Contes en prose (Leconte de Lisle)/Le Prince Ménalcas

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Texte établi par Jean Dornis, Société Normande du livre illustré (p. 73-98).


LE PRINCE MÉNALCAS


HISTOIRE NAÏVE


Trahit sua quemque voluptas
Virgilius Maro.


I



(Le matin. — Vaste parc, grands murs, grille et petite porte sur la campagne. — Entre le docteur Scientificus. — Perruque, habit noir, culottes courtes, bas blancs, souliers à boucles d’argent, canne à pomme d’or.)

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Il faut que je sois né sous un astre contraire ; la fatalité s’en mêle évidemment. Que m’a-t-il servi d’avoir laborieusement acquis la position éminente que j’occupe, si de tels événements étaient réservés à mon âge mûr ? Hélas ! je reposais encore de mon sommeil le plus doux, de cet assoupissement léger du matin, si plein de quiétude et d’abandon voluptueux ; à peine l’aurore éclairait-elle, à travers mes rideaux, la blancheur immaculée du bonnet dont j’ai coutume de couvrir, durant la nuit, mon chef scientifique et mes tempes doctorales. Un songe charmant me représentait de nouveau les merveilles culinaires dont Marthe, ma gouvernante, est si prodigue. Marthe ! une perle inappréciable pour un dégustateur ! telle que Lucullus lui-même, de gastrosophique mémoire, n’en a jamais possédé ! Il me semblait que je savourais encore toute la délicatesse et le raffinement de mon souper, mollement étendu sur ma couche, souriant à demi, inondé de calme et de béatitude... lorsqu’une voix discordante m’éveille en sursaut : « Docteur, docteur ! on vous mande au palais ; Son Altesse est malade ; vite, vite, levez-vous ! » Ô destinée, voila de tes coups ! Je ne réponds pas, je feins de dormir, me berçant du fol espoir qu’on respectera mon repos. Hélas ! ma ruse est éventée ; on insiste, le bruit redouble. Il faut s’éveiller, se lever et partir. J’arrive, les portes du palais sont closes. Je frappe : « Allez au parc, me crie à travers le guichet la voix bien connue du chambellan Muller, Son Altesse s’y rendra probablement, et vous y rencontrera comme par aventure. » Me voici, personne ne vient, j’ai une fervente envie de m’aller remettre au lit. Ô Hippocrate, à

quelles épreuves tes disciples ne sont-ils pas exposés !
(Entre le chambellan Muller. — Même costume, plus une petite clef d’or sur le dos.)
LE CHAMBELLAN MULLER.

Ah ! docteur, n’avez-vous point encore rencontré Son Altesse ?

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Mais, chambellan, votre question est au moins intempestive. Comment aurais-je rencontré Son Altesse Sérénissime le prince Ménalcas au fond du parc, à sept heures du matin, et sans que vous le sachiez, vous qui ne le quittez ni jour, ni nuit, comme il convient à la charge particulière dont vous êtes revêtu ?

LE CHAMBELLAN MULLER.

Il est vrai ; mais, cher Scientificus, tout ici est bouleversé depuis huit jours ! Si je vous narrais les événements insolites qui se succèdent sans interruption au palais, vous ne pourriez y ajouter foi. Vous seriez-vous jamais imaginé qu’hier matin, à son petit lever, Son Altesse, au lieu de répondre aux salutations et compliments de votre serviteur, a bâillé prodigieusement en me tournant le dos, puis s’est prise à dire avec exaltation ces mots dénués de tout sens : « Ô Wilhelmine ! ô Wilhelmine ! »

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Quant aux bâillements du prince, chambellan, ceci est de peu d’importance. Vous êtes un homme grave, Muller, essentiellement grave ; Son Altesse est bien jeune, il se peut que vous l’ennuyiez.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Vous parlez légèrement, docteur Scientificus. Votre supposition me semble superficielle. Mes paroles ne sauraient ennuyer Son Altesse, puisqu’elles sont d’étiquette et qu’elles datent du règne de feu son glorieux bisaïeul, le prince Ménalcas troisième.

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Je veux bien ne pas relever les deux épithètes incongrues dont vous vous êtes servi, Muller, à l’égard de ma supposition et de ma façon de parler en général ; n’y pensons plus. Je vous ferai observer, en second lieu, chambellan, que l’exclamation du prince Ménalcas n’est nullement dénuée de sens. Wilhelmine est un nom de femme.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Hélas ! nous ne l’appréhendons que trop ! Mais ce ne serait rien encore. Après le déjeuner, Son Altesse a présidé le conseil ; et, voyant ses ministres discuter le plus ou moins d’opportunité d’une nouvelle taxe de guerre, par cette excellente raison qu’un prince sage n’a jamais assez d’argent dans sa poche ; — Son Altesse, dis-je, a coupé court à la discussion en entonnant une chanson ridicule où il est question de laitières et de fromages à la crème !

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Oh ! oh ! ceci devient sérieux.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Dans la soirée, Scientificus ! dans la soirée, l’ambassadeur du grand-duc de Bergen s’est présenté au palais. Il était chargé d’une réponse favorable, touchant le mariage de Son Altesse avec la princesse Sybille. Mais, ô douleur, ô consternation ! — Pudet dictu, Scientificus !

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Vous êtes un homme lettré, Muller, continuez.

LE CHAMBELLAN MULLER.

À peine l’ambassadeur avait-il cessé de parler, que Son Altesse s’est écriée : — Monsieur le baron, cela ne se peut plus, j’aime ailleurs !

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Que me dites-vous là, Muller ? Votre imagination passe les bornes, mon ami. Son Altesse Sérénissime le prince Ménalcas n’a pu tenir un propos aussi intempestif.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Elle l’a tenu, docteur ; et madame la princesse-mère, l’ayant ouï s’exprimer de cette façon, n’a pu supporter le poids douloureux de sa stupéfaction, et s’est évanouie trois fois consécutives. Ses dames d’honneur en ont fait autant, comme il convenait, et cette scène de désolation aurait duré fort longtemps peut-être, si Son Altesse n’était sortie en fredonnant cette malheureuse chanson où il est toujours question de laitières et de fromages à la crème !

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Son Altesse serait-elle aliénée ?

LE CHAMBELLAN MULLER.

Je vous confierai tout bas, docteur, que dans mes heures de profonde méditation, cette idée lumineuse m’était déjà venue. C’est pourquoi j’ai pris le parti de vous faire prévenir à l’insu de tous. Son Altesse sort de bonne heure depuis quelques jours, et vient se promener ici, en défendant à qui que ce soit de la suivre. Vous avez un grand empire sur elle, et sans qu’elle puisse se douter de rien, vous pourrez étudier sa maladie et la guérir, s’il plaît à Dieu.

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Diable ! chambellan, vous me conférez une fort lourde responsabilité. Retirez-vous cependant, Muller ; j’ai besoin de méditer quelque temps, avant la venue de Son Altesse. Ces diagnostics me semblent fort graves. Voyons, récapitulons bien : d’abord, elle bâille aussitôt qu’elle vous aperçoit, n’est-ce pas ? En second lieu, elle chante une chansonnette où il est question de laitières et de... de quoi est-il encore question dans cette chansonnette, Muller ?

LE CHAMBELLAN MULLER.

De fromages à la crème, Scientificus,

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Fort bien. Enfin, Son Altesse s’est écriée : « J’aime ailleurs ! » Ces paroles, Muller, à moins que ma perspicacité naturelle ne m’abuse, me feraient supposer qu’à y a quelque amourette sous jeu ! Ne me répondez pas, chambellan, vous troubleriez le cours de mes déductions. Allez, et fiez-vous à ma vieille expérience.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Adieu, docteur. Soyez adroit, je reviendrai bientôt. (Il sort.)

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS, seul

J’ai beau vouloir me le dissimuler, Marthe n’est point encore de première force sur le salmis. Le dernier était trop assaisonné. Cela viendra sans doute, et avant peu je jouirai du talent le plus consommé qu’ait jamais mûri le feu du fourneau ; mais elle entend mieux le hors-d’œuvre en général, c’est incontestable. Je ne l’avouerai pas ! ma réputation en dépend. Quelle jubilation pour le gros conseiller Gastromann, s’il pouvait planter son drapeau culinaire au-dessus du mien. et faire triompher son cordon bleu de cette légère lacune dans le talent d’ailleurs si remarquable de Marthe ! Je tiendrai ferme ; impavidum ferient ruinæ ! Ah ça ! que m’a donc conté ce chambellan Muller ? eh ! que m’importe à moi que le prince Ménalcas soit fou ! Mon traitement n’est-il pas fixe ? Malade, je ne dis pas ; cela me tracasserait. Je serais forcé de sortir souvent... mes repas refroidiraient peut-être ! Mais fou, à la bonne heure ; on l’enferme et tout est dit. Alerte ! voici Son Altesse.


III


(Entre le prince Ménalcas. Blond, mince, rosé. Physionomie douce et ouverte. Habit feuille-morte, jabot de dentelle, culottes courtes de soie bleue, veste gorge de pigeon, souliers à boucles d’or. Il tient son chapeau à la main.)


LE PRINCE MÉNALCAS.

C’est vous, docteur Scientificus ? que faites-vous au fond du parc de si grand matin ?

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Que Son Altesse Sérénissime daigne accepter l’hommage de mon profond dévouement. Je viens de passer la nuit auprès d’un de mes malades, et je me suis permis de me reposer un instant ici en passant. J’étais loin de me douter de l’honneur que j’ai d’y rencontrer Son Altesse Sérénissime. Les matinées sont bien fraîches encore ; Son Altesse ne craindrait-elle pas d’altérer sa précieuse santé ? S’il m’était permis de hasarder un avis, j’oserais conseiller à Son Altesse, en qualité de son médecin particulier, de rentrer au palais et de...

LE PRINCE MÉNALCAS.

Docteur !

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Son Altesse ?

LE PRINCE MÉNALCAS.

Je ne veux pas vous chasser, Scientificus, mais vous me seriez particulièrement agréable si...

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Son Altesse connaît mon dévouement absolu.

LE PRINCE MÉNALCAS.

Si vous alliez promener un peu plus loin. Je désire être seul.

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Les désirs de Son Alteste sont des ordres. (Il salue.) Monseigneur ! (Il sort.)

LE PRINCE MÉNALCAS, seul.

Il est huit heures, au moins, et Wilhelmine ne vient pas ! Pourvu que Scientificus ne l’ait point effrayée ! il en est bien capable, il est si laid ! – Ah ! qu’il fait bon et beau ! Une fois hors du palais, je respire à l’aise. C’est par un matin comme celui-ci que je rencontrai Wilhelmine pour la première fois. Elle revenait du marché en rossignolant, avec ses yeux bleus, ses lèvres roses, sa robe bariolée, son sourire joyeux, ses seize ans et toutes les belles fleurs qu’elle cueillait sur son passage ! Je l’aperçus à travers les grilles du parc, et je la saluai avec toute la grâce que je pus imaginer, en lui demandant de me vendre un peu de lait ; mais elle voulut me l’offrir, et cela avec tant de gentillesse, d’amabilité et de confiante bonté, que je restai tout honteux, embarrassé dans mes ridicules habits de prince, et plus intimidé, à coup sûr, qu’un écolier en faute devant son magister. Quant à elle, il paraît que, dès lors, je ne l’effrayai pas beaucoup, car elle babilla comme un oiseau, me laissa baiser sa petite main et promit de revenir tous les matins.

Depuis huit jours je suis au paradis ! ah, je l’aime ! Ce n’est qu’une laitière, il est vrai, mais je l’aime ! Elle n’en sait rien ; nous causons de bonne amitié, de la pluie et du beau temps ; que sais-je ! Mais quand elle est partie, quoique je ne sache plus ce que nous avons dit, je suis plus heureux qu’un prince n’a le droit de l’être. Elle ne vient pas ! serait-elle malade ? Ah ! Wilhelmine, c’est bien mal à vous de m’inquiéter ainsi ! Pourquoi suis-je prince ? Dieu m’est témoin que ce rôle-là m’ennuie fort. Je m’éveille, je mange et je dors à heure dite ; c’est un véritable esclavage, et c’est absurde ! Mes ministres sont si voleurs, mes chambellans sont si laids ! Les dames d’honneur de ma mère me font la cour. Elles sont très débauchées, ces dames ; mais, en revanche. elles sont si pudibondes ! Hé!as ! qui me délivrera de ma principauté, de mes ministres, de mes chambellans et des dames d’honneur de ma mère ! Enfin, j’ai tout mon bon sens ; il est clair que je n’étais pas né pour être prince. La seule vue d’une femme me fait battre le cœur : je sais sur le bout du doigt Théocrite, Bion, Moschus et Virgile ; mes nuits sont peuplées d’idylles ; je ne rêve que de houlettes enrubannées et de chansons alternées sous les arbousiers et sous les hêtres. Dieu m’avait, sans doute, destiné de toute éternité à traire les vaches, les brebis et les chèvres, et à aimer Wilhelmine. — Wilhelmine est laitière ; quelle charmante profession ! elle vaut mieux que la mienne, puisque je m’ennuie. J’ai parfois une envie folle de jeter aux orties mon habit feuille-morte et ma veste gorge de pigeon, pour revêtir une fois dans ma vie un costume qui me plaise, et aller pétrir des fromages à la crème aux côtés de Wilhelmine.


IV


(Entre Wilhelmine. Costume de jeune paysanne allemande aisée. Elle tient à la main un panier rempli de fromages. — Seize ans. Physionomie vive, intelligente et naïve.)

WILHELMINE.

Bonjour, monseigneur. Quel beau temps ! n’est-ce pas ? Je suis toute joyeuse ce matin : je suis certaine qu’il va m’arriver quelque chose d’heureux aujourd’hui. Adieu, monseigneur ; il est tard, le temps presse ; j’ai voulu vous voir seulement en passant.

LE PRINCE MÉNALCAS.

Chère Wilhelmine ! comme vous voilà belle ! restez encore quelques minutes, je vous prie. Savez-vous bien que je vous aime à la folie ? Si je ne devais plus vous revoir, j’en tomberais sérieusement malade, au moins ! Dites, Wilhelmine, avez-vous un peu d’amitié pour moi ?

WILHELMINE.

Mais vous le savez bien, monseigneur. Vous êtes si bon et si aimable. comment ne vous aimerais-je pas ?

LE PRINCE MÉNALCAS.

C’est que je n’ose croire à tant de bonheur ! Ma chère enfant, voulez-vous me faire un grand plaisir ? Appelez-moi Ménalcas tout court, ou monsieur Ménalcas si vous voulez ; mais ne dites plus monseigneur ou Votre Altesse : quand vous prononcez ces mots-là, j’ai envie d’aller me noyer !

WILHELMINE.

C’est que, monseigneur, vous êtes prince et je ne suis qu’une simple laitière.

LE PRINCE MÉNALCAS.

Hélas ! Wilhelmine, je suis amoureux de vous !

WILHELMINE.

Ah ! mon Dieu !

LE PRINCE MÉNALCAS.

Aussi, pourquoi êtes-vous si charmante, si gaie, si... que sais-je ? Je vous aime, Withelmine. Allez ! je suis bien le plus malheureux des princes de ma race. Ils étaient nés pour leur métier, au moins, eux !

WILHELMINE.

Mais, monseigneur, c’est-à-dire, monsieur Ménalcas, comment pouvez-vous être amoureux de moi, puisque que nous ne pourrons jamais nous marier ? cela ne s’est jamais vu.

LE PRINCE MÉNALCAS.

Je vous demande pardon, ma chère enfant ; cela s’est vu au temps où les rois épousaient des bergères ; et cela se verra encore si vous le permettez. (Muller et Scientificus arrivent et se cachent derrière les arbres pour écouter.) Tenez, mon parti est pris, Wilhelmine ; je veux que vous soyez ma femme dès demain. Ne me répondez pas ; je reviens à l’instant, veuillez m’attendre. (Il sort en courant.)

WILHELMINE, seule.

Il m’aime ! je serai madame la princesse Ménalcas. Je suis folle... princesse ! oh ! non. C’est un excellent jeune homme que j’aime bien ; mais je ne veux pas quitter ma mère, la ferme où je suis née, mes belles vaches, mon jardin et mes fromages ! Oh ! non madame Ménalcas, à la bonne heure. Pourtant, s’il ne voulait pas être fermier, il faudrait bien devenir princesse ! J’aurais tant de peine à ne plus le voir ! (Elle sort en se promenant sous les arbres.)

(Entrent Muller et Scientificus.)


LE CHAMBELLAN MULLER.

Eh bien que dites-vous de ce beau projet, docteur ? N’est-ce pas une aliénation mentale des mieux conditionnées ?

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Votre observation, chambellan, ne manque pas d’une certaine vérité ; pourtant, il serait bon que Son Altesse, interrogée par moi au sujet de la susdite aliénation mentale, prétendît mordicus qu’elle n’est pas folle ; ce qui est, comme vous le savez sans doute, le signe le plus caractéristique de la folie.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Mais où donc est allée si précipitamment Son Altesse ? Ne le sauriez-vous point, Scientificus ?

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Son Altesse ayant oublié de m’en faire part, chambellan, je ne saurais repondre à votre question intempestive. Son Altesse est probablement allée déjeuner, ce qui prouverait en faveur de son bon sens. Cette dernière réflexion me rappelle que Marthe m’attend. Je vais être forcé de vous quitter.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Comment, docteur ! je vous ai annoncé à madame la princesse-mère, qui désire vous consulter touchant la maladie de son auguste fils, et vous songeriez à partir sans l’avoir vue !

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Mais, chambellan, l’heure est très mal choisie. Leurs Altesses Sérénissimes déjeunent ; laissez-m’en faire autant. Je reviendrai, Muller, que diable ! je reviendrai.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Impossible, Scientificus. Je vous ai annoncé. Que madame la princesse-mère puisse ou non vous recevoir maintenant, peu importe ; je vous tiens à l’heure dite ; je me cramponne à vous, vous resterez.

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Marthe se fâchera. Muller ! Le déjeuner froidira, chambellan !

LE CHAMBELLAN MULLER.

Vous resterez.

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Hum ! je me vengerai, Muller, prenez-y garde !

LE CHAMBELLAN MULLER.

Je n’y puis rien.

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS, en colère

Je n’oublierai jamais ce procédé intempestif, chambellan. Vous l’aurez voulu ! Je vous rends responsable des suites déplorables de cet événement. Allons, ma journée sera complète. Je me suis levé à sept heures du matin, j’aurai irrité Marthe, qui est très rancunière, et mon déjeuner sera froid. — Muller, vous êtes mon ennemi ; je ne m’en doutais pas, mais enfin vous l’êtes. Tout est dit entre nous, chambellan !

LE CHAMBELLAN MULLER.

Calmez-vous, docteur, calmez-vous ! On vient. Ciel ! c’est madame la princesse-mère elle-même avec Son Attesse. Madame la princesse paraît irritée ; Son Altesse réplique vivement. Que va-t-il se passer ? Ah ! Scientificus, j’ai l’esprit plein de mortelles appréhensions !

V


(Entrent le prince Ménalcas et la princesse-mère. Grande, sèche, crêpée, poudrée, mouchetée. Robe de soie jaune à longue queue ; falbalas et volants.)

LA PRINCESSE.

Oui, mon fils ! Le jour, l’heure où cette jeune créature portera le nom de votre père, j’aurai cessé d’exister ; tenez-le pour certain.

LE PRINCE MÉNALCAS.

Mais, madame, mon bonheur dépend.

LA PRINCESSE.

Votre bonheur, Ménalcas, doit dépendre de l’observation exacte de l’étiquette, en laquelle réside la félicité de vos sujets. Le grand-duc vous accorde la main de sa fille, la princesse Sybille. Ce mariage est un lien politique, un obstacle à toute guerre à venir entre les deux puissances. Il faut vous sacrifier mon fils, à la raison d’État. La grandeur d’âme est héréditaire dans notre maison. Vous agirez comme ont agi vos pères, et vous oublierez la folie inexplicable dont vous m’entretenez.

LE PRINCE MÉNALCAS.

Mais encore une fois, madame, vous savez fort bien que ma principauté et le grand-duché de Bergen n’auront jamais à guerroyer, par l’excellente raison qu’il n’y a d’armée d’aucun côté. La princesse Sybille est très laide et d’un très mauvais caractère, dit-on. Elle est plus âgée que moi, et je suis fort décidé à n’en point faire une princesse Ménalcas.

LA PRINCESSE.

Approchez, docteur Scientificus, et vous aussi, chambellan Muller. Jetez-vous aux pieds de votre prince et suppliez-le de se rendre aux larmes de sa mère.

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS ET LE CHAMBELLAN MULLER, ensemble.

Prince !... Altesse Sérénissime !... Par vos glorieux ancêtres !... au nom...

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Mais, chambellan, taisez-vous donc. Vous avez entendu l’ordre que m’a donné madame la princesse. Il me semble que votre adjuration est au moins intempestive.

LE CHAMBELLAN MULLER.

Mais, docteur Scientificus, cet ordre m’était également adressé, et mon poste au palais me donne certainement le droit de parler avant vous.

LA PRINCESSE.

Silence, tous deux !

LE PRINCE MÉNALCAS.

Enfin, madame, ma principauté me pèse ; j’abdique.

LA PRINCESSE.

Vous êtes le maître, mon fils ; mais que dira l’Allemagne de cet acte inouï ?

LE PRINCE MÉNALCAS.

Il est fort probable qu’elle ne s’en occupera point ; mais elle ne pourrait qu’applaudir à cet exemple remarquable donné aux principicules mes confrères. Je suis résolu, madame ; vous prendrez la régence pendant la minorité de mon frère et je me retirerai dans ma maison de campagne. (Wilhelmine entre et veut se retirer en voyant la princesse.) Restez, Wilhelmine. Madame, permettez-moi de vous présenter cette charmante enfant pour qui je vous demande votre bénédiction maternelle.

LA PRINCESSE.

Comment avez-vous osé, jeune fille, porter vos regards si haut et croire un instant qu’il vous était permis d’épouser votre souverain ?

WILHELMINE.

Hélas ! madame, je n’en sais rien, mais ce n’est point ma faute si nous nous aimons.

LA PRINCESSE.

Vous avez perdu la tête ! Est-ce là une raison ? Et vous, mon fils, persistez-vous toujours dans cette résolution inconcevable ?

LE PRINCE MÉNALCAS.

Sans doute, madame, puisque je l’aime.

LA PRINCESSE.

Adieu, prince, ou plutôt, fermier Ménalcas. Tout est rompu entre nous. Docteur et chambellan, suivez-moi. (Elle sort.)

LE CHAMBELLAN MULLER.

Docteur ! sommes-nous bien éveillés ?

LE DOCTEUR SCIENTIFICUS.

Il me semble, chambellan, que votre question est au moins intempestive... (Ils sortent en causant.)

LE PRINCE MÉNALCAS.

Venez-vous, Wilhelmine ?

WILHELMINE.

Où donc, monseigneur ?

LE PRINCE MÉNALCAS.

Chez votre mère, il faut bien que je lui demande votre main.

WILHELMINE.

Mon Dieu, monseigneur, est-ce bien sérieusement que vous voulez m’épouser ?

LE PRINCE MÉNALCAS.

Wilhelmine, vous me faites beaucoup de peine : voudrais-je me jouer de vous ? Je vous épouserai : je m’occuperai des choses qui me plaisent, et vous serez heureuse, Wilhelmine, si ma sincère et profonde affection suffit à votre bonheur.

WILHELMINE.

Oh ! monseigneur, je suis déjà si heureuse que je ne puis m’imaginer que tout cela soit réel ! Un prince et une laitière !

LE PRINCE MÉNALCAS.

C’est-à-dire un fermier qui porte encore des habits de prince et une laitière plus belle et plus aimée qu’une princesse ! quoi de plus naturel ? Allons nous marier. Ma destinée et mon plaisir sont de vous aimer et de vivre avec vous, Wilhelmine ; et comme dit le proverbe : chacun prend son plaisir où il le trouve.