Le Parc de Mansfield/XXXIX

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Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 28-33).

CHAPITRE XXXIX.

Si les sentimens de Fanny avaient été connus de sir Thomas, lorsqu’elle écrivit à sa tante pour lui annoncer son arrivée, il n’aurait pas désespéré de réussir dans son plan ; s’il eût connu la moitié de ceux qu’elle éprouvait au bout d’une semaine, il aurait pensé que M. Crawford était certain de l’obtenir, et il aurait admiré sa propre sagacité.

Avant une semaine, en effet, tout fut contrariété pour Fanny. William était parti, la Grive avait reçu ses ordres, le vent avait changé, et pendant que William était resté à bord de sa goëlette, il n’était venu que deux fois à Portsmouth. Fanny n’avait eu avec lui aucun entretien particulier, elle ne l’avait vu qu’à la hâte. Sa dernière pensée avait été pour elle. Prêt à partir, il s’était adressé à sa mère, et lui avait dit : « Prenez soin de Fanny, ma mère ; elle est délicate, et n’est pas habituée, comme nous, à une vie rude. Prenez-en soin, je vous en prie. »

William était parti, et la maison où il avait laissé Fanny était, à tous égards, l’opposé de ce qu’elle avait espéré. C’était la demeure du bruit, de la confusion et de l’inconvenance. Personne n’était à sa place, et rien n’était fait comme cela aurait dû être. Fanny éprouvait, malgré elle, qu’elle ne pouvait respecter ses parens comme elle avait cru le faire. Son père négligeait sa famille, avait de mauvaises habitudes et des manières encore plus mauvaises. Il ne manquait pas de talens ; mais il n’avait aucune curiosité et aucune instruction au-delà de sa profession. Il ne lisait que la gazette et la liste de la marine. Il ne parlait jamais que du chantier, du port et de Spithead ; il jurait, il buvait, il était mal vêtu et grossier. Il n’avait jamais témoigné à sa fille la moindre tendresse qui rappelât le premier accueil qu’il lui avait fait, et quand il lui adressait la parole, ce n’était que pour la rendre l’objet d’une plaisanterie déplacée.

Fanny s’était encore plus trompée à l’égard de sa mère. Elle avait compté trouver beaucoup d’affection en elle, et cela se réduisait à presque rien. Madame Price n’était pas insensible ; mais Fanny, au lieu de gagner dans son affection, n’en éprouvait aucune plus grande tendresse que le premier jour de son arrivée. Son cœur et son temps étaient déjà remplis ; elle n’avait plus ni loisir ni attachement à donner à Fanny : elle aimait vivement ses fils ; Betsy était la première de ses filles qui lui eût inspiré quelque amitié. Elle avait pour elle une indulgence injuste : ses journées s’écoulaient dans une sorte de tracas continuel, toujours affairée sans rien effectuer, toujours en arrière de sa besogne, et s’en plaignant sans rien changer à sa manière d’agir. Madame Price ressemblait beaucoup plus à lady Bertram qu’à madame Norris : elle était économe par nécessité. Son caractère la portait à l’indulgence comme lady Bertram ; et une situation aisée aurait beaucoup mieux convenu à ses dispositions naturelles que les fatigues et le trouble auxquels son mariage imprudent l’avait assujétie. Elle aurait pu être une dame d’importance aussi bien que lady Bertram ; mais madame Norris aurait été une plus respectable mère de famille de neuf enfans, avec un modique revenu. Fanny était forcée de s’avouer que sa mère était partiale, inconsidérée, ne reprenant jamais à temps ses enfans, laissant sa maison dans le désordre et dans un vacarme continuel, ne témoignant à sa fille aucun désir d’avoir son attachement, ni aucune inclination pour sa société.

Fanny voulait se rendre utile et ne pas paraître éloignée, par l’éducation qu’elle avait reçue, de contribuer à diminuer les travaux du ménage. En se mettant à l’ouvrage immédiatement, et en travaillant avec persévérance et diligence, elle était parvenue à ce que Samuel avait pu s’embarquer avec plus de la moitié de son trousseau achevé. Samuel l’avait intéressé ; quoique bruyant et impatient, il était adroit, intelligent, et il commençait, dans le peu de jours qu’il avait passés auprès d’elle, à ressentir l’influence de la douce persuasion de Fanny. Elle l’avait jugé le meilleur des trois jeunes garçons. Thomas et Charles, beaucoup plus jeunes, étaient insensibles au langage de la raison, et leur sœur désespéra bientôt de les rendre attentifs à ses avis.