Le Parc de Mansfield/XXXVI

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Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 159-182).

CHAPITRE XXXVI.

Edmond pensa dès-lors qu’il connaissait parfaitement les sentimens de Fanny. Il jugea, comme il l’avait cru précédemment, que Crawford avait agi avec trop de précipitation, et qu’il fallait accorder du temps à Fanny pour se familiariser avec l’idée de l’attachement de Crawford et le trouver agréable.

Il communiqua à son père son opinion sur le résultat de la conversation qu’il avait eue avec Fanny, et appuya sur la nécessité de ne plus faire aucun essai pour la persuader, mais de laisser opérer les assiduités de Crawford et sa raison.

Sir Thomas promit qu’il agirait ainsi : il croyait que l’opinion d’Edmond sur les sentimens de Fanny pouvait être juste, mais il craignait que dans l’intervalle nécessaire pour qu’elle se déterminât à recevoir convenablement les attentions de Crawford, celui-ci ne changeât de dispositions. Cependant il fallait bien se soumettre à ce délai, en espérant que tout irait pour le mieux.

La visite annoncée de miss Crawford, qu’Edmond appelait l’amie de Fanny, inspirait une vive crainte à celle-ci. Elle la redoutait comme une sœur vivement piquée, et sous un autre point de vue, comme triomphante et assurée du cœur d’Edmond. Le seul espoir de Fanny était qu’elle ne se trouverait peut-être pas seule quand miss Crawford viendrait. Elle s’absentait aussi peu que possible d’auprès de lady Bertram ; elle n’allait point dans la chambre de l’Est, évitait toute promenade solitaire dans le jardin, et se précautionnait ainsi contre toute attaque soudaine.

Elle réussit. Elle se trouvait dans le salon du déjeûner avec sa tante, lorsque miss Crawford vint ; et le premier moment d’embarras étant passé, Fanny trouvant que miss Crawford parlait avec beaucoup plus d’indifférence et de légèreté qu’elle ne s’y était attendue, commençait à espérer qu’elle en serait quitte pour une demi-heure d’une agitation modérée ; mais cette espérance fut trompée ; miss Crawford n’était point l’esclave de l’occasion. Elle avait résolu de voir Fanny tête à tête, et en conséquence, elle ne tarda pas à lui dire à demi-voix : « J’ai besoin de vous parler pendant quelques minutes ; » paroles qui firent tressaillir Fanny : le refus était impossible. Son habitude à la soumission la fit se lever à l’instant même, et sortir de la chambre avec miss Crawford. Elles n’eurent pas plutôt passé la porte, que miss Crawford, prenant la main de Fanny avec un air de reproche, mais cependant affectueux, parut vouloir commencer la conversation immédiatement. Toutefois elle se borna à dire : « Méchante fille ! je ne sais pas quand j’aurai fini de vous gronder ! » et elle eut assez de discrétion pour réserver le reste de son discours jusqu’au moment où elles se trouveraient dans un autre lieu. Fanny monta l’escalier, et conduisit miss Crawford dans l’appartement qu’elle jugeait le plus convenable. Elle en ouvrit la porte avec un sentiment pénible ; mais le mal qu’elle redoutait, fut tout à coup différé par un changement subit qui se fit dans les idées de miss Crawford, lorsqu’elle se vit dans la chambre de l’Est.

« Ah ! s’écria-t-elle avec un transport de joie, suis-je donc de nouveau dans la chambre de l’Est ? » Et après avoir porté ses regards autour d’elle, elle parut se rappeler tout ce qui avait eu lieu, et elle ajouta : « Je n’y suis venue qu’une fois ; vous en souvenez-vous, Fanny ? J’y vins pour répéter mon rôle ; votre cousin y vint aussi, et nous eûmes une répétition. Vous étiez notre auditeur et notre correcteur. Quelle agréable répétition ! Je ne l’oublierai jamais. Nous étions précisément dans cette place ; votre cousin était là ; moi j’étais ici ; là, étaient nos siéges… Ah ! pourquoi tout cela est-il passé ? »

Fanny n’avait heureusement pour elle rien à répondre. Miss Crawford s’était abandonnée à la rêverie et à un doux souvenir. Elle reprit :

« La scène en répétition était si remarquable, le sujet en était si… si… que dirai-je ? Il me dépeignait le mariage, et me pressait de m’y engager. Je pense encore le voir et l’entendre me dire : « Lorsque deux cœurs liés par la sympathie forment les nœuds du mariage, cette union peut être nommée une vie heureuse. » Je crois que je n’oublierai jamais l’impression que me firent les regards et la voix d’Edmond, lorsqu’il prononçait ces paroles. C’était une chose singulière, que d’avoir une pareille scène à répéter ! Si j’avais le pouvoir de recommencer une époque de ma vie passée, ce serait celle-là que je choisirais. Vous direz ce que vous voudrez, Fanny, ce serait celle-là, car je n’ai jamais connu un plus vif bonheur. Mais hélas ! tout fut détruit le soir même. Ce même soir ramena votre oncle, bien mal arrivé. Pauvre sir Thomas ! Qui fut bien aise de vous voir ? Cependant, Fanny, ne croyez pas que je veuille parler peu respectueusement de sir Thomas, quoique certainement je l’aie haï pendant plusieurs jours. Non, je lui rends justice à présent. Il est ce que doit être le chef d’une telle famille. Maintenant, je crois que je vous aime tous. Mais revenons à vous, chère Fanny ; asseyons-nous, et passons ce moment agréablement. J’avais intention de vous gronder, mais je n’ai plus le courage de le faire ; » et, en embrassant Fanny avec affection, elle ajouta : « Bonne et chère Fanny ! quand je pense que c’est la dernière fois que je vous vois, car je ne sais pas combien de temps… il m’est impossible de faire autre chose que de vous aimer. »

Fanny fut touchée. Elle ne s’était pas attendue à ce langage, et l’impression de ces mots : La dernière fois, fit un tel effet sur elle, qu’elle se mit à pleurer comme si elle eût aimé miss Crawford extrêmement. Miss Crawford encore plus affectée en voyant cette émotion, la serra dans ses bras avec tendresse, et dit : « Que je suis fâchée de vous quitter ! Je ne rencontrerai point où je vais, des êtres aussi aimables que vous. Puissions-nous devenir sœurs ! Oui, nous le serons. Je sens que nous devons être liées l’une à l’autre, et vos larmes, chère Fanny, me prouvent que vous pensez ainsi. »

Fanny reprenant ses esprits, répliqua seulement : « Mais vous quittez des amis pour aller en retrouver d’autres ; vous allez voir une de vos amies particulières. »

« Oui, cela est vrai ; madame Fraser est mon intime amie depuis des années. Mais je n’ai pas la moindre inclination à me rendre auprès d’elle. Je ne puis penser qu’aux amis que je quitte, mon excellente sœur, vous-même, et la famille Bertram, en général. Je voudrais avoir arrêté avec madame Fraser, que je ne serais allé la voir qu’après Pâques : à présent, je ne puis me dégager ; et quand j’aurai passé quelque temps avec elle, il faudra que j’aille chez sa sœur lady Stornaway, parce qu’elle est mon amie la plus particulière ; mais depuis trois ans, je n’ai pas entretenu beaucoup cette liaison. »

Après ces paroles, les deux jeunes personnes s’assirent, et restèrent quelques minutes silencieuses, toutes deux méditant ; Fanny, sur les différentes sortes d’amitié qui existent dans le monde ; Marie, sur un sujet d’une tendance moins philosophique : elle rompit ce silence la première.

« Je me rappelle parfaitement la résolution que je pris de venir vous chercher dans la chambre de l’Est, sans savoir où elle était. Je vous aperçus assise auprès de cette table, travaillant. Je me rappelle l’étonnement de votre cousin quand il ouvrit la porte et me trouva ici ! Oh ! certainement le retour de votre oncle dans cette soirée même, fut bien contrariant ! On n’a jamais vu rien de semblable. »

Une autre rêverie eut lieu. Miss Crawford s’en délivra, et dit : « Eh bien, Fanny ! vous voilà tout à fait pensive, et j’espère que c’est à cause de quelqu’un qui est toujours occupé de vous. Ah ! je voudrais pouvoir vous transporter pour un moment dans notre cercle à Londres, pour vous faire apprécier l’attachement que vous avez inspiré à Henri. Quelle quantité de cœurs jaloux et épris ! Quel étonnement ! quelle incrédulité n’éprouvera-t-on point en apprenant votre pouvoir sur lui ? Henri est tout à fait un héros de roman ; il se fait gloire de ses chaînes. Il faudrait que vous vinssiez à Londres pour connaître le prix de votre conquête. Vous verriez combien il est courtisé et combien je le suis moi-même à cause de lui. Je crois bien que maintenant je ne serai pas aussi bien reçue par madame Fraser, à cause de la situation d’Henri avec vous. Quand elle connaîtra la vérité, elle désirera probablement que je sois de nouveau dans le comté de Northampton ; car il y a une fille de M. Fraser, par sa première femme, qu’elle désire ardemment de marier, et qu’elle voudrait faire épouser à Henri. Innocente et tranquille ici, vous ne vous faites pas une idée de la sensation que vous occasionnerez, de la curiosité que l’on aura de vous voir, et des questions sans terme auxquelles j’aurai à répondre. Pauvre Marguerite Fraser ! elle me demandera comment sont vos yeux, votre bouche, vos cheveux. Je voudrais que Marguerite fût mariée, à cause de ma pauvre amie madame Fraser, car je la regarde comme aussi malheureuse que la plupart des autres gens mariés, et cependant elle a fait un mariage fort désirable. Nous en fûmes tous charmés. Elle ne pouvait faire autrement que de l’accepter ; M. Fraser était riche, et elle n’avait rien. Mais il est devenu maussade et exigeant : il veut qu’une belle et jeune femme de vingt-cinq ans soit aussi rangée que lui-même, et mon amie ne le ménage pas. Il y a entr’eux un esprit d’irritation qui est très-désagréable, pour ne rien dire de plus. Quand je serai chez madame Fraser, je me rappellerai avec respect les mœurs conjugales du presbytère de Mansfield. Le docteur Grant montre une confiance dans ma sœur et une considération pour son jugement qui démontrent qu’il y a entr’eux de l’attachement. Mais il n’y a rien de semblable dans la famille Fraser. Je serai pour toujours à Mansfield, Fanny. Ma propre sœur comme femme et sir Thomas comme époux, seront mes modèles de perfection. Je n’ai pas beaucoup à dire de mon autre amie Flora, la sœur de madame Fraser, qui a rejeté la demande d’un jeune homme très-candide, à cause de ce désagréable lord Stornawory, qui a autant d’esprit, à peu près, que M. Rushworth, mais avec une figure beaucoup plus maussade et un mauvais caractère. Dans le temps je doutais qu’elle fît bien, car il n’a même pas l’air d’un gentleman, et maintenant je suis assurée qu’elle a eu tort. Flora se mourait d’amour pour Henri, le premier hiver qu’elle parut. Mais si je voulais vous parler de toutes les femmes auxquelles il a inspiré de l’amour, je ne finirais pas. C’est vous seule, indifférente Fanny, qui pouvez le regarder avec insensibilité. Mais êtes-vous bien insensible telle que vous le dites ? Non, non, je vois que Vous ne l’êtes pas. »

Il y avait, en effet, en ce moment une teinte vermeille sur le visage de Fanny, qui pouvait donner des soupçons.

« Excellente créature, ajouta miss Crawford, je ne vous tourmenterai point. Chaque chose prendra son cours. Mais, chère Fanny, vous devez avouer que vous n’étiez pas aussi peu préparée à recevoir la demande de Henri, que votre cousin l’imagine. Il est impossible que vous n’en ayez pas eu quelques pressentimens. Vous avez dû voir qu’il cherchait à vous plaire par toutes les attentions qui étaient en son pouvoir. N’était-il pas occupé de vous seule au bal ? et avant le bal, le collier !… Oh ! vous l’avez reçu précisément comme on le désirait. Vous fûtes aussi sensible à ce don, que le cœur le plus épris pouvait le désirer. Je me le rappelle parfaitement. »

« Quoi ! voulez-vous me dire que votre frère connaissait avant le bal ce collier !… Ah ! miss Crawford, cela n’était pas bien. »

« Comment ! connaître ce collier ? C’était son œuvre propre, c’était sa propre pensée. Je suis honteuse de dire que je n’avais pas eu cette idée ; mais j’étais charmée d’agir suivant ses intentions, à cause de vous deux. »

« Je ne tairai point que j’ai été presque effrayée dans le temps de ce que cela se fût trouvé ainsi. Mais d’abord, je ne m’en suis pas doutée. C’est la vérité la plus pure, et rien n’aurait pu m’engager à accepter ce collier, si j’avais su qu’il m’était donné par M. Crawford. Quant à sa conduite à mon égard, je n’ai pu me dissimuler qu’il avait quelques attentions pour moi, mais j’ai regardé cela comme n’ayant aucune importance, aucun objet. Je n’ai point été, miss Crawford, sans observer ce qui a eu lieu entre lui et quelques personnes de cette famille-ci, pendant l’été et l’automne ; j’étais tranquille, mais j’avais les yeux ouverts. J’ai été à même de voir que M. Crawford avait des attentions galantes qui n’avaient aucun sens. »

« Ah ! je ne puis le nier : il a été inconsidéré, et il n’a pas fait assez d’attention à l’impression qu’il pouvait faire dans le cœur de vos jeunes cousines. Je l’ai souvent grondé à cause de cela. Eh bien ! Fanny, vous avez la gloire de fixer un homme qui a bravé les charmes de tant d’autres femmes. Vous l’avez à votre discrétion pour lui faire expier ses fautes envers notre sexe. Ce n’est pas un triomphe à mépriser. »

Fanny secoua la tête, et répondit : « Je ne puis bien penser d’un homme qui se joue des sentimens de toutes les femmes ; les peines qu’il cause sont souvent plus grandes qu’on ne peut l’imaginer. »

« Je ne le défends pas, mais je me borne à dire qu’il vous est attaché plus qu’il ne l’a jamais été à aucune autre femme ; qu’il vous aime de tout son cœur, et qu’il vous aimera toujours ainsi, autant que cela soit possible. Si jamais un homme a aimé pour toujours, je pense que Henri vous aimera ainsi. »

Fanny ne put s’empêcher de sourire, mais elle ne dit rien.

« Je crois, ajouta Marie, que Henri n’a jamais été plus heureux que lorsqu’il a réussi à obtenir le brevet de votre frère. »

Elle causait de cette manière une émotion certaine dans les sentimens de Fanny.

« Oh oui ! Quelle bonté n’a-t-il pas eue ? »

« Je sais qu’il s’est donné beaucoup de soins pour cela, car je connais les personnes auxquelles il avait affaire. L’amiral déteste l’importunité, et a de la répugnance à demander des faveurs ; et il y a tant de jeunes gens qui désirent être employés, qu’il faut beaucoup d’énergie et beaucoup d’amitié pour parvenir à faire réussir un recommandé. Combien William doit être heureux ! je voudrais que nous puissions le voir. »

Fanny était ainsi jetée dans le plus grand embarras. Le souvenir de ce que M. Crawford avait fait pour son frère était ce qui combattait le plus fortement sa décision contre lui ; et profondément occupée de ces réflexions, elle s’assit jusqu’à ce que Marie, qui avait pris d’abord plaisir à la voir ainsi préoccupée, rappela son attention tout à coup, en lui disant : « Je resterais volontiers toute la journée à causer avec vous, mais nous devons ne pas oublier votre tante, et ainsi adieu, ma chère, mon aimable, mon excellente Fanny ; car, quoique nous allions nous retrouver dans le salon du déjeûner, il faut que je prenne congé de vous ici. Il me tarde que nous soyons réunies ; j’espère que lorsque nous nous reverrons, ce sera dans d’autres circonstances qui nous feront nous ouvrir nos cœurs l’une à l’autre, sans aucune réserve. »

Un tendre embrassement suivit ces paroles.

« Je verrai votre cousin à Londres bientôt, et sir Thomas dans le courant du printemps. Je suis certaine de rencontrer souvent votre cousin, l’aîné des fils de sir Thomas, et sa sœur, madame Rushworth, et Julia ; tous enfin, excepté vous. J’ai une faveur à vous demander, Fanny : c’est votre correspondance. »

Fanny ne put se refuser à cette demande. L’affection que miss Crawford lui témoignait l’avait touchée, et de plus, elle lui savait gré d’avoir rendu leur tête à tête moins pénible qu’elle ne l’avait craint. Enfin, cette entrevue était terminée, son secret lui appartenait encore, et Fanny croyait pouvoir se résigner à tout, tant que cela serait ainsi.

Dans la soirée, il y eut un autre adieu. Henri Crawford vint et resta quelque temps avec la famille. Le cœur de Fanny fut un peu amolli à son égard ; il paraissait véritablement affecté ; il était tout à fait différent de ce qu’il avait paru être précédemment. À peine disait-il quelques paroles. Il avait l’air d’être réellement affligé, et Fanny ne pouvait s’empêcher d’en être touchée, quoiqu’elle espérât ne plus le revoir qu’il ne fût le mari d’une autre femme.

Lorsque le moment du départ arriva, il prit sa main ; elle ne pouvait la lui refuser. Il ne dit rien, ou prononça quelques paroles qu’elle n’entendit pas ; et quand il fut parti, Fanny ne fut pas fâchée de ce que ce signe d’amitié eût eu lieu.

Le matin suivant, M. Crawford et sa sœur Marie étaient en route.