Le Parc de Mansfield/X

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Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 158-174).


CHAPITRE X.

Un quart d’heure se passa sans que Fanny entendit les pas d’Edmond et de miss Crawford. Elle commençait à être surprise d’être laissée seule pendant si long-temps ; elle prêtait l’oreille, désirant vivement entendre leurs voix. Le bruit des pas de quelques personnes qui venaient vers elle, retentit enfin. Mais Fanny reconnaissait que ce ne pouvait être ceux d’Edmond et de miss Crawford, lorsque miss Bertram, M. Rushworth et M. Crawford sortirent du même sentier qu’elle avait parcouru.

« Miss Price toute seule ! Ma chère Fanny, pourquoi êtes-vous seule ici ? » furent les premières salutations. Fanny raconta ce qui s’était passé. « Pauvre chère Fanny ! dit Maria, comme ils ont mal agi avec vous ! Vous auriez mieux fait de rester auprès de nous. » Ensuite s’asseyant entre les deux hommes qui l’accompagnaient, elle reprit la conversation dans laquelle elle était engagée avec eux, sur les embellissemens à faire à Sotherton. Après quelques minutes passées de cette manière, miss Bertram remarquant une porte de fer qui était auprès du ha-ha, et qui communiquait au parc, témoigna le désir d’y aller, pour qu’elle fût plus à même de saisir les plans que l’on projetait. Crawford approuva vivement cette idée. Il apercevait une élévation d’où on devait avoir une vue de toute la maison. Il fallait donc absolument se rendre à cette élévation ; mais la porte était fermée. M. Rushworth fut infiniment mortifié de n’avoir pas apporté la clef ; il promettait de ne pas l’oublier à l’avenir. Mais comme le désir de miss Bertram d’aller dans le parc ne diminuait nullement, M. Rushworth finit par se résoudre à aller chercher cette clef ; et il retourna en conséquence sur ses pas.

« C’est incontestablement ce qu’il y a de mieux à faire, puisque nous nous trouvons déjà si loin de la maison, » dit M. Crawford après qu’il fut parti.

« Oui, répondit Maria, c’est le meilleur parti à prendre. Mais, dites-moi sincèrement, ne trouvez-vous pas cette maison bien au-dessous de l’idée que vous en aviez ? »

« Non en vérité. Je la trouve au contraire plus complète dans son genre que je ne l’imaginais ; et à vous dire vrai (en parlant plus bas), je ne pense pas que je voie Sotherton de nouveau, avec autant de plaisir qu’aujourd’hui. Un autre été l’embellira difficilement pour moi. »

Maria, après un moment d’embarras, répondit : « Vous êtes trop un homme du monde, pour ne pas voir avec les yeux du monde. Si d’autres personnes jugent que Sotherton soit embelli, je ne doute point que vous ne jugiez de même aussi. »

« Je crains beaucoup de n’être point un homme du monde autant que cela me serait utile à quelques égards. Mes sentimens ne sont point assez fugitifs, ma mémoire n’est point assez infidèle pour que je me trouve ressembler à un homme du monde. »

Il y eut un court silence. Miss Bertram reprit la parole : « Vous vous êtes beaucoup amusé ce matin dans la route ? Vous et Julia, vous n’avez fait que rire pendant tout le chemin. »

« Avons-nous ri ? Oui, je crois que nous avons ri. Mais je n’ai pas le moindre souvenir de ce qui a produit notre gaîté. Je racontais, je crois, quelque vieux conte au sujet d’un domestique irlandais de mon oncle. Votre sœur aime à rire. »

« Vous pensez qu’elle est plus gaie que moi ? »

« Elle est peut-être plus facile à amuser. Je n’espérerais pas de pouvoir vous entretenir d’anecdotes irlandaises pendant une course de dix milles. »

« Je crois que naturellement je suis aussi gaie que Julia ; mais j’ai plus à songer qu’elle maintenant. »

« Vous avez à songer, sans aucun doute ; et ce sont des situations dans lesquelles de la gaîté indiquerait de l’insensibilité. La perspective que vous avez est toutefois trop belle pour vous causer de la tristesse. Vous avez devant vos yeux une scène très-riante ! »

« Parlez-vous littéralement ou figurément ? Je pense que c’est littéralement. Oui, certainement, le soleil brille, et le parc a un aspect très-riant ; mais malheureusement, cette porte de fer, ce ha-ha me donnent un sentiment de contrainte et de peine : Je ne puis sortir, comme dit l’oiseau renfermé. » Et en disant ces mots avec expression, elle marcha vers la porte. M. Crawford la suivit. « Monsieur Rushworth est si long-temps à apporter cette clef ! »

« Et pour tout au monde, vous ne passeriez pas dans le parc sans la clef et sans l’autorité et la protection de M. Rushworth ? Sans cela, je croirais que vous pourriez facilement, avec mon aide, passer le long de cette grille. Oui, rien n’est plus facile, si vous ne pensez pas que cela soit défendu. »

« Défendu ! quelle folie ! Je puis certainement sortir de cette manière, et je veux l’essayer. M. Rushworth sera ici dans un moment, et nous ne serons pas hors de vue, »

« Ou si nous l’étions, miss Price aurait la bonté de dire à M. Rushworth qu’il nous trouvera près de l’élévation, dans ce bouquet de chênes. »

Fanny sentant que c’était mal agir, s’efforça d’empêcher sa cousine de franchir la grille. « Vous vous blesserez, miss Bertram, lui dit-elle, vous vous blesserez certainement contre ces piques ; vous déchirerez votre robe, vous courrez le risque de tomber dans le fossé. Vous feriez mieux de ne pas aller dans le parc. »

Pendant qu’elle parlait ainsi, sa cousine était déjà passée de l’autre côté. « Grand merci, dit-elle en riant ; moi et ma robe nous sommes en sûreté. Adieu. »

Fanny fut laissée de nouveau à sa solitude, sans éprouver aucun sentiment agréable, car elle était fâchée de tout ce qu’elle avait vu et entendu. Miss Bertram lui causait de la surprise, et M. Crawford de l’indignation. En prenant un circuit qui ne paraissait point se diriger vers l’élévation, l’un et l’autre échappèrent bientôt aux yeux de Fanny, et quelques minutes après, elle n’entendit pas le moindre bruit. Le petit bois où elle se trouvait, semblait avoir été abandonné à elle seule. Elle était portée à croire qu’Edmond et miss Crawford l’avaient quitté ; mais elle ne pouvait penser cependant qu’Edmond l’eût entièrement oubliée.

Elle fut de nouveau tirée de sa rêverie par le bruit des pas de quelqu’un qui paraissait marcher vivement. Elle s’attendait à voir monsieur Rushworth ; mais c’était Julia qui, en nage et hors d’haleine, et avec un air vivement contrarié, lui cria en l’apercevant : « Eh bien ! où sont les autres ? Je croyais que Maria et M. Crawford étaient avec vous ? »

Fanny expliqua comment ils s’étaient éloignés.

« Voilà un joli tour, en vérité. Je ne puis les découvrir nulle part (en regardant avidement dans le parc) ; mais ils ne peuvent être loin, et je crois que je puis sans aide, passer de l’autre côté aussi bien que Maria. »

« Mais, Julia ! M. Rushworth sera ici dans un moment avec la clef. Attendez M. Rushworth ! »

« Non en vérité. J’ai assez de la famille pour cette matinée ; je ne fais que d’échapper à l’ennuyeuse mère. J’ai supporté cette pénitence tandis que vous étiez si tranquille ici et si heureuse ; il aurait été aussi bien peut-être que vous eussiez pris ma place ; mais vous cherchez toujours à échapper à ces contrariétés. »

Cette réflexion était très-injuste ; mais Fanny, qui voyait que Julia avait de l’humeur, et qui savait que son mécontentement ne durerait pas, se borna à lui demander si elle avait vu M. Rushworth.

« Oui, nous l’avons vu, il courait à toutes jambes. Il ne s’est arrêté près de nous que pour nous dire l’oubli qu’il avait fait et le lieu où vous étiez. »

« C’est bien dommage qu’il prenne tant de peine pour rien ! »

« Cela regarde Maria. Je ne suis pas obligée de me punir moi-même à cause d’elle. Je n’ai pu éviter la mère tant que ma tante est restée à parler avec l’intendant ; mais je puis du moins échapper au fils. » En disant cela, elle passa le long de la grille et s’enfonça dans le parc.

Cinq minutes après M. Rushworth parut. Fanny s’efforça de donner les meilleures couleurs possibles à ce qui venait de se passer. Mais il fut évidemment mortifié, et parut éprouver un extrême déplaisir. Il alla à la grille sans savoir que faire.

« Ma cousine Maria m’a chargée de vous dire que vous les trouveriez sur l’élévation ou dans les environs, » dit Fanny.

« Je ne crois pas que j’aille plus loin, dit M. Rushworth d’un air sombre. Je n’en aperçois aucune trace. Pendant que je me rendrais à cet endroit, ils pourraient aller ailleurs. J’ai assez couru. »

Un instant après, il dit à Fanny : « Dites-moi, je vous prie, miss Price, admirez-vous M. Crawford autant que plusieurs personnes le font ? Pour moi, je ne trouve en lui rien de remarquable. »

« Je ne le trouve pas beau du tout. »

« Beau ! personne ne peut appeler beau un homme d’une si petite taille. Je suis certain qu’il n’a pas cinq pieds de haut. Je lui trouve fort mauvaise mine. Dans mon opinion, ces Crawford ne sont pas une grande addition à notre cercle. Nous nous passions bien d’eux. »

Un léger soupir échappa à Fanny et elle ne se sentit pas la volonté de contredire M. Rushworth. Celui-ci alla de nouveau vers la grille, et Fanny l’ayant engagé à se rendre à l’élévation, il se décida à y aller. « Ce serait une folie, dit-il, d’avoir apporté la clef pour rien ; » et ouvrant la porte, il partit sans autre cérémonie.

Fanny se résolut aussi à tâcher de retrouver Edmond et miss Crawford. Elle suivit l’allée qu’ils avaient prise, et comme elle allait entrer dans une autre, elle entendit la voix et le rire de miss Crawford. Bientôt elle la rencontra avec Edmond. Ils revenaient du parc dans lequel ils étaient entrés un moment après avoir quitté Fanny, une porte qui y conduisait s’étant trouvée ouverte. Ils reprirent ensemble le chemin du château, et furent rejoints par madame Rushworth et madame Norris. Celle-ci avait visité le jardin, la laiterie, et avait eu un long entretien avec l’intendant sur tous les détails de ménage. Une heure et demie s’était écoulée dans cette agréable occupation.

Rendus au château, les promeneurs attendirent le retour de ceux qui s’étaient le plus éloignés. Les demoiselles Bertram, M. Crawford et M. Rushworth se firent attendre long-temps, et quand ils reparurent ils annoncèrent qu’ils ne faisaient que de se rejoindre. M. Rushworth et Julia paraissaient peu satisfaits. M. Crawford s’efforça pendant le dîner de calmer le ressentiment des deux premiers et de ranimer la gaîté générale.

Le dîner fut bientôt suivi par le thé et par le café, et comme la longueur de la route à faire ne permettait pas de perdre de temps, la calèche parut bientôt après à la porte du château. Madame Norris, après avoir obtenu des œufs de faisans et dit beaucoup de civilités à madame Rushworth, donna le signal du départ. Dans ce moment, M. Crawford s’approchant de Julia, lui dit : « J’espère que je n’aurai pas perdu ma compagne, à moins qu’elle ne soit effrayée de l’air du soir dans un siége si peu garanti. » La demande n’avait pas été prévue, et fut reçue gracieusement, et pour Julia, la journée parut devoir finir aussi bien qu’elle avait commencé. Miss Bertram fut un peu contrariée, mais comme elle avait la conviction d’être préférée, elle se consola, et elle reçut les attentions de M. Rushworth à son départ comme elle le devait faire. Il était beaucoup plus satisfait de lui donner la main pour la faire monter dans la calèche, que s’il eût été question de la placer sur le siége auprès de M. Crawford. La soirée était belle et le retour des voyageurs fut aussi agréable qu’il pouvait l’être par le calme et la sérénité de l’air. Mais lorsque madame Norris cessait de parler de tout ce qu’elle avait vu à Sotherton, le silence régnait dans la calèche. Les différentes personnes de la société paraissaient toutes également fatiguées, et dans le doute si la journée qui venait de s’écouler leur avait occasionné du plaisir ou de la peine.