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Le Pivot géographique de l’histoire - Compte-rendu

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Le pivot géographique de l’histoire, par H.-J. Mackinder[1]. — On tente de faire une part d’influence de plus en plus grande aux phénomènes géographiques dans la détermination de l’évolution historique. Les efforts faits dans ce sens, dans un esprit que n’obsède pas un matérialisme étroit, sont trop précieux pour que nous ne nous fassions pas un devoir d’en rendre compte à nos lecteurs.

L’auteur commence par faire ressortir l’importance de l’époque à laquelle nous vivons au point de vue de la géographie sociale. Nous sommes à l’issue de la « période Colombienne » (1500-1900), durant laquelle les limites de la carte du monde civilisé ont été reculées jusqu’à se confondre avec celles d’un planisphère. Avant cette période de découverte, la vie des peuples se mouvait dans un milieu restreint et la répercussion des grands événements de l’histoire allait s’éteindre dans le monde barbare et inconnu qui le limitait de toutes parts. Après elle, l’histoire se développera de nouveau dans un cercle fermé, mais ce sera celui du monde même, et plus aucun événement ne pourra se produire sans éveiller, par toute la terre, un écho puissant. Il semble donc que nous soyons mieux en situation que jamais d’entrevoir les généralisations historiques les plus vastes, à la lueur d’une connaissance complète de la terre, et de dégager, jusqu’à un certain point, l’influence exercée par le milieu terrestre sur les grandes étapes de l’évolution de l’humanité.

Partant de l’idée que c’est de la pression hostile des peuples asiatiques qu’est sortie la civilisation européenne, l’auteur envisage les différents phases de cette action.

Il montre, tout d’abord, comment la Russie, unifiée politiquement aujourd’hui, a été divisée en deux régions bien distinctes pendant tout le moyen âge et au début des temps modernes ; la Russie et la Pologne se partageant le nord, et les hordes asiatiques occupant le sud. Cette division politique correspond à une division géographique encore bien remarquable aujourd’hui : toute la région située au nord d’une ligne dirigée du S. O. au N. E., de la pointe orientale des monts Carpathes au sud des monts Ourals, appartient à la zone des forêts plus ou moins défrichées qui se prolonge dans toute l’Europe occidentale, tandis que la région située au sud de cette ligne appartient à la zone des steppes qui couvre tout le centre de l’Asie et se prolonge, au delà des Carpathes, par la Puszta hongroise.

Cette pointe avancée des steppes asiatiques en Europe, qui accuse le caractère d’unité du double continent de l’« Eurasie », a de tous temps servi de voie d’invasion aux tribus nomades de l’intérieur, qui y trouvaient une nature semblable à celle de leur pays d’origine[2], depuis les Scythes, buveurs de lait de jument, dont parle Hérodote, jusqu’aux tribus qui s’y succédèrent du ve au xvie siècle. Les Huns s’établirent, sous Attila, en Hongrie et provoquèrent par leurs invasions, l’émigration des Angles et des Saxons (et la découverte de la Grande Bretagne), la coalition à Châlons des Francs, des Goths et des Gallo-romains (préparant l’unité française), la destruction d’Aquilée et de Padoue (et la fondation de Venise), la médiation heureuse du pape Léon, à Milan (et la consolidation de la puissance papale). Les Avares furent la cause directe de la fondation de la marche d’Autriche et de l’importance stratégique de Vienne. Les Magyars qui les remplacèrent en Hongrie jouèrent, vis-à-vis de l’empire, le même rôle. Les Bulgares dominèrent les Slaves au sud du Danube. À l’époque de l’expansion arabe, les Khazars occupaient les steppes de la Russie. Enfin, les Mongols les remplacèrent et rendirent tributaires les populations occupant les forêts du nord.

Dans l’entretemps, les Normands, venant de Scandinavie, exerçaient sur le N. O. de l’Europe une pression hostile qui contribua à créer l’unité anglaise et française. Ainsi l’Europe se trouvait prise entre deux ennemis, l’un venant du N. O., l’autre du S. E., et c’est au cours des luttes qu’elle eut à soutenir contre eux que son individualité et sa civilisation se forma.

Les grandes invasions mongoles du xiiie siècle, que l’on associe au nom de Ghenghiz Khan, ne se manifestèrent pas seulement en Europe. Tandis que la horde d’Or occupait les steppes au nord du lac Aral et de la Caspienne et s’étendait à l’ouest jusqu’aux Carpathes, une autre horde entrait en Perse, en Mésopotamie et en Syrie. et une troisième envahissait la Chine septentrionale. Seules de toutes les régions bordières groupées autour des grands plateaux d’où partait ce mouvement d’invasion, la Chine méridionale et l’Inde, restaient indépendantes, protégées par la barrière de l’Himalaya et par les contreforts orientaux du plateau. Mais, à l’époque de Marco Polo, pour la Chine méridionale, et à celle de Tamerlan, pour l’Inde, cet obstacle fut contourné[3].

Nous constatons donc que les invasions asiatiques rayonnent autour d’une région centrale parfaitement appropriée à la vie nomade par ses steppes étendues et le caractère défavorable, au point de vue du commerce, de ses cours d’eau aboutissant tous à des bassins fermés (Tarim, Amou Daria, Syr Daria, Illi), ou à un océan couvert de glaces. Cette zone desséchée, ne contenant qu’une population clairsemée, s’étend de la Hongrie à la Mandchourie et de la région forestière sibérienne au plateau du Thibet. Toute la zone bordière bien arrosée, apte à la culture, est couverte d’une population dense. Elle comprend l’Europe occidentale, l’Asie antérieure, les Indes et la Chine et a eu, de tous temps, à subir les assauts des populations nomades et guerrières du centre de l’Eurasie[4].

Chacune de ces divisions coïncide avec la sphère d’influence des quatre grandes religions : Christianisme, Mahométisme, Brahmanisme et Boudhisme. Le point faible de cette ceinture de terres fertiles, en contact avec la mer, est l’Asie antérieure ou le « Pays des cinq mers ». Cette région, beaucoup moins humide, renferme de grandes étendues désertes et n’a pas vu se constituer de civilisations aussi puissantes que l’Extrême Orient et l’Occident, elle ne présente donc pas la même résistance aux incursions des nomades du centre qui ont réussi plusieurs fois à s’en emparer et à séparer momentanément l’Occident de l’Extrême Orient. C’est sous la domination arabe que cette région a acquis le plus d’importance politique. Il faut donc distinguer les conquêtes des Arabes, Sémites commerçants et souvent agriculteurs, des invasions turques qui ne représentent qu’un épisode de l’action destructrice des nomades du centre.

Les civilisations bordières sont caractérisées par la navigation, tandis que les civilisations nomades sont caractérisées par la domestication du cheval et du chameau.

La grande révolution opérée à l’époque colombienne a rendu les occidentaux indépendants des nomades dans leurs communications maritimes avec l’Orient. Elle leur a également permis d’élargir le cercle de leur activité, en créant des colonies en Amérique, dans l’Afrique australe et en Australie.

Mais, tandis que les civilisations maritimes bordières essaimaient leurs colonies sur le pourtour de l’Eurasie, la Russie envoyait ses cosaques conquérir les steppes du centre. Ces nomades, dressés par elle, lui assurèrent l’empire de l’intérieur, l’empire des terres, et la conquête de l’Asie russe constitue une réponse directe au voyage de Vasco de Gama.

Le développement technique a semblé un instant assurer l’hégémonie aux civilisations maritimes par la navigation à vapeur et le creusement du canal de Suez. Mais ces mêmes perfectionnements ont permis à la civilisation continentale d’acquérir une mobilité beaucoup plus grande par les chemins de fer transcontinentaux.

À bien considérer les choses, les situations ne sont guère modifiées : la Russie a remplacé les nomades du moyen-âge dans la grande steppe centrale autour de laquelle se joue le drame de l’histoire. Elle exerce une lente pression sur la Scandinavie, la Pologne, la Turquie, la Perse, l’Inde et la Chine qui est plus redoutable peut-être pour ces pays que les incursions dévastatrices des barbares.

Si les deux puissances continentales, l’Allemagne et la Russie, occupant des positions correspondantes l’une en Europe, l’autre en Eurasie, s’alliaient un jour et développaient leur puissance navale, on peut douter que l’alliance des nations bordières soit assez forte pour s’opposer à leur action. Une seule puissance pourrait être opposée, ce jour là, aux empires continentaux, c’est la république fédérée des deux Amériques, que sa jeunesse et sa situation privilégiée pourrait amener un jour à soutenir les puissances européennes dont elle fut autrefois une colonie.

  1. Geographical Journal. Avril 1904. — Étude communiquée à la Société royale de Géographie de Londres, en janvier 1904.
  2. Cf. Demolins, Comment la route crée le type social, t. I.
  3. D’autres auteurs considèrent que l’Hindoustan est tombé au pouvoir des Mongols dès 1218 (Weber, Moyen-âge. V. 18).
  4. Citons encore l’invasion turque dans l’Asie antérieure qui précéda de trois ou quatre siècles les grandes invasions mongoles, provoqua les croisades et contribua ainsi à fortifier l’unité européenne. On pourrait encore relever plusieurs invasions ayant pénétré en Chine par le N., dans l’Inde par le N. O.