Le Parc de Mansfield/XI

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Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 175-187).


CHAPITRE XI.


Le jour passé à Sotherton avec toutes ses imperfections, n’avait cependant produit que des sensations agréables aux demoiselles Bertram, en comparaison de ce qu’elles éprouvèrent à leur retour en lisant des lettres de leur père, datées d’Antigoa, qui étaient arrivées à Mansfield. Elles aimaient beaucoup mieux penser à Henri Crawford qu’à leur père. Le mois de novembre était l’époque qu’il indiquait pour son arrivée en Angleterre. Maria était plus tourmentée par cette nouvelle que Julia ; son père, aussitôt son arrivée, devait la marier à M. Rushworth. Elle ne considérait point cet évènement avec plaisir. Elle aimait même à supposer qu’il serait différé. Trois mois devaient encore s’écouler avant le retour de sir Thomas, et dans trois mois il pouvait arriver bien des choses. C’était là son espoir.

Sir Thomas aurait été vivement blessé s’il eût soupçonné les sentimens que son retour faisait naître dans ses filles, et il aurait été aussi peu satisfait s’il eût connu ceux de miss Crawford à cet égard. Miss Crawford, qui avait lu la lettre de sir Thomas, y avait donné une plus vive attention qu’on ne le supposait.

« Combien M. Rushworth paraît satisfait ! » dit-elle dans une soirée qu’elle passait à Mansfield quelques jours après, en s’adressant à Edmond. Elle se trouvait avec lui et Fanny à une fenêtre ouverte, tandis que M. Rushworth et les demoiselles Bertram étaient au forté-piano. « Il pense au mois de novembre ! Le retour de votre père sera un évènement très-important. »

« Après une si longue absence, et tant de dangers courus, il n’y a point de doute que ce retour ne nous intéresse vivement. »

« Ce retour amènera d’autres évènemens intéressans : le mariage de votre sœur, et votre entrée dans les ordres. »

« Oui. »

« Ne vous offensez pas ! dit miss Crawford en riant ; mais cela me rappelle les sacrifices que les héros de l’antiquité faisaient pour célébrer leur retour dans leur pays après qu’ils avaient exécuté de grands exploits. »

« Il n’y a point là de sacrifices. » Et se tournant du côté de Maria qui était au forté-piano : « C’est absolument un effet de sa volonté. »

« Oh ! oui ; je plaisante. Elle a fait ce que toute autre jeune femme aurait fait en sa place, et je ne doute point qu’elle ne soit extrêmement heureuse. Mais je ne veux pas parler de ce sacrifice-là seulement. »

« Je vous assure que mon entrée dans les ordres est tout aussi volontaire que le mariage de Maria. »

« Il est heureux que votre inclination soit aussi d’accord avec les vœux de votre père. Il y a dans les environs, à ce que j’ai entendu dire, une très-bonne cure qui vous est destinée ? »

« Et que vous supposez m’avoir influencé ? »

« Mais je suis bien certaine que cela n’est pas ! » s’écria Fanny.

« Je vous remercie de votre bonne opinion Fanny ; mais je n’oserais affirmer que vous ayez raison de penser ainsi. Il est très-probable, au contraire, que j’ai été influencé par la connaissance que j’ai eue que cette cure m’était réservée. Je ne crois pas être blâmable en cela, et je ne vois pas qu’un homme doive être un plus mauvais ecclésiastique, parce qu’il aura de bonne heure une existence aisée. Je ne doute point que je n’aie été influencé ; mais je crois que je n’ai point été blâmable de l’être. »

« Cette influence, dit Fanny, ressemble à celle qui fait que le fils d’un amiral entre dans la marine, que le fils d’un général entre dans l’armée, sans que personne s’en étonne. On trouve naturel qu’ils préfèrent la carrière dans laquelle leurs amis peuvent leur être plus utiles. »

« Non, ma chère miss Price, répondit miss Crawford. La profession de la marine ou de la guerre, emporte avec soi sa propre justification. Tout est en faveur de l’une ou l’autre de ces carrières ; l’héroïsme, le danger, la réputation, la mode. Les militaires et les marins peuvent toujours figurer dans la société ; personne ne s’étonne que l’on prenne l’une ou l’autre de ces professions. Mais un homme d’église, dépourvu de toute louable ambition, du goût de la bonne compagnie, n’a rien à faire qu’à se complaire dans son indolence, à lire les journaux, à observer le temps et à quereller sa femme. »

« Il y a sans doute, répondit Edmond, des ecclésiastiques de ce caractère ; mais ils ne sont pas en assez grand nombre pour que vous ayez cette idée de leur profession. Vous avez été peu à même de fréquenter cette classe d’hommes que vous condamnez si hardiment. Vous répétez ce que vous avez entendu dire sur ce sujet à la table de votre oncle. »

« J’ai rarement formé mon opinion sur celle de mon oncle, et je ferai l’observation que je ne suis pas sans avoir les moyens de connaître ce que sont les ecclésiastiques, puisque je suis en ce moment chez le docteur Grant mon beau-frère ; et, quoique le docteur Grant soit très-bon et très-obligeant pour moi, quoique ce soit un homme instruit, respectable, qui fait souvent de très-bons sermons, je ne puis méconnaître que c’est un indolent, qui ne prendrait pas la moindre fatigue pour la convenance d’un autre individu, qui consulte son palais en toute chose, et qui a de l’humeur contre son excellente femme, si son cuisinier a manqué un ragoût. »

« Néanmoins, dit Fanny, un homme tel que le docteur Grant ne peut être dans l’habitude d’apprendre aux autres, chaque semaine, à remplir leurs devoirs dans de très-bons sermons, sans devenir meilleur lui-même. Cela doit le faire réfléchir ; et je ne doute point qu’il ne cherche plus souvent à se maîtriser lui-même, que s’il eut été autre chose qu’un homme d’église. »

« Nous n’en savons rien, répondit miss Crawford ; mais je désire pour votre honneur, miss Price, que vous ne soyez pas la femme d’un homme dont l’amabilité repose sur ses propres sermons : car, quoiqu’il puisse prêcher sur l’égalité d’humeur chaque semaine, cela ne l’empêcherait pas de quereller depuis le lundi matin jusqu’au samedi soir pour des bagatelles. »

« Je pense, dit Edmond affectueusement, que l’homme qui pourrait se quereller souvent avec Fanny, serait insensible à tout sermon quelconque. »

Fanny rougit, et miss Crawford répondit d’une manière agréable : « Je crois que miss Price a plus l’habitude de mériter des louanges que de se les entendre adresser. »

Au même moment les demoiselles Bertram l’appelèrent pour venir chanter un trio, et elle quitta Edmond, le laissant charmé de la grâce qu’elle avait mise dans ce qu’elle venait d’adresser à Fanny, et de celle qu’elle mettait dans tout ce qu’elle faisait.

« Avec quelle bonne volonté elle se rend aux désirs des autres ! dit-il. Quel dommage qu’avec tant d’heureuses qualités, elle ait été confiée à de si mauvaises mains ! »

Fanny partagea son opinion, et eut le plaisir de voir Edmond continuer à rester avec elle à la fenêtre, malgré le trio que l’on préparait. Bientôt ses regards se portèrent sur la scène du dehors, qui présentait une belle soirée, un ciel sans nuage, et le contraste de l’obscurité des bois. « Quelle harmonie ! dit Fanny ; quel repos ! Là sont des tableaux que ni la peinture ni la musique ne peuvent rendre, et que la poésie seule peut essayer de décrire. Voilà ce qui peut apaiser tout chagrin quelconque, et plonger le cœur dans le ravissement. Quand je contemple une nuit comme celle-ci, il me semble qu’il ne devrait y avoir ni méchanceté ni douleur sur la terre ; et il y en aurait certainement bien moins, si les hommes observaient davantage la beauté sublime de la nature. »

« Votre enthousiasme me plaît. Cette nuit est superbe, et on doit plaindre les personnes qui n’ont pas pour la nature la sensibilité que vous possédez. Elles perdent beaucoup. »

« C’est vous, Edmond, qui m’avez appris à sentir ainsi. »

« Et j’ai eu une excellente écolière. Arcturus a un grand éclat ce soir ! »

« Oui, ainsi que la grande ourse. Je voudrais bien voir Cassiopée ? »

« Allons sur la pelouse pour la voir. »

« Bien volontiers. Il y a long-temps que nous n’avons examiné le ciel ensemble. »

« Oui ; je ne sais comment cela s’est fait. » Le trio commença. « Fanny, nous attendrons jusqu’à ce qu’il soit fini, dit Edmond en se tournant du côté du forté-piano. » Et bientôt Fanny eut la mortification de voir Edmond s’approcher toujours plus près de l’instrument pendant l’exécution du trio ; et quand il fut fini, demander avec instance qu’on chantât une seconde fois.

Fanny soupira seule à la fenêtre, jusqu’à ce que madame Norris la grondât d’y rester trop long-temps.