orbe sur orbe, labyrinthe croissant ! Une crête s’élevait haute sur sa tête ; ses yeux étaient d’escarboucle ; son cou était d’un or vert bruni ; il se tenait debout au milieu de ses spirales arrondies qui sur le gazon flottaient redondantes. Agréable et charmante était sa forme : jamais serpents depuis n’ont été plus beaux, ni celui dans lequel furent changés en Illyrie Hermione et Cadmus, ni celui qui fut le dieu d’Epidaure, ni ceux en qui transformés furent vus Jupiter Ammon et Jupiter Capitolin, le premier avec Olympias, le second avec celle qui enfanta Scipion, la grandeur de Rome.

D’une course oblique, comme quelqu’un qui cherche accès auprès d’une personne, mais qui craint de l’interrompre, il trace d’abord son chemin de côté : tel qu’un vaisseau manœuvré par un pilote habile à l’embouchure d’une rivière ou près d’un cap, autant de fois il vire de bord et change sa voile ; ainsi Satan variait ses mouvements, et de sa queue formait de capricieux anneaux à la vue d’Ève, pour amorcer ses regards.

Occupée, elle entendit le bruit des feuilles froissées ; mais elle n’y fit aucune attention, accoutumée qu’elle était dans les champs à voir se jouer devant elle toutes les bêtes, plus soumises à sa voix que ne le fut à la voix de Circé le troupeau métamorphosé.

Plus hardi alors, le serpent non appelé se tint devant Ève, mais comme dans l’étonnement de l’admiration, souvent d’une manière caressante il baissait sa crête superbe, son cou poli ou émaillé, et léchait la terre qu’Ève avait foulée. Sa gentille expression muette amène enfin les regards d’Ève à remarquer son badinage. Ravi d’avoir fixé son attention, Satan avec la langue organique du serpent, ou par l’impulsion de l’air vocal, commença de la sorte sa tentation astucieuse :

« Ne sois pas émerveillée, maîtresse souveraine, si tu peux l’être, toi qui es la seule merveille. Encore moins n’arme pas de mépris ton regard, ciel de la douceur, irritée que je m’approche de toi et que je te contemple insatiable : moi ainsi seul, je n’ai pas craint ton front, plus imposant encore ainsi retirée. Ô la plus belle ressemblance de ton beau Créateur ! toi, toutes les choses vivantes t’admirent, toutes les choses, qui t’appartiennent en don adorent ta beauté céleste contemplée avec ravissement. La beauté considérée davantage là où elle est universellement admirée ; mais ici, dans cet enclos sauvage, parmi ces bêtes (spectateurs grossiers et insuffisants pour discerner la moitié de ce qui en toi est beau), un homme excepté qui te voit ! Et qu’est-ce qu’un seul à te voir, toi qui devrais être vue déesse parmi les dieux, adorée et servie des anges sans nombre, ta cour journalière ? »

Telles étaient les flatteries du tentateur, tel fut le ton de son prélude : ses paroles firent leur chemin dans le cœur d’Ève, bien qu’elle s’étonnât beaucoup de la voix. Enfin, non sans cesser d’être surprise, elle répondit :

« Qu’est-ce que ceci ? le langage de l’homme prononcé, la pensée humaine exprimée par la langue d’une brute ? je croyais du moins que la parole avait été refusée aux animaux, que Dieu au jour de leur création les avait faits muets pour tout son articulé. Quant à la pensée, je doutais ; car dans les regards et dans les actions des bêtes, souvent paraît beaucoup de raison. Toi, serpent, je te connaissais bien pour le plus subtil des animaux des champs, mais j’ignorais que tu fusses doué de la voix humaine. Redouble donc ce miracle, et dis comment tu es devenu parlant de muet que tu étais, et comment tu es devenu plus mon ami que le reste de l’espèce brute qui est journellement sous mes yeux. Dis, car une telle merveille réclame l’attention qui lui est due. »

L’astucieux tentateur répliqua de la sorte :

« Impératrice de ce monde beau, Ève resplendissante, il m’est aisé de te dire tout ce que tu ordonnes ; il est juste que tu sois obéie.

« J’étais d’abord comme sont les autres bêtes qui paissent l’herbe foulée aux pieds ; mes pensées étaient abjectes et basses comme l’était ma nourriture ; je ne pouvais discerner que l’aliment ou le sexe, et ne comprenais rien d’élevé : jusqu’à ce qu’un jour, roulant dans la campagne, je découvris au loin, par hasard, un bel arbre chargé de fruits des plus belles couleurs mêlées, pourpre et or. Je m’en approchais pour le contempler, quand des rameaux s’exhala un parfum savoureux, agréable à l’appétit ; il charma mes sens plus que l’odeur du doux fenouil, plus que la mamelle de la brebis, ou de la chèvre, qui laisse échapper le soir le lait non sucé de l’agneau ou du chevreau occupés de leurs jeux.

« Pour satisfaire le vif désir que je ressentais de goûter à ces belles pommes, je résolus de ne pas différer : la faim et la soif, conseillères persuasives, aiguisées par l’odeur de ce fruit séducteur, me pressaient vivement. Soudain je m’entortille au tronc moussu, car pour atteindre aux branches élevées au-dessus de la terre, cela demanderait ta haute taille ou celle d’Adam. Autour de l’arbre se montraient toutes les autres bêtes qui me voyaient ; languissant d’un pareil désir elles me portaient envie, mais ne pouvaient arriver au fruit. Déjà parvenu au milieu de l’arbre où pendait l’abondance si tentante et si près, je ne me fis faute de cueillir et de manger à satiété, car jusqu’à cette heure je n’avais jamais trouvé un pareil plaisir aux aliments ou à la fontaine.

« Rassasié enfin, je ne tardai pas d’apercevoir en moi un changement étrange au degré de raison de mes facultés intérieures ; la parole ne me manqua pas longtemps, quoique je conservasse ma forme. Dès ce moment je tournai mes pensées vers des méditations élevées ou profondes, et je considérai d’un esprit étendu toutes les choses visibles dans le ciel, sur la terre ou dans l’air, toutes les choses bonnes et belles. Mais tout ce qui est beau et bon, dans ta divine image et dans le rayon céleste de ta beauté je le trouve réuni. Il n’est point de beauté à la tienne pareille ou seconde ! elle m’a contraint, quoique importun peut-être, à venir, te contempler, à t’adorer, toi qui de droit es déclarée souveraine des créatures, dame universelle ! »

Ainsi parle l’animé et rusé serpent ; et Ève, encore plus surprise, lui répliqua imprudente :

« Serpent, tes louanges excessives me laissent en doute de la vertu de ce fruit sur toi le premier éprouvée. Mais, dis-moi, où croît l’arbre ? est-il loin d’ici ? Car nombreux sont les arbres de Dieu qui croissent dans le Paradis, et plusieurs nous sont encore inconnus : une telle abondance s’offre à notre choix, que nous laissons un grand trésor de fruits sans les toucher ; ils restent suspendus incorruptibles jusqu’à ce que les hommes naissent pour les cueillir, et qu’un plus grand nombre de mains nous aident à soulager la nature de son enfantement. »

L’insidieuse couleuvre joyeuse et satisfaite :

« Impératrice, le chemin est facile et n’est pas long ; il se trouve au-delà d’une allée de myrtes, sur une pelouse, tout près d’une fontaine, quand on a passé un petit bois exhalant la myrrhe et le baume. Si tu m’acceptes pour conducteur, je t’y aurai bientôt menée. »

« Conduis-moi donc, » dit Ève.

Le serpent, guide, roule rapidement ses anneaux, et les fait paraître droits, quoique entortillés, prompt qu’il est au crime. L’espérance l’élève, et la joie enlumine sa crête : comme un feu follet, formé d’une onctueuse vapeur que la nuit condense et que la frigidité environne, s’allume en une flamme par le mouvement (lequel feu accompagne souvent, dit-on, quelque malin esprit) ; voltigeant et brillant d’une lumière trompeuse, il égare de sa route le voyageur nocturne étonné ; il le conduit dans des marais et des fondrières, à travers des viviers et des étangs où il s’engloutit et se perd loin de tout secours : ainsi reluisait le serpent fatal, et par supercherie menait Ève, notre mère crédule, à l’arbre de prohibition, racine de tout notre malheur. Dès qu’elle le vit, elle dit à son guide :

« Serpent, nous aurions pu éviter notre venir ici, infructueux pour moi, quoique le fruit soit ici en abondance. Le bénéfice de sa vertu sera seul pour toi ; vertu merveilleuse en vérité, si elle produit de pareils effets ! Mais nous ne pouvons à cet arbre ni toucher ni goûter : ainsi Dieu l’a ordonné, et il nous a laissé cette défense, la seule fille de sa voix : pour le reste, nous vivons loi à nous-mêmes ; notre raison est notre loi. »

Le tentateur plein de tromperie répliqua :

« En vérité ! Dieu a donc dit que du fruit de tous les arbres de ce jardin vous ne mangerez pas, bien que vous soyez déclarés seigneurs de tout sur la terre et dans l’air ? »

Ève, encore sans péché :

« Du fruit de chaque arbre de ce jardin nous pouvons manger, mais du fruit de ce bel arbre dans le jardin Dieu a dit : Vous n’en mangerez point ; vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. »

À peine a-t-elle dit brièvement, que le tentateur, maintenant plus hardi (mais avec une apparence de zèle et d’amour pour l’homme, d’indignation pour le tort qu’on lui faisait), joue un rôle nouveau. Comme touché de compassion, il se balance troublé, pourtant avec grâce, et il se lève posé comme prêt à traiter quelque matière importante : au vieux temps, dans Athènes et dans Rome libre, où florissait l’éloquence (muette depuis), un orateur renommé, chargé de quelque grande cause, se tenait debout de lui-même recueilli, tandis que chaque partie de son corps, chacun de ses mouvements, chacun de ses gestes obtenaient audience avant sa parole ; quelquefois il débutait avec hauteur, son zèle pour la justice ne lui permettant pas le délai d’un exorde : ainsi s’arrêtant, se remuant, se grandissant de toute sa hauteur, le tentateur, tout passionné, s’écria :

« Ô plante sacrée, sage et donnant la sagesse, mère de la science, à présent je sens au-dedans de moi mon pouvoir qui m’éclaire, non seulement pour discerner les choses dans leurs causes, mais pour découvrir les voies des agents suprêmes, réputés sages cependant. Reine de cet univers, ne crois pas ces rigides menaces de mort : vous ne mourrez point : comment le pourriez-vous ? Par le fruit ? Il vous donnera la vie de la science. Par l’auteur de la menace ? Regardez-moi, moi qui ai touché et goûté ; cependant je vis, j’ai même atteint une vie plus parfaite que celle que le sort me destinait, en osant m’élever au-dessus de mon lot. Serait-il fermé à l’homme, ce qui est ouvert à la bête ? Ou Dieu allumera-t-il sa colère pour une si légère offense ? Ne louera-t-il pas plutôt votre courage indompté qui, sous la menace de la mort dénoncée (quelque chose que soit la mort), ne fut point détourné d’achever ce qui pouvait conduire à une plus heureuse vie, à la connaissance du bien et du mal. Du bien ? quoi de plus juste ! Du mal ? (si ce qui est mal est réel) pourquoi ne pas le connaître, puisqu’il en serait plus facilement évité ! Dieu ne peut donc vous frapper et être juste : s’il n’est pas juste, il n’est pas Dieu ; il ne faut alors ni le craindre, ni lui obéir. Votre crainte elle-même écarte la crainte de la mort.

« Pourquoi donc fut ceci défendu ? Pourquoi, sinon pour vous effrayer ? Pourquoi, sinon pour vous tenir bas et ignorants, vous ses adorateurs ? Il sait que le jour où vous mangerez du fruit, vos yeux, qui semblent si clairs, et qui cependant sont troubles, seront parfaitement ouverts et éclaircis, et vous serez comme les dieux, connaissant à la fois le bien et le mal, comme ils le connaissent. Que vous soyez comme les dieux, puisque je suis comme un homme, comme un homme intérieurement, ce n’est qu’une juste proportion gardée, moi de brute devenu homme, vous d’hommes devenus dieux.

« Ainsi, vous mourrez peut-être en vous dépouillant de l’homme pour revêtir le dieu : mort désirable quoique annoncée avec menaces, puisqu’elle ne peut rien de pis que ceci ! Et que sont les dieux pour que l’homme ne puisse devenir comme eux, en participant à une nourriture divine ? Les dieux existèrent les premiers, et ils se prévalent de cet avantage pour nous faire croire que tout procède d’eux : j’en doute ; car je vois cette belle terre échauffée par le soleil, et produisant toutes choses ; eux, rien. S’ils produisent tout, qui donc a renfermé la connaissance du bien et du mal dans cet arbre, de manière que quiconque mange de son fruit acquiert aussitôt la sagesse sans leur permission ? En quoi serait l’offense que l’homme parvînt ainsi à connaître ? En quoi votre science pourrait-elle nuire à Dieu, ou que pourrait communiquer cet arbre contre sa volonté, si tout est à lui ? Agirait-il par envie ? L’envie peut-elle habiter dans les cœurs célestes ? Ces raisons, ces raisons et beaucoup d’autres prouvent le besoin que vous avez de ce beau fruit. Divinité humaine, cueille et goûte librement. »

Il dit, et ses paroles, grosses de tromperie, trouvèrent dans le cœur d’Ève une entrée trop facile. Les yeux fixes, elle contemplait le fruit qui, rien qu’à le voir, pouvait tenter : à ses oreilles retentissait encore le son de ces paroles persuasives qui lui paraissaient remplies de raison et de vérité. Cependant l’heure de midi approchait et réveillait dans Ève un ardent appétit qu’excitait encore l’odeur si savoureuse de ce fruit ; inclinée qu’elle était maintenant à le toucher et à le goûter, elle y attachait avec désir son œil avide. Toutefois, elle s’arrête un moment et fait en elle-même ces réflexions :

« Grandes sont tes vertus sans doute, ô le meilleur des fruits ! Quoique tu sois interdit à l’homme, tu es digne d’être admiré, toi dont le suc, trop longtemps négligé, a donné dès le premier essai la parole au muet et a enseigné à une langue incapable de discours, à publier ton mérite. Celui qui nous interdit ton usage ne nous a pas caché non plus ton mérite, en te nommant l’arbre de science à la fois et du bien et du mal. Il nous a défendu de te goûter, mais sa défense te recommande davantage, car elle conclut le bien que tu communiques et le besoin que nous en avons : le bien inconnu assurément on ne l’a point, ou si on l’a, et qu’il reste encore inconnu, c’est comme si on ne l’avait pas du tout.

« En termes clairs, que nous défend-il, lui ? de connaître ; il nous défend le bien ; il nous défend d’être sages. De telles prohibitions ne lient pas… Mais si la mort nous entoure des dernières chaînes, à quoi nous profitera notre liberté intérieure ? Le jour où nous mangerons de ce beau fruit, tel est notre arrêt, nous mourrons… Le serpent est-il mort ? il a mangé et il vit, et il connaît, et il parle, et il raisonne, et il discerne, lui jusqu’alors irraisonnable. La mort n’a-t-elle été inventée que pour nous seuls ? ou cette intellectuelle nourriture à nous refusée, n’est-elle réservée qu’aux bêtes ? qu’aux bêtes ce semble : mais l’unique brute qui la première en a goûté, loin d’en être avare, communique avec joie le bien qui lui en est échu, conseillère non suspecte, amie de l’homme, éloignée de toute déception et de tout artifice. Que crains-je donc ? ou plutôt sais-je ce que je dois craindre dans cette ignorance du bien et du mal, de Dieu ou de la mort, de la loi ou de la punition ? Ici croît le remède à tout, ce fruit divin, beau à la vue, attrayant au goût, et dont la vertu est de rendre sage. Qui empêche donc de le cueillir et d’en nourrir à la fois le corps et l’esprit ? »

Elle dit, et sa main téméraire, dans une mauvaise heure, s’étend vers le fruit : elle arrache ! elle mange ! La terre sentit la blessure, la nature, sur ses fondements, soupirant à travers tous ses ouvrages, par des signes de malheur annonça que tout était perdu.

Le serpent coupable s’enfuit dans un hallier, et il le pouvait bien, car maintenant Ève, attachée au fruit tout entière, ne regardait rien autre chose. Il lui semblait que jusque-là elle n’avait jamais goûté dans un fruit un pareil délice ; soit que cela fût vrai, soit qu’elle se l’imaginât dans la haute attente de la science : sa divinité ne sortait point de sa pensée. Avidement et sans retenue, elle se gorgea du fruit, et ne savait pas qu’elle mangeait la mort. Enfin rassasiée, exaltée comme par le vin, joyeuse et folâtre, pleine de satisfaction d’elle-même, elle se parle ainsi :

« Ô roi de tous les arbres du paradis, arbre vertueux, précieux, dont l’opération bénie est la sagesse ! arbre jusque ici ignoré, dégradé, ton beau fruit demeurait suspendu comme n’étant créé à aucune fin ! Mais dorénavant mon soin matinal sera pour toi, non sans le chant et la louange qui te sont dus à chaque aurore ; je soulagerai tes branches du poids fertile offert libéralement à tous, jusqu’à ce que, nourrie par toi, je parvienne à la maturité de la science comme les dieux qui savent toutes choses, quoiqu’ils envient aux autres ce qu’ils ne peuvent leur donner. Si le don eût été un des leurs, il n’aurait pas crû ici.

« Expérience, que ne te dois-je pas, ô le meilleur des guides ! En ne te suivant pas, je serais restée dans l’ignorance ; tu ouvres le chemin de la sagesse, et tu donnes accès auprès d’elle, malgré le secret où elle se retire.

« Et moi peut-être aussi suis-je cachée ? Le Ciel est haut, haut, trop éloigné pour voir de là distinctement chaque chose sur la terre : d’autres soins peut-être peuvent avoir distrait d’une continuelle vigilance notre grand prohibiteur, en sûreté avec tous ses espions autour de lui… Mais de quelle manière paraîtrai-je devant Adam ? lui ferai-je connaître à présent mon changement ? lui donnerai-je en partage ma pleine félicité, ou plutôt non ? Garderai-je les avantages de la science en mon pouvoir, sans copartenaire, afin d’ajouter à la femme ce qui lui manque, pour attirer d’autant plus l’amour d’Adam, pour me rendre plus égale à lui, et peut-être (chose désirable) quelquefois supérieure ? car inférieure, qui est libre ? Ceci peut bien être… Mais quoi ? si Dieu a vu ? si la mort doit s’ensuivre ? alors je ne serai plus, et Adam, marié à une autre Ève, vivra en joie avec elle, moi éteinte : le penser, c’est mourir ! Confirmée dans ma résolution, je me décide : Adam partagera avec moi le bonheur ou la misère. Je l’aime si tendrement qu’avec lui je puis souffrir toutes les morts : vivre sans lui n’est pas la vie. »

Ainsi disant, elle détourna ses pas de l’arbre ; mais auparavant elle lui fait une révérence profonde comme au pouvoir qui habite cet arbre, et dont la présence a infusé dans la plante une sève savante découlée du nectar, breuvage des dieux.

Pendant ce temps-là Adam, qui attendait son retour avec impatience, avait tressé une guirlande des fleurs les plus choisies, pour orner sa chevelure et couronner ses travaux champêtres, comme les moissonneurs ont souvent accoutumé de couronner leur reine des moissons. Il se promettait une grande joie en pensée et une consolation nouvelle dans un retour si longtemps différé. Toutefois devinant quelque chose de malheureux, le cœur lui manquait ; il en sentait les battements inégaux : pour rencontrer Ève, il alla par le chemin qu’elle avait pris le matin, au moment où ils se séparèrent.

Il devait passer près de l’arbre de science : là il la rencontra à peine revenant de l’arbre ; elle tenait à la main un rameau du plus beau fruit couvert de duvet qui souriait, nouvellement cueilli, et répandait l’odeur de l’ambroisie. Elle se hâta vers Adam ; l’excuse parut d’abord sur son visage comme le prologue de son discours, et une trop prompte apologie ; elle adresse à son époux des paroles caressantes qu’elle avait à volonté :

« N’as-tu pas été étonné, Adam, de mon retard ? Je t’ai regretté ! et j’ai trouvé long le temps, privée de ta présence ; agonie d’amour, jusqu’à présent non sentie et qui ne le sera pas deux fois, car jamais je n’aurai l’idée d’éprouver (ce que j’ai cherché téméraire et sans expérience) la peine de l’absence, loin de ta vue. Mais la cause en est étrange, et merveilleuse à entendre.

« Cet arbre n’est pas, comme on nous le dit, un arbre de danger, quand on y goûte ; il n’ouvre pas la voie à un mal inconnu ; mais il est d’un effet divin pour ouvrir les yeux, et il fait dieux ceux qui y goûtent ; il a été trouvé tel en y goûtant. Le sage serpent (non retenu comme nous, ou n’obéissant pas) a mangé du fruit : il n’y a pas trouvé la mort dont nous sommes menacés ; mais dès ce moment il est doué de la voix humaine et du sens humain, raisonnant d’une manière admirable. Et il a agi sur moi avec tant de persuasion, que j’ai goûté et que j’ai trouvé aussi les effets répondant à l’attente : mes yeux, troubles auparavant, sont plus ouverts ; mon esprit plus étendu, mon cœur plus ample. Je m’élève à la divinité, que j’ai cherchée principalement pour toi ; sans toi je puis la mépriser. Car la félicité dont tu as ta part est pour moi la félicité, ennuyeuse bientôt et odieuse avec toi non partagée. Goûte donc aussi à ce fruit ; qu’un sort égal nous unisse dans une égale joie, comme dans un égal amour, de peur que si tu t’abstiens un différent degré de condition ne nous sépare, et que je ne renonce trop tard pour toi à la divinité, quand le sort ne le permettra plus. »

Ève ainsi raconta son histoire d’un air animé ; mais sur sa joue le désordre monte et rougit. Adam, de son côté, dès qu’il est instruit de la fatale désobéissance d’Ève, interdit, confondu, devient blanc, tandis qu’une froide horreur court dans ses veines et disjoint tous ses os. De sa main défaillante la guirlande tressée pour Ève tombe, et répand les roses flétries : il demeure pâle et sans voix, jusqu’à ce qu’enfin d’abord en lui-même il rompt son silence intérieur :

« Ô le plus bel être de la création, le dernier et le meilleur de tous les ouvrages de Dieu, créature en qui excellait pour la vue ou la pensée, ce qui fut jamais formé de saint, de divin, de bon, d’aimable et de doux ! Comment es-tu perdue ! comment soudain perdue, défigurée, flétrie et maintenant dévolue à la mort ? ou plutôt comment as-tu cédé à la tentation de transgresser la stricte défense, de violer le sacré fruit défendu ? Quelque maudit artifice d’un ennemi t’a déçue, d’un ennemi que tu ne connaissais pas ; et moi avec toi, il m’a perdu ; car certainement ma résolution est de mourir avec toi. Comment pourrais-je vivre sans toi ? comment quitter ton doux entretien et notre amour si tendrement uni, pour survivre abandonné dans ces bois sauvages ? Dieu créât-il une autre Ève, et moi fournirais-je une autre côte, ta perte encore ne sortirait jamais de mon cœur. Non, non ! je me sens attiré par le lien de la nature ; tu es la chair de ma chair, l’os de mes os ; de ton sort le mien ne sera jamais séparé, bonheur ou misère ! »

Ayant dit ainsi, comme un homme revenu d’une triste épouvante, et après des pensées agitées se soumettant à ce qui semble irrémédiable, il se tourne vers Ève, et lui adresse ces paroles d’un ton calme :

« Une action hardie tu as tentée, Ève aventureuse ! un grand péril tu as provoqué, toi qui non seulement as osé convoiter des yeux ce fruit sacré, objet d’une sainte abstinence, mais qui, bien plus hardie encore, y as goûté, malgré la défense d’y toucher ! Mais qui peut rappeler le passé et défaire ce qui est fait ? Ni le Dieu tout-puissant ni le destin ne le pourraient. Cependant, peut-être ne mourras-tu point ; peut-être l’action n’est-elle pas si détestable, à présent que le fruit a été goûté et profané par le serpent, qu’il en a fait un fruit commun, privé de sainteté, avant que nous y ayons touché. Le serpent n’a pas trouvé qu’il fût mortel ; le serpent vit encore ; il vit, ainsi que tu le dis, et il a gagné de vivre comme l’homme, d’un plus haut degré de vie ; puissante induction pour nous d’atteindre pareillement, en goûtant ce fruit, une élévation proportionnée qui ne peut être que de devenir dieux, anges ou demi-dieux.

« Je ne puis penser que Dieu, sage créateur, quoique menaçant, veuille ainsi sérieusement nous détruire, nous ses premières créatures, élevées si haut en dignité et placées au-dessus de tous ses ouvrages, lesquels, créés pour nous, doivent tomber nécessairement avec nous dans notre chute, puisqu’ils sont faits dépendants de nous. Ainsi Dieu décréerait, serait frustré, ferait et déferait, et perdrait son travail ; cela ne se concevrait pas bien de Dieu, qui, quoique son pouvoir pût répéter la création, cependant répugnerait à nous détruire, de peur que l’adversaire ne triomphât et ne dit : — Inconstant est l’état de ceux que Dieu favorise le plus ! Qui peut lui plaire longtemps ? Il m’a ruiné le premier. Maintenant c’est l’espèce humaine. Qui ensuite ? — Sujet de raillerie qui ne doit pas être donné à un ennemi. Quoi qu’il en soit, j’ai lié mon sort au tien, résolu à subir le même sort. Si la mort m’associe avec toi, la mort est pour moi comme la vie : tant dans mon cœur je sens le lien de la nature m’attirer puissamment à mon propre bien en toi ; car ce que tu es m’appartient, notre état ne peut être séparé ; nous ne faisons qu’un, une même chair : te perdre, c’est me perdre moi-même. »

Ainsi parla Adam ; ainsi Ève lui répliqua :

« Ô glorieuse épreuve d’un excessif amour, illustre témoignage, noble exemple qui m’engage à l’imiter ! Mais n’approchant pas de ta perfection, comment l’atteindrai-je, ô Adam, moi qui me vante d’être issue de ton côté, et qui t’entends parler avec joie de notre union, d’un cœur et d’une âme entre nous deux ? Ce jour fournit une bonne preuve de cette union, puisque tu déclares que, plutôt que la mort, ou quelque chose de plus terrible que la mort, nous sépare (nous liés d’un si tendre amour), tu es résolu à commettre avec moi la faute, le crime (s’il y a crime) de goûter ce beau fruit dont la vertu (car le bien toujours procède du bien, directement ou indirectement) a offert cette heureuse épreuve à ton amour qui sans cela n’eût jamais été si excellemment connu.

« Si je pouvais croire que la mort annoncée dût suivre ce que j’ai tenté, je supporterais seule le pire destin, et ne chercherais pas à te persuader : plutôt mourir abandonnée que de t’obliger à une action pernicieuse pour ton repos, depuis surtout que je suis assurée d’une manière remarquable de ton amour si vrai, si fidèle et sans égal. Mais je sens bien autrement l’événement : non la mort, mais la vie augmentée, des yeux ouverts, de nouvelles espérances, des joies nouvelles, un goût si divin que, quelque douceur qui ait auparavant flatté mes sens, elle me semble, auprès de celle-ci, âpre ou insipide. D’après mon expérience, Adam, goûte franchement et livre aux vents la crainte de la mort. »

Elle dit, l’embrasse et pleure de joie tendrement ; c’était avoir beaucoup gagné qu’Adam eût ennobli son amour au point d’encourir pour elle le déplaisir divin ou la mort. En récompense (car une complaisance si criminelle méritait cette haute récompense), d’une main libérale elle lui donne le fruit de la branche attrayant et beau. Adam ne fit aucun scrupule d’en manger malgré ce qu’il savait ; il ne fut pas trompé ; il fut follement vaincu par le charme d’une femme.

La terre trembla jusque dans ses entrailles, comme de nouveau dans les douleurs, et la nature poussa un second gémissement. Le ciel se couvrit, fit entendre un sourd tonnerre, pleura quelques larmes tristes, quand s’acheva le mortel péché originel !

Adam n’y prit pas garde, mangeant à satiété. Ève ne craignit point de réitérer sa transgression première, afin de mieux charmer son époux par sa compagnie aimée. Tous deux à présent, comme enivrés d’un vin nouveau, nagent dans la joie ; ils s’imaginent sentir en eux la divinité qui leur fait naître des ailes avec lesquelles ils dédaigneront la terre. Mais ce fruit perfide opéra un tout autre effet, en allumant pour la première fois le désir charnel. Adam commença d’attacher sur Ève des regards lascifs ; Ève les lui rendit aussi voluptueusement : ils brûlent impudiques. Adam excite ainsi Ève aux molles caresses :

« Ève, à présent je le vois, tu es d’un goût sûr et élégant, ce n’est pas la moindre partie de la sagesse, puisque à chaque pensée nous appliquons le mot saveur, et que nous appelons notre palais judicieux : je t’en accorde la louange, tant tu as bien pourvu à ce jour ! Nous avons perdu beaucoup de plaisir en nous abstenant de ce fruit délicieux ; jusque ici en goûtant nous n’avions pas connu le vrai goût. Si le plaisir est tel dans les choses à nous défendues, il serait à souhaiter qu’au lieu d’un seul arbre on nous en eût défendu dix. Mais viens, si bien réparés, jouons maintenant comme il convient après un si délicieux repas. Car jamais ta beauté, depuis le jour que je te vis pour la première fois et t’épousai ornée de toutes les perfections, n’enflamma mes sens de tant d’ardeur pour jouir de toi, plus charmante à présent que jamais ! Ô bonté de cet arbre plein de vertu ! »

Il dit et n’épargna ni regard, ni badinage d’une intention amoureuse. Il fut compris d’Ève, dont les yeux lançaient des flammes contagieuses. Il saisit sa main, et vers un gazon ombragé, qu’un toit de feuillage épais et verdoyant couvrait en berceau, il conduisit son épouse nullement résistante. De fleurs était la couche, pensées, violettes, asphodèles, hyacinthes ! le plus doux, le plus frais giron de la terre. Là ils s’assouvirent largement d’amour et de jeux d’amour ; sceau de leur mutuel crime, consolation de leur péché, jusqu’à ce que la rosée du sommeil les opprimât, fatigués de leur amoureux déduit.

Sitôt que se fut exhalée la force de ce fruit fallacieux, dont l’enivrante et douce vapeur s’était jouée autour de leurs esprits, et avait fait errer leurs facultés intérieures : dès qu’un sommeil plus grossier, engendré de malignes fumées et surchargé de songes remémoratifs, les eut quittés, ils se levèrent comme d’une veille laborieuse. Ils se regardèrent l’un l’autre, et bientôt ils connurent comment leurs yeux étaient ouverts, comment leurs âmes obscurcies ! L’innocence qui de même qu’un voile leur avait dérobé la connaissance du mal, avait disparu. La juste confiance, la native droiture, l’honneur, n’étant plus autour d’eux, les avaient laissés nus à la nature coupable : elle les couvrit, mais sa robe les découvrit davantage. Ainsi le fort Danite, l’herculéen Samson se leva du sein prostitué de Dalila, la Philistine, et s’éveilla tondu de sa force : Ève et Adam s’éveillèrent nus et dépouillés de toute leur vertu. Silencieux et la confusion sur le visage, longtemps ils restèrent assis comme devenus muets, jusqu’à ce qu’Adam, non moins honteux que sa compagne, donna enfin passage à ces paroles contraintes :

« Ô Ève, dans une heure mauvaise tu prêtas l’oreille à ce reptile trompeur : de qui que ce soit qu’il ait appris à contrefaire la voix de l’homme, il a dit vrai sur notre chute, faux sur notre élévation promise, puisque en effet nous trouvons nos yeux ouverts, et trouvons que nous connaissons à la fois le bien et le mal, le bien perdu, le mal gagné ! Triste fruit de la science, si c’est science de savoir ce qui nous laisse ainsi nus, privés d’honneur, d’innocence, de foi, de pureté, notre parure accoutumée, maintenant souillée et tachée, et sur nos visages les signes évidents d’une infâme volupté, d’où s’amasse un méchant trésor, et même la honte, le dernier des maux ! Du bien perdu sois donc sûre… Comment pourrais-je désormais regarder la face de Dieu ou de son ange, qu’auparavant avec joie et ravissement j’ai si souvent contemplée ? Ces célestes formes éblouiront maintenant cette terrestre substance par leurs rayons d’un insupportable éclat. Oh ! que ne puis-je ici, dans la solitude, vivre sauvage, en quelque obscure retraite où les plus grands bois, impénétrables à la lumière de l’étoile ou du soleil, déploient leur vaste ombrage, bruni comme le soir ! Couvrez-moi, vous pins, vous cèdres, sous vos rameaux innombrables ; cachez-moi là où je ne puisse jamais voir ni Dieu ni son ange ! Mais délibérons, en cet état déplorable, sur le meilleur moyen de nous cacher à présent l’un à l’autre ce qui semble le plus sujet à la honte et le plus indécent à la vue. Les feuilles larges et satinées de quelque arbre, cousues ensemble et ceintes autour de nos reins, nous peuvent couvrir, afin que cette compagne nouvelle, la honte, ne siège pas là et ne nous accuse pas comme impurs. »

Tel fut le conseil d’Adam ; ils entrèrent tous deux dans le bois le plus épais : là ils choisirent bientôt le figuier, non cette espèce renommée pour son fruit, mais celui que connaissent aujourd’hui les Indiens du Malabar et du royaume de Decan ; il étend ses bras, et ses branches poussent si amples et si longues que leurs tiges courbées prennent racine ; filles qui croissent autour de l’arbre mère ; monument d’ombre à la voûte élevée aux promenades pleines d’échos : là souvent le pâtre indien, évitant la chaleur, s’abrite au frais et surveille ses troupeaux paissants, à travers les entaillures pratiquées dans la plus épaisse ramée.

Adam et Ève cueillirent ces feuilles larges comme un bouclier d’amazone : avec l’art qu’ils avaient ils les cousirent pour en ceindre leurs reins ; vain tissu ! si c’était pour cacher leur crime et la honte redoutée. Oh ! combien ils différaient de leur première et glorieuse nudité ! Tels, dans ces derniers temps, Colomb trouva les Américains portant une ceinture de plumes, nus du reste, et sauvages parmi les arbres, dans les îles et sur les rivages couverts de bois : ainsi nos premiers parents étaient enveloppés, et comme ils le croyaient, leur honte en partie voilée ; mais n’ayant l’esprit ni à l’aise ni en repos, ils s’assirent à terre pour pleurer.

Non-seulement des larmes débordèrent de leurs yeux, mais de grandes tempêtes commencèrent à s’élever au-dedans d’eux-mêmes, de violentes passions, la colère, la haine, la méfiance, le soupçon, la discorde ; elles ébranlèrent douloureusement l’état intérieur de leur esprit, région calme naguère et pleine de paix maintenant agitée et turbulente, car l’entendement ne gouvernait plus et la volonté n’écoutait plus sa leçon ; ils étaient assujettis tous deux à l’appétit sensuel dont l’usurpation, venue d’en bas, réclamait sur la souveraine raison une domination supérieure.

D’un cœur troublé, avec un regard aliéné et une parole altérée, Adam reprit ainsi son discours interrompu :

« Que n’écoutas-tu mes paroles et ne restas-tu avec moi, comme je t’en suppliais, lorsque dans cette malheureuse matinée tu étais possédée de cet étrange désir d’errer qui te venait je ne sais d’où ! Nous serions alors restés encore heureux, et non, comme à présent, dépouillés de tout notre bien, honteux, nus, misérables. Que personne ne cherche désormais une inutile raison pour justifier la fidélité due : quand on cherche ardemment une pareille preuve, concluez que l’on commence à faillir. »

Ève aussitôt, émue de ce ton de reproche :

« Quels mots sévères sont échappés de tes lèvres, Adam ? imputes-tu à ma faiblesse ou à mon envie d’errer, comme tu l’appelles, ce qui aurait pu arriver aussi mal, toi présent (qui sait ?) ou à toi-même peut-être ? Eusses-tu été là, ou l’attaque ici, tu n’aurais pu découvrir l’artifice du serpent, parlant comme il parlait. Entre lui et nous aucune cause d’inimitié n’étant connue, pourquoi m’aurait-il voulu du mal et cherché à me faire du tort ? Ne devais-je jamais me séparer de ton côté ? Autant aurait valu croître là toujours, côte sans vie. Étant ce que je suis, toi, le chef, pourquoi ne m’as-tu pas défendu absolument de m’éloigner, puisque j’allais à un tel péril, comme tu le dis ? Trop facile alors, tu ne te fis pas beaucoup contredire ; bien plus tu me permis, tu m’approuvas, tu me congédias de bon accord. Si tu eusses été ferme et arrêté dans ton refus, je n’aurais pas transgressé, ni toi avec moi. »

Adam, irrité pour la première fois, lui répliqua :

« Est-ce là ton amour ; est-ce là la récompense du mien, Ève ingrate ; de mon amour que je t’ai déclaré inaltérable lorsque tu étais perdue, et que je ne l’étais pas ; moi qui aurais pu vivre et jouir d’un éternel bonheur, et qui toutefois ai volontairement préféré la mort avec toi ? Et maintenant tu me reproches d’être la cause de ta transgression ! il te semble que je ne t’ai pas retenue avec assez de sévérité ! Que pouvais-je de plus ? Je t’avertis, je t’exhortai, je te prédis le danger, l’ennemi aux aguets placé en embuscade. Au-delà de ceci, il ne restait que la force, et la force n’a point lieu contre une volonté libre. Mais la confiance en toi-même t’a emportée, certaine que tu étais ou de ne pas rencontrer de péril, ou d’y trouver matière d’une glorieuse épreuve. Peut-être aussi ai-je erré en admirant si excessivement ce qui semblait en toi si parfait que je croyais que le mal n’oserait attenter sur toi ; mais je maudis maintenant cette erreur devenue mon crime, et toi l’accusatrice. Ainsi il en arrivera à celui qui, se fiant trop au mérite de la femme, laissera gouverner la volonté de la femme : contrariée, la femme ne supportera aucune contrainte ; laissée à elle-même, si le mal s’ensuit, elle accusera d’abord la faible indulgence de l’homme. »

Ainsi dans une mutuelle accusation, Ève et Adam dépensaient les heures infructueuses ; mais ni l’un ni l’autre ne se condamnant soi-même, à leur vaine dispute il semblait n’y avoir de fin.