Le Pardon de la reine Anne

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LE PARDON
DE LA REINE ANNE


Poème dit par Mlle Delvair, de la Comédie-Française


LE PARDON DE LA REINE ANNE[1]


Pour les Bretons de Paris.


« Mona, Mona, demain c’est l’aube douloureuse ;
Demain je m’en irai sur la route poudreuse,
Et la lande et l’enclos plein d’ombre et le palus,
Qui s’ouvre au vol lassé de la brune macreuse,
Et ta bouche et tes yeux, je ne les verrai plus.


« Je ne les verrai plus, Mona, douce lumière !
Ta bouche est comparable à la rose trémière ;
Les abeilles prendraient tes yeux pour deux jasmins.
Mais les temps sont passés de ma vigueur première
Et l’aiguillon trop lourd s’échappe de mes mains.

« Regarde ! Dans un corps débile une âme veule,
Voilà ce qu’elle a fait de moi, la bonne aïeule,
La Terre, qui jadis gonflait mon bras puissant.
Tous ses sucs sont taris. La Terre est morte, et, seule,
La Ville fait aux siens des muscles et du sang.

« À la ville, du moins, tout travail vaut salaire.
Ici le grain qu’on sème est un grain de colère :
Les paysans sont las de peiner sans profits.
En vain ils ont crié vers toi, Dieu tutélaire :
Le vieux sol maternel ne nourrit plus ses fils ! »

II


Combien de vous, Bretons, ont tenu ce langage
Et combien sont partis, légers de tout bagage,
Vers la Cité d’or et de fer !

Sous ses halls trépidants criait l’humaine angoisse :
Combien ont déserté leur tranquille paroisse
Pour s’engouffrer dans cet enfer !

J’ai vu dans les faubourgs passer vos troupeaux mornes.
Combien qui s’affaissaient, vaincus, au coin des bornes !
Combien que guettait l’hôpital !
Combien qui, pour donner le change à leur misère,
Entre leurs doigts noueux roulaient un vieux rosaire,
Débris du mobilier natal !

D’autres, sur les comptoirs des marchands de vertige,
Tel l’épi que l’averse a couché sur sa tige,
Laissaient retomber leur front las,
Ou, quand tonnait la voix d’un tribun populaire,
Sous leurs noirs bourgerons fouillaient avec colère
Pour y tâter leur coutelas.

Mais tous, les révoltés, les croyants, les malades,
Le grabataire avec le tenteur d’escalades
Et l’alcoolique au rire amer,
Jeunes ou vieux, dans la prière ou dans l’orgie,
Tous sentaient par moment la même nostalgie
Monter en eux comme une mer,

 
Une mer de silence et d’ombre, mais si douce
Que leur âme y glissait mollement, sans secousse,
Comme une barque au fil de l’eau ;
Mer étrange, sans un remous, sans une lame,
Que ne troublait le battement d’aucune rame,
Qui ne mirait aucun falot…

Ah ! vers le paradis de leurs jeunes années
Tandis que son courant, comme des fleurs fanées,
Les emportait avec lenteur,
Dieu sait les bleus, les doux paysages lunaires
Qui traversaient les yeux de ces visionnaires
Au fil du flot évocateur !

Des toits gris se massaient dans l’ombre ; un clocher svelte
Pointait. C’était le soir, un soir du pays celte,
Plein de langueur et d’abandon,
À cette heure ineffable entre toutes les heures
Où les vierges de Breiz regagnent leurs demeures
Et s’en reviennent du pardon.

Au rythme lent d’une très vieille cantilène,
Elles passaient, embaumant l’air de leur haleine,
Le long des genêts épineux.

Et, de voir onduler leurs coiffes de batiste,
Un biniou lointain, mystérieux et triste,
Tout bas se lamentait en eux.

III


Ce biniou plaintif et tendre,
Vous allez de nouveau l’entendre,
Mais non plus en rêve, non plus
Comme ces rumeurs étouffées
Que le vent chasse par bouffées
Sur les eaux mortes des palus.
 
Ô parias de la grand’ville,
Ployés sous un labeur servile
Dans les usines des faubourgs,
Terrassiers, chauffeurs, mercenaires
Qui, dans les halls pleins de tonnerres,
Tanguez comme des bateaux lourds,

C’est dans l’aube d’un gai dimanche
Qu’elle va monter, claire et franche,

La voix du magique instrument,

La voix aux troublants sortilèges ;
Dont les trilles et les arpèges
Pleurent et rient éperdument.

Levez-vous ! C’est aujourd’hui fête.
Ô fronts courbés par la défaite,
Ô cœurs abreuvés de dégoûts,
Puisque, rivés à votre bagne,
Vous n’alliez pas à la Bretagne,
La Bretagne est venue à vous.
 
Sur ce sol chanté par vos bardes,
Les binious et les bombardes
Peuvent s’en donner à plein cœur :
Tréhorys, landes, pavanes
Sont ici chez eux comme à Vannes
Sous les hermines de Mercœur.
 
Car Montfort est terre bretonne.
Ces murs que le lierre festonne
Furent vôtres aux temps passés,
Aux temps où la belle Yolande
Mariait l’ajonc de la lande
Avec le chardon écossais.

 
Il flotte encor sur cette terre
Un peu de l’âme héréditaire :
Monsieur saint Yve y tint ses plaids
Et l’on prétend qu’Anne la Brette
Plus d’une fois, sous la coudrette,
Y mena ses branles follets.

Sur ce perron tendu de mousse,
Qui la vit glisser, blanche et douce,
Dans son justaucorps de lampas,
Finalement, d’âge en âge,
Vous viendrez en pèlerinage
Baiser la trace de ses pas.
 
Et quand, par les bleus crépuscules,
Dans la senteur des renoncules
Monteront vos derniers ave,
Une voix de miel, sa voix même,
Vous dira la douceur suprême
Du pays enfin retrouvé ;
 
Et, les yeux brouillés, le cœur ivre,
Incertains de la route à suivre,
Là-bas, très loin, dans un vieux bourg

Où toute clarté s’est éteinte,
Vous croirez qu’une cloche tinte
Pour annoncer votre retour…

  1. C’est le nom donné par les Bretons de Paris à leur fête annuelle de Montfort-l’Amaury (Seine-et-Oise). Montfort faisait partie de l’apanage des ducs de Bretagne jusqu’à la réunion de cette province à la France, par le mariage d’Anne de Bretagne avec Charles VIII, puis avec Louis XII