Le Parc de Mansfield/XL

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Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 34-42).

CHAPITRE XL.

Fanny ne s’était point trompée en pensant que sa correspondance avec miss Crawford ne serait point animée ; mais lorsqu’après un plus long intervalle que le premier, elle reçut une autre lettre d’elle, elle éprouva qu’il s’était fait une autre étrange révolution dans son esprit. Elle fut véritablement satisfaite de recevoir cette lettre quand elle arriva. Dans l’exil où elle se trouvait de la bonne société, il était agréable pour elle de recevoir des nouvelles d’une personne qui appartenait à celle dans laquelle son cœur avait vécu. Le prétexte ordinaire des fêtes qui s’étaient succédées pour miss Crawford, lui servait d’excuse pour n’avoir pas écrit plutôt à Fanny ; « et maintenant que j’ai commencé, continuait-elle, ma lettre ne sera pas digne d’être lue de vous, car il ne s’y trouvera aucun mot d’amour à la fin ; il ne s’y trouvera point trois ou quatre lignes passionnées du dévoué H. C… Henri est à Norfolk ; des affaires l’ont appelé à Everingham depuis dix jours. Peut-être est-ce un prétexte pour voyager en même temps que vous. Enfin j’ai réussi à rencontrer vos cousines, la chère Julia et la chère madame Rushworth. Nous nous sommes vues hier, et cela nous a fait un plaisir mutuel. Nous avions bien des choses à nous dire ! Je n’entreprendrai point de vous peindre l’air que madame Rushworth avait quand on a parlé de vous. Je ne pense pas qu’elle ne sache point garder son sang-froid, mais elle n’en avait point assez pour les demandes d’hier. Julia était celle des deux sœurs qui avait l’air plus satisfait quand il a été question de vous. Elle ne paraissait point faire d’efforts pour se remettre après que j’eus parlé de Fanny, et que j’en eus parlé comme une sœur devait le faire. Mais le jour de gaîté viendra pour madame Rushworth ; nous avons reçu ses invitations pour la première fête qu’elle donne, et qui sera le 28. Elle paraîtra alors dans tout son éclat ; elle occupe une des plus belles maisons de la rue Wimpole. Henri n’aurait pu lui donner une semblable maison. J’espère qu’elle se le rappellera et qu’elle sera satisfaite de se trouver la reine d’un palais magnifique. Comme je ne veux point lui faire de la peine, je ne prononcerai plus votre nom devant elle. Elle deviendra sage par degrés ; d’après tout ce que je vois et ce que j’entends dire, les attentions de M. Yates pour Julia continuent, mais je ne sais pas s’il reçoit quelque sérieux encouragement ; elle pourrait mieux faire ; car si l’on ôte à M. Yates son bavardage, il ne lui reste plus rien. Votre cousin Edmond ne paraît pas ; il est peut-être retenu par des devoirs de paroisse. Il y a peut-être à Thornton-Lacey quelque vieille femme à convertir. Je ne veux pas penser que je sois négligée à cause d’une jeune. Adieu, ma chère Fanny, écrivez-moi quelques mots pour réjouir les yeux de Henri quand il reviendra, et rendez-moi compte de tous les jeunes capitaines que vous dédaignez à cause de lui. »

Cette lettre fournissait à Fanny de grands motifs de méditation et d’une nature peu agréable ; cependant, telle qu’elle était, elle aurait été bien aise d’en recevoir une pareille toutes les semaines, parce qu’elle y trouvait des nouvelles de personnes et de choses qui n’avaient jamais autant excité sa curiosité. Sa correspondance avec sa tante Bertram était la seule chose qui lui parût être d’un plus haut intérêt.

Quant à la société qu’elle pouvait trouver à Portsmouth, il n’y avait rien dans le cercle des connaissances de son père et de sa mère qui pût lui donner la moindre satisfaction dans ce genre. Les hommes lui paraissaient grossiers et les femmes mal élevées.

Le premier dédommagement réel que Fanny trouva, fut dans la connaissance plus approfondie de Susanne et dans l’espérance de pouvoir lui être utile. Susanne s’était toujours très-bien conduite avec elle, mais le caractère de décision qui régnait en général dans ses manières avait étonné et alarmé Fanny, et il fallut un espace de quinze jours pour qu’elle pût comprendre un caractère qui était si différent du sien. Susanne voyait qu’il y avait beaucoup à redire sur l’administration du ménage de sa mère, et désirait qu’il fût bien tenu. Il n’était pas étonnant qu’une jeune fille de quatorze ans se trompât dans la méthode de réforme qu’elle voulait faire adopter, et Fanny devint bientôt plus disposée à admirer la justesse naturelle de son esprit, qu’à censurer sa manière d’agir.

L’intimité s’établit entre Fanny et Susanne avec un avantage mutuel. En se tenant dans les chambres supérieures, elles échappaient au tumulte de la maison. Fanny trouvait sa tranquillité, et Susanne apprenait à penser que ce n’était pas un mal que d’être tranquillement occupée. Elles étaient sans feu, mais cette privation était familière à Fanny, et elle en souffrait d’autant moins que cela lui rappelait la chambre de l’Est ; c’était le seul point de ressemblance : pour l’espace, la lumière, les meubles, la vue, il n’y avait rien de pareil dans les deux appartemens, et Fanny soupirait souvent en se rappelant ses livres, ses cartons et tout ce qu’elle avait laissé dans la chambre de l’Est. Par degré, les deux sœurs parvinrent à passer la plus grande partie de la matinée dans l’appartement d’en haut. D’abord le temps se passa à travailler et à converser, mais au bout de quelques jours, le souvenir des livres devint si vif, que Fanny trouva qu’il était impossible de n’en pas avoir de nouveaux. Il n’y en avait aucun dans la maison de son père, mais la richesse rend hardi, et Fanny, au moyen d’une partie de celle qu’elle possédait, eut à sa disposition un magasin de librairie. Susanne n’avait rien lu ; Fanny éprouvait le désir de lui faire partager ses premiers plaisirs et de lui inspirer du goût pour la biographie et la poésie, qui faisaient ses délices.

Elle espérait, de plus, dissiper par cette occupation des souvenirs qui n’étaient que trop prompts à s’emparer de sa pensée, quand ses doigts seuls étaient occupés, et s’empêcher sur-tout de suivre en idées Edmond à Londres, où elle savait, d’après la dernière lettre de sa tante, qu’il était allé. Elle n’avait aucun doute sur ce qui devait résulter de ce voyage. La notification qu’elle attendait pouvait arriver à chaque instant ; et si la lecture pouvait bannir pendant seulement une heure la crainte où Fanny était de recevoir cette nouvelle, c’était toujours quelque chose de gagné.