Le Pilote du Danube/Chapitre XVIII

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Hetzel (p. 327-343).

XVIII

LE PILOTE DU DANUBE.

Quand Serge Ladko eut disparu dans l’ombre, Karl Dragoch hésita un instant sur ce qu’il convenait de faire. Seul, au début de la nuit, en ce point de la frontière de la Bessarabie, encombré du corps inerte d’un prisonnier dont son devoir lui interdisait de se séparer, sa situation ne laissait pas d’être fort embarrassante. Cependant, comme il était évident qu’un secours ne lui arriverait pas sans qu’il allât le chercher, il lui fallut bien prendre une décision. Le temps pressait. D’une heure, d’une minute peut-être pouvait dépendre le salut de Serge Ladko. Abandonnant provisoirement Yacoub Ogul toujours évanoui, et suffisamment ligoté, d’ailleurs, pour que la fuite lui fût interdite en cas de retour à la vie, il remonta vers l’amont aussi vite que le permettait la nature du terrain.

Après une demi-heure de marche dans un pays complètement désert, il commençait à craindre d’être obligé de pousser jusqu’à Kilia, lorsqu’il découvrit enfin une maison bâtie au bord du fleuve.

Ce ne fut pas une petite affaire que de se faire ouvrir la porte de cette maison, qui semblait être une ferme de quelque importance. À pareille heure, en pareil lieu, une certaine méfiance est excusable, et les habitants de cette demeure paraissaient peu friands d’en permettre l’entrée. La difficulté s’aggravait de l’impossibilité où l’on était de se comprendre, ces paysans parlant un patois local que Karl Dragoch, malgré son polyglottisme, ne connaissait pas. Inventant un jargon de circonstance dans lequel des mots roumains, russes et allemands figuraient chacun pour un tiers, il réussit toutefois à gagner leur confiance, et la porte si énergiquement défendue finit par s’entre-bâiller.

Une fois dans la place, il lui fallut répondre à un interrogatoire serré, dont il sortit nécessairement à son honneur, puisque deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis son débarquement, qu’une charrette l’avait ramené près de Yacoub Ogul.

Celui-ci n’avait pas repris connaissance. Il ne donna même aucun signe de conscience, quand, de l’herbe de la rive, il fut transporté dans la charrette, qui repartit aussitôt vers Kilia. Jusqu’à la ferme, force fut d’aller au pas, mais, au delà, on trouva un chemin, à la vérité fort mauvais, qui permit néanmoins d’activer l’allure.

Il était plus de minuit, quand, après ces péripéties, Karl Dragoch entra dans Kilia. Tout dormait dans la ville, et découvrir le chef de la police ne fut pas chose facile. Il y parvint cependant, et prit sur lui de réveiller ce haut fonctionnaire, qui, sans manifester trop de mauvaise humeur, se mit obligeamment à sa disposition.

Karl Dragoch en profita pour faire déposer en lieu sûr Yacoub Ogul, qui commençait à ouvrir les yeux ; puis, libre de ses mouvements, il put enfin s’occuper de la capture du reste de la bande et du salut de Serge Ladko, qui le passionnait peut-être plus encore.

Dès le premier pas, il se heurta à d’insurmontables difficultés. Aucun vapeur n’était alors à Kilia, et, d’autre part, le chef de la police se refusait énergiquement à envoyer ses hommes sur le fleuve. Ce bras du Danube étant alors indivis entre la Roumanie et la Turquie, on était en droit de craindre que leur intervention ne provoquât de la part de la Sublime Porte des réclamations très regrettables à un moment où grondaient sourdement des menaces de guerre. Si le fonctionnaire roumain avait pu feuilleter le livre du Destin, il y aurait vu que cette guerre, décrétée de toute éternité, éclaterait nécessairement quelques mois plus tard, et cela l’aurait, sans doute, rendu moins timide ; mais, dans son ignorance de l’avenir, il tremblait à la pensée d’être mêlé d’une manière quelconque à des complications diplomatiques, et il se conformait au sage précepte : « Pas d’affaires », qui est, comme on ne l’ignore pas, la devise des fonctionnaires de tous les pays.

Le maximum de ce qu’il osa faire, ce fut de donner à Karl Dragoch le conseil de se rendre à Sulina et de lui indiquer l’homme capable de le conduire dans ce difficile voyage de près de cinquante kilomètres à travers le delta du Danube.

Aller réveiller cet homme, le décider, atteler la voiture, la faire passer sur la rive droite, tout cela demanda beaucoup de temps. Il était près de trois heures du matin, quand le détective fut enfin emporté au trot d’un petit cheval, dont la qualité était fort heureusement supérieure à l’apparence.

Le chef de la police de Kilia avait eu raison en représentant comme difficile la traversée du Delta. Sur des routes boueuses et parfois recouvertes de plusieurs centimètres d’eau, la voiture avançait péniblement, et, sans l’habileté du conducteur, elle se fût plus d’une fois égarée dans cette plaine où n’existe aucun point de repère. On n’avançait pas vite ainsi, et encore fallait-il de temps à autre laisser souffler le cheval exténué.

Midi sonnait comme Karl Dragoch arrivait à Sulina. Le délai fixé par Serge Ladko allait expirer dans quelques heures ! Sans prendre le temps de se restaurer, il courut se mettre en rapport avec les autorités locales.

Sulina, devenue roumaine depuis le traité de Berlin, était ville turque à l’époque de ces événements. Les relations étant alors des plus tendues entre la Sublime Porte et les puissances occidentales, Karl Dragoch, sujet hongrois, ne pouvait espérer y être persona grata, malgré la mission d’intérêt général dont il était investi. Moins mal reçu qu’il ne le craignait, il ne fut donc pas surpris de ne trouver auprès des autorités qu’une aide assez molle.

La police locale, lui dit-on, ne possédant pas d’embarcation qui lui fût spécialement affectée, il ne devait compter que sur l’aviso de la douane, dont le concours était tout indiqué dans la circonstance, une bande de voleurs pouvant, avec un peu de complaisance, être assimilée à une bande de contrebandiers. Malheureusement, cet aviso, navire à vapeur de marche d’ailleurs assez rapide, n’était pas présentement dans le port. Il croisait en mer, mais sûrement à faible distance de la côte. Karl Dragoch n’avait donc qu’à fréter une barque de pêche, et, dès qu’il serait hors des jetées, il le rencontrerait sans aucun doute.

Le détective, désespéré de son impuissance, se résigna à adopter ce parti. À une heure et demie de l’après-midi, il mettait à la voile et doublait le môle, à la recherche de l’aviso. Il ne disposait plus que de cent cinquante minutes pour arriver au rendez-vous de Serge Ladko !

Celui-ci, pendant que Karl Dragoch subissait cette série de mésaventures, poursuivait méthodiquement l’exécution de son plan.

Toute la matinée, il était resté aux aguets, sa barge dissimulée dans les roseaux de la rive, s’assurant que le chaland ne faisait aucun préparatif de départ. En s’emparant, un peu brutalement peut-être — mais il n’avait pas le choix des moyens — de Yacoub Ogul, c’est ce but précisément qu’il avait visé. Ainsi qu’il l’avait prévu, Striga n’osait s’aventurer sans guide dans une navigation des plus délicates et que l’abondance des bancs de sable rend impraticable à qui n’en a pas fait l’étude exclusive de sa vie. Il était à croire que les pirates, incapables de s’expliquer la disparition de leur pilote, saisiraient la première occasion de le remplacer. Mais les pilotes n’abondent pas sur le bras de Kilia, et, jusqu’à onze heures du matin, les eaux, si l’on fait exception du chaland toujours immobile et de la barge invisible, demeurèrent complètement désertes. À onze heures seulement, deux embarcations apparurent du côté de la mer. Serge Ladko, les ayant examinées avec sa longue-vue, reconnut que l’une d’elles était celle d’un pilote. Ivan Striga allait donc vraisemblablement trouver le secours qu’il devait attendre avec impatience. Le moment d’intervenir était arrivé.

La barge sortit hors des roseaux et se rapprocha du chaland.

« Oh ! du chaland !… héla Serge Ladko quand il fut à portée de la voix.

— Oh !… lui fut-il répondu.

Un homme apparut sur le rouf. Cet homme, c’était Ivan Striga.

Quelle fureur gronda dans le cœur de Serge Ladko, lorsqu’il aperçut cet ennemi acharné de son bonheur, le lâche qui, depuis tant de mois, tenait Natcha en son pouvoir !

Mais il s’attendait à cette rencontre qu’il avait cherchée. Il y était préparé. Sa fureur, il la renferma en lui-même, et, se faisant violence :

— Vous n’auriez pas besoin d’un pilote ? demanda-t-il d’une voix calme.

Au lieu de répondre, Striga, abritant ses yeux de la main, considéra un long instant celui qui l’interpellait. À vrai dire, d’un seul regard il avait été fixé sur la personnalité du nouveau venu. Mais, qu’il eût devant lui le mari de Natcha, cela lui paraissait si extraordinaire et, on peut le dire, si inespéré, qu’il hésitait devant l’évidence.

— N’êtes-vous pas Serge Ladko, de Roustchouk ? interrogea-t-il à son tour.

— C’est bien moi, répondit le pilote.

— Ne me reconnaissez-vous pas ?

— Il faudrait donc être aveugle, répliqua Serge Ladko. Je vous reconnais parfaitement, Ivan Striga.

— Et vous me faites vos offres de service ?

— Pourquoi pas ? je suis pilote, déclara froidement Serge Ladko.

Striga balança un instant. Que celui qu’il haïssait le plus au monde vînt ainsi bénévolement se mettre à sa merci, c’était trop beau. Cela ne cachait-il pas un piège ?… Mais quel danger pouvait faire courir un homme seul à un équipage nombreux et résolu ? Qu’il conduisît le chaland jusqu’à la mer, puisqu’il avait la sottise de le proposer ! Une fois en mer, par exemple !…

— Embarque ! conclut le pirate, la bouche déformée par un rictus cruel que vit distinctement Serge Ladko.

Celui-ci ne se fit pas répéter l’invitation. Sa barge accosta le chaland, à bord duquel il monta. Striga s’avança au-devant de lui.

— Me permettrez-vous, dit-il, de vous exprimer ma surprise de vous rencontrer aux bouches du Danube ?

Le pilote garda le silence.

— On vous croyait mort, reprit Striga, depuis le temps que vous avez disparu de Roustchouk.

Cette insinuation n’obtint pas plus de succès que la précédente.

— Qu’étiez-vous devenu ? interrogea Striga sans se décourager.

— Je n’ai pas quitté le voisinage de la mer, répondit enfin Serge Ladko.

— Si loin de Roustchouk ! s’exclama Striga.

Serge Ladko fronça les sourcils. Cet interrogatoire commençait à l’exaspérer. Suivant la ligne de conduite qu’il s’était tracée, il refréna toutefois son impatience et expliqua posément :

— Les périodes troublées ne sont pas favorables aux affaires.

Striga le considéra d’un œil narquois.

— Et l’on vous disait patriote ! s’écria-t-il avec ironie.

— Je ne fais plus de politique, dit sèchement Serge Ladko.

À ce moment, le regard de Striga tomba sur la barge, que le courant avait fait éviter à l’arrière du chaland. Il tressaillit violemment. Il ne pouvait se tromper. C’était bien cette barge, dont il s’était servi lui-même pendant huit jours, et qu’il avait retrouvée amarrée au quai de Semlin. Serge Ladko mentait donc quand il prétendait ne pas avoir quitté le delta du Danube ?

— Depuis que vous avez quitté Roustchouk, vous ne vous êtes pas éloigné de ces parages ? insista Striga en scrutant de l’œil son interlocuteur.

— Non, répondit Serge Ladko.

— Vous m’étonnez, fit Striga.

— Pourquoi ? Avez-vous cru me rencontrer ailleurs ?

— Vous, non. Mais cette embarcation… Je jurerais l’avoir vue sur le haut fleuve.

— C’est bien possible, répondit Serge Ladko avec indifférence. Je l’ai achetée, il y a trois jours, d’un homme qui disait arriver de Vienne.

— Comment était cet homme ? demanda vivement Striga dont les soupçons évoluaient vers Karl Dragoch.

— Un brun, avec des lunettes.

— Ah !… fit Striga tout songeur.

Les réponses du pilote l’avaient visiblement ébranlé. Il ne savait plus ce qu’il devait croire. Mais il ne tarda pas à libérer son esprit de toute préoccupation. Qu’importait après tout ? Que Serge Ladko dît ou ne dît pas la vérité, il n’en était pas moins entre ses mains. L’imbécile, qui se jetait ainsi dans la gueule du loup !… Entré sur le chaland, il n’en sortirait pas vivant. Voilà des mois que Striga mentait en affirmant à Natcha qu’elle était veuve. Dès qu’on serait en mer, ce mensonge deviendrait une vérité.

— Partons ! dit-il en manière de conclusion à ses pensées.

À midi, répondit tranquillement Serge Ladko qui, sortant des provisions d’un sac qu’il portait à la main, se mit en devoir de déjeuner.

Le pirate eut un geste d’impatience. Serge Ladko feignit de n’en rien voir.

— Je dois vous prévenir, dit Striga, que je tiens à être à la mer avant la nuit.

— Nous y serons », affirma le pilote, sans montrer la moindre velléité de modifier sa décision.

Striga s’éloigna vers l’avant. À en juger par l’expression réfléchie de son visage, il lui restait un souci. Que le mari s’offrît à conduire précisément le chaland dans lequel sa femme était retenue prisonnière, cette coïncidence était tout de même par trop extraordinaire. Certes, rien ne pouvant empêcher que Serge Ladko ne fût seul à bord contre six hommes déterminés, Striga eût sagement fait en ne cherchant pas plus loin. Mais il se tenait en vain ce raisonnement irréfutable. C’était pour lui un besoin de savoir si la disparition de Natcha était connue du principal intéressé. Sa curiosité surexcitée ne lui laissa pas de cesse qu’il n’y eût cédé.

« Avez-vous reçu des nouvelles de Roustchouk depuis que vous l’avez quitté ? demanda-t-il en revenant vers le pilote qui continuait paisiblement son repas.

— Jamais, répondit celui-ci.

— Ce silence ne vous a pas surpris ?

— Pourquoi m’aurait-il surpris ? demanda Serge Ladko en fixant son interlocuteur.

Quelle que fût son audace, celui-ci se sentit gêné sous ce ferme regard.

— Je croyais, balbutia-t-il, que vous y aviez laissé votre femme.

— Et moi je crois, répliqua froidement Serge Ladko, qu’un autre sujet de conversation serait préférable entre nous. »

Striga se le tint pour dit.

Quelques minutes après midi, le pilote donna l’ordre de lever l’ancre, puis, la voile hissée et bordée, il prit lui-même la barre. À ce moment Striga s’approcha de lui.

« Je dois vous prévenir, lui dit-il, que le chaland a besoin de fond.

— Il est sur lest, objecta Serge Ladko. Deux pieds d’eau doivent suffire.

— Il en faut sept, affirma Striga.

— Sept ! s’écria le pilote, pour qui ce seul mot était une révélation.

Voilà donc pourquoi la bande du Danube avait échappé jusqu’ici à toutes les poursuites ! Son bateau était habilement truqué. Ce qu’on en apercevait hors de l’eau n’était qu’une trompeuse apparence. Le véritable chaland était sous-marin, et c’est dans cette cachette qu’était déposé le produit de ses rapines. Cachette qui pouvait, au besoin, Serge Ladko le savait par expérience, se transformer en inviolable cachot.

— Sept, avait répété Striga en réponse à l’exclamation du pilote.

— C’est bien », dit celui-ci sans faire d’autre observation.

Pendant les premiers moments qui suivirent le départ, Striga, qui conservait malgré tout un reste d’inquiétude, ne se départit pas d’une surveillance rigoureuse. Mais l’attitude de Serge Ladko était de nature à le rassurer. Très appliqué à ses fonctions, il ne nourrissait visiblement aucun mauvais dessein et prouvait que sa réputation d’habileté était amplement justifiée. Sous sa main, le chaland évoluait docilement entre les bancs invisibles et suivait avec une précision mathématique les sinuosités de la passe.

Peu à peu, les dernières craintes du pirate s’évanouirent. La navigation se poursuivait sans incident. Bientôt on atteindrait la mer.

Il était quatre heures quand on l’aperçut. Après un dernier coude du fleuve, le ciel et l’eau se rejoignirent à l’horizon.

Striga interpella le pilote.

« Nous voici parés, je pense ? dit-il. Ne pourrait-on rendre la barre au timonier habituel ?

— Pas encore, répondit Serge Ladko. Le plus difficile n’est pas fait. »

À mesure qu’on gagnait vers l’embouchure, un champ plus vaste était offert à la vue. Placé au sommet mouvant de cet angle dont les branches s’ouvraient peu à peu, Striga tenait son regard obstinément dirigé vers la mer. Tout à coup, il saisit une longue-vue, la braqua sur un petit vapeur de quatre à cinq cents tonneaux qui doublait la pointe Nord, puis, après un bref examen, donna l’ordre de hisser un pavillon en tête de mât. On répondit aussitôt par un signal pareil à bord du vapeur, qui, venant sur tribord, commença à se rapprocher de l’estuaire.

À ce moment, Serge Ladko ayant poussé la barre toute à bâbord, le chaland abattit sur tribord, et, coupant obliquement le courant, prit son erre vers le Sud-Est, comme pour aborder la rive droite.

Striga, étonné, regarda le pilote dont l’impassibilité le rassura. Un dernier banc de sable obligeait sans doute les bateaux à suivre cette route capricieuse.

Striga ne se trompait pas. Oui, un banc de sable gisait en effet dans le lit du fleuve, mais non pas du côté de la mer, et c’est droit sur ce banc que Serge Ladko gouvernait d’une main ferme.

Soudain, il y eut un formidable craquement. Le chaland en fut ébranlé jusque dans ses fonds. Sous le choc, le mât vint en bas, cassé net au ras de l’emplanture, et la voile s’abattit en grand, recouvrant de ses larges plis les hommes qui se trouvaient à l’avant. Le chaland, irrémédiablement engravé, demeura immobile.

À bord, tout le monde avait été renversé, y compris Striga, qui se releva ivre de rage.

Son premier regard fut pour Serge Ladko. Le pilote ne paraissait pas ému de l’accident. Il avait lâché la barre, et, les mains enfoncées dans les poches de sa vareuse, il surveillait son ennemi, le regard attentif à ce qui allait suivre.

« Canaille ! » hurla Striga, qui, brandissant un revolver, courut vers l’arrière.

À la distance de trois pas, il tira.

Serge Ladko s’était baissé. La balle passa au-dessus de lui sans l’atteindre. Aussitôt redressé, il fut d’un bond sur son adversaire, que son couteau frappa au cœur. Ivan Striga s’écroula comme une masse.

Le drame s’était déroulé si rapidement, que les cinq hommes de l’équipage, embarrassés, d’ailleurs, dans les plis de la voile, n’avaient pas eu le temps d’intervenir. Mais quel hurlement ils poussèrent en voyant tomber leur chef !

Serge Ladko, s’élançant à l’avant du spardeck, se précipita à leur rencontre. De là, il dominait le pont, sur lequel les hommes accouraient en tumulte.

« Arrière ! cria-t-il, les deux mains armées de revolvers, dont l’un venait d’être arraché à Striga.

Les hommes s’arrêtèrent. Ils n’avaient point d’armes, et, pour s’en procurer, il leur fallait pénétrer dans le rouf, c’est-à-dire passer sous le feu de l’ennemi.

— Un mot, camarades, reprit Serge Ladko sans quitter son attitude menaçante. J’ai là onze coups. C’est plus qu’il n’en faut pour vous descendre tous jusqu’au dernier. Je vous préviens que je tire, si vous ne reculez pas immédiatement vers l’avant.

L’équipage se consulta, indécis. Serge Ladko comprit que, s’ils se ruaient tous à la fois, il arriverait bien sans doute à en abattre quelques-uns, mais qu’il serait lui-même abattu par les autres.

— Attention !… Je compte jusqu’à trois, annonça-t-il, sans leur laisser le temps de la réflexion. Un !…

Les hommes ne bougèrent pas.

— Deux !… prononça le pilote.

Il y eut un mouvement dans le groupe. Trois hommes ébauchèrent une velléité d’attaque. Deux commencèrent à battre en retraite.

— Trois !… » dit Serge Ladko en pressant la détente.

Un homme tomba, l’épaule traversée d’une balle. Ses compagnons s’empressèrent de prendre la fuite.

Serge Ladko, sans quitter son poste d’observation, jeta un regard vers le vapeur qui avait obéi au signal de Striga. Le bâtiment était maintenant à moins d’un mille. Lorsqu’il serait bord à bord avec le chaland, lorsque son équipage se serait joint aux pirates, dont il était nécessairement plus ou moins complice, la situation deviendrait des plus graves.

Le steamer approchait toujours. Il n’était plus qu’à trois encablures, quand, évoluant brusquement sur tribord, il décrivit un grand cercle et s’éloigna vers la haute mer. Que signifiait cette manœuvre ? Avait-il donc été inquiété par quelque chose que Serge Ladko ne pouvait apercevoir ?

Celui-ci, le cœur battant, attendit. Quelques minutes s’écoulèrent, et un autre vapeur surgit hors de la pointe du Sud. Sa cheminée vomissait des torrents de fumée. Le cap droit sur le chaland, il arrivait à toute vitesse. Bientôt, Serge Ladko put reconnaître à l’avant une figure amie, celle de son passager, M. Jaeger, celle du détective Karl Dragoch. Il était sauvé.

Un instant plus tard, le pont de la gabarre était envahi par la police, et son équipage se rendait, sans essayer une résistance inutile.

Pendant ce temps, Serge Ladko s’était précipité dans le rouf. L’une après l’autre, il en visita les cabines. Une seule porte était fermée. Il la renversa d’un coup d’épaule et s’arrêta sur le seuil, éperdu.

Natcha, reconquise, lui tendait les bras.