Le Portrait de Monsieur W. H. (recueil)/Le Maître de sagesse

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Poèmes en prose
Traduction par Albert Savine.
Le Portrait de Monsieur W. H. (p. 228-239).


VI

LE MAÎTRE DE SAGESSE


Depuis son enfance, il avait été, comme quiconque, bourré de la parfaite connaissance de Dieu et, même quand il n’était qu’un gamin, bien des saints, comme aussi certaines saintes femmes qui habitaient la libre cité, dans laquelle il était né, avaient été saisis d’un grand émerveillement à ses réponses graves et sages.

Et quand ses parents lui eurent donné la robe et l’anneau de l’âge viril, il les embrassa et les quitta pour aller courir le monde, car il voulait parler de Dieu au monde.

Car il y avait, en ce temps-là, dans le monde, bien des gens qui ne connaissaient aucunement Dieu ou n’avaient de lui qu’une connaissance incomplète ou adoraient les faux dieux qui habitent les bois sacrés et ne se soucient pas de leurs adorateurs.

Et il fit face au soleil et voyagea, marchant sans sandales, comme il avait vu marcher les saints, et portant à sa ceinture une besace de cuir et une petite gourde d’argile brunie.

Et comme il marchait le long de la grande route, il était plein de cette joie qui naît de la parfaite connaissance de Dieu, et il chantait les louanges de Dieu sans interrompre ses chants et, après quelque temps, il entra dans un pays inconnu où s’élevaient bien des cités.

Et il traversa onze cités.

Et quelques-unes de ces cités étaient dans les vallées, d’autres sur les bords de grandes rivières et d’autres assises sur des collines.

Et, dans chaque cité, il trouva un disciple qui l’aima et le suivit, et une grande multitude de peuple de chaque cité le suivit aussi et la connaissance de Dieu se répandit sur toute la terre et bien des chefs de gouvernement furent convertis.

Et les prêtres des temples, dans lesquels il y avait des idoles, trouvèrent que la moitié de leur gain était perdu et, quand, à midi, ils battaient leurs tambours, personne ou bien peu de gens venaient avec des pains et des offrandes de viande, comme ç’avait été l’habitude du pays avant l’arrivée du pèlerin.

Cependant, plus la foule qui le suivait s’accroissait, plus le nombre de ses disciples grandissait, plus son affliction augmentait.

Et il ne savait pas pourquoi son affliction était si grande, car il parlait toujours de Dieu et selon la plénitude de parfaite connaissance de Dieu que Dieu lui avait donnée.

Et, un soir, il sortit de la onzième cité qui était une cité d’Arménie ; et ses disciples et une grande foule de peuple le suivirent, et il monta sur une montagne et s’assit sur un rocher qu’il y avait sur la montagne.

Et ses disciples se rangèrent autour de lui et la multitude s’agenouilla dans la vallée.

Et il plongea sa tête dans ses mains et pleura, et dit à son âme :

— Pourquoi suis-je plein d’affliction et de crainte et pourquoi chacun de mes disciples est-il comme un ennemi qui s’avance en pleine lumière ?

Et son âme lui répondit et dit :

— Dieu t’a rempli de la pleine connaissance de lui-même et tu as donné cette science aux autres. Tu as divisé la perle de grand prix et tu as partagé en fragments le vêtement sans couture. Celui qui répand la sagesse se vole lui-même. Il est comme celui qui donne un trésor à un voleur. Dieu n’est-il pas plus sage que ce que tu l’es ? Qui es-tu pour répandre le secret que Dieu t’a confié ? J’étais riche un jour et tu m’as appauvrie. J’ai vu Dieu un jour et maintenant tu me l’as caché.

Et de nouveau il pleura, car il savait que son Âme lui disait la vérité et qu’il avait donné aux autres la parfaite connaissance de Dieu et qu’il était comme un homme qui s’est accroché aux pans de la robe de Dieu et que sa foi l’abandonnait en raison du nombre de ceux qui croyaient en lui.

Et il se dit à lui-même :

— Je ne parlerai plus de Dieu. Celui qui répand la sagesse se vole lui-même.

Et, quelques heures plus tard, ses disciples vinrent près de lui et, s’inclinant jusqu’à terre, lui dirent :

— Maître, parle de Dieu, car tu as la parfaite connaissance de Dieu et nul homme autre que toi n’a cette connaissance.

Et il leur répondit et leur dit :

— Je vous parlerai de toutes les autres choses qui sont dans le ciel et sur la terre, mais de Dieu je ne vous en parlerai pas. Ni maintenant ni en aucun temps je ne vous parlerai plus de Dieu.

Et ils s’irritèrent contre lui et lui dirent :

— Tu nous as conduits dans le désert pour que nous puissions t’écouter. Veux-tu nous renvoyer affamés, nous et la grande foule que tu as invitée à te suivre.

Et il leur répondit et leur dit :

— Je ne vous parlerai pas de Dieu.

Et la multitude murmura contre lui et lui dit :

— Tu nous as conduits dans le désert et tu ne nous as pas donné de nourriture à manger. Parle-nous de Dieu et cela nous suffira.

Mais il ne leur répondit pas un mot, car il savait que s’il parlait de Dieu il leur donnerait un trésor.

Et les disciples s’en furent tristement et la multitude retourna dans ses maisons. Et beaucoup moururent en route.

Et, quand il fut seul, il se leva et se tourna vers la lune et voyagea pendant sept lunes, ne parlant à aucun homme et ne répondant à aucune question.

Et quand la septième lune fut à son déclin, il atteignit ce désert qui est le désert de la grande Rivière.

Et ayant trouvé vide une caverne qu’habitait jadis un Centaure, il la prit pour abri et s’y fit une natte de jonc pour y coucher et mener la vie d’un ermite.

Et, chaque heure, l’ermite louait Dieu qui avait permis qu’il apprît à le connaître et à connaître son admirable grandeur.

Or, un soir, comme l’ermite était assis devant la caverne où il s’était organisé un lieu de repos, il aperçut un jeune homme au visage pervers et beau qui passait en habits simples et les mains vides.

Chaque soir, le jeune homme repassa les mains vides et, chaque matin, il revint les mains pleines de pourpre et de perles, car c’était un voleur, et il volait les caravanes de marchands.

Et l’ermite le regarda et il eut pitié de lui. Mais il ne lui dit pas un mot, car il savait que celui qui dit un mot perd la foi.

Et, un matin, comme le jeune homme revenait les mains pleines de pourpre et de perles, il s’arrêta, fronça les sourcils, frappa du pied sur la table et dit à l’ermite :

— Pourquoi me regardez-vous toujours de la sorte quand je passe ? Qu’est-ce donc que je vois dans vos yeux ? Car aucun homme ne m’a regardé auparavant de cette façon. Et c’est pour moi un aiguillon et un chagrin.

Et l’ermite lui répondit et dit :

— Ce que vous voyez dans mes yeux, c’est de la pitié. C’est la pitié qui vous regarde par mes yeux.

Et le jeune homme ricana d’un rire méprisant et cria à l’ermite d’une voix amère.

Il lui dit :

— J’ai de la pourpre et des perles dans mes mains et vous n’avez pour vous coucher qu’une natte de jonc. Quelle pitié auriez-vous pour moi ? Et pour quelle raison avez-vous cette pitié ?

— J’ai pitié de vous, dit l’ermite, parce que vous ne connaissez pas Dieu.

— La connaissance de Dieu est-elle une chose précieuse ? demanda le jeune homme.

Et il s’approcha de l’entrée de la caverne.

— Elle est plus précieuse que toute la pourpre et toutes les perles du monde, répondit l’ermite.

— Et la possédez-vous ? dit le jeune voleur.

Et il s’approcha encore.

— Jadis, répondit l’ermite, j’ai possédé vraiment la parfaite connaissance de Dieu, mais dans ma folie je l’ai partagée et je l’ai divisée entre bien d’autres hommes. Même encore maintenant pareille ressouvenance est et demeure pour moi plus précieuse que la pourpre et les perles.

Et quand le jeune voleur entendit cela, il jeta la pourpre et les perles qu’il portait dans ses mains et, tirant une épée pointue d’acier recourbé, il dit à l’ermite :

— Donnez-moi sur l’heure cette connaissance de Dieu que vous possédez ou je vais vous tuer sans hésiter. Pourquoi ne tuerai-je pas celui qui possède un trésor plus grand que mon trésor ?

Et l’ermite étendit ses bras et dit :

— Ne vaudrait-il pas mieux pour moi d’aller dans les cours les plus éloignées de la maison de Dieu et le louer que de vivre dans le monde et de ne pas le connaître ? Tuez-moi si c’est votre volonté. Mais je ne livrerai pas ma connaissance de Dieu.

Et le jeune voleur tomba à genoux et le supplia, mais l’ermite ne voulut ni lui parler de Dieu ni lui donner son trésor.

Et le jeune voleur se leva et dit à l’ermite :

— Qu’il en soit comme vous le voulez. Pour moi, je vais aller à la Ville des Sept Péchés qui n’est qu’à trois jours de marche d’ici, et pour ma pourpre on me donnera du plaisir et pour mes perles on me vendra de la joie.

Et il reprit la pourpre et les perles et s’en fut rapidement.

Et l’ermite l’appela à grands cris. Il le suivit et l’implora.

Durant trois jours, il suivit le jeune voleur sur la route, et il le supplia de revenir, de ne pas entrer dans la cité des Sept Péchés.

Et, à tout moment, le jeune voleur regardait l’ermite, et l’appelait, et lui disait :

— Voulez-vous me donner cette connaissance de Dieu qui est plus précieuse que la pourpre et les perles ? Si vous voulez me donner cela, je n’entrerai pas dans la Cité.

Et toujours l’ermite répondait :

— Je vous donnerai tout ce que j’ai, à l’exception d’une seule chose, car cette chose-là il ne m’est pas permis de la donner.

Et, au crépuscule du troisième jour, ils arrivèrent près des grandes portes écarlates de la Cité des Sept Péchés.

Et de la Cité le bruit de mille éclats de rire vint jusqu’à eux.

Et le jeune voleur rit en réponse et s’efforça de frapper à la porte.

Et comme il y frappait, l’ermite courut sur lui, et le saisit par les pans de ses vêtements et lui dit :

— Étendez vos mains et mettez vos bras autour de mon cou ; approchez votre oreille de mes lèvres et je vous donnerai ce qu’il me reste de la connaissance de Dieu.

Et le jeune voleur s’arrêta.

Et, quand l’ermite lui eut livré sa connaissance de Dieu, il tomba sur le sol et pleura, et de grandes ténèbres lui cachèrent la ville et le jeune voleur si bien qu’il ne les vit plus.

Et comme il était là courbé tout en larmes, il s’aperçut que quelqu’un était debout à côté de lui et celui qui était debout à côté de lui avait des pieds d’airain et des cheveux comme de la laine fine.

Et il releva l’ermite et lui dit :

— Jusqu’ici tu as eu la parfaite connaissance de Dieu ; maintenant tu as le parfait amour de Dieu. Pourquoi pleures-tu ?

Et il le baisa.