Le Parnasse contemporain/1866/Le Drame de Rachel

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 241-247).
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LE DRAME DE RACHEL



I



Elle est morte ; — une énigme enveloppe sa vie ; —
Oublieuse de gloire et d’or inassouvie,
Morte en sa puberté.
Et qu’un jour l’Avenir l’accuse ou la défende,
Cette mort, — cette vie, — est comme une légende
Pour la Postérité.

Il semblait qu’un vertige eût entraîné sa pente.
Un cœur d’homme animait cette frêle charpente
Faite pour un oiseau.
Son public la suivait comme un dogue à la chaîne.
Elle eût, de son regard, ployé le front d’un chêne,
Elle, mince roseau.

Jeune fille, d’un souffle, elle émouvait le globe.
Elle est morte ; elle enterre en un pli de sa robe
Les élans des grands jours.
Dieu nous avait donné cette dernière étoile ;
Et le Poëte pleure, emportés dans son voile,
Le beau, l’art, ses amours.


Rachel vivait encor qu’elle était déjà morte ;
Le lucre était venu lui semer sur sa porte
Ses lourds et tristes fruits.
L’Ange était retourné dans les régions hautes ;
La Muse avait dit : — Meurs ! et, jusque dans tes fautes,
Remue, étonne, instruis.


II


« Soit ! répondit Rachel ; j’ai profané le temple ;
» Je serai la victime et je serai l’exemple.
» Aux marches du Veau d’or, Dieu du jour, j’accourrai ;
» Mais le lucre, la soif dont on meurt, j’en mourrai.

» Puisqu’aux erreurs du siècle il faut un holocauste,
» Mourant ainsi, je meurs sans déserter mon poste.
» Puisqu’on veut pour le drame un ressort plus puissant,
» Venez donc ! vous aurez de vrais pleurs, du vrai sang. »


III


L’homme, au labour et sur la glèbe,
Du vrai Dieu cueillait les moissons ;
Le ciel riait, et les chansons
Naissaient aux lèvres de la plèbe.

D’autres, errant sur les trottoirs,
Enveloppés d’ombre et de givre,
Allaient mendiant de quoi vivre
Le long des splendides comptoirs.


Leurs doigts glacés heurtaient la corde
D’une guitare, et les passants
Refusaient l’obole aux accents
Qui leur criaient : Miséricorde !

Dans le nombre, une Enfant aussi
Chantait, fauvette au pied débile,
Et, quand l’aumône à sa sébile
Pleuvait un peu, disait : Merci !

Du maigre tartan l’humble frange,
L’hiver, lui drapait sur les reins ;
Elle en tordait les plis empreints
De je ne sais quel souffle étrange.

Et l’œil fier, le col mince et droit,
Tout en elle sentait la race ;
L’épaule ondoyant avec grâce
Arquait sous le spencer étroit.

Bure et coton ! — pauvre chlamyde,
A celle qui devait plus tard
S’épanouir de luxe et d’art,
Vivre, en Reine, au palais d’Armide.

Elle semblait du Parthénon
Calquer les formes, les cambrures,
Alors qu’elle avait pour parures
Des bijoux faux et point de nom.

Mais de son teint couleur d’albâtre,
La blancheur éblouissait l’œil ;
On aurait dit que du cercueil
Sortait ou Phèdre, ou Cléopâtre.


Dans cette chanteuse en haillon
Palpitaient Monime, Hermione ;
La brebis cachait la lionne,
Un cygne était sous ce grillon,

Fille du peuple, à qui Dieu garde
La gloire, l’immortalité,
Monte et conquiers l’immensité,
Gravis la montagne et regarde :

Tes yeux, dans l’orbite enchâssés,
Ont la profondeur des yeux d’aigle ;
Marche, ton génie est ta règle ;
Marche, les frimas sont passés.

Tous, Anglais, Germain ou Tartare,
Reine ! sous ton pied vont fléchir ;
Le monde est là pour t’enrichir :
Prends ta sébile et ta guitare.

Prends ta sébile et souviens-toi
D’où tu sors, sublime cigale ;
Ta gloire au bonheur est fatale,
Prends ta guitare et souviens-toi ! —


IV


A chacun son drapeau, son exergue et sa forme ;
Je veux que l’art se meuve et vive, non qu’il dorme ;
Mais quand Rachel parut,
De l’art et du génie on niait la merveille :
« Peuple, je viens, dit-elle, et je te rends Corneille ! »
Et le peuple accourut.


La Muse antique se réveille
Dans une sève de printemps.
Ce fut la maison de Corneille
Ouverte au siècle à deux battants ;
Ce fut le Cid, ce fut Chimène,
La pompe espagnole et romaine,
La grande fête où l’âme humaine
Reprenait son vol et ses droits.
Ce fut Polyeucte et Pauline,
Ce fut sur la haute colline
L’essor devant qui tout s’incline.
Les dieux de la terre et les rois.

Ce fut Rachel ; — gloire et prestige ! —
Mais sans périls qui peut grandir ?
Sur la cime, elle eut le vertige ;
L’or… elle vit l’or resplendir.
« Esméralda ! songe à ta chèvre ! »
Un frisson lui crispait la lèvre ;
Et quand au travers de sa fièvre
Venait briller l’âpre métal,
Lumière blafarde et jaunie,
Au seuil même de l’agonie,
Ce rayon troublait son génie :
Elle était morte à l’idéal.


V


Mais son pied, sur sa route, avait marqué sa trace.
Mais le Dieu jeune, — beau d’énergie et de grâce, —
Du premier jour, avait conquis son piédestal
D’un marbre pur, candide, et non d’un lourd métal.


Le vers, ce vin sacré, dont le Réel nous sèvre,
Musical et ryhthmé, lui sortait de la lèvre.
— Je me souviens de l’heure où Paris frémissant
Dans l’œuf reconnut l’Aigle et l’applaudit naissant.

Paris ! ce fils d’Athène ; et qu’il veille ? ou qu’il dorme,
Devienne houille et chiffre ? un éclair le transforme. —
Donc, Rachel était née ; elle avait combattu.
Elle entre ; on lui dit : Parle ! et le reste s’est tu.

Le génie à ce front posait une auréole ;
Au marbre elle donnait des poses de créole ;
Sa robe sur ses pieds tombait en plis d’airain.
Phidias eût sculpté les deux arcs de sa bouche
Que pour le mol sourire ou le dédain farouche
Il n’eût pas inventé d’accent plus souverain.
Tel que ces pics, où monte un flot d’ombres funèbres,
Son crâne était semé d’éclairs et de ténèbres,
Qui rendaient à son gré le ciel terne et serein.

Mais le lucre à son cœur s’introduit et le rouille.
— Puisque tu veux de l’or ! vends-lui cher ta dépouille,
Rachel ; — il faut le drame implacable et vivant ;
Marche ; il faut de vrais pleurs et du vrai sang au monde.
Donne la Tragédie, et que ton sang l’inonde ;
La leçon plus terrible en sera plus féconde ;
Souffre et meurs ; en avant !

Marche ! dit la Muse irritée,
Sur ton char, saignante et debout,
Du siècle sois le Prométhée ;
Les mers, les steppes, franchis tout.
Et le czar, dont l’orgueil te brise,

New-York qui ne t’a point comprise
Te porteront le dernier coup.
Marche, et sur ton masque burine
La lèpre, le fléau du jour ;
Pour de l’or gonfle ta narine,
L’or va te ronger la poitrine ;
L’or a les ongles du vautour.
Sur ce roc nud ils t’ont jetée ;
Du siècle sois le Prométhée,
Montre à la foule épouvantée
Pour quel dieu vibre son amour.

Elle est morte ; — une énigme enveloppe sa vie ; —
Oublieuse de gloire et d’or inassouvie,
Morte en sa puberté.
Et qu’un jour, l’Avenir l’accuse ou la défende,
Cette mort, — cette vie, — est comme une légende
Pour la Postérité.


EUG. VILLEMIN