Le Parc de Mansfield/XLIV

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Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 82-101).

CHAPITRE XLIV.

Sept semaines s’étaient écoulées depuis l’arrivée de Fanny à Portsmouth, lorsqu’une autre lettre, celle d’Edmond, si long-temps attendue, parvint à Fanny. Quand, après l’avoir ouverte, elle aperçut son étendue, elle se prépara à lire un détail minutieux de félicité et une foule de louanges pour l’heureuse créature qui se trouvait en ce moment maîtresse de son sort. Elle était ainsi conçue :

Parc de Mansfield.
« Ma chère Fanny,

« Pardonnez-moi de ne vous avoir pas écrit plus tôt. Crawford m’a dit que vous désiriez recevoir de mes nouvelles ; mais il m’a été impossible de vous écrire de Londres, et je me suis persuadé que vous entendriez mon silence. Si j’avais pu vous envoyer quelques lignes de bonheur, je vous en aurais adressées fréquemment ; mais il ne m’est rien arrivé de ce genre. Je suis revenu à Mansfield encore plus incertain que lorsque j’en étais sorti. Mes espérances sont beaucoup plus faibles ; vous vous en doutez sans doute déjà. Miss Crawford a tant d’affection pour vous, qu’il est très-naturel qu’elle vous laisse assez entrevoir ses sentimens pour vous faire juger de ce qu’elle éprouve. Cela ne doit pas m’empêcher toutefois de vous faire mes confidences ; il y a quelque chose d’attrayant dans l’idée que nous avons la même amie, et que, quelques différences qu’il y ait malheureusement dans nos opinions, nous nous réunissons pour vous aimer. Ce sera un soulagement pour moi de vous dire dans quelle position je me trouve, et quels sont mes plans actuels, si toutefois je puis dire avoir quelque plan. Je suis revenu ici samedi. J’ai passé trois semaines à Londres, et j’ai vu miss Crawford très-souvent, pour Londres. J’ai eu pour les dames Fraser toutes les attentions que l’on pouvait attendre raisonnablement de moi. Je dois dire que je n’étais pas sensé, en m’attendant à avoir avec miss Crawford une communication aussi fréquente qu’à Mansfield. Toutefois sa manière d’être avec moi m’importait encore plus que la possibilité de la voir souvent. Si elle avait été la même lorsque je l’ai revue, je ne ferais aucune plainte ; mais dès la première fois que je lui ai rendu visite, je l’ai trouvée changée à mon égard. Ma réception fut si différente de ce que j’avais espéré, que je fus sur le point de quitter Londres à l’instant. Je n’ai pas besoin d’entrer dans des détails. Vous connaissez le côté faible de son caractère, et vous imaginez quels ont été les sentimens ainsi que les expressions qui m’ont affligé. Je la trouvai très-gaie, et entourée des personnes qui applaudissent à la mauvaise direction de son esprit trop vif. Je n’aime point madame Fraser. C’est une femme vaine, dont le cœur est froid, et qui s’est mariée entièrement par convenance. Quoiqu’elle soit évidemment malheureuse dans son mariage, elle n’attribue point ce résultat à son défaut de jugement et de sensibilité, mais à ce qu’elle se trouve moins opulente que plusieurs de ses connaissances, et sur-tout que sa sœur lady Stornaway. De là vient qu’elle approuve tout ce qui est mercenaire et ambitieux. Je regarde la liaison de miss Crawford avec ces deux sœurs comme le plus grand malheur pour elle et pour moi. Elles l’ont égarée pendant plusieurs années : puisse-t-elle s’en détacher ! Quelquefois, je l’espère, car il me semble que l’affection n’est que de leur côté. Elles l’aiment beaucoup. Je suis certain qu’elle a pour vous bien plus d’attachement, et quand je réfléchis à sa vive affection pour vous, ainsi qu’à sa conduite à votre égard comme sœur, je la trouve si noble, si judicieuse, que je suis prêt à me blâmer moi-même de ce que j’interprète trop sévèrement ses manières enjouées. Fanny, je ne puis m’en détacher. C’est la seule femme dans le monde dont je désire faire mon épouse. Si je ne pensais pas qu’elle a quelque attachement pour moi, je ne parlerais pas ainsi. Je suis convaincu que je jouis auprès d’elle d’une préférence décidée. Je ne suis jaloux d’aucun individu ; je ne le suis que de l’influence de la mode et du grand ton. C’est l’habitude de l’opulence que je crains. Ses idées ne vont pas au-delà de celles que sa propre fortune peut autoriser ; mais elles surpassent cependant ce que nos revenus réunis nous permettraient d’entreprendre. J’aimerais mieux toutefois être obligé d’y renoncer, parce que je ne suis pas assez riche, que parce que je suis dans la carrière du clergé. Cela prouverait seulement que son attachement ne serait pas proportionné aux sacrifices que, dans le fait, je n’ai aucun droit d’exiger d’elle ; et si je suis refusé, je pense que c’en sera l’honnête motif. Je vous peins mes sentimens, Fanny, tels que je les éprouve ; c’est un plaisir pour moi de vous dire tout ce que je ressens. Je ne puis me détacher d’elle. Renoncer à Marie Crawford, ce serait renoncer à la société des êtres que je chéris le plus au monde. Je dois considérer qu’en perdant Marie, je perdrais Fanny et Crawford. Si c’est une chose décidée, un refus positif, j’espère que j’aurai la force de le supporter et de chercher à affaiblir ce coup que recevra mon cœur… et dans le cours de quelques années… Mais j’écris des folies. Si je suis refusé, il faudra bien que je m’y soumette, et jusqu’à ce que je le sois, je ne puis cesser d’essayer de lui plaire et de lui demander sa main. Mais comment ? Voilà maintenant la question ? Quels sont les meilleurs moyens à employer ? Je me résous quelquefois à ne rien tenter jusqu’à ce qu’elle soit de retour à Mansfield. Même en ce moment, elle parle avec plaisir d’être à Mansfield au mois de juin ; mais cette époque est encore éloignée, et je crois que je me déciderai à lui écrire. Tout considéré, je crois qu’une lettre sera le meilleur moyen d’explication à employer. Je m’expliquerai mieux par écrit que de vive voix ; je lui donnerai le temps de réfléchir avant de me répondre, et je crains moins le résultat de la réflexion que celui d’une première impulsion. Mon plus grand danger serait qu’elle consultât madame Fraser. Une lettre expose à tout le péril de la consultation, et un conseiller mal intentionné peut influencer défavorablement un esprit indécis… Il faudra que je réfléchisse encore là-dessus. Cette longue lettre, remplie seulement de ce qui me concerne, doit fatiguer jusqu’à l’amitié d’une Fanny. La dernière fois que j’ai vu Crawford, c’était à une soirée donnée par madame Fraser. Je suis toujours plus satisfait de lui. Il n’y a pas une ombre de changement. Je n’ai pu le voir dans le même salon avec ma sœur aînée, sans me rappeler ce que vous m’avez dit une fois ; et j’ai reconnu qu’ils ne se rencontraient pas comme des amis. Il y avait une froideur marquée du côté de ma sœur. Ils se sont à peine adressé quelques mots. Crawford m’a paru en être surpris ; et je suis fâché que madame Rushworth ait conservé quelque souvenir d’une offense supposée faite à miss Bertram. Vous désirez sans doute connaître mon opinion sur le sort de ma sœur Maria. Il ne paraît pas être malheureux. Je crois que les deux époux sont assez bien ensemble. J’ai dîné deux fois chez eux, et j’y aurais été plus souvent ; mais il est mortifiant d’être avec Rushworth comme un frère. Julia paraît se plaire infiniment à Londres. Je n’y goûtais pas grand plaisir, mais j’en ai encore moins ici. Nous nous apercevons beaucoup de votre absence, et pour moi, je la regrette plus que je ne puis vous l’exprimer. Ma mère vous fait mille caresses, et attend de vos nouvelles ; elle parle de vous à chaque instant. Mon père a l’intention d’aller vous chercher lui-même ; mais ce ne sera qu’après Pâques, époque à laquelle il doit aller à Londres. J’imagine que vous êtes heureuse à Portsmouth ; cependant ce ne doit pas être une visite d’une année. Il me tarde bien que vous soyez ici pour que vous me donniez votre opinion sur Thornton-Lacey. J’ai peu d’inclination à y faire des embellissemens jusqu’à ce que je sache si cette maison aura une maîtresse. Je crois que j’écrirai décidément. Il est arrêté que M. et Mme  Grant vont à Bath. Ils quittent Mansfield lundi. J’en suis bien aise. Je ne suis point de bonne compagnie en ce moment. Ma mère est fâchée de ce qu’une autre plume que la sienne vous donne des nouvelles de Mansfield.

« Je suis votre affectionné, ma très-chère Fanny. »

« Je me garderai bien de désirer une autre lettre de ce genre, se dit Fanny en finissant. Je n’y trouve que du désagrément. Rester ici jusqu’à Pâques ! comment supporter cela ? et ma pauvre tante qui parle de moi à chaque instant ! » Elle était presqu’en colère contre Edmond. « Il est aveuglé, se disait-elle, rien ne peut lui démontrer son erreur. Il épousera miss Crawford, et sera malheureux… La seule femme dans le monde qu’il puisse désirer avoir pour épouse !… Je le crois ; c’est un attachement qu’il conservera toute sa vie. Accepté ou refusé, son cœur lui est donné pour toujours… Je dois considérer qu’en perdant Marie, je perdrais Fanny et Crawford !… Edmond, vous ne me connaissez pas. Les deux familles ne seraient jamais liées si vous ne les unissiez pas. Oh ! écrivez à miss Crawford ! écrivez ! écrivez ! finissez tout promptement. Fixez, déterminez vous-même votre malheureux sort. »

Ces sentimens toutefois ressemblaient trop à du courroux pour être long-temps ceux de Fanny. Elle s’adoucit bientôt. Les tendres expressions qu’Edmond lui adressait, ainsi que la confiance qu’il lui témoignait, la touchèrent vivement. Enfin elle finit par trouver qu’elle ne pouvait attacher trop de prix à la lettre qu’elle en avait reçue.

La nouvelle du départ de M. et Mme  Grant pour Bath, qu’Edmond avait donnée à Fanny, avait ôté à lady Bertram le sujet d’une lettre à sa nièce ; elle ne pouvait se résoudre à prendre la plume sans avoir quelque chose à annoncer ; mais de grands dédommagemens l’attendaient ; et peu de jours après la réception de la lettre d’Edmond, Fanny en reçut une de sa tante, qui commençait ainsi :

« Ma chère Fanny,

« Je prends la plume pour vous communiquer une nouvelle très-alarmante, et qui, j’en suis sûre, vous intéressera vivement. »

Cette nouvelle n’était rien moins que la maladie sérieuse de son fils aîné, qu’elle venait d’apprendre par un exprès il y avait peu d’heures.

« Thomas, le fils aîné de sir Bertram, était parti de Londres avec une troupe de jeunes gens pour Newmarket. Une chute négligée et de l’intempérance lui avaient occasionné de la fièvre. Il n’avait pu suivre ses amis, et était resté dans la maison de l’un d’eux, laissé aux soins des domestiques. Sa maladie avait augmenté, et il avait cru devoir en faire part à Mansfield.

« Cette nouvelle fâcheuse, ajoutait lady Bertram après en avoir donné le détail, nous a tous vivement agités. Edmond s’est proposé pour aller immédiatement auprès de son frère. Sir Thomas ne me quittera pas dans cette triste circonstance. Nous nous apercevrons beaucoup de l’absence d’Edmond dans notre petit cercle ; mais j’espère qu’il trouvera le pauvre invalide dans un meilleur état que nous ne le craignons, et qu’il le ramènera à Mansfield : c’est le parti que sir Thomas juge devoir être adopté. Comme je connais votre attachement pour nous, je vous écrirai bientôt à ce sujet. »

Les sentimens de Fanny, en cette occasion, furent beaucoup plus vifs que le style de sa tante. Thomas, dangereusement malade, Edmond, parti pour aller le soulager, et le triste cercle restant à Mansfield, étaient des sujets d’inquiétude qui absorbaient tout autre souci dans le cœur de Fanny. Elle s’accusait de mêler à ses pensées la curiosité de savoir si Edmond avait écrit à miss Crawford avant cet événement ; mais c’était une curiosité dans laquelle il n’entrait qu’une affection pure et désintéressée. Sa tante eut soin de lui écrire et de lui transmettre les nouvelles qu’elle recevait par Edmond. Les souffrances que lady Bertram ne voyait pas, avaient peu de pouvoir sur son imagination ; et ses lettres témoignaient peu d’inquiétude, jusqu’à ce que Thomas fût transporté à Mansfield, et qu’elle eût vu de ses propres yeux le changement qui était fait dans ses traits. Une lettre qu’elle avait préparée pour Fanny, fut alors terminée dans un style différent, avec le langage d’un sentiment réel. Alors elle écrivit comme elle aurait parlé.

« Il vient d’arriver, ma chère Fanny, on vient de lui faire monter l’escalier ; et je suis si effrayée de l’avoir vu, que je ne sais plus ce que je fais. Je suis sûre qu’il a été très-mal. Pauvre Thomas ! je suis tout à fait inquiète à cause de lui ; je crains, et sir Thomas a des inquiétudes aussi. Combien je désirerais que vous fussiez ici. Sir Thomas espère cependant qu’il sera mieux demain, et dit que nous devons prendre en considération la fatigue du voyage. »

La sollicitude réelle qu’éprouvait lady Bertram, ne se termina pas promptement. Thomas, dans son impatience de venir chercher à Mansfield les soins de la famille dont il avait fait peu de cas lorsqu’il était en bonne santé, s’était mis en route, trop tôt. La fièvre revint, et pendant une semaine il fut dans un état alarmant. Toute la famille fut sérieusement effrayée. Lady Bertram écrivait chaque jour ses terreurs à sa nièce, qui ne vivait plus que dans l’attente de la lettre qui suivrait celle qu’elle recevait.

Susanne était la seule compagne qu’elle eût dans son affliction. Susanne était toujours prête à écouter et à sympatiser avec les sentimens de Fanny. Aucune autre personne à Portsmouth ne prenait intérêt à un chagrin qui troublait une famille éloignée de plus de trente lieues. Madame Price elle-même se bornait à dire, quand elle voyait une lettre dans la main de Fanny : « Ma pauvre sœur Bertram doit être bien troublée ! »

Après avoir été si long-temps séparées et si différemment situées, les deux branches de la famille avaient presque oublié les liens du sang. Madame Price s’intéressait aussi peu à lady Bertram que celle-ci à madame Price. Trois ou quatre Price auraient pu mourir, à l’exception de William et de Fanny, que lady Bertram n’y aurait pas songé ; ou peut-être madame Norris aurait-elle dit que c’était un grand bonheur pour sa pauvre sœur Price.