Le Parc de Mansfield/IV

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Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 64-81).


CHAPITRE IV.

Le fils aîné de sir Thomas Bertram avait passé si peu de temps avant son départ à la maison paternelle, que l’on ne pouvait s’apercevoir de son absence ; et lady Bertram fut bientôt étonnée de voir comment les choses suivaient leur cours accoutumé, malgré l’absence de son mari, et comment Edmond le remplaçait en parlant à l’intendant, en écrivant au procureur, et lui épargnant tous les embarras de l’administration de sa maison.

On reçut bientôt la nouvelle de l’heureuse arrivée des deux voyageurs à Antigoa. L’hiver vint, et se passa sans que sir Thomas annonçât son retour. Les nouvelles qu’il donnait continuaient à être très-bonnes.

Les demoiselles Bertram étaient alors pleinement établies parmi les belles du voisinage ; et comme elles joignaient à la beauté des talens brillans, des manières naturellement aisées et polies, elles faisaient l’objet de l’admiration de leur tante, madame Norris. Lady Bertram n’allait point en public avec ses filles ; elle était trop indolente pour aller jouir de leurs triomphes ; cette agréable charge était confiée à sa sœur, qui ne désirait rien tant qu’une aussi honorable représentation, et qui trouvait fort commode de jouir des plaisirs de la société sans avoir besoin de louer une voiture.

Fanny ne prenait aucune part aux fêtes de la saison ; mais elle trouvait une grande jouissance à être une compagne utile pour sa tante Bertram, quand toute la famille était dehors ; et comme miss Lee avait quitté Mansfield, elle était devenue naturellement nécessaire à lady Bertram dans les soirées où il y avait un bal ou une partie. Elle lui parlait, elle l’écoutait, elle lui faisait une lecture ; et la tranquillité de ces soirées, sa sécurité parfaite dans ce tête-à-tête, rendaient ces momens extrêmement agréables pour elle. Elle aimait à entendre ses cousines lui raconter ce qui s’était passé au bal, lui dire avec qui Edmond avait dansé. Mais elle avait une idée trop peu élevée de sa situation pour imaginer qu’elle pût jamais être admise à partager ces amusemens, et elle en écoutait le détail sans penser qu’elle y pût prendre aucun autre intérêt. L’hiver se passa agréablement pour elle. Quoique William ne fût pas venu en Angleterre, l’espoir de le revoir bientôt avait adouci le regret de la prolongation de son absence.

Le printemps et l’été se passèrent sans que sir Thomas revînt. Au mois de septembre, des circonstances défavorables étant survenues qui reculaient encore la conclusion de ses affaires, il se détermina à renvoyer son fils en Angleterre ; et à rester seul à Antigoa, pour y terminer ses opérations. Thomas arriva en bonne santé, et donna les meilleures nouvelles de celle de son père. Madame Norris tira un mauvais augure de ce que sir Thomas se fût ainsi séparé de son fils ; de tristes pressentimens l’assiégeaient, et pour y échapper, elle venait chaque jour dîner au parc de Mansfield. Mais le retour des plaisirs de l’hiver ne fut pas sans effet, et bientôt madame Norris ne fut plus occupée qu’à surveiller les destinées de sa nièce aînée. « Si le pauvre sir Thomas était condamné à ne plus revenir, se disait-elle, ce serait une consolation que de voir la chère Maria bien mariée. Elle pensait souvent à cela, sur-tout quand elle voyait dans les cercles où elle se trouvait, quelques jeunes gens d’une grande fortune, parmi lesquels elle en avait remarqué un qui venait d’hériter d’une des propriétés les plus belles et les plus considérables du pays.

M. Rushworth fut frappé de la beauté de miss Bertram dès la première fois qu’il l’aperçut ; et comme il était disposé à se marier, il crut éprouver de l’amour. C’était un jeune homme lourd, n’ayant qu’un bon sens vulgaire ; mais comme il n’y avait rien de désagréable dans sa figure, miss Bertram fut charmée de faire sa conquête. Maria Bertram ayant atteint l’âge de vingt-un ans, commençait à penser que le mariage était un devoir ; et comme en épousant M. Rushworth elle aurait la jouissance d’un revenu plus considérable que celui de son père, ainsi qu’un hôtel à Londres, ce qui était un point capital, il lui devint évident qu’elle devait épouser M. Rushworth, si cela lui était possible. Madame Norris mit beaucoup de zèle pour effectuer ce mariage ; et entr’autres moyens qu’elle employa pour y parvenir, elle chercha à faire naître une intimité avec la mère de M. Rushworth, qui vivait avec lui. Elle détermina même lady Bertram à faire dix milles d’une route assez mauvaise, pour aller lui rendre une visite du matin. Madame Rushworth annonça elle-même que son fils désirait beaucoup se marier, et déclara que de toutes les personnes qu’elle avait vues, miss Bertram lui avait paru, par ses aimables qualités, la plus susceptible de faire le bonheur de son fils. Madame Norris accepta le compliment, admira le discernement de madame Rushworth en distinguant Maria, qui, en effet, dit-elle, était sans aucun défaut, était un ange et tellement entourée d’admirateurs, qu’elle pouvait être difficile dans son choix. Mais autant que madame Norris pouvait en juger d’après une si courte connaissance, M. Rushworth paraissait être précisément le jeune homme qui pouvait la mériter et lui inspirer de l’attachement.

Après avoir dansé ensemble à un certain nombre de bals, les jeunes gens justifièrent ces opinions ; et avec la réserve convenable pour l’absence de sir Thomas, un engagement fut pris entre les deux familles, à leur satisfaction mutuelle et à celle de tout le voisinage, qui depuis plusieurs semaines avait décidé que M. Rushworth devait épouser miss Bertram.

Il fallait un délai de quelques mois avant que le consentement de sir Thomas pût être reçu ; mais comme on ne doutait point qu’il ne fût charmé de cette union, les deux familles se fréquentèrent habituellement, et la seule mesure de mystère qui fut adoptée, fut que madame Norris dirait partout que c’était une affaire dont il ne fallait pas parler pour le présent.

Edmond était le seul de la famille qui ne vît pas favorablement ce mariage. Toutes les représentations de sa tante ne pouvaient lui faire trouver dans M. Rushworth une liaison à rechercher. Il ne pouvait nier que sa sœur ne dût mieux juger que personne de son propre bonheur ; mais il aurait désiré qu’elle ne l’eût point basé sur un grand revenu ; et il disait souvent de M. Rushworth : « Si ce jeune homme n’avait pas douze mille livres sterlings de rente, ce serait un très-stupide garçon. »

Sir Thomas toutefois fut très-satisfait d’une alliance si avantageuse, et dont il n’entendait dire que des choses agréables. Il envoya son consentement aussi promptement que possible. La seule condition qu’il y mit, fut que le mariage ne serait célébré qu’à son retour en Angleterre, qui devait avoir lieu incessamment. Il écrivait en avril, et il avait l’espoir de terminer heureusement toutes ses affaires à Antigoa avant la fin de l’été.

Telle était la situation des choses à Mansfield, au mois de juillet ; et Fanny venait d’atteindre sa dix-huitième année, lorsque la société du village fut augmentée de deux personnes : le frère et la sœur de madame Grant, monsieur et miss Crawford, enfans de la mère de madame Grant par un second mariage. Ils étaient jeunes l’un et l’autre et fort riches. Le fils avait une belle propriété dans le comté de Norfolk, la fille avait vingt mille livres sterling. Madame Grant les avait aimés tendrement dans leur enfance ; mais comme peu de temps après son mariage, leur mère commune était morte, et qu’ils avaient été confiés alors à un frère de leur père, elle les avait à peine vus depuis cette époque. Ils avaient trouvé une agréable maison dans celle de leur oncle, nommé l’amiral Crawford. L’amiral aimait vivement son neveu, et sa femme avait la même amitié pour sa nièce ; mais madame Crawford étant venue à mourir, sa protégée fut obligée d’aller habiter une autre maison. L’amiral Crawford était un homme d’une conduite peu régulière, qui, au lieu de chercher à retenir sa nièce, fut bien aise qu’elle s’éloignât, pour qu’il pût loger sa maîtresse dans sa propre maison. Ce fut à cela que madame Grant dut la demande que lui fit sa sœur de venir demeurer avec elle, demande qui fut aussi bien accueillie d’un côté qu’elle était pressante de l’autre. Madame Grant n’avait point d’enfans, et éprouvait le besoin d’avoir un peu de variété dans son genre de vivre. L’arrivée d’une sœur qu’elle avait toujours aimée, lui fut donc très-agréable ; sa seule crainte était que Mansfield ne parut un peu triste à une jeune personne accoutumée aux plaisirs de Londres.

Miss Crawford partageait un peu cette appréhension, et ce n’avait été qu’après avoir essayé vainement de persuader à son frère d’habiter avec elle sa maison de campagne, qu’elle s’était résolue à venir chez sa sœur. Henri Crawford avait une aversion insurmontable pour tout domicile fixe, et toute restriction de société. Il ne pouvait satisfaire sa sœur sur un point de cette importance ; mais il l’accompagna avec la plus grande complaisance dans le comté de Northampton, et s’engagea à être à ses ordres aussitôt qu’elle lui écrirait qu’elle se déplairait dans cette nouvelle situation.

Le premier abord fut satisfaisant réciproquement. Miss Crawford trouva une sœur tendre, sans affectation ; un beau-frère qui avait tout l’air d’un gentleman, et une maison commode et bien tenue. Madame Grant reçut dans ceux qu’elle espérait aimer mieux que jamais, un jeune homme et une jeune personne de l’apparence la plus avantageuse. Marie Crawford était très-jolie ; Henri, sans avoir de la beauté, avait un air noble et agréable. Leurs manières étaient vives et enjouées, et madame Grant les jugea immédiatement propres à réussir par-tout. Elle était charmée de les voir l’un et l’autre ; mais Marie était sa favorite. N’ayant jamais été dans le cas de se glorifier de sa propre beauté, elle était enchantée de pouvoir tirer vanité de celle de sa sœur. Elle n’avait pas attendue qu’elle fût arrivée pour penser à lui faire former un mariage convenable, et ses vues s’étaient fixées sur Thomas Bertram. Le fils aîné d’un baronet n’était pas un parti trop avantageux pour une jeune personne ayant vingt mille livres sterling, avec toutes les grâces et l’élégance que madame Grant apercevait en elle ; et comme madame Grant s’épanchait facilement, Marie avait à peine passé trois heures auprès d’elle, qu’elle lui fit part de tous ses plans.

Miss Crawford fut charmée de trouver une famille de cette importance dans son voisinage, et ne fut nullement fâchée du projet de sa sœur et du choix qu’elle avait fait. Le mariage était son objet, pourvu qu’il fût avantageux ; et comme elle avait vu M. Bertram à Londres, elle ne trouvait pas plus d’objection à faire sur sa personne que sur le rang qu’il avait dans la société. En conséquence, tout en ayant l’air d’en plaisanter, elle y pensa sérieusement. Le plan fut bientôt répété à Henri.

« Et maintenant, ajouta madame Grant, j’ai pensé à compléter entièrement cette affaire. Je voudrais vous fixer tous les deux dans ce pays ; c’est pourquoi, Henri, il faut que vous épousiez la plus jeune des demoiselles Bertram ; une jeune fille innocente, belle, d’un aimable caractère, qui vous rendra très-heureux. »

Henri s’inclina et la remercia.

« Ma chère sœur, dit Marie, si vous pouvez persuader à Henri de se marier, il faut que vous ayiez l’adresse d’une française. Tout ce que l’habileté anglaise a pu faire y a échoué. Trois de mes intimes amies se sont consumées d’amour pour lui successivement. Toutes les peines que l’on a prises pour lui persuader de se courber sous le joug du mariage sont inconcevables ; c’est le plus inconstant papillon que l’on puisse imaginer. Si les demoiselles Bertram ne veulent pas avoir le cœur tourmenté, il faut qu’elles évitent Henri. »

« Mon frère, dit madame Grant, je ne veux pas croire cela de vous. »

« Et vous avez bien raison, répondit Crawford. Vous aurez plus d’indulgence que Marie. Je suis défiant, et ne veux pas risquer mon bonheur dans un moment de précipitation. Personne n’a une plus haute idée du mariage que moi, et je crois qu’un poëte a eu raison de le nommer le dernier don du ciel. »

« Voyez-vous comme il sourit en parlant ainsi, dit miss Crawford. Je vous assure qu’il est détestable. Les leçons de l’amiral l’ont tout à fait perdu. »

« Je crois dit madame Grant, que lorsque les jeunes gens montrent peu d’inclination pour le mariage, c’est qu’ils n’ont pas encore rencontré l’objet qu’ils doivent aimer. »

Le docteur Grant félicita en riant miss Crawford de ses sentimens.

« Je n’en suis point honteuse, dit miss Crawford ; je voudrais que chacun se mariât quand on trouve à s’unir convenablement. Je n’aime point que l’on se marie sans y réfléchir ; mais aussitôt qu’on le peut faire avec avantage, il ne faut pas en laisser échapper l’occasion. »