Le Premier amour d’Eugène Pickering

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LE PREMIER AMOUR
D’EUGÈNE PICKERING


UNE FEMME PHILOSOPHE.

I.

C’était à Hombourg il y a quelques années. Je venais d’entrer dans le Kursaal, et je rôdai d’abord en curieux autour de la table où l’on jouait à la roulette. Peu à peu je parvins à me glisser à travers le cercle extérieur. À peine l’eus-je franchi que j’aperçus un jeune homme dont le visage me frappa. Où donc avais-je vu ce front large, ces yeux bleus, ce long cou, cette chevelure bouclée ? Évidemment je connaissais un visage frère de celui-là ; mais ma mémoire ne me rappelait aucun souvenir plus précis. L’inconnu, dont les traits respiraient la franchise et la bonté, suivait les péripéties du jeu avec un intérêt qu’il ne cherchait pas à cacher, et son étonnement naïf formait un agréable contraste avec le masque dur et impassible des gens qui l’entouraient. On devinait qu’il subissait pour la première fois une tentation à laquelle la timidité l’empêchait de céder. Tout en se laissant fasciner par le feu croisé des gains et des pertes, il remuait des pièces d’or dans une de ses poches, puis retirait sa main pour la passer sur son front avec un geste nerveux.

La plupart des spectateurs s’occupaient trop du jeu pour prêter beaucoup d’attention à leurs voisins. Je remarquai néanmoins, assise entre mon inconnu et moi, une dame qui paraissait moins absorbée. Bien qu’à Hombourg, au dire des habitués, il ne faille jamais se fier aux apparences, je demeurai persuadé que cette dame n’était pas du nombre de celles qui ont pour vocation spéciale d’attirer les regards des favoris de la fortune. On lui aurait donné une trentaine d’années ; Mais il lui était encore permis de ne pas avouer le nombre exact de ses printemps. Elle avait de beaux yeux gris, une profusion de cheveux blonds et un sourire fort séduisant. Quoique son teint n’eût plus la fraîcheur de la première jeunesse, elle charmait par une certaine grâce sentimentale. Sa robe de mousseline blanche, garnie d’une multitude de bouillons et relevée par des rubans bleus, lui seyait à merveille. Je me flatte de deviner de prime abord la nationalité des gens, et il est rare que je me trompe. Cette beauté un peu fanée, un peu chiffonnée, un peu vaporeuse, était une Allemande, — une Allemande telle qu’on en rencontre dans le monde lettré. N’avais-je pas devant moi l’amie des poètes, la conseillère des philosophes, une muse, une prêtresse de l’esthétique, quelque chose comme une Bettina ou une Rahel ?… Je coupai court à mes hypothèses.

Ma Bettina venait de lever une main non gantée, aux doigts couverts de bagues à gemmes bleues, — turquoises, saphirs ou lapis-lazuli, — et elle appelait à elle le spectateur dont l’attitude indécise l’avait frappée. Ce geste, — celui d’une princesse habituée à donner des ordres, — fut accompagné d’un sourire irrésistible. Le jeune homme ouvrit de grands yeux, comme s’il doutait que cet appel s’adressât à lui. Le voyant répéter avec plus d’insistance, il rougit jusqu’à la racine des cheveux, et, après avoir hésité un moment, se dirigea vers la dame. Lorsqu’il arriva derrière elle, il s’essuyait le front. La joueuse se retourna, posa deux doigts sur la manche de son habit et lui adressa une question à laquelle il répondit en secouant la tête. Elle lui demandait s’il avait jamais joué, et il avouait son inexpérience. Les personnes qui cultivent la roulette s’imaginent volontiers que, lorsque la fortune ne leur sourit pas, elles peuvent se la rendre favorable en confiant leur enjeu à une main novice. La dame, qui perdait, voulut tenter l’épreuve. Elle n’avait pas devant elle, ainsi que la plupart de ses voisins, une petite pile d’or ; mais elle tira de sa poche un double napoléon qu’elle remit au nouveau-venu en le priant de l’aventurer pour elle, La requête, on le voyait, causait au brave garçon un trouble délicieux ; il semblait reculer devant la responsabilité qu’on lui imposait. Le visage de la dame trahissait une émotion contenue, et peut-être se disait-il que l’enjeu représentait une dernière mise de fonds. Au moment où il se penchait en avant pour poser la pièce sur la table, je dus me déranger afin de livrer passage à une douairière qui cédait sa place à une amie. Lorsque je dirigeai de nouveau les yeux vers la joueuse en robe de mousseline blanche, ses petites griffes ornées de pierres bleues attiraient à elle un beau tas d’or. À Hombourg, la joie et le désespoir conservent la même impassibilité. La gagnante se contenta de se retourner gracieusement et de remercier par un rapide sourire celui qui venait de sacrifier pour elle son innocence. La victime toutefois garda assez de candeur pour se borner, de son côté, à regarder autour de la salle d’un air satisfait. Ses yeux rencontrèrent alors les miens, et dans ce visage épanoui je retrouvai subitement celui d’un ami d’enfance, citoyen comme moi de la grande république américaine. Comment n’avais-je pas reconnu plus tôt Eugène Pickering ?

Ma physionomie avait aussi dû s’épanouir, car cette rencontre me causait un vif plaisir ; mais Pickering ne me reconnut pas. Mon sourire à moi n’avait sans doute plus rien qui rappelât l’époque où noue feuilletions le Gradus ad Parnassum.

Considérant que la chance avait tourné, mon Allemande se mit à jouer elle-même, puis, après avoir gagné coup sur coup, elle jugea bon de s’arrêter et enfouit ses gains dans les plis de sa mousseline. Pickering n’avait rien risqué pour son propre compte. Lorsqu’il vit sa voisine sur le point de se retirer, il lui présenta un double napoléon. Elle secoua la tête d’un air très décidé et parut l’engager à remettre l’argent dans sa poche. Comme il s’obstinait, elle prit la pièce et la plaça sur un numéro. Un instant après, le râteau du croupier raflait la mise. La dame se leva, haussa les épaules d’une façon qui signifiait clairement : « je vous l’avais bien dit ! » et le joueur malencontreux la précéda pour l’aider à traverser la foule. Avant de regagner mon logis, je fis un tour sur la terrasse. La lueur des étoiles éclairait vaguement, à l’extrémité de l’esplanade, trois ou quatre couples attardés parmi lesquels il me sembla distinguer une dame en robe blanche.

Pickering avait toujours été un drôle de garçon, et je tenais à savoir ce qu’était devenue sa drôlerie. Le lendemain, j’allai aux informations, et je ne tardai pas à découvrir son hôtel. Il venait de sortir. Je m’éloignai sans trop de dépit, convaincu que je le rencontrerais bientôt. Les visiteurs de Hombourg ont l’habitude de passer leurs soirées au Kursaal, et, si je ne me trompais, Pickering avait une bonne raison pour ne pas faire exception à la règle. Je me dirigeai vers le Hardtwald. Tout à coup, au bord d’un sentier, j’aperçus un jeune homme couché sur l’herbe ; à côté de son chapeau gisait une lettre non décachetée. Il se redressa en me voyant m’arrêter en face de lui, ajusta son lorgnon et me contempla sans me reconnaître. Je me nommai. Il se leva d’un bond, me serra la main, m’adressa une douzaine de questions auxquelles il ne me laissa pas le temps de répondre, et finit par me demander comment je l’avais reconnu.

— Tu n’es pas changé au point d’être méconnaissable, lui dis-je. Après tout, il ne s’est écoulé que quinze ans depuis que tu me faisais mes devoirs latins.

— Pas changé ? répéta-t-il d’un ton de regret.

Je me souvins alors qu’à l’époque que je venais de lui rappeler, Pickering servait de cible à nos railleries juvéniles. Il apportait chaque jour à la pension une fiole remplie d’une médecine mystérieuse dont il avalait une dose avant de goûter, et chaque après-midi une gouvernante aux sourcils menaçans venait le prendre en voiture. La blancheur de son teint, la fiole qui nous rappelait le poison tragique, et la vieille gouvernante, que nous comparions à la nourrice de la fille des Capulet, avaient valu à l’infortuné Eugène le sobriquet de « Juliette. » Tout cela me revint à l’esprit, et je m’empressai de déclarer à Pickering que je voyais toujours en lui le bon enfant qui me bâclait mes thèmes.

— Nous étions de fameux amis, tu sais, ajoutai-je.

— Oui, et c’est pour cela que j’aurais dû te reconnaître tout de suite. Comme écolier, je n’ai jamais eu qu’un petit nombre d’amis, et je n’en ai pas eu beaucoup depuis. Vois-tu, je me trouve seul pour la première fois de ma vie et je me sens tout désorienté, — et il rejeta sa tête en arrière avec un mouvement nerveux, comme pour se mieux fixer dans une position si nouvelle.

Je me demandai si la vieille gouvernante restait attachée à sa personne, et je découvris bientôt que virtuellement il ne s’était pas encore débarrassé d’elle. Nous nous assîmes côte à côte sur le gazon pour évoquer nos souvenirs. Nous ressemblions à des gens qui, ouvrant par hasard les tiroirs d’un meuble oublié, retrouvent un tas de jouets, — soldats de plomb, casse-tête chinois, contes de fées en lambeaux. Voici ce que nous nous rappelâmes à nous deux.

Pickering n’était demeuré que peu de temps à l’école, — son père craignit qu’il ne contractât des habitudes vulgaires. Eugène m’avait révélé dans le temps le motif de son départ, et cette confidence avait augmenté la terreur que m’inspirait M. Pickering, qui m’apparaissait alors comme une sorte de grand-prêtre des convenances. M. Pickering pleurait depuis longtemps sa femme, et son veuvage donnait un surcroît excessif à sa dignité paternelle. C’était un homme à la démarche majestueuse, avec un nez crochu, des yeux noirs et perçans, de très larges favoris et des opinions originales sur la façon dont un enfant, — ou du moins dont son enfant à lui, — devait être élevé. D’abord il fallait que son héritier acquît dès le berceau les idées d’un parfait gentleman. L’expérience ayant démontré que la vie de pension s’opposait à la stricte observation des règles qui devaient produire le résultat désiré, M. Pickering résolut de donner à son fils un précepteur et un seul compagnon d’études. Son choix, j’ignore pourquoi, tomba sur ma personne. À défaut de science, le précepteur ne manquait pas de savoir-faire, car Eugène fut traité en prince, tandis que les pensums et les coups de férule pleuvaient sur moi. Pourtant je ne me rappelle pas avoir jamais été jaloux de mon camarade. Il possédait une montre, un poney et toute une bibliothèque de livres illustrés ; mais l’envie que m’inspiraient ces trésors était tempérée par un vague sentiment de compassion. Personne ne m’empêchait de sortir pour aller jouer tout seul ; on me reconnaissait le droit de boutonner moi-même ma jaquette, et je pouvais veiller jusqu’à ce que je fusse disposé à dormir. Le pauvre Pickering, lui, ne se serait jamais permis de franchir le seuil de sa demeure sans un exeat en règle. Comme mes parens ne se souciaient pas de me laisser inoculer des vertus importunes, ils me renvoyèrent à l’école au bout de six mois. À dater de ce moment, je n’avais pas revu Eugène, et cette victime d’une éducation de serre chaude cessa bientôt d’occuper une grande place dans mes souvenirs.

Je l’examinai avec un vif intérêt, car c’était un phénomène, — le produit d’un système suivi avec une persistance inexorable. Il me rappela certains jeunes moines que j’avais rencontrés en Italie : même physionomie candide et craintive ; en effet, n’avait-il pas reçu une éducation presque monacale ? Il eût été difficile, à vrai dire, de rencontrer un sujet plus docile ; sa nature douce et affectueuse n’était pas de celles qui ont besoin d’être soumises au joug du cloître. Cette éducation, aujourd’hui que l’univers lui ouvrait ses mille portes, lui laissait une fraîcheur et une vivacité de sentiment peu communes, et j’avoue qu’en rencontrant le regard toujours naïf de ses yeux bleus je tremblai pour l’innocence non aguerrie d’une pareille âme. Le contact du monde agissait déjà sur lui, troublant sa longue quiétude. Tout ce qui l’entourait lui parlait d’une expérience qu’on lui avait interdite. Il s’effrayait à la seule idée de passions dont jusqu’alors il n’avait pas soupçonné l’existence. Son allure, jointe à la scène dont j’avais été témoin la veille, me fit deviner tout cela. Il passait la main dans ses cheveux, essuyait son front moite, brûlant de me parler de ce qui le préoccupait et parlant d’autre chose. Notre rencontre inattendue l’avait agité, et je vis que je ne tarderais pas à recevoir quelque confidence sentimentale.

— Oui, dit-il, il s’est écoulé quinze ans depuis que nous traduisions Virgile, et pourtant ces années ont été si stériles pour moi que je pourrais en résumer l’histoire en dix mots. Toi, tu as sans doute eu toute sorte d’aventures et visité une moitié de notre globe. Je me souviens que ton audace m’étonnait, et que je te regardais comme un capitaine Cook parce que tu sautais par-dessus les haies du jardin pour aller chercher les balles que je lançais si maladroitement. Je n’osais pas sauter les haies alors, et je n’ai pas appris à les sauter depuis. Tu te rappelles mon père ? Je l’ai perdu il y a cinq mois. Jusqu’à sa mort, nous n’avons pas cessé de vivre ensemble. Je ne crois pas qu’en quinze ans nous ayons passé douze heures sans nous voir. Depuis mon départ de l’école, nous habitions la campagne, été comme hiver, ne recevant que trois ou quatre personnes. C’était une triste existence pour un garçon qui grandissait et une existence plus triste encore pour un garçon qui avait fini de grandir ; mais j’ignorais que l’on vécût autrement, et je me trouvais heureux.

Il me parla longuement de son père et avec un respect que je ne partageais pas. M. Pickering, selon moi, avait agi en égoïste.

— Je sais maintenant, continua mon ami, que j’ai été élevé d’une façon singulière et que le résultat est un produit assez grotesque ; mais mon éducation était devenue l’idée fixe de mon père. Il trouvait qu’on a grand tort de laisser pousser les enfans comme un arbrisseau exposé à la poussière et aux vents, de sorte que je suis une vraie plante de serre. J’ai été surveillé, arrosé, émondé comme une fleur rare, et je devrais remporter la médaille d’honneur à une exposition d’horticulture. Il y a deux ans, la santé de mon père commença à décliner. Bien qu’arrivé à l’âge d’homme, je n’étais pas plus libre qu’un écolier. Le jour de sa mort, je venais d’atteindre ma vingt-septième année, et pourtant, en me trouvant seul, je me sentis aussi embarrassé qu’un aveugle qui aurait perdu son guide. La vie semblait s’offrir à moi pour la première fois, et je ne savais comment la saisir.

Il me raconta tout cela avec une franche vivacité qui augmentait à mesure qu’il parlait. Le manque d’expérience qu’il avouait et l’esprit qui rayonnait dans son regard formaient un bizarre contraste. C’était évidemment un garçon fort intelligent et doué de facultés peu ordinaires. Je m’imagine que ses nombreuses lectures lui avaient permis de compenser jusqu’à un certain point par d’inquiètes hypothèses l’absence de toute liberté pratique.

— Non, je n’ai pas fait le tour du monde, ainsi que tu sembles croire, lui dis-je à mon tour ; mais j’avoue que je t’envie la nouveauté des impressions que le monde te réserve. En venant à Hombourg, tu t’es lancé du premier coup in medias res.

Il me regarda comme pour s’assurer s’il n’y avait pas là une allusion à notre rencontre de la veille, et il reprit après un moment d’hésitation : — Oui, je le sais. À bord du steamer qui m’a mené à Brème, j’ai rencontré un Allemand très amical qui m’a décidé à commencer par visiter son pays et à débuter par Hombourg. Il y a quinze jours à peine que j’ai débarqué, et me voici.

Il hésita de nouveau, comme s’il allait ajouter quelque chose ; mais il se contenta de ramasser avec un geste nerveux la lettre qui gisait près de lui, examina le timbre en fronçant les sourcils, puis la rejeta sur le gazon avec un soupir.

— Combien de temps comptes-tu rester en Europe ? lui demandai-je.

— Six mois… ou du moins je n’avais pas l’intention de m’absenter davantage lors de mon départ… Maintenant… — Il contempla encore la lettre d’un air rêveur.

— Et où iras-tu ? que feras-tu ?

— N’importe où, n’importe quoi, t’aurais-je répondu hier. Aujourd’hui tout est changé.

Je jetai un coup d’œil interrogateur du côté de la lettre ; il la ramassa aussitôt et la mit dans sa poche. Nous causâmes encore du passé, et je vis à son air préoccupé qu’il s’efforçait de trouver assez de courage pour franchir d’un bond une de ces haies intimes que lui opposait sa réserve habituelle. Soudain il posa la main sur mon bras et s’écria : — Ma parole, je voudrais te dire tout.

— Pourquoi pas ? répondis-je en riant.

— Oui, mais me comprendras-tu ? Enfin n’importe !

Il se leva, se promena un moment, puis revint se jeter sur l’herbe à côté de moi et reprit : — Je t’ai dit que jusqu’à la mort de mon père je me suis cru heureux, et cela est vrai ; maintenant je sais que je ne vivais pas. Vivre, c’est apprendre à se connaître, et à ce point de vue j’ai plus vécu pendant les six dernières semaines que durant toutes les années qui les ont précédées. Le sentiment de la liberté me grise comme un vin capiteux. J’ai découvert que je suis un être capable de sentir, de comprendre, capable d’avoir des désirs, des convictions, des passions et même, — ce que je ne soupçonnais pas, — une volonté ! Je m’aperçois qu’il existe un monde qu’il faut étudier, une expérience à acquérir, une société avec laquelle il s’agit de former mille relations. Ce monde se présente à moi pareil à une mer agitée où l’on doit plonger, ne fût-ce que pour le plaisir de lutter contre les vagues. Je reste à trembler sur la rive, ouvrant de grands yeux, tenté de me jeter à l’eau, surpris, charmé par l’odeur saline, et pourtant intimidé par l’immensité de l’horizon. Le monde me sourit et m’appelle ; mais une influence mystérieuse, l’influence de mon passé, à laquelle je ne puis ni obéir ni résister complètement, me retient. Je me demande pourquoi j’irais me mesurer contre des forces impitoyables quand j’ai si bien appris à me tenir à l’écart. Pourquoi n’éviterais-je pas les écueils en retournant chez moi pour reprendre, au milieu de mes livres, la vie monotone qui m’attend un jour ou l’autre ? Ah ! on a beau être faible, on n’aime pas à reconnaître sa faiblesse sans l’avoir soumise à la moindre épreuve. Voilà pourquoi l’envie me vient sans cesse de faire le plongeon, de m’abandonner au courant et de me laisser aller là où me conduira la liberté.

Il se tut, fixant sur moi ses grands yeux bleus, et, s’apercevant que je souriais de la vivacité inattendue de ses aveux : — Je devine ce que tu vas dire, continua-t-il. Abandonne-toi au courant, et bonne chance ! Je ne sais si tu ris de mes craintes ou de ce que tu appelles, peut-être à tort, ma dépravation. Pour moi, le plaisir et la peine sont encore des mots vides de sens ; ce que je désire, c’est un autre savoir que celui que l’on inculque dans des préceptes routiniers. Tu me comprendrais mieux, si tu pouvais respirer pendant une heure l’atmosphère renfermée où j’ai toujours vécu.

— Et tu auras raison d’agir, répliquai-je. Seulement prends garde de te montrer trop exigeant. Je crains que le monde réel ne vaille pas le monde que tu as rêvé durant ta longue réclusion. Un homme doué, comme toi, d’une bonne tête et d’un bon cœur possède en lui-même un monde assez vaste, et je ne crois pas plus à l’art pour l’art qu’aux théories malsaines de messieurs les viveurs. Néanmoins, je t’engage à faire le plongeon ; tu me diras ensuite si tu as trouvé la perle de la sagesse humaine.

Il fronça de nouveau les sourcils comme pour me reprocher mon manque de sympathie. Je lui serrai la main.

— La perle de la sagesse, repris-je, c’est l’amour honnête. Depuis que l’univers existe, l’expérience n’a rien trouvé de meilleur. Je te conseille de devenir amoureux.

Au lieu de répondre, il tira de sa poche la lettre dont j’ai parlé, la leva en l’air et la secoua d’un air solennel.

— Que me montres-tu là ? demandai-je.

— Ma sentence !

— Pas ton arrêt de mort, j’espère ?

— Mon arrêt de mariage.

— Avec qui ?

— Avec une personne que je n’aime pas.

Cela devenait sérieux ; je le priai de s’expliquer.

— C’est la partie la plus singulière de mon histoire, répliqua-t-il, et elle te rappellera les vieux romans démodés. Il m’appartient bien de parler de liberté et de lancer des invitations au destin ! Tel que tu me vois, mon sort est décidé. J’ai été donné en mariage ! C’est un legs du passé, — de ce passé auquel je n’ai jamais osé dire non. L’union fut arrangée à mon insu, il y a bien longtemps déjà. Le père de ma future, un des rares amis intimes du mien, était aussi un veuf qui élevait sa fille dans la réclusion à laquelle j’ai été voué moi-même. J’ignore au juste l’origine du contrat. M. Vernor se trouvait à la tête d’une grande maison de banque, et j’ai lieu de croire que mon père lui vint en aide dans un moment critique. Toujours est-il que M. Vernor s’engagea à donner à sa fille une éducation qui la rendît digne d’épouser l’héritier de son bienfaiteur, et nous avons été élevés l’un pour l’autre. Je n’ai pas vu ma fiancée depuis l’époque où elle témoignait un faible pour les confitures et pour un polichinelle manchot. M. Vernor dirige aujourd’hui une des premières maisons de banque de Smyrne, où il s’est établi il y a une dizaine d’années. Isabelle a grandi là dans un jardin entouré de murs blancs, au milieu de bosquets d’orangers, entre son père et sa gouvernante. Elle a dix-sept ans et demi, et nous devons nous marier quand elle en aura dix-huit.

— Ton histoire ressemble en effet à un roman, et je t’en félicite, répondis-je. Je n’ai pas eu la chance, à l’âge où l’on doit se marier, de rencontrer une femme élevée exprès pour moi. Je parierais que Mlle Vernor est charmante, et je m’étonne que tu ne sois pas en route pour Smyrne.

— Tu plaisantes, répliqua-t-il d’un ton fâché, et la chose est terriblement sérieuse. Il y a tout au plus un an que j’ai appris ce complot matrimonial. Mon père, sentant sa fin proche, jugea bon de me prévenir. Cette annonce me causa à peu près autant d’émotion que m’en aurait causé la nouvelle qu’il venait de commander pour moi une douzaine de chemises ; je supposais que tous les jeunes gens se mariaient ainsi. Un soir que je me tenais assis dans la chambre du malade, il me fit signe d’approcher. — Je n’ai plus longtemps à vivre, me dit-il, et je regrette moins de mourir lorsque je songe que j’ai garanti ton avenir. Je crois à ta docilité ; cependant tu vas rester seul, exposé à mille tentations, et cette pensée trouble mes derniers momens. Jure-moi donc que tu suivras le sentier que je t’ai tracé et que tu épouseras Isabelle Vernor. — Je ne répondis pas, car un pareil serment m’effrayait. Mon père se redressa dans son lit et me lança un regard désespéré auquel je n’eus pas le courage de résister. Je promis ! Je ne le regrette pas. Je compte tenir ma promesse, mais je veux vivre d’abord.

— Mon cher Eugène, tu vis déjà. C’est une vie très ardente que ce sentiment passionné de ta situation.

— Je veux oublier ma situation. Je veux pour le moment ne songer ni au passé ni à l’avenir, et ne me soucier que de ce que m’offrira le présent. Ce matin encore, je me serais cru libre de le faire, si je n’avais reçu ce mémento, — et il froissa la lettre dans sa main.

— Cette lettre ?

— Oui, une lettre de Smyrne.

— Je vois que tu ne l’as pas ouverte.

— Et je n’ai pas l’intention de l’ouvrir de sitôt. Elle m’apporte de mauvaises nouvelles.

— Qu’entends-tu par là ?

— C’est ma feuille de route. Elle m’annonce que M. Vernor compte me voir à Smyrne dans trois semaines, — qu’il blâme mon séjour à Hombourg, et que sa fille m’attend au pied des autels.

— Pures hypothèses !

— Oui, mais très probables.

Et il rejeta la lettre sur l’herbe.

— Tu ferais mieux de la décacheter, lui dis-je.

— Si c’est ma feuille de route, répondit Eugène, sais-tu ce qui arriverait ? Je retournerais à l’hôtel, je demanderais à Voberkellner comment on va à Smyrne, et je prendrais mon billet pour ne m’arrêter qu’au but de mon voyage. Je succomberais devant la force de l’habitude. Donc le seul moyen de m’assurer un peu de liberté, c’est de ne pas rompre le cachet.

— À ta place, je céderais à la curiosité.

— Je n’éprouve aucune curiosité. L’idée de mon mariage a cessé d’être une nouveauté pour moi, et de ce côté je ne crains rien. Ce que je redoute, c’est ma conscience. Je désire avoir les mains liées. Veux-tu m’obliger ? Ramasse cette lettre, et fourre-la dans ta poche. Quand je te la redemanderai, je serai au bout de ma corde.

Je pris la lettre en riant.

— Et quelle longueur aura ta corde ? La saison de Hombourg ne dure pas éternellement, lui dis-je.

— Elle dure bien un mois, n’est-ce pas ? Eh bien ! tu me rendras ma lettre dans un mois.

— Demain, si tu veux. En attendant, qu’elle dorme en paix.

Il me regarda serrer la lettre dans mon portefeuille, et, lorsqu’elle eut disparu, il poussa un petit soupir de satisfaction. Rien de plus naturel que ce soupir, qui me donna pourtant à penser. Je n’osais pas reprocher à Pickering de reculer devant une responsabilité immédiate imposée par autrui ; mais, s’il existait un ancien grief, je craignais qu’il n’y eût aussi une illusion nouvelle à combattre. Il aurait été peu amical de m’abstenir d’une remarque qui pouvait servir d’avertissement ; je le prévins donc que la veille j’avais été témoin de ses exploits à la roulette.

Il rougit beaucoup, et soutint mon regard avec une franchise radieuse.

— Alors tu as vu cette dame merveilleuse ? me demanda-t-il.

— Merveilleuse en effet. Je l’ai ensuite revue au clair de la lune assise non loin de la terrasse, et je m’imagine qu’elle n’était pas seule.

— Non, puisque nous sommes restés là pendant plus d’une heure et que je l’ai ramenée chez elle.

— En vérité ? Et tu es entré avec elle ?

— Non, elle a trouvé qu’il était trop tard, quoiqu’elle m’ait avoué qu’en général elle ne fait pas de cérémonies.

— Elle ne se rend pas justice. Quand il s’est agi de perdre ton argent, tu as dû insister.

— Tu as vu cela ? s’écria Plckering. Je me figurais bien que tout le monde tenait les yeux fixés sur moi ; mais ses façons d’agir sont si gracieuses que j’ai conclu qu’elles n’ont rien d’insolite. Cependant elle reconnaît qu’elle est excentrique. On a commencé par l’appeler originale avant qu’elle songeât à se moquer des usages établis, si bien qu’elle a fini par vouloir profiter des privilèges que lui donne sa réputation pour agir à sa guise.

— En d’autres mots, c’est une dame qui n’a pas de réputation à perdre ?

Pickering me regarda d’un air intrigué. — N’est-ce pas ce qu’on dit des mauvaises femmes ? demanda-t-il.

— De quelques-unes, de celles que l’on découvre.

— Eh bien ! je n’ai rien découvert au détriment de Mme Blumenthal.

— Si c’est là son nom, je présume qu’elle est Allemande.

— Oui. Cela ne l’empêche pas de parler anglais sans plus d’accent étranger que toi ou moi. Elle a beaucoup d’esprit, et son mari est mort.

Le rapprochement de ces deux mérites me fit rire, et le regard naïf de Pickering parut m’interroger sur le motif de mon hilarité.

— Tu as été trop franc, lui dis-je, pour que je ne suive pas ton exemple. Je t’avouerai donc que je soupçonne cette Mme Blumenthal, ui a tant d’esprit et dont le mari est mort, d’être pour quelque chose dans ton envie de couper les communications avec Smyrne.

Il parut réfléchir. — Je ne le crois pas, répliqua-t-il enfin. Il y a trois mois que j’éprouve cette envie-là, et je ne connais Mme Blumenthal que depuis hier.

— C’est juste ; mais ce matin, quand tu as trouvé cette lettre sur ton assiette, ne t’a-t-il pas semblé voir Mme Blumenthal en face de toi ?

— En face ? répéta-t-il.

— En face, mon cher, ou quelque part dans ton voisinage ? Bref, tu t’intéresses à elle ?

— Beaucoup ! s’écria-t-il.

— Amen ! répondis-je en me levant. Sur ce, puisque nous n’avons qu’un mois devant nous pour voir le monde, il n’y a pas de temps à perdre. Commençons par le Hardtwald.

Pickering se leva à son tour et nous flânâmes à travers la forêt, ne causant plus que du passé. Arrivés sur la lisière du bois, nous nous assîmes sur un tronc d’arbre abattu pour nous reposer en contemplant les hauteurs du Taunus. Je ne sais à quoi rêvait mon ami ; quant à moi, ma pensée voyageait vers Smyrne. Je demandai à Eugène s’il ne possédait pas le portrait de celle qui l’attendait là-bas dans un jardin entouré de murs blancs. Sans me répondre, il tira gravement son portefeuille où il prit une carte photographique qu’il me tendit sans daigner la regarder. Elle représentait une gracieuse enfant, ou, pour me servir du langage des poètes, une fleur à peine éclose. La pauvre petite avait l’air timide et gêné des gens qui posent. Vêtue d’une robe à taille courte, les mains jointes, le regard fixe, elle se tenait la tête un peu baissée, sa gaucherie était aussi charmante que celle des vierges des sculpteurs du moyen âge, et son regard, où rayonnait la calme sécurité de l’enfance, semblait demander : Pourquoi suis-je ici ?

— Quelle admirable image de l’innocence ! m’écriai-je.

— Ce portrait date d’un an, dit Pickering du ton d’un homme qui tient à se montrer juste ; aujourd’hui miss Vernor doit avoir l’air moins naïf.

— Pas beaucoup moins, je l’espère, répliquai-je en lui rendant la carte. Elle est ravissante.

— Sans doute, elle est ravissante, répéta Pickering, qui remit le portrait dans sa poche.

Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes. Enfin je lui dis brusquement :

— Mon cher ami, je serais enchanté de te voir quitter Hombourg sur l’heure.

Il me regarda d’un air surpris et rougit. — Il y a quelque chose qui me retient, dit-il, quelque chose dont ta remarque à propos de la réputation de Mme Blumenthal m’a empêché de te parler.

— Bon, je devine. Elle t’a prié de jouer encore pour elle à la roulette.

— Pas du tout ! s’écria Pickering d’un ton triomphant. Elle ne veut plus jouer pour le moment. Elle m’a invité à prendre le thé chez elle ce soir.

— Oh ! alors tu ne peux pas quitter Hombourg, c’est clair, répliquai-je avec le plus grand sérieux.

— Gronde-moi, dit-il après un moment de silence : rappelle-moi que j’ai un devoir à remplir ; ordonne-moi de partir.

Je ne le comprenais pas trop ; cependant, pour l’obliger, je lui déclarai, avec un gros juron, que, s’il ne se mettait pas en route, je ne lui parlerais de ma vie. Il se leva aussitôt, se campa droit devant moi, et frappant le sol avec sa canne, il répliqua :

— À la bonne heure ! Je cherchais une occasion pour résister, pour franchir un obstacle. L’occasion se présente, — je reste !

Je lui adressai un salut railleur pour le féliciter de son énergie.

— Voilà qui est décidé, dis-je, et maintenant, pour te mettre en humeur de déguster le thé de Mme Blumenthal, allons entendre jouer du Schubert sous les tilleuls.

Le lendemain, je rendis visite à Eugène, et en frappant à sa porte je fus surpris d’entendre parler très haut dans sa chambre, car je le croyais seul. Après avoir frappé de nouveau, je me décidai à entrer. Je trouvai mon ami, un livre à la main, se promenant à grands pas et déclamant des vers. Il me fit un accueil cordial, jeta le volume sur la table et m’annonça qu’il prenait une leçon d’allemand.

— Et quel est ton professeur ? demandai-je.

Il évita mon regard et répondit en hésitant un peu : — Mme Blumenthal.

— Vraiment ! aurait-elle rédigé une grammaire ?

— Ce n’est pas une grammaire ; c’est une tragédie, — et il me tendit le livre.

Je l’ouvris et je vis qu’il contenait, imprimé en caractères très fins, avec de grandes marges, un trauerspiel en cinq actes intitulé Cléopatre. Il y avait beaucoup d’additions et de corrections manuscrites. Les tirades étaient fort longues, et l’héroïne surtout avait à débiter une quantité formidable de monologues.

— Cela me semble assez passionné, dis-je. Ce drame a-t-il été représenté ?

Mme Blumenthal l’a fait jouer chez elle à Berlin, — elle remplissait elle-même le rôle de Cléopatre.

L’expérience n’avait pas encore développé chez Pickering le sentiment du ridicule ; mais le sérieux avec lequel il me donna ce renseignement suffit pour me prouver qu’il était sous le charme. Il paraissait préoccupé et répondit d’un air distrait à mes remarques sur la chaleur, la cherté des hôtels, l’arrivée de la Patti, etc. Enfin il dévoila le fond de sa pensée en me déclarant que Mme Blumenthal était une femme extraordinairement intéressante. Il se rappela que j’avais parlé d’elle en termes assez peu respectueux et m’annonça qu’il tenait à me faire changer d’opinion. En voyant combien les échos du passé se perdaient pour lui dans la musique intérieure qu’il entendait pour la première fois, je me dis qu’il avait fallu une main ferme pour tenir en ordre un mécanisme aussi délicat que l’organisation impressionnable d’Eugène Pickering.

Les Hombourgeois ont l’excellente coutume de passer l’heure qui précède le dîner à écouter l’orchestre installé dans le Kurgarten ; la musique de Mozart et de Beethoven est un stimulant infaillible pour la race teutonne, où le spirituel et le matériel se confondent d’une façon mystérieuse. Pickering et moi, nous nous conformâmes à la mode, et dès que nous fûmes assis sous les arbres, il recommença à me parler de la dame de ses pensées.

— Je ne sais pas si elle est excentrique ou non, dit-il, car je trouve tout le monde excentrique, et la vie retirée que j’ai menée ne m’autorise pas à juger les gens. Avant d’avoir vu une salle de jeu, je me figurais que tous les joueurs avaient des mines patibulaires. En Allemagne, à ce que j’ai appris de Mme Blumenthal, on joue à la roulette comme nous jouons au billard, et pour beaucoup de personnes sans fortune la roulette est une ressource qui n’a rien de déshonorant ; mais j’avoue que Mme Blumenthal pourrait faire pire que jouer à la roulette sans me donner mauvaise opinion d’elle. Je n’ai jamais regardé la beauté positive comme la qualité essentielle chez une femme. Je me suis toujours dit que, si mon cœur devait se laisser réduire, ce serait par une sorte de grâce harmonieuse, qui produit la même impression calmante qu’un instrument bien accordé. Mme Blumenthal possède cette grâce harmonieuse… Enfin tu la connaîtras et tu seras à même de juger si elle n’a pas toutes les qualités que je lui prête.

— Si Mme Blumenthal était la plus belle femme du monde, dis-je en souriant, et si tu étais l’objet de ses préférences, je ne t’envierais pas ses faveurs, mais bien ton imagination.

— Voilà une manière polie d’affirmer que je suis un sot, répliqua-t-il. Tu es un sceptique, un cynique, un pessimiste ! J’espère attendre encore longtemps avant d’en arriver là !

— Tu feras le voyage assez vite. As-tu eu le courage d’avouer à Mme Blumenthal ce que tu penses d’elle ?

— Je ne sais trop ce que j’ai pu lui dire. Elle écoute encore mieux qu’elle ne parle, et il est possible que je lui aie débité hier au soir un tas de niaiseries, car, après avoir échangé quelques paroles avec elle, j’ai senti ma timidité s’évaporer. J’avais sans doute en moi un fonds d’éloquence inédite dont je ne demandais pas mieux que de me débarrasser, et toute ma poésie renfermée se sera envolée comme un essaim d’abeilles… ou de frelons. Je me rappelle m’être perdu dans un brouillard de phrases et avoir vu deux yeux briller à travers la brume (ici Pickering ouvrit une parenthèse pour m’assurer que l’on n’avait jamais vu ou qu’on ne verra jamais des yeux pareils à ceux-là). En somme, j’ai pataugé dans une mare d’absurdités. J’aurais pu chercher longtemps sans rencontrer une autre femme assez bonne pour m’écouter sans rire !

— Et je présume que, loin de se moquer de toi. Mme Blumenthal t’a encouragé ?

— Oui certes ! Elle a senti, elle a souffert, et maintenant elle comprend.

— Elle t’a sans doute proposé d’être ta conseillère et ton amie ?

— Elle m’a parlé comme on ne m’a jamais parlé, et m’a formellement offert de me rendre tous les services que peut rendre l’amitié d’une femme.

— Et tu as formellement accepté.

— Cela te paraît absurde ? Permets-moi de te dire que je m’en moque ! s’écria Pickering d’un ton agressif qui ne me blessa pas le moins du monde. J’ai été très ému. J’ai essayé de la remercier ; mais je n’ai pas pu, et, pour cacher mon trouble, je me suis retiré assez brusquement.

— C’est alors qu’elle a profité de l’occasion pour glisser sa tragégie dans ta poche.

— Nullement. J’avais vu le livre sur la table pendant que j’attendais dans le salon ; plus tard elle voulut bien offrir de lire de l’allemand avec moi deux ou trois fois par semaine. — Par quoi commencerons-nous ? demanda-t-elle. — Par ce drame, répliquai-je en prenant le volume.

Je ne suis ni un pessimiste, ni un cynique ; mais, quand même j’aurais mérité le reproche d’Eugène, mes griffes eussent été rognées par l’assurance que Mme Blumenthal désirait me connaître et avait prié mon ami de me présenter. Parmi les niaiseries qu’il s’accusait d’avoir débitées, il avait fait de moi un éloge chaleureux, auquel elle avait répondu fort poliment. J’avoue que j’étais curieux de la voir, mais je demandai que la présentation n’eût pas lieu immédiatement. Je désirais d’abord que Pickering pût accomplir sa destinée sans que je fusse tenté de jouer le rôle de la Providence, et d’ailleurs j’avais à Hombourg des amis avec lesquels je m’étais engagé à passer mes heures de loisir. Pendant quelques jours, je ne fréquentai guère Pickering, tout en le rencontrant parfois au Kursaal. Malgré mon désir de l’abandonner à lui-même, je cherchai à deviner quelle influence le contact du monde et surtout le contact de Mme Blumenthal exerçait sur lui. Il semblait très heureux, et je reconnus à divers symptômes que sa confiance en lui-même s’était accrue ; son esprit travaillait sans cesse, et je ne pouvais causer une demi-heure avec lui sans me demander si un autre genre d’éducation aurait contribué à mieux développer son intelligence. À chacune de nos rencontres, il me parlait un peu moins de Mme Blumenthal, tout en avouant qu’il la voyait souvent et qu’il l’admirait énormément. Je fus obligé, malgré mes idées préconçues, de reconnaître que, pour fasciner une nature aussi pure et aussi sereine, il fallait qu’elle fût douée de qualités peu communes. Pickering me faisait l’effet d’un philosophe ingénu assis aux pieds d’une muse austère, et non d’un désœuvré sentimental qui cède aux charmes de quelque beauté légère.

II.

Mme Blumenthal, pour le moment, semblait avoir renoncé au Kursaal. Son jeune ami lui fournissait sans doute le sujet d’une étude intéressante, et elle tenait à s’y livrer sans distraction.

Cependant je l’aperçus enfin un soir à l’opéra, et dans sa loge elle me parut plus belle que lors de ma première rencontre. Adelina Patti chantait, et, le rideau levé, je ne m’occupai que de ce qui se passait sur la scène. À la fin du premier acte, je vis que l’auteur de Cléopâtre avait pour cavalier son jeune admirateur. Il se tenait derrière elle, regardant par-dessus son épaule et l’écoutant d’un air charmé, tandis que la dame agitait son éventail avec lenteur. Elle parcourait des yeux la salle, et je me figure que ceux des spectateurs dont elle parlait n’auraient pas été ravis de l’entendre. La lorgnette de Pickering suivait les indications qu’on lui donnait ; ses lèvres demeuraient entr’ouvertes, comme cela lui arrivait chaque fois qu’une conversation l’intéressait. Je crus que le moment serait opportun pour aller présenter mes hommages ; mais l’arrivée d’une vieille connaissance qui vint occuper une stalle à côté de la mienne m’obligea à retarder ma visite. Je ne le regrettai pas, car personne ne devait être plus à même que mon voisin de réduire en prose raisonnable les rhapsodies lyriques d’Eugène. Niedermeyer, quoique diplomate et Autrichien, était assez bavard ; il connaissait un peu tout le monde.

— Savez-vous, lui demandai-je après avoir échangé avec lui quelques paroles, qui est et ce qu’est cette dame en robe bleue que vous lorgnez en ce moment ?

— Qui elle est ? répliqua Niedermeyer en abaissant sa lorgnette. Elle se nomme Mme Blumenthal. Ce qu’elle est ? Il faudrait du temps pour le raconter. Faites-vous présenter, — rien de plus facile. Vous la trouverez charmante, et au bout d’une huitaine de jours vous me direz ce qu’elle est.

— Je n’en répondrais pas. Mon ami, qui l’accompagne ce soir, la connaît depuis plus d’une semaine, et je ne le crois pas encore à même de la bien juger.

— Je crains que votre ami ne soit un peu épris. Pauvre garçon, il n’est pas le seul Elle paraît vraiment fort jolie d’ici ; c’est étonnant comme ces femmes-là se conservent.

— Ces femmes-là ! Vous ne voulez pas donner à entendre que Mme Blumenthal n’est pas une dame très respectable ?

— Oui et non. C’est elle-même qui a formé l’espèce d’atmosphère qui l’entoure. Il n’y a cependant aucun motif pour baisser la voix en prononçant son nom ; mais certaines femmes ne sont satisfaites que lorsqu’elles se sont mises dans une position équivoque. À leurs yeux, l’attitude de la vertu a une raideur disgracieuse. Ne me demandez pas une opinion, — contentez-vous de quelques faits. Mme Blumenihal est Prussienne et bien née. J’ai connu sa mère, fière comtesse westphalienne ; par malheur elle était pauvre, et Flora s’est résignée à épouser un Juif deux fois plus âgé qu’elle et qui n’a laissé qu’une fortune très modeste. Elle doit avoir de trente à trente-cinq ans. L’hiver, elle fait parler d’elle à Berlin, où elle donne de petits soupers à la bohème du cru ; l’été, on la voit assez souvent autour des tapis verts d’Ems ou de Wiesbaden. Elle a beaucoup d’esprit, et son esprit l’a gâtée. Un an après son mariage, elle a publié un roman où elle développe ses idées matrimoniales. Depuis elle a composé un tas d’ouvrages, — romans, poèmes, brochures sur tous les sujets imaginables, depuis la conversion de Lola Montez jusqu’à la philosophie hégélienne. Ses théories ont froissé le monde. Un beau jour, voyant que la société lui tournait le dos, elle a déclaré qu’elle voulait désormais vivre d’une vie intellectuelle et respirer l’air de la liberté. Tout cela ne l’empêche pas d’avoir tourné la tête à plus d’un homme distingué. Dieu vous garde des femmes dont l’imagination a envahi la place où devrait se trouver le cœur ;… mais le rideau se lève.

Adelina Patti chanta admirablement ; néanmoins ma curiosité était si bien éveillée que sa voix ne diminua pas le désir que j’éprouvais de voir Mme Blumenthal face à face. Dès que le second acte fut terminé, je me dirigeai vers sa loge, où Pickering s’empressa de m’introduire. Rien de plus gracieux que l’accueil de la dame, et je reconnus, non sans un peu de surprise, qu’elle ne perdait pas à être admirée de près. Je n’ai jamais vu un regard plus doux, plus profond, plus caressant. En dépit d’une certaine lassitude que trahissait sa physionomie, ses mouvemens et le ton de sa voix, surtout lorsqu’elle riait, avaient une franchise et une spontanéité presque enfantines. Ses yeux gris vous fascinaient, mais sa manière de souligner ses paroles par un geste me sembla légèrement déclamatoire, et je me demandai si sa conversation ne devait pas bientôt fatiguer un auditeur impartial. Lorsque je rencontrai son regard, je me dis qu’il faudrait l’écouter longtemps avant d’être disposé à rompre l’entretien. Je lui répétai en m’asseyant auprès d’elle les choses élogieuses que mon ami prodiguait sur son compte. Les yeux fixés sur moi, elle me laissa dérouler mon écheveau et exagérer un peu.

— Quoi, vraiment ! s’écria-t-elle en se retournant tout à coup vers Pickering, qui se tenait debout derrière nous, c’est ainsi que vous parlez de moi ?

Il rougit jusqu’au front, et j’éprouvai un remords tardif. Nous parlâmes ensuite de choses et d’autres. Je lui adressai des complimens sur la pureté de son accent anglais, et je lui demandai si elle avait visité l’Angleterre.

— Le ciel m’en préserve ! s’écria-t-elle, je déteste l’aristocratie. Je suis démocrate, et je ne m’en cache pas. Quoique fille des croisés et née au sein de la féodalité, je suis une révolutionnaire. J’ai une passion pour la liberté, — la liberté illimitée. C’est dans votre république que je voudrais me réfugier. Quel merveilleux spectacle qu’un grand peuple libre de faire ce qui lui plaît et ne faisant rien de mal !

Je répondis modestement qu’après tout les libertés, pas plus que les vertus d’un Américain, ne sont illimitées.

— N’importe, n’importe ! répliqua-t-elle en désignant Pickering avec son éventail, j’aimerais à voir le pays qui a produit ce merveilleux jeune homme. Ce doit être une sorte d’Arcadie, une reproduction de l’âge d’or. M. Pickering dit les choses les plus naïves du monde, et, après avoir souri de leur simplicité, je m’aperçois tout à coup qu’elles sont très sensées, et j’y pense sans cesse. C’est vrai ! ajouta-t-elle en s’adressant à Eugène, j’appelle vos naïvetés des solécismes inspirés, et j’en fais mon profit. Souvenez-vous de cela la prochaine fois que je rirai de vous !

Pickering se trouvait dans cet état de béatitude où les sourires et les froncemens de sourcils de la bien-aimée pèsent du même poids dans la balance. Il me regarda d’un air qui semblait dire : « Cite-moi une femme qui ait autant d’esprit, autant de grâce ! » Je me figure qu’il ne saisissait que vaguement le sens des paroles de Mme Blumenthal, dont les gestes, la voix et les coups d’œil se confondaient pour lui dans une harmonie irrésistible. Le spectacle d’une pareille infatuation a quelque chose de pénible. Je me dispensai donc de répondre au défi de Pickering, et je me mis à rendre hommage au talent de Mme Adelina Patti. Mme Blumenthal, comme il convenait à une vraie révolutionnaire, fut obligée d’avouer qu’elle n’admirait pas trop le chant de la diva.

— Cela manque d’âme, dit-elle. Pour faire une grande artiste, il faut une grande passion.

Avant que j’eusse eu le temps de réfuter ou d’approuver l’axiome, la voix de la Patti s’éleva, et fit pleuvoir sur la salle ses notes argentines.

— Ah ! donnez-moi cet art, murmurai-je en me levant, et je vous laisserai la passion.

Après avoir regagné ma stalle, je me demandai si mes paroles n’avaient pas froissé mon interlocutrice. Le signe de tête amical qu’elle m’adressa à la sortie me rassura. Elle était au bras de Pickering, attendant sa voiture. À Hombourg, les distances à parcourir ne sont pas longues ; mais il pleuvait, et Mme Blumenthal montra un joli pied chaussé de satin pour expliquer qu’elle ne pouvait rentrer à pied. Pickering nous laissa un instant pour aller à la recherche du véhicule, et ma compagne profita de l’occasion pour me prier de venir la voir ; elle avait des raisons pour désirer causer avec moi. Je répondis naturellement que son désir seul était une raison suffisante pour moi. Elle me remercia par un de ses regards profonds, si audacieux dans leur candeur, et déclara que je faisais plus de complimens que mon ami, bien qu’elle doutât que je fusse aussi sincère. — C’est de lui que je tiens à causer avec vous, ajouta-t-elle. J’ai beaucoup de choses à vous demander. Il faudra que vous m’appreniez tout ce que vous savez sur son compte, car il m’intéresse, et j’ai des sympathies si intenses, une imagination si vive, que je ne me fie pas à mes propres impressions ; elles m’ont trompée plus d’une fois.

Je promis de lui rendre visite, et nous la quittâmes après l’avoir installée dans sa voiture. Pickering me proposa une promenade sous la longue galerie vitrée du Kursaal, et je ne tardai pas à reconnaître que je me promenais avec un homme éperdument amoureux. Il m’annonça entre autres choses que Mme Blumenthal avait été pour lui « une révélation. »

— Tu n’as pas pu la juger ce soir, me dit-il. Si tu pouvais seulement l’entendre raconter ses aventures !

— Elle en a donc à raconter ?

— Les aventures les plus étranges ! s’écria Pickering avec enthousiasme. Elle n’a pas végété comme moi ; elle a vécu dans le tumulte de la vie. Lorsque j’écoute ses souvenirs, il me semble entendre l’ouverture d’une symphonie de Beethoven !

Je ne pus que m’incliner ; mais, comme je tenais à savoir ce qu’était devenue la conscience qui le troublait naguère, je lui dis :

— Mon cher, tu es tout simplement amoureux.

Il parut aussi ravi d’apprendre la nouvelle que s’il ne la connaissait pas.

— C’est ce que Mme Blumenthal m’a dit pas plus tard que ce matin, répliqua-t-il. Nous sommes partis ensemble pour visiter les ruines du château de Königstein ; nous avons grimpé jusqu’au sommet de la tourelle la plus élevée, où nous sommes restés pendant une heure. Le silence solennel de l’endroit délia ma langue, et tandis qu’elle se tenait assise sur un pan de mur couvert de lierre, j’ai fait une sorte de discours. Elle m’a écouté, les yeux fixés sur moi, arrachant de temps à autre un fragment de pierre qu’elle laissait tomber dans la vallée. Enfin elle se leva et me contempla en hochant la tête à deux ou trois reprises. — Vous êtes amoureux, dit-elle, la chose est certaine ; — puis elle se remit à lancer des cailloux dans l’espace sans ajouter un mot. Toutefois, avant de descendre, elle ajouta que mon discours méritait une réponse. Elle me remerciait cordialement ; mais elle ne voulait pas profiter de mon inexpérience pour me prendre au mot. Je ne connaissais pas le monde, je me laissais séduire trop aisément, et je la croyais meilleure qu’elle ne l’était ; je n’avais pas encore eu le temps de découvrir ses défauts. Si, après avoir eu l’occasion de la comparer à d’autres femmes, plus jeunes, plus simples, — mes sentimens ne changeaient pas, elle ne refuserait pas de m’écouter de nouveau. Je lui ai juré que je ne craignais pas de lui préférer une autre femme, et alors elle a répété : — Heureux mortel, vous êtes amoureux, bien amoureux !

Deux jours plus tard, je me présentai chez Mme Blumenthal, ne sachant trop que penser d’elle. Il est prouvé qu’il existe çà et là certaines gens que l’on peut qualifier de comédiens sincères, certains esprits qui cultivent de bonne foi les émotions factices. C’était le cas de celle que mon ami le diplomate nommait si cavalièrement Flora, ou du moins je le craignais. Cependant l’offre qu’elle avait faite de soumettre l’adoration de Pickering à une épreuve hasardeuse me rassurait un peu. Elle me reçut dans un salon encombré de livres et de journaux. Un des côtés de la chambre était occupé par un piano orné d’un vase où s’épanouissait un immense bouquet de roses blanches. Je trouvai mon hôtesse plongée dans une bergère. Le but de ma visite n’était pas d’admirer Mme Blumenthal pour mon propre compte, mais de m’assurer jusqu’à quel point il convenait de la laisser agir. Elle avait exprimé des doutes sur ma sincérité le soir de notre première rencontre : aussi eus-je soin cette fois de m’abstenir de tout compliment et de ne point la mettre en garde contre ma pénétration. Je voulais déchiffrer une énigme, et j’avoue que je fus puni de ma prétention par une éclipse de ma perspicacité habituelle. Elle prenait des poses si gracieuses, elle écoutait mes réponses avec un intérêt si naïf, qu’au bout d’une demi-heure je n’aurais pas hésité à reconnaître avec Pickering que c’était « une femme merveilleuse. » Cette demi-heure, je n’aime pas à me la rappeler. Le résultat fut de me démontrer plus tard que l’on peut être charmé par une personne qui remplace le cœur par l’imagination. Elle m’avait franchement avoué qu’elle désirait apprendre de moi tout ce que je savais sur le compte de mon ami ; elle me questionna donc sur sa famille, ses antécédens et son caractère. Rien de plus naturel de la part d’une veuve qui avait reçu une déclaration d’amour. Elle m’interrogeait avec une sollicitude si contenue, si flatteuse pour Pickering, que j’aurais été presque tenté de mentir plutôt que de ne pas faire son éloge.

— Après tout, lui dis-je, vous le connaissez mieux que moi, car avant de le retrouver à Hombourg je ne l’avais pas revu depuis son enfance.

— Oui, mais je sais aussi que vous êtes son confident, répliqua-t-elle. Il se montre très franc avec moi, et je sens pourtant qu’il me cache quelque chose. J’ai contracté plus d’une amitié dans ma vie, grâce au ciel, et aucune ne m’a jamais été plus chère que celle-ci ; néanmoins je me désole de voir que mon ami ne m’accorde pas toute sa confiance. Je devine qu’il souffre d’un chagrin secret. Pauvre moi ! s’il savait seulement combien je lui suis attachée et combien je désire son bonheur !

Cet aveu, qui semblait si désintéressé, puisqu’il s’adressait à un tiers, m’inspira l’espoir de faire jouer à Mme Blumenthal le rôle de la Providence. Le secret que l’on n’avait pas eu le courage de lui révéler, c’était le projet de mariage avec Mlle Yernor. Le visage ingénu de la jeune fille m’avait frappé, et je ne pouvais m’empêcher de penser que Pickering risquait de tomber plus mal. Les paroles de Mme Blumenthal m’autorisaient à croire qu’elle serait de mon avis. Après un moment d’hésitation, je lui confiai que mon ami avait en effet un secret. Je lui racontai alors quelle promesse il avait faite à son père mourant, promesse à laquelle il ne pouvait manquer sans s’exposer à des remords qui troubleraient son repos. Elle m’écouta avec beaucoup d’attention et sans paraître irritée le moins du monde.

— Quel joli conte ! s’écria-t-elle, lorsque j’eus achevé mon récit ; quelle situation romanesque ! Il n’est pas étonnant que ce pauvre M. Pickering ait eu des velléités de révolte et qu’il désire retarder l’heure de la soumission. Et cette petite fille de Smyrne qui attend le jeune prince américain comme une héroïne des Mille et une Nuits ! Je donnerais beaucoup pour voir sa photographie. Croyez-vous qu’il me la montrerait ? Ne craignez rien, je serai discrète… Oui, c’est un joli roman ; si je l’avais inventé, on le trouverait absurdement improbable !

Elle se leva ensuite et fit deux ou trois tours dans le salon, se souriant à elle-même. Tout à coup elle s’arrêta devant le piano avec un petit éclat de rire ; l’instant après, elle se cacha le visage dans l’énorme bouquet de roses. Il était temps de prendre congé, et je ne voulais pas m’éloigner sans savoir si, tout en plaignant le jeune homme de Hombourg, elle n’éprouvait pas aussi un peu de pitié pour la petite fille qui attendait à Smyrne.

— Vous devinez naturellement dans quel espoir je vous ai raconté tout cela, dis-je en me levant.

Elle avait pris une des roses et l’attachait à son corsage. Elle leva vivement la tête et s’écria : — Laissez-moi faire ; il m’intéresse !

Je dus me contenter de cette réponse. Le jour suivant, je me repentis plus d’une fois de mon zèle, et je me demandai si la providence, qui mettait une rose blanche à son corsage, n’agirait pas d’une façon par trop humaine. Le soir, au Kursaal, je cherchai en vain Pickering, et je vis que ma confidence n’avait pas encore décidé Mme Blumenthal à abréger les visites de son soupirant. Je ne le rencontrai que fort tard, à mon grand dépit, car j’avais hâte de lui annoncer quel genre de service je venais de lui rendre. Il me prit le bras et m’entraîna vers le jardin ; il était trop agité pour me permettre de parler le premier.

— J’ai brûlé mes vaisseaux ! s’écria-t-il dès que nous nous trouvâmes seuls. Je lui ai tout avoué. J’ai dit que c’était un supplice pour moi d’attendre sous le vain prétexte que je pourrais jamais l’aimer moins, que jusqu’à présent ma vie n’a été qu’un rêve hi-deux et qu’il suffit d’un mot d’elle pour me…

— Lui as-tu parlé de miss Vernor ? lui demandai-je gravement.

— Je lui ai tout avoué, te dis-je. Le passé n’existe plus pour moi. Le passé peut sortir de sa tombe et me maudire, il ne m’épouvante plus ! J’ai le droit d’être heureux ; j’ai le droit d’être libre. Ce n’est pas moi qui ai promis. Je n’existais pas alors ; je n’existe que depuis un mois. Ah ! je ne suis plus le même homme. Hier encore j’avais peur d’elle ; — aujourd’hui je crains seulement de mourir de joie.

Je m’étais tu pour lui laisser le temps d’exhaler toute son éloquence ; en ce moment, il s’interrompit pour ôter son chapeau, dont il se servit en guise d’éventail.

— Explique-toi, lui dis-je enfin. As-tu demandé à Mme Blumenthal d’être ta femme ?

— Que veux-tu donc que je lui demande ?

— Et elle consent ?

— Elle demande trois jours pour se décider.

— Mettons-en quatre ! Elle connaît ton secret depuis ce matin. Je me crois obligé de te déclarer que je le lui ai révélé.

— Tant mieux ! s’écria Pickering. Ce n’est pas une offre brillante que la mienne pour une femme comme elle, et si cruelle que soit l’attente, je sens qu’il serait brutal de me montrer trop pressant.

— Qae pense-t-elle de la rupture de ta promesse ?

Pickering était trop amoureux pour feindre le remords.

— Elle pense, répondit-il bravement, qu’elle m’aime trop pour avoir le courage de me condamner. Elle convient que j’ai le droit d’être heureux.

Je me sentais intrigué. Ce n’était pas là l’effet que j’attendais de mon indiscrétion calculée ; mais maintenant je ne pouvais plus intervenir. Tout ce que je pus faire fut de conseiller à mon ami de ne pas se donner la fièvre.

Le lendemain matin, je reçus ce billet :

« Mon cher ami, j’ai tout espoir d’être heureux. Je pars pour Wiesbaden, où j’apprendrai mon sort. Mme Blumenthal compte passer quelques jours dans cette ville, et elle me permet de l’accompagner. Je crois que tu peux me féliciter d’avance. Tu seras le premier à apprendre l’heureuse nouvelle. » « E. P. »

Deux jours plus tard, en m’asseyant à la table de l’hôtel, je trouvai sur mon assiette une lettre portant le timbre de Wiesbaden ; elle ne contenait que ces mots :

« Je suis heureux ; mon offre est acceptée depuis une heure. Juge de ma joie ! Je puis à peine croire que je suis ton vieux E. P. »

Pendant huit jours, je demeurai sans nouvelles de Pickering, dont le silence finit par m’inquiéter. Je lui écrivis. La réponse n’arrivant pas, je me rendis à son hôtel, où j’appris qu’on venait de lui envoyer ses bagages à Cologne. Un télégramme que j’adressai à mon ami m’en valut un autre, où il me priait simplement de le rejoindre. Quelques heures après, j’étais à Cologne. Je trouvai Pickering installé dans l’hôtel le plus triste de la ville, dans un grand salon à tentures grises qui semblait avoir absorbé l’ennui exhalé par dix générations de voyageurs. Il était pâle et défait ; son visage avait vieilli de cinq ans : mais au moins il pouvait se vanter d’avoir trempé ses lèvres dans la coupe de la vie, et j’étais désireux d’apprendre ce qui la lui rendait si amère ; cependant je lui épargnai toute curiosité importune, me bornant à lui témoigner ma sympathie par une chaleureuse poignée de main. Nous essayâmes en vain de parler de Cologne, dont la pluie gâtait pour le moment l’aspect pittoresque. Eugène ne tarda pas à se lever pour se promener de long en large.

— Ah ! s’écria-t-il, j’ai voulu savoir, et me voilà certes plus avancé que je ne l’étais il y a un mois.

Alors il me raconta avec assez de calme, comme s’il souffrait déjà moins de sa blessure, l’histoire des jours précédons, que je me contente de résumer.

Après s’être vu accepter un soir aussi clairement qu’il pouvait le souhaiter, il passa le reste de la nuit à confier le secret de son bonheur aux étoiles. Le lendemain matin, il se présenta chez Mme Blumenthal, qui refusa tout simplement de le recevoir. Il se promena pendant une heure ou deux et revint. Le domestique lui remit alors un billet qui ne contenait que ces mots : « Laissez-moi seule aujourd’hui. Je vous donnerai dix minutes demain soir. » Les trente-six heures d’attente parurent autant de siècles à Pickering, cela va sans dire ; enfin Mme Blumenthal le reçut. Avant qu’elle eût ouvert la bouche, il se reprocha d’avoir été assez sot pour s’imaginer qu’il la connaissait. On parle tous les jours de gens qui jettent le masque, c’est un lieu-commun de romancier. Cette fois cependant la métaphore se trouvait justifiée ; la dame se présenta à lui sans masque.

— Regardez la pendule, dit-elle. Je vous accorde dix minutes. Jouez-moi votre scène, arrachez-vous les cheveux, brandissez votre poignard ! Vous êtes congédié.

Ne sachant que penser, Pickering demanda une explication.

— Je n’ai plus besoin de vous, répondit Mme Blumenthal en s’asseyant, voilà mon explication. Tout cela a été charmant, mais vous n’avez plus rien à m’apprendre ; je vous sais par cœur.

— Vous avez donc joué un rôle ? Vous ne m’avez jamais aimé ? s’écria Pickering.

— Non certes, cher monsieur. Je me suis contentée de vous étudier. Il manquait à mon grand ouvrage sur le Non-Moi immatériel un chapitre dont vous m’avez fourni le fond. Mon livre est terminé ; bonsoir et merci.

— Et c’est pour en arriver là que vous m’avez encouragé ?

— Je n’ai pas eu à vous encourager. En tout cas, osez vous plaindre ! Vous me devrez l’immortalité, car vous serez imprimé tout vif. N’ai-je pas en somme été très bonne pour vous ? J’ai reçu vos visites à des heures raisonnables et déraisonnables ; parfois elles m’ont amusée, parfois elles m’ont terriblement ennuyée. Mais vous étiez un cas si curieux, — comment dirai-je ? — d’enthousiasme, que je me suis résignée. N’ai-je pas caressé vos rêves ? Si je me montre un peu brusque aujourd’hui, ce n’est pas ma faute, — vous auriez dû comprendre plus tôt que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre… Voyons, n’avez-vous rien, rien à dire ? Accusez-moi, maudissez-moi, accablez-moi d’invectives. Je saurai me montrer indulgente.

Pickering écouta cette sortie avec une espèce de torpeur ; il croyait sentir le sol céder sous ses pieds. Il s’imagina que Mme Blumenthal désirait le voir éclater en injures, et cette idée contribua à le calmer. Il éprouva le besoin de respirer le grand air.

— Quoi ! pas un mot ? reprit la veuve, tandis que, la main sur le bouton de la porte, il cessait de la regarder. Ne vous ai-je pas assez parlé, moi ?.. Alors vous m’écrirez ?

— Je ne le crois pas, répliqua Eugène.

— Bah ! dans six semaines vous reviendrez me voir.

— Jamais !

— Jamais ? C’est là un aveu de sottise, dit-elle. Cela signifie que, même après avoir réfléchi, vous serez incapable de comprendre la philosophie de ma conduite.

Le mot philosophie parut si étrange à Pickering qu’il ne trouva rien à répondre.

— Votre passion, après tout, n’était qu’une affaire de tête, continua la dame.

— Peut-être avez-vous raison, répliqua Pickering, et il s’éloigna.

Le lendemain, il quitta Wiesbaden sur un vapeur qui descendait le Rhin. Il passa la journée à bord, ne sachant où il allait ni où il débarquerait. Il avait la fièvre ; il lui semblait qu’il venait de voir quelque chose d’infernal. Enfin il aperçut les tours de la cathédrale de Cologne, et lorsque le vapeur s’arrêta, il mit pied à terre.

— Il y a huit jours que je suis ici, dit-il en terminant son récit ; je n’ai guère dormi depuis mon départ, et pourtant ç’a été pour moi une semaine de repos !.. Toutes les femmes, ajouta-t-il, sont perfides, menteuses, coquettes !

— Pas toutes, lui dis-je ; il existe à Smyrne, dans un jardin aux murs blancs, une jeune fille dont la philosophie se borne…

Pickering s’éloigna sans attendre la fin de ma phrase.

Quelques jours plus tard il me parut en bonne voie de guérison, et je restai convaincu que le temps suffirait pour achever la cure. Je ne fis qu’une seule fois allusion à ses griefs, un soir que nous allions nous retirer pour la nuit.

— Permets-moi de t’avouer, lui dis-je, que je trouve qu’il y a du vrai dans les assertions de Mme Blumenthal. Tu te servais d’elle intellectuellement, et elle te rendait la pareille.

Il fronça les sourcils sans oser me démentir. J’attendis un peu dans l’espoir qu’il se rappellerait qu’il avait quelque chose à me réclamer. Il n’y songea pas.

Le lendemain nous parcourûmes la vieille cité et nous visitâmes la cathédrale. Pickering se montrait taciturne ; je l’abandonnai à ses réflexions, le laissant assis en face d’un vitrail resplendissant. À mon retour, je devinai ce qu’il allait me demander. Avant qu’il eût ouvert la bouche, je tirai de ma poche la lettre qu’il m’avait confiée un mois auparavant, je la posai sur ses genoux, et je m’éloignai de nouveau.

Une demi-heure après, je revins sur mes pas. Il avait disparu, je regagnai l’hôtel, et je le trouvai se promenant d’un air sombre dans sa chambre. Sans doute j’aurais été fort embarrassé, si l’on m’eût demandé quel effet la lettre devait produire ; mais je m’étonnai de voir qu’elle l’avait irrité.

— Tu as lu ? lui demandai-je.

— Oui, et je suis obligé de faire amende honorable. J’ai été injuste envers M. Vernor.

— Tu pensais qu’il t’adressait ta feuille de route, si j’ai bonne mémoire ?

— J’étais un sot. Il me donne mon congé. Il croit devoir m’annoncer sans retard que sa fille, informée de l’union projetée, refuse de se regarder comme liée par un pareil contrat et n’admet pas que de mon côté je sois tenu de m’y conformer. On lui a donné une semaine pour réfléchir. Elle s’obstine à trouver horrible l’arrangement en question. Après s’être montrée si longtemps soumise, elle ose enfin avoir une opinion à elle, à ce que m’apprend M. Vernor. J’avoue que cela me surprend. On m’a toujours représenté Isabelle comme l’incarnation de l’obéissance passive. Et c’est elle qui se révolte et insiste pour que l’on me dégage de ma promesse ! Son père m’annonce même qu’elle menace d’avoir une fièvre cérébrale dans le cas où l’on voudrait user de contrainte. M. Vernor ajoute qu’il ne veut pas augmenter les regrets que je puis lui faire l’honneur d’éprouver par la moindre allusion aux qualités morales et physiques de sa fille. Il espère, pour le repos de tous les intéressés, que j’ai « d’autres vues. » Il termine en disant que, malgré ce contre-temps, le fils de son meilleur ami sera toujours le bienvenu chez lui. Je suis libre, dit-il, et il m’engage à compléter mon excellente éducation par une série de voyages. Si je suis tenté de me diriger du côté de l’Orient, il compte que je n’oublierai pas que je suis sûr de trouver à Smyrne un accueil amical. En somme, c’est une lettre fort polie.

Si polie qu’elle fût, Pickering ne paraissait nullement satisfait du poids dont elle débarrassait sa conscience. Il se montra très abattu. Pauvre garçon, l’expérience avait cruellement rogné les ailes de son imagination ! Je le plaignais trop pour lui rappeler que si, un mois auparavant, il eût consenti à briser le cachet de la lettre, il aurait échappé au purgatoire où trônait Mme Blumenthal. Je me bornai donc à le prier de me montrer la photographie de Mlle Vernor.

— Je n’ai plus le droit de la garder, me dit-il, — et avant que j’eusse eu le temps d’empêcher ce sacrifice, il tira la carte de son portefeuille et la jeta dans le feu.

— Il est fâcheux pour toi que Mlle Vernor ait montré tant de résolution, lui dis-je, car je parierais qu’elle est devenue une jeune fille charmante.

— Va t’en assurer ! répliqua-t-il d’un ton de mauvaise humeur. Le champ est libre. Il m’est défendu désormais de songer à elle. Voyons, me demanda-t-il en se tournant tout à coup vers moi, n’est-ce pas une rude déception pour un pauvre diable qui ne demande au sort que de vivre paisiblement dans son petit coin ?

Je déclarai que c’était dur en effet et qu’il avait le droit d’exiger que le destin lui fournît une nouvelle occasion de s’installer dans son coin. J’ajoutai que le conseil de M. Vernor était bon, qu’il avait tort de ne pas le suivre, et j’offris d’être son compagnon, s’il voulait se distraire en voyageant. Pickering accepta sans grand enthousiasme ; mais après une quinzaine de jours passés à visiter des galeries de tableaux et à admirer des monumens je m’aperçus qu’il commençait à redevenir lui-même. Il retrouva jusqu’à un certain point la généreuse éloquence dont il avait fait preuve à Hombourg, et cette fraîcheur d’impression que je lui enviais. Un jour que j’étais retenu à l’hôtel par une blessure au pied, il me régala à son retour, à propos de certaine vierge ingénue de Hans Memling, d’une rhapsodie qui me parut plus sensée que ses éloges de Mme Blumenthal. Il avait ses heures de tristesse, ses retours vers le passé ; mais je m’abstins de lui reprocher ces accès de mélancolie, car je m’imaginai qu’il en sortait un peu plus dispos et plus résolu. Cependant un jour il se montra si sombre que je saisis le taureau par les cornes et lui dis qu’il se devait à lui-même de chasser de sa pensée tout souvenir de cette femme.

Il me regarda d’un air étonné, puis me répondit en rougissant beaucoup : — Cette femme ? Je ne songeais pas à Mme Blumenthal.

À dater de ce jour, je m’expliquai sa tristesse d’une autre façon. Nous poussâmes jusqu’en Italie, et nous fîmes un assez long séjour à Venise. Ce fut là qu’arriva le dénoûment auquel je m’attendais depuis quelque temps déjà. Nous avions passé la matinée à Torcello, et nous revenions, doucement bercés par les flots et par le chant des canotiers, lorsque Pickering s’écria : — Me voilà à moitié chemin, je crois que j’irai !

Depuis une demi-heure, nous n’avions pas échangé une parole, et je lui demandai naturellement : — Où donc veux-tu aller ? — Comme nous arrivions à la Piazetta, il ne put me répondre immédiatement. Je sautai à terre le premier, et, lorsque je me retournai pour lui donner la main, il me répondit :

— À Smyrne.

Il partit le soir même. J’avais soutenu que Mlle Vernor devait être une charmante jeune fille, et six mois plus tard Eugène m’écrivit que Mme Pickering était une charmante jeune femme.

Henry James.