Le Parc de Mansfield/XXIII

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Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 138-160).

CHAPITRE XXIII.

« Mais pourquoi madame Grant a-t-elle invité Fanny ? dit lady Bertram. Fanny ne va jamais dîner de cette manière, comme vous le savez. Je ne puis me passer d’elle, et je suis sûre qu’elle ne désire pas y aller. Fanny ! n’est-il pas vrai que vous ne désirez pas aller dîner demain au presbytère ? »

« Si vous lui faites une pareille question, dit Edmond en prévenant la réponse de sa cousine, Fanny va répondre non aussitôt ; mais, ma mère, je suis certain qu’elle aimerait à y aller, et je ne vois aucune raison qui doive l’en empêcher. »

« Je ne puis imaginer, pourquoi madame Grant a pensé à l’inviter. Elle ne l’a jamais invitée auparavant. Elle demandait vos sœurs de temps en temps ; mais jamais Fanny. »

« Si je vous suis utile, madame… » dit Fanny comme refusant.

« Mais ma mère aura la compagnie de sir Thomas pendant toute la soirée. »

« Oui, sans doute. »

« Si vous demandiez l’opinion de mon père, madame ? »

« Vous avez raison. Je demanderai à sir Thomas, aussitôt qu’il viendra, si je puis me passer de Fanny. »

« Comme il vous plaira, madame. Mais je suis sûr de l’opinion qu’il aura sur la convenance d’accepter la première invitation que Fanny ait reçue. »

« Je ne sais pas. Nous lui demanderons. Il sera certainement surpris que madame Grant ait songé à inviter Fanny. »

Une demi-heure après, lady Bertram ayant aperçu sir Thomas qui se rendait à son appartement, elle l’appela au moment où il allait fermer la porte, en disant : « Sir Thomas ! j’ai quelque chose à vous dire. »

Son ton d’indolence, car elle ne prenait jamais la peine d’élever la voix, était toujours écouté avec bienveillance, et sir Thomas revint sur ses pas. Lady Bertram commença :

« J’ai quelque chose à vous dire qui vous surprendra. Madame Grant a invité Fanny à dîner ! »

Fanny s’était esquivée pour ne pas assister à cette conversation.

« Bien ! » dit sir Thomas, comme attendant autre chose pour éprouver la surprise que sa femme lui annonçait.

« Edmond désire qu’elle y aille. Mais comment puis-je me passer d’elle ? »

« Quelle difficulté trouvez-vous à cela ? » dit sir Thomas.

Edmond prit la parole pour expliquer la pensée de sa mère, et elle n’eut qu’à ajouter : « N’est-ce pas étrange ! car madame Grant ne l’avait jamais invitée ? »

« Mais n’est-il pas très-naturel, observa Edmond, que madame Grant désire de procurer à sa sœur une aussi agréable société ? »

« Rien n’est plus naturel, dit sir Thomas ; et quand bien même madame Grant n’aurait pas sa sœur avec elle, sa politesse envers miss Price, envers la nièce de lady Bertram, n’aurait besoin d’aucune explication. Je suis surpris seulement que cette politesse ait lieu pour la première fois. Je ne vois aucune raison pour refuser à Fanny d’accepter cette invitation. »

« Mais puis-je me passer d’elle, sir Thomas ? »

« Je crois que oui. »

« Vous savez que c’est toujours Fanny qui fait le thé quand ma sœur n’est pas ici ? »

« Vous pouvez faire inviter votre sœur à venir passer la journée avec nous. Je resterai avec vous. »

« Eh bien donc, Edmond, Fanny peut aller au presbytère. »

Edmond, en se rendant à son , appartement, frappa à la porte de celui de Fanny, et l’instruisit de la bonne nouvelle.

« Fanny, dit-il, tout est heureusement arrangé, et sans la moindre hésitation de la part de votre oncle. Il n’a eu qu’une opinion : vous devez aller chez madame Grant. »

« Je vous remercie ; j’en suis enchantée. » Et, en effet, quoique Fanny prévît qu’elle verrait et entendrait bien des choses qui lui feraient de la peine, elle était charmée d’aller dîner au presbytère. À l’exception de la journée passée à Sotherton, elle n’avait jamais dîné hors de Mansfield, et tous ses petits préparatifs étaient autant de jouissances pour elle.

Le lendemain matin, Fanny eut à essuyer un long sermon de la part de madame Norris, qui était venue au château d’après une invitation de sir Thomas, avec beaucoup d’humeur, et ne semblait avoir d’autre intention que de diminuer la satisfaction présente et future de sa nièce.

« La folie qui porte les gens à sortir de leur rang, dit-elle à Fanny, m’engage à vous donner quelques avis sur la conduite que vous devez tenir dans une société où vous allez vous trouver sans nous. Gardez-vous de vous mettre en avant, et d’énoncer votre opinion comme si vous étiez l’une de vos cousines, comme si vous étiez la chère madame Rushworth ou Julia. Cela ne peut jamais être, croyez-moi. Rappelez-vous ce que vous êtes, vous devez vous placer au dernier rang ; et quoique miss Crawford soit en quelque sorte chez elle au presbytère, vous ne devez point accepter une place au-dessus d’elle, si elle vous l’offrait. Quant au moment de votre retour ici, cela dépendra d’Edmond : vous resterez autant que cela lui plaira. C’est à lui à décider sur ce point. »

« Oui, madame, je n’y manquerai pas. »

« Et s’il vient à pleuvoir, ce que je crois très-vraisemblable, car je n’ai jamais vu un temps qui annonçât plus de pluie pour la soirée, vous vous arrangerez comme vous pourrez, et n’attendrez pas que la voiture vous soit envoyée. Je ne retournerai pas chez moi ce soir ; la voiture ne sortira pas pour moi : ainsi préparez-vous à tout ce qui peut arriver, et faites vos dispositions en conséquence. »

Fanny trouva la remarque parfaitement juste ; ses prétentions étaient aussi modestes que sa tante pouvait le désirer ; et quand sir Thomas, ouvrant la porte un moment après, dit : « Fanny, à quelle heure voulez-vous que la voiture soit prête ? » Elle éprouva un si grand étonnement, qu’elle ne put prononcer un seul mot.

« Mon cher sir Thomas ! s’écria madame Norris, rouge de colère, Fanny peut marcher. »

« Marcher ! répéta sir Thomas avec un ton de dignité qui n’admettait aucune observation, et en s’avançant dans le salon ; ma nièce se rendre à pied à un dîner d’invitation, à cette époque-ci de l’année ! Voulez-vous avoir la voiture à quatre heures vingt minutes ? »

« Oui, mon oncle, » fut l’humble réponse de Fanny, qui se regardait presque comme criminelle envers madame Norris, et qui, craignant de paraître triompher d’elle, suivit son oncle hors de la chambre, mais ne put se dispenser d’entendre sa tante Norris murmurer : « Cela est inutile ! C’est beaucoup trop de bonté. Mais Edmond va au presbytère, c’est à cause d’Edmond que cette complaisance a lieu. »

Fanny reconnaissait toutefois que la voiture était pour elle ; et cette attention de son oncle, immédiatement après les représentations de sa tante Norris, lui fit verser quelques larmes de gratitude quand elle fut seule.

Le cocher fut prêt à l’heure que sir Thomas avait indiquée ; une minute après, Edmond et Fanny montèrent dans la voiture, et sir Thomas les vit partir au moment précis qu’il avait désigné, ce qui était une satisfaction pour sa ponctualité ordinaire.

« Que je vous regarde maintenant, Fanny ! dit Edmond avec un sourire de bienveillance fraternelle. Autant que je puis en juger, à l’heure qu’il est, vous me paraissez avoir une toilette charmante ! Quelle robe avez-vous mise ? » « Celle que mon oncle a eu la bonté de me donner pour le mariage de ma cousine. J’espère qu’elle ne paraîtra pas trop belle. J’ai pensé que je devais la porter aujourd’hui, parce que je n’en retrouverais peut-être pas l’occasion de tout l’hiver. Me trouvez-vous trop magnifique ? »

« Une femme ne peut jamais l’être quand elle est vêtue tout en blanc. Non, je ne remarque rien de somptueux dans votre toilette ; elle est ce qu’elle doit être. Votre robe me paraît très-jolie. Miss Crawford n’en a-t-elle pas une pareille ? »

En approchant du presbytère, ils passèrent auprès des écuries de la maison, et remarquèrent une voiture.

« Eh ! dit Edmond, il y a compagnie ; voilà une voiture, et je crois en vérité que c’est celle de Crawford ? Oui, voilà ses deux domestiques qui sont occupés à la remiser. Il faut que Crawford soit arrivé. C’est tout à fait une surprise, Fanny. Je serais très-aise de le voir. »

Fanny n’eut pas le temps de dire ce que cette circonstance lui faisait éprouver ; mais l’idée de paraître devant ce nouveau convive, ajouta beaucoup à l’émotion qu’elle éprouva en entrant dans le salon.

M. Crawford s’y trouvait en effet. Il ne faisait que d’arriver, et les trois personnes qui l’entouraient, montraient, par leur air de satisfaction, combien sa résolution subite de venir passer quelques jours au presbytère en quittant Bath, leur était agréable. Edmond et lui se revirent avec une joie cordiale ; et, à l’exception de Fanny, le plaisir de revoir M. Crawford fut général. Elle trouvait cependant un avantage à sa présence, celui de pouvoir garder le silence plus à son aise et d’être moins remarquée, Et en effet, pendant le dîner, la conversation fut entièrement dirigée vers M. Crawford ; sa sœur avait mille questions à lui faire sur le séjour de Bath ; Edmond lui parlait de ses parties de chasse ; le docteur Grant lui demandait des nouvelles de politique, de sorte que Fanny n’avait qu’à écouter. Elle ne put toutefois se joindre aux sollicitations que les autres personnes de la société lui firent de prolonger son séjour à Mansfield, et d’envoyer chercher son équipage de chasse à Norfolk. M. Crawford lui demanda son opinion sur la probabilité d’un temps favorable à la chasse ; mais ses réponses furent laconiques et indifférentes autant que la politesse pouvait le permettre. Elle ne pouvait désirer qu’il restât, et elle aurait préféré qu’il ne lui eût point adressé la parole.

Ses deux cousines et sur-tout Maria, étaient présentes à sa pensée en voyant M. Crawford ; pour lui, aucun souvenir pénible ne semblait l’affecter. Il paraissait disposé à se plaire à Mansfield comme s’il n’y eût jamais connu les demoiselles Bertram. Il parla d’elles, dans le cours de la conversation, d’une manière générale, jusqu’à ce que la société étant revenue dans le salon, il en parla plus particulièrement à miss Crawford, pendant qu’Edmond s’entretenait avec le docteur Grant, et que madame Grant était occupée à la table du thé. Il dit avec un sourire significatif qui le fit détester tout à fait à Fanny : « Eh bien ! Rushworth et sa belle moitié sont donc à Brighton, à ce que j’apprends ? Heureux mortel ! »

« Oui, dit miss Crawford. Il y a quinze jours qu’ils y sont, n’est-il pas vrai miss Price ? et Julia est avec eux ? »

« Et M. Yates, je présume, n’est pas loin ? »

« M. Yates ! Oh nous ne savons rien de M. Yates. Je ne crois pas qu’il figure beaucoup dans les lettres de Mansfield. Qu’en pensez-vous, miss Price ? J’imagine que mon amie Julia parle d’autres sujets à son père que de M. Yates ? »

« Ce pauvre Rushworth, et ses quarante-deux versets, continua Crawford, on ne peut l’oublier. Je le vois encore comme il travaillait, comme il se désespérait ! Je suis bien trompé si son aimable Maria désire jamais qu’il lui adresse ses quarante-deux, versets, Et en affectant momentanément un ton sérieux : Elle est trop bien pour lui, beaucoup trop bien. Puis, reprenant son air galant, et s’adressant à Fanny : Vous étiez la meilleure amie de M. Rushworth, lui dit-il ; votre bonté et votre patience ne peuvent être oubliées. Combien de peines vous preniez pour lui donner une mémoire que la nature lui a refusée, pour corriger la stérilité de son jugement par l’abondance du vôtre ! Il n’a peut-être pas eu assez de raison pour estimer votre complaisance ce qu’elle valait ; mais j’ose dire qu’il a été le plus heureux de nous tous. »

Fanny rougit et ne dit rien.

« C’est un rêve, un agréable rêve ! reprit-il ; je ne puis me rappeler sans plaisir nos occupations dramatiques. Quel intérêt, quel feu, quelle vivacité dans notre existence ! Toutes les heures de la journée étaient occupées par l’espérance, la sollicitude, l’agitation. Il y avait toujours quelque petite objection, quelque petite anxiété qu’il fallait détruire. Je n’ai jamais été plus heureux ! »

Fanny, dans un silence d’indignation, se disait à elle-même : « Il n’a jamais été plus heureux qu’en agissant de la manière la plus blâmable, qu’en agissant avec si peu d’honneur et de sensibilité ! Ah ! quel esprit corrompu ! »

« Nous fûmes malheureux, miss Price ! ajouta-t-il à demi voix, pour n’être pas entendu d’Edmond, nous fûmes certainement malheureux. Une semaine de plus nous aurait suffi. Je crois que si le parc de Mansfield avait eu le gouvernement du vent pendant une ou deux semaines, il y aurait eu quelque différence. Je crois, miss Price, que nous nous serions tous accommodés d’un calme qui eût retenu sir Thomas pendant huit jours dans l’Atlantique ? »

M. Crawford paraissait déterminé à avoir une réponse ; et Fanny lui dit avec un ton plus ferme qu’elle n’y était habituée : « Pour ce qui me concerne, monsieur, je n’aurais pas voulu retarder son arrivée d’un seul jour. Mon oncle a blâmé tellement tout ce qui s’était fait avant son retour, que, dans mon opinion, toute chose avait été assez loin. »

Fanny ne lui avait jamais parlé aussi longuement dans toute sa vie, et n’avait jamais parlé à personne avec autant d’irritation. Elle trembla et rougit de sa propre hardiesse. Il fut surpris ; mais après l’avoir regardée quelque temps en silence, il reprit d’un ton plus grave, comme s’il avouait être convaincu : « Je crois que vous avez raison. C’était plus agréable que prudent. Nous faisions trop de bruit ! » Il changea ensuite de conversation, et chercha à s’entretenir avec Fanny sur d’autres sujets ; mais il n’en obtint que des réponses brèves, et ne put réussir à la faire lui parler.

Miss Crawford, qui avait dirigé ses regards sur le docteur Grant et Edmond, dit alors : « Ces messieurs doivent avoir, sans doute, quelque point intéressant en discussion ? »

« Le plus intéressant possible, répondit Crawford. Le docteur Grant donne à Bertram des instructions sur la cure qu’il doit occuper bientôt. Il paraît qu’il prend les ordres dans peu de semaines. Je suis bien aise d’apprendre que Bertram soit si bien établi. Il n’aura pas moins de sept cents livres sterling par an. C’est un beau revenu pour un frère cadet ! Cette somme sera pour ses menus plaisirs, et il ne lui en coûtera qu’un sermon à Noël ou à Pâques. »

Miss Crawford chercha à rire de ce que disait son frère, mais elle était peu disposée à trouver ce sujet agréable. « Bertram ! dit Henri Crawford, je promets de venir à Mansfield pour entendre votre premier sermon. À quelle époque sera-ce ? Miss Price, ne vous joindrez-vous pas à moi pour encourager votre cousin ? Edmond, il faudra que vous prêchiez à Mansfield pour que sir Thomas et lady Bertram puissent vous entendre. »

« Je tâcherai de ne pas vous avoir pour auditeur, répondit Edmond, car vous me déconcerteriez plus que personne. Et je serais fâché de vous voir chercher à me déconcerter. »

« Il a un assez mauvais cœur pour cela, pensa Fanny. »

La conversation étant devenue générale, Fanny resta tranquille.

Une table de Whist fut formée pour amuser M. Grant : miss Crawford prit sa harpe, et pendant le reste de la soirée, Fanny n’eut qu’à écouter, excepté lorsque M. Crawford lui adressait de temps en temps une demande à laquelle la politesse l’obligeait de répondre.

Miss Crawford était trop piquée de ce qu’elle venait d’entendre, pour se mêler de nouveau à la conversation. La certitude qu’elle venait d’avoir qu’Edmond était si voisin de prendre les ordres, lorsqu’elle croyait que cet événement était encore incertain et éloigné, lui causait du ressentiment et du dépit. Elle était irritée contre Edmond ; elle croyait avoir plus d’influence sur lui. Elle avait commencé à penser à lui : elle se proposait de n’avoir plus pour lui que de la froideur. Il était évident qu’il n’avait aucune vue sérieuse, aucun véritable attachement en embrassant une profession qu’elle ne pouvait supporter. Elle se promettait de l’imiter dans son indifférence, et de ne plus recevoir ses attentions que comme un amusement passager.