Le Parti socialiste/Préface

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A. Panis (p. i-vii).


PRÉFACE


La situation politique actuelle de la France appelle les plus graves réflexions.

Il n’y a plus de partis, et, ce qui est pire, il n’y a plus de principes, il n’y a plus de doctrines.

L’opposition, le gouvernement, sont dans un complet désarroi.

Le gouvernement s’est livré à l’opposition, et l’opposition s’est livrée au gouvernement : dans tous les camps règne la plus grande confusion.

Depuis que la politique mène le monde, elle l’a fait passer par bien des épreuves, par bien des péripéties, par bien des surprises ; mais jamais rien de pareil ne s’est vu.

Ce n’est pas une situation, c’est le gâchis.

C’est pire que le gâchis, c’est la décomposition.

L’esprit public, qui avait déjà si peu de ressort depuis vingt ans, achève de se démoraliser à ce spectacle. Ceux qui croyaient à la force du gouvernement, ceux qui croyaient à la sincérité de l’opposition, ceux qui avaient foi dans l’autorité, ceux qui avaient foi dans la liberté, ne savent plus que penser.

L’Union libérale pouvait être un programme : ce n’était qu’un mot, le mot d’ordre d’une coalition d’ambitions sans principes aucuns.

Il n’y a plus d’illusions à se faire aujourd’hui.

Le parti libéral est parvenu au pouvoir, l’Union libérale est devenue l’Union gouvernementale.

Qu’y a-t-il de changé au fond des choses ? Rien.

Avons-nous davantage la liberté ? Non.

Les intérêts ont-ils du moins une sécurité plus grande ? Nullement.


La vérité est que nous avons perdu en France l’intelligence et le sentiment de la liberté.

Nous sommes restés dix-huit ans dans le silence et dans la nuit, et notre éducation politique est à refaire tout entière.

Nous nous étions confiés naïvement, pour guider notre inexpérience et pour nous conduire à la liberté, à des hommes qui ont indignement trompé notre confiance.

Il n’y a rien dans cette trahison ou dans cette défaillance qui doive surprendre ceux qui savent quelles circonstances précédèrent et amenèrent le second Empire ; ceux qui savent ce que furent les hommes de 1848 et de 1851, les hommes de la république honnête et modérée et les hommes de la rue de Poitiers ; ceux qui savent quelle part de complicité directe ou indirecte, consciente ou inconsciente, eurent dans le coup d’État les hommes placés aujourd’hui à la tête du mouvement démocratique et libéral.

Prévoyant ce qui arrive, nous avions tâché, à la veille des dernières élections, de rappeler ces enseignements de l’histoire contemporaine[1]. On nous accusa alors de jeter la division dans le parti. Les événements ne sont que trop tôt venus donner raison à nos tristes prévisions et justifier notre solennel avertissement.

Mais il ne s’agit plus aujourd’hui de vaines récriminations, ni de lamentations stériles, ni de dissertations oiseuses sur la situation.

Il faut nous recueillir et aviser.

Il faut tracer un programme nouveau qui serve de point de ralliement à tous ceux qui veulent sérieusement la liberté, parce qu’elle est la condition indispensable du développement des individus et de la prospérité des peuples.

Le parti libéral est mort, il s’est suicidé.

Il cède ainsi lui-même la place au parti socialiste qu’il a poursuivi si longtemps de ses persécutions et de ses calomnies.

Les socialistes se distinguent des partis purement politiques en ce que, pour eux, la liberté n’est pas le but, elle n’est que le moyen : — le moyen de réaliser le bien-être universel en faisant disparaître du monde l’ignorance et la misère, et en substituant l’harmonie sociale aux antagonismes de l’état actuel.

Mais c’est pour cela aussi qu’ils veulent la liberté entière, complète et effective, parce qu’elle est l’élément indispensable de leur action ; tandis que beaucoup de politiques ne sont que des pécheurs en eau trouble, qui parlent bien haut et à tout propos de liberté, mais qui cherchent simplement à se faire une position et à prendre la place de ces gouvernements et de ces ministres qu’ils poursuivent de leur opposition farouche.

Nous allons essayer de résumer, avec netteté et précision, le programme du parti socialiste, en indiquant : ce que c’est enfin que la liberté ; quelles sont les conditions de son établissement ; et quelles applications il convient d’en faire pour réformer les abus de la société et instituer le règne de la justice dans le monde.

Nous croyons que le moment est propice pour cette exposition, et nous pensons pouvoir compter sur l’attention de tous les citoyens dignes de ce nom, de tous ceux qui ont à cœur les intérêts de la chose publique, et qui sentent que le terrain sur lequel ils avaient cru pouvoir s’appuyer jusqu’ici manque sous leurs pieds.

Nous espérons que tous les hommes désintéressés et de bonne foi se rallieront au programme du parti socialiste, comme ils se sont ralliés autrefois au programme du parti libéral.

Nous voulons la liberté, et par la liberté, la réalisation du bien-être universel.

On peut différer sur les détails et les applications, mais tout le monde sera certainement d’accord avec nous sur le moyen et sur le but.


10 mars 1870.




  1. Voir nos deux ouvrages publiés au commencement de l’année 1869 : les Hommes de 1848 et les Hommes de 1851.