Le Pilote du Danube/Chapitre VI

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Hetzel (p. 90-106).

VI

LES YEUX BLEUS.

En quittant la barge, Karl Dragoch gagna les quartiers du centre. Il connaissait Ratisbonne, et c’est sans hésiter sur la direction à suivre qu’il s’engagea à travers les rues silencieuses, flanquées çà et là de donjons féodaux à dix étages, de cette cité jadis bruyante, que n’anime plus guère une population tombée à vingt-six mille âmes.

Karl Dragoch ne songeait pas à visiter la ville, comme le croyait Ilia Brusch. Ce n’est pas en qualité de touriste qu’il voyageait. À peu de distance du pont, il se trouva en face du Dom, la cathédrale aux tours inachevées, mais il ne jeta qu’un coup d’œil distrait sur son curieux portail de la fin du XVe siècle. Assurément, il n’irait pas admirer, au Palais des Princes de Tour et Taxis, la chapelle gothique et le cloître ogival, pas plus que la bibliothèque de pipes, bizarre curiosité de cet ancien couvent. Il ne visiterait pas davantage le Rathhaus, siège de la Diète autrefois, et aujourd’hui simple Hôtel de Ville, dont la salle est ornée de vieilles tapisseries, et où la chambre de torture avec ses divers appareils est montrée, non sans orgueil, par le concierge de l’endroit. Il ne dépenserait pas un trinkgeld, le pourboire allemand, à payer les services d’un cicérone. Il n’en avait pas besoin, et c’est sans le secours de personne qu’il se rendit au Bureau des Postes, où plusieurs lettres l’attendaient à des initiales convenues. Karl Dragoch, ayant lu ces lettres, sans que son visage décelât aucun sentiment, se disposait à sortir du bureau, lorsqu’un homme assez vulgairement vêtu l’accosta sur la porte.

Cet homme et Dragoch se connaissaient, car celui-ci d’un geste arrêta le nouveau venu au moment où il allait prendre la parole. Ce geste signifiait évidemment : « Pas ici. » Tous deux se dirigèrent vers une place voisine.

« Pourquoi ne m’as-tu pas attendu sur le bord du fleuve ? demanda Karl Dragoch, quand il s’estima à l’abri des oreilles indiscrètes.

— Je craignais de vous manquer, lui fut-il répondu. Et, comme je savais que vous deviez venir à la poste…

— Enfin, te voilà, c’est l’essentiel, interrompit Karl Dragoch. Rien de neuf ?

— Rien.

— Pas même un vulgaire cambriolage dans la région ?

— Ni dans la région, ni ailleurs, le long du Danube s’entend.

— À quand remontent tes dernières nouvelles ?

— Il n’y a pas deux heures que j’ai reçu un télégramme de notre bureau central de Budapest. Calme plat sur toute la ligne.

Karl Dragoch réfléchit un instant.

— Tu vas aller au Parquet de ma part. Tu donneras ton nom, Friedrick Ulhmann, et tu prieras qu’on te tienne au courant s’il survenait la moindre chose. Tu partiras ensuite pour Vienne.

— Et nos hommes ?

— Je m’en charge. Je les verrai au passage. Rendez-vous à Vienne, d’aujourd’hui en huit, c’est le mot d’ordre.

— Vous laisserez donc le haut fleuve sans surveillance ? demanda Ulhmann.

— Les polices locales y suffiront, répondit Dragoch, et nous accourrons à la moindre alerte. Jusqu’ici, d’ailleurs, il ne s’est jamais rien passé, au-dessus de Vienne, qui soit de notre compétence. Pas si bêtes, nos bonshommes, d’opérer si loin de leur base.

— Leur base ?… répéta Ulhmann. Auriez-vous des renseignements particuliers ?

— J’ai, en tous cas, une opinion.

— Qui est ?…

— Trop curieux !… Quoi qu’il en soit, je te prédis que nous débuterons entre Vienne et Budapest.

— Pourquoi là plutôt qu’ailleurs ?

— Parce que c’est là que le dernier crime a été commis. Tu sais bien, ce fermier qu’ils ont fait « chauffer » et qu’on a retrouvé brûlé jusqu’aux genoux.

— Raison de plus pour qu’ils opèrent ailleurs la prochaine fois.

— Parce que ?…

— Parce qu’ils se diront que le district où ce crime a été perpétré doit être tout spécialement surveillé. Ils iront donc plus loin tenter la fortune. C’est ce qu’ils ont fait jusqu’ici. Jamais deux fois de suite au même endroit.

— Ils ont raisonné comme des bourriques, et tu les imites, Friedrick Ulhmann, répliqua Karl Dragoch. Mais c’est bien sur leur sottise que je compte. Tous les journaux, comme tu as dû le voir, m’ont attribué un raisonnement analogue. Ils ont publié avec un parfait ensemble que je quittais le Danube supérieur, où, selon moi, les malfaiteurs ne se risqueraient pas à revenir, et que je partais pour la Hongrie méridionale. Inutile de te dire qu’il n’y a pas un mot de vrai là-dedans, mais tu peux être sûr que ces communications tendancieuses n’ont pas manqué de toucher les intéressés.

— Vous en concluez ?

— Qu’ils n’iront pas du côté de la Hongrie méridionale se jeter dans la gueule du loup.

— Le Danube est long, objecta Ulhmann. Il y a la Serbie, la Roumanie, la Turquie…

— Et la guerre ?… Rien à faire par là pour eux. Nous verrons bien, au surplus.

Karl Dragoch garda un instant le silence.

— A-t-on ponctuellement suivi mes instructions ? reprit-il.

— Ponctuellement.

— La surveillance du fleuve a été continuée ?

— Jour et nuit.

— Et l’on n’a rien découvert de suspect ?

— Absolument rien. Toutes les barges, tous les chalands ont leurs papiers en règle. À ce propos, je dois vous dire que ces opérations de contrôle soulèvent beaucoup de murmures. La batellerie proteste, et, si vous voulez mon opinion, je trouve qu’elle n’a pas tort. Les bateaux n’ont rien à voir dans ce que nous cherchons. Ce n’est pas sur l’eau que des crimes sont commis.

Karl Dragoch fronça les sourcils.

— J’attache une grande importance à la visite des barges, des chalands et même des plus petites embarcations, répliqua-t-il d’un ton sec. J’ajouterai, une fois pour toutes, que je n’aime pas les observations.

Ulhmann fit le gros dos.

— C’est bon, Monsieur, dit-il.

Karl Dragoch reprit :

— Je ne sais encore ce que je ferai… Peut-être m’arrêterai-je à Vienne. Peut-être pousserai-je jusqu’à Belgrade… Je ne suis pas fixé… Comme il importe de ne pas perdre le contact, tiens-moi au courant par un mot adressé en autant d’exemplaires qu’il sera nécessaire à ceux de nos hommes échelonnés entre Ratisbonne et Vienne.

— Bien, Monsieur, répondit Ulhmann. Et moi ?… Où vous reverrai-je ?

— À Vienne, dans huit jours, je te l’ai dit, répondit Dragoch.

Il réfléchit quelques instants.

— Tu peux te retirer, ajouta-t-il. Ne manque pas de passer au Parquet et prends ensuite le premier train.

Ulhmann s’éloignait déjà. Karl Dragoch le rappela.

— Tu as entendu parler d’un certain Ilia Brusch ? interrogea-t-il.

— Ce pêcheur qui s’est engagé à descendre le Danube la ligne à la main ?

— Précisément. Eh bien, si tu me vois avec lui, n’aie pas l’air de me connaître. »

Là-dessus, ils se séparèrent, Friedrick Ulhmann disparut vers le haut quartier, tandis que Karl Dragoch se dirigeait vers l’hôtel de la Croix-d’Or, où il comptait dîner.

Une dizaine de convives, causant de choses et d’autres, étaient déjà à table, lorsqu’il prit place à son tour. S’il mangea de grand appétit, Karl Dragoch ne se mêla point à la conversation. Il écoutait, par exemple, en homme qui a l’habitude de prêter l’oreille à tout ce qu’on dit autour de lui. Aussi ne put-il manquer d’entendre, quand l’un des convives demanda à son voisin :

« Eh bien, cette fameuse bande, on n’en a donc pas de nouvelles ?

— Pas plus que du fameux Brusch, répondit l’autre. On attendait son passage à Ratisbonne, et il n’a pas encore été signalé.

— C’est singulier.

— À moins que Brusch et le chef de la bande ne fassent qu’un.

— Vous voulez rire ?

— Eh !… qui sait ?… »

Karl Dragoch avait vivement relevé les yeux. C’était la seconde fois que cette hypothèse, décidément dans l’air, venait s’imposer à son attention. Mais il eut comme un imperceptible haussement d’épaules, et acheva son dîner sans prononcer une parole. Plaisanterie que tout cela. D’ailleurs, il était bien renseigné, ce bavard, qui ne connaissait même pas l’arrivée d’Ilia Brusch à Ratisbonne.

Son dîner terminé, Karl Dragoch redescendit vers les quais. Là, au lieu de regagner tout de suite la barge, il s’attarda quelques instants sur le vieux pont de pierre qui réunit Ratisbonne à Stadt-am-Hof, son faubourg, et laissa errer son regard sur le fleuve, où quelques bateaux glissaient encore en se hâtant de profiter de la lumière mourante du jour.

Il s’oubliait dans cette contemplation, quand une main se posa sur son épaule, en même temps que l’interpellait une voix familière.

« Il faut croire, monsieur Jaeger, que tout cela vous intéresse.

Karl Dragoch se retourna et vit, en face de lui, Ilia Brusch, qui le regardait en souriant.

— Oui, répondit-il, tout ce mouvement du fleuve est curieux. Je ne me lasse pas de l’observer.

— Eh ! monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch, cela vous intéressera davantage, lorsque nous arriverons sur le bas fleuve, où les bateaux sont plus nombreux. Vous verrez, quand nous serons aux Portes de Fer !… Les connaissez-vous ?

— Non, répondit Dragoch.

— Il faut avoir vu cela ! déclara Ilia Brusch. S’il n’y a pas au monde un plus beau fleuve que le Danube, il n’y a pas, sur tout le cours du Danube, un plus bel endroit que les Portes de Fer !…

Cependant la nuit était devenue complète. La grosse montre d’Ilia Brusch marquait plus de neuf heures.

— J’étais en bas, dans la barge, lorsque je vous ai aperçu sur le pont, monsieur Jaeger, dit-il. Si je suis venu vous trouver, c’est pour vous rappeler que nous partons demain de très bonne heure, et que nous ferions bien, par conséquent, d’aller nous coucher.

— Je vous suis, monsieur Brusch, approuva Karl Dragoch.

Tous deux descendirent vers la rive. Comme ils tournaient l’extrémité du pont, le passager de dire :

— Et la vente de notre poisson, monsieur Brusch ?… Êtes-vous satisfait ?

— Dites enchanté, monsieur Jaeger ! Je n’ai pas à vous remettre moins de quarante et un florins !

— Ce qui fera soixante-huit, avec les vingt-sept précédemment encaissés. Et nous ne sommes qu’à Ratisbonne !… Eh ! eh ! monsieur Brusch, l’affaire ne me paraît pas si mauvaise !

— J’en arrive à le croire », reconnut le pêcheur.

Un quart d’heure plus tard, tous deux dormaient l’un près de l’autre, et, au soleil levant, l’embarcation était déjà à cinq kilomètres de Ratisbonne.

En aval de cette ville, les rives du Danube présentent des aspects très différents. Sur la droite se succèdent à perte de vue de fertiles plaines, une riche et productive campagne, où ne manquent ni les fermes, ni les villages, tandis que, sur la gauche, se massent des forêts profondes et s’étagent des collines qui vont se souder au Bohmerwald.

En passant, M. Jaeger et Ilia Brusch purent apercevoir, au-dessus de la bourgade de Donaustauf, le Palais d’été des Princes de Tour et Taxis, et le vieux château épiscopal de Ratisbonne, puis, au delà, sur le Savaltorberg, le Walhalla, ou « Séjour des élus », sorte de Parthénon égaré sous le ciel bavarois, qui n’est point celui de l’Attique, et dont la construction est due au roi Louis. À l’intérieur, c’est un musée, où figurent les bustes des héros de la Germanie, musée moins admirable que les belles dispositions architecturales de l’extérieur. Si le Walhalla ne vaut pas, en effet, le Parthénon d’Athènes, il l’emporte sur celui dont les Écossais ont décoré une des collines d’Édimbourg, la « vieille enfumée ».

Longue est la distance séparant Ratisbonne de Vienne, lorsqu’on suit les méandres du Danube. Cependant, sur cette route liquide de près de quatre cent soixante-quinze kilomètres, les cités de quelque importance sont rares. On ne trouve guère à signaler que Straubing, entrepôt agricole de la Bavière, où la barge s’arrêta le soir du 18 août ; Passau, où elle arriva le 20, et Lintz qu’elle dépassa dans la journée du 21. En dehors de ces villes, dont les deux dernières ont une certaine valeur stratégique, mais dont aucune n’atteint vingt mille âmes, il n’existe que d’insignifiantes agglomérations.

À défaut des œuvres de l’homme, le touriste a, du moins, pour se défendre contre l’ennui, le spectacle toujours varié des rives du grand fleuve. Au-dessous de Straubing, où il s’étale déjà sur une largeur de quatre cents mètres, le Danube ne cesse de se resserrer, tandis que les premières ramifications des Alpes Rhétiques surélèvent peu à peu la rive droite.

À Passau, bâtie au confluent de trois cours d’eau, le Danube, l’Inn et l’Ils, dont les deux premiers comptent parmi les plus importants de l’Europe, on quitte l’Allemagne, et cette même rive droite devient autrichienne dans l’aval immédiat de la ville, tandis que c’est seulement quelques kilomètres plus bas, au confluent de la Dadelsbach, que la rive gauche commence à faire partie de l’empire des Habsbourg. En ce point, le lit du fleuve est réduit à une étroite vallée de deux cents mètres environ qui va le conduire jusqu’à Vienne, tantôt s’élargissant au point de permettre la formation de véritables lacs parsemés d’îles et d’îlots, tantôt rapprochant plus encore ses parois entre lesquelles grondent les eaux furieuses.

Ilia Brusch paraissait n’accorder aucun intérêt à cette succession de spectacles changeants et toujours sublimes, et semblait uniquement préoccupé d’activer de toute la vigueur de ses bras l’allure de son embarcation. L’attention qu’il lui fallait apporter à la conduite de la barge eût, d’ailleurs, suffi à excuser son indifférence. Outre les difficultés résultant des bancs de sable, difficultés qui sont monnaie courante de la navigation danubienne, il en avait à vaincre de plus sérieuses. Quelques kilomètres avant Passau, il avait dû affronter les rapides de Wilshofen, puis, cent cinquante kilomètres plus bas, un peu au-dessous de Grein, l’une des villes les plus misérables de la Haute-Autriche, ce furent ceux autrement redoutables du Strudel et du Wirbel.

En cet endroit, la vallée devient un étroit couloir limité par des parois sauvages, entre lesquelles se précipitent les eaux bouillonnantes. Autrefois, de nombreux récifs rendaient ce passage des plus dangereux, et il n’était pas rare que la batellerie y éprouvât de graves dommages. Maintenant, le danger a notablement diminué. On a fait sauter à la mine les plus gênantes des roches qui s’échelonnaient d’une rive à l’autre. Les rapides ont perdu de leur fureur, les remous n’attirent plus les bateaux dans leurs tourbillons avec la même violence, et les catastrophes sont devenues moins fréquentes. Beaucoup de précautions, cependant, sont encore à prendre, autant pour les grands chalands que pour les petites embarcations.

Tout cela n’était pas pour embarrasser Ilia Brusch. Il suivait les passes, évitait les bancs de sable, dominait les remous et les rapides, avec une étonnante habileté. Cette habileté, Karl Dragoch l’admirait, mais il ne laissait pas aussi d’être surpris qu’un simple pêcheur eût une science si parfaite du Danube et de ses traîtresses surprises.

Si Ilia Brusch étonnait Karl Dragoch, la réciproque n’était pas moins vraie. Le pêcheur admirait, sans y rien comprendre, l’étendue des relations de son passager. Si infime que fût le lieu choisi pour la halte du soir, il était rare que M. Jaeger n’y trouvât pas quelqu’un de connaissance. À peine la barge était-elle amarrée, il sautait à terre et presque aussitôt il était abordé par une ou deux personnes. Jamais, du reste, il ne s’oubliait en de longues conversations. Après un échange de quelques mots, les interlocuteurs se séparaient, et M. Jaeger réintégrait la barge, tandis que les étrangers s’éloignaient.

À la fin Ilia Brusch n’y put tenir.

« Vous avez donc des amis un peu partout, monsieur Jaeger ? demanda-t-il un jour.

— En effet, monsieur Brusch, répondit Karl Dragoch. Cela tient à ce que j’ai souvent parcouru ces contrées.

— En touriste, monsieur Jaeger ?

— Non, monsieur Brusch, pas en touriste. Je voyageais à cette époque pour une maison de commerce de Budapest, et, dans ce métier-là, non seulement on voit du pays, mais on se crée de nombreuses relations, vous le savez. »

Tels furent les seuls incidents — si l’on peut appeler cela des incidents — qui marquèrent le voyage du 18 au 24 août. Ce jour-là, après une nuit passée le long de la rive, loin de tout village, en dessous de la petite ville de Tulln, Ilia Brusch se remit en route avant l’aube, ainsi qu’il en avait coutume. Cette journée ne devait pas être pareille aux précédentes. Le soir même, en effet, on serait à Vienne, et, pour la première fois depuis huit jours, Ilia Brusch allait pêcher, afin de ne pas décevoir les admirateurs qu’il ne pouvait manquer d’avoir dans la capitale, où il avait eu soin de faire annoncer son arrivée par les cent voix de la Presse.

D’ailleurs, ne fallait-il pas penser aux intérêts de M. Jaeger, trop négligés pendant cette semaine de navigation acharnée ? Bien qu’il ne se plaignît pas, ainsi qu’il s’y était engagé, celui-ci ne devait pas être content, Ilia Brusch le comprenait de reste, et c’est pour être en mesure de lui donner au moins une apparence de satisfaction, qu’il s’était arrangé de manière à n’avoir qu’une trentaine de kilomètres à franchir durant cette dernière journée. Ainsi, malgré la diminution de sa vitesse, il lui serait quand même possible d’atteindre Vienne d’assez bonne heure pour tirer parti du produit de sa pêche.

Au moment où Karl Dragoch sortit de la cabine, le butin était déjà abondant, mais le pêcheur devait faire mieux encore. Vers onze heures, sa ligne ramena un brochet de vingt livres. C’était une pièce royale qui obtiendrait sûrement un haut prix des amateurs viennois.

Enhardi par ce succès, Ilia Brusch voulut tenter la chance une dernière fois, ce en quoi il eut grand tort, ainsi que l’événement le prouva.

Comment s’y prit-il ? Il eût été bien incapable de le dire. Le fait est que, lui, toujours si adroit, eut à ce moment un coup malheureux. Que ce soit le résultat d’un instant de distraction ou pour toute autre cause, sa ligne fut mal lancée, et l’hameçon, violemment ramené, vint frapper son visage où il traça un sillon sanglant. Ilia Brusch poussa un cri de douleur.

Après avoir labouré les chairs, l’hameçon, continuant sa route, agrippa au passage les lunettes aux grands verres noirs que le pêcheur portait jour et nuit, et cet instrument, enlevé comme une plume, se mit à décrire des courbes éperdues à quelques centimètres au-dessus de la surface de l’eau.

Étouffant une exclamation de dépit, Ilia Brusch, après un coup d’œil plein d’inquiétude à l’adresse de M. Jaeger, eut tôt fait de ramener à lui les lunettes vagabondes, qu’il s’empressa de remettre à leur place primitive. Alors seulement il parut soulagé.

Cet incident n’avait duré que quelques secondes, mais ces quelques secondes avaient suffi à Karl Dragoch pour constater que son hôte possédait de magnifiques yeux bleus, dont le regard très vif semblait peu compatible avec une vue maladive.

Le détective ne put faire autrement que de réfléchir à cette singularité, son tempérament le portant à réfléchir sur tous les sujets qui sollicitaient son attention, et ses réflexions ne furent pas terminées après que les yeux bleus eurent disparu de nouveau derrière l’écran noir qui les dissimulait habituellement. Il est inutile de dire qu’Ilia Brusch ne pêcha pas davantage ce jour-là. Son estafilade, plus douloureuse que grave, sommairement pansée, il rangea avec soin ses engins, tandis que le bateau suivait tout seul le fil du courant, puis ce fut l’heure du déjeuner.

Peu d’instants auparavant, on était passé au pied du Kalhemberg, mont de trois cent cinquante mètres, dont le sommet domine la ville de Vienne. Maintenant, plus on avançait, plus l’animation des rives annonçait l’approche d’une importante cité. Les villas, tout d’abord, s’étaient succédé, de plus en plus rapprochées. Puis, des usines avaient souillé le ciel des fumées de leurs hautes cheminées. Bientôt Ilia Brusch et son compagnon aperçurent quelques fiacres mettant dans cette banlieue une note franchement urbaine.

Dès les premières heures de l’après-midi, la barge dépassa Nussdorf, point où s’arrêtent les bateaux à vapeur, en raison de leur tirant d’eau. La modeste embarcation du pêcheur avait à cet égard de moindres exigences. D’ailleurs, elle ne contenait pas, comme les dampsschiffs, des voyageurs, qui eussent exigé d’être transportés par le canal jusqu’au cœur même de la ville.

Libre de ses mouvements, Ilia Brusch suivit le grand bras du Danube. Avant quatre heures, il s’arrêtait près de la rive et frappait son amarre à l’un des arbres du Prater, promenade fameuse, qui est à Vienne ce que le Bois de Boulogne est à Paris.

« Qu’avez-vous donc aux yeux, monsieur Brusch ? demanda à ce moment Karl Dragoch qui, depuis l’incident des lunettes, n’avait prononcé que de rares paroles.

Ilia Brusch interrompit son travail et se tourna vers son passager.

— Aux yeux ? répéta-t-il d’un ton interrogatif.

— Oui, aux yeux, dit M. Jaeger. Ce n’est pas pour votre plaisir, je suppose, que vous portez ces lunettes noires ?

— Ah ! fit Ilia Brusch, mes lunettes !… J’ai la vue faible, et la lumière me fait mal, voilà tout. »

La vue faible ?… Avec des yeux pareils !…

Son explication donnée, Ilia Brusch acheva d’amarrer sa barge. Son passager le regardait faire d’un air songeur.