Le Principe de la violence et la question nègre

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercure de France (p. 247-256).


LE PRINCIPE DE LA VIOLENCE
ET LA QUESTION NÈGRE[1]


Je vous remercie beaucoup de m’avoir envoyé la biographie de Garrison.

En la lisant, j’ai vécu de nouveau le printemps de ma résurrection à la vraie vie. En parcourant les discours et les articles de Garrison, je me suis rappelé vivement la joie morale que j’ai éprouvée, il y a vingt ans, lorsque j’eus connaissance de la loi de la non-résistance au mal par la violence, pensée à laquelle je fus inévitablement amené une fois que j’eus compris toute l’importance du christianisme. Cette loi me révéla le suprême idéal de la réalisation de la vie chrétienne. Déjà entre 1840 et 1850, elle était non seulement reconnue et proclamée par Garrison, mais elle était placée par lui à la base de son activité pratique pour l’émancipation des esclaves.

Ma joie fut d’abord mêlée d’étonnement : comment cette grande vérité évangélique, expliquée cinquante ans auparavant par Garrison, pouvait-elle être si effacée que je la donnai comme quelque chose d’entièrement nouveau ? Mon étonnement s’accrut surtout par ce fait que non seulement les gens opposés au progrès de l’humanité, mais que les plus avancés, que les progressistes mêmes, étaient ou tout à fait indifférents, ou même hostiles à la propagation de cette loi qui est le fondement de tout vrai progrès.

Mais plus le temps s’écoulait, plus je me rendais compte de cette indifférence générale et de l’hostilité qui s’exprimaient alors et s’expriment maintenant, principalement dans le milieu des hommes politiques ; je voyais clairement que cette indifférence envers la loi de non-résistance n’était qu’un signe de sa grande importance.

« Notre devise, — écrivait Garrison, au milieu de son activité, — depuis le commencement de notre lutte morale fut : Notre patrie, c’est le monde ; nos compatriotes, toute l’humanité. Nous pensons que ce sera l’épitaphe gravée sur notre tombe. L’application de l’autre devise que nous avons choisie : L’Émancipation générale, a été jusqu’ici bornée à ces hommes rassemblés dans ce pays par les propriétaires d’esclaves du Sud, comme une valeur vénale, comme une marchandise, comme un bétail, comme un moyen d’exploitation, et, depuis, nous pratiquons notre entreprise dans le sens le plus large : émanciper toute notre race de la domination de l’homme, de la souillure de soi-même, du pouvoir de la force brutale, de l’esclavage du péché, et soumettre les hommes au seul pouvoir de Dieu, au contrôle de leur propre conscience et à la prédominance de la loi d’amour. »

Garrison, en homme éclairé par le christianisme, a débuté par le but pratique : la lutte contre l’esclavage ; il a compris bientôt que la cause de l’esclavage n’est pas dans le fait que des propriétaires du Sud aient en leur pouvoir, par hasard, temporairement, quelques millions de nègres, mais dans la reconnaissance ancienne et générale, contraire à la doctrine chrétienne, du droit de violation des uns par les autres. Le prétexte de la reconnaissance de ce droit fut toujours que les hommes croyaient possible de détruire le mal ou de le diminuer par la force brutale, c’est-à-dire par le mal même. Et quand il eut compris cela, Garrison fit valoir, pour combattre l’esclavage, non les souffrances des esclaves, non la cruauté des propriétaires, non l’égalité civile des hommes, mais la loi éternelle et chrétienne de la non-résistance au mal par la violence. Garrison comprit ce que ne comprenaient par les champions anti-esclavagistes les plus avancés : que l’unique prétexte, indirect, contre l’esclavage, c’était la négation du droit de liberté de certains hommes, dans n’importe quelle condition. Les abolitionnistes tâchaient de prouver que l’esclavage est illégal, désavantageux, cruel, qu’il déprave les hommes, etc. Mais les partisans de l’esclavage, à leur tour, prouvaient l’inopportunité, les dangers et les conséquences néfastes qui pouvaient résulter de l’émancipation.

Ni les uns ni les autres ne purent se convaincre mutuellement. Garrison comprenait que l’esclavage des nègres n’était qu’une des particularités de la violence générale ; il proclame ce principe général, qu’on ne pouvait désavouer : aucun homme, sous aucun prétexte, n’a le droit de dominer, c’est-à-dire d’employer la violence contre ses semblables.

Garrison n’a pas seulement insisté sur le droit qu’ont les esclaves d’être libres, il a surtout nié le droit de n’importe quel individu ou de la société de forcer un homme, par la violence, à faire quoi que ce soit. Pour lutter contre l’esclavage, il émit le principe de la lutte contre tout le mal du monde.

Ce principe proclamé par Garrison était incontestable, mais il atteignait, il détruisait même tout l’équilibre de l’ordre établi ; c’est pourquoi les hommes qui tenaient à leur situation dans l’ordre existant s’effrayèrent de cette proclamation et surtout de l’application de ce principe à la vie. Aussi tâchèrent-ils de faire taire Garrison et de le détourner de son but.

Ils espéraient y parvenir sans proclamation et sans appliquer à la vie le principe de la non-résistance au mal par la violence qui, leur semblait-il, détruisait le bon ordre de la vie humaine. Le résultat du refus de reconnaître l’illégalité de la violence fut cette guerre fratricide qui, en résolvant la question d’une façon extérieure, a introduit dans la vie du peuple ; américain un mal peut-être plus grand : la dépravation qui accompagne toute guerre.

Et l’essentiel de la question est resté sans solution. Et la même question, mais sous une autre forme, se pose maintenant pour le peuple des États-Unis.

Autrefois, la question était celle-ci : comment délivrer les nègres de la violence des propriétaires d’esclaves ? Elle est maintenant : comment délivrer les nègres de la violence de tous les blancs et les blancs de la violence de tous les noirs ?

Et la solution de cette question, dans sa forme nouvelle, aura lieu sans doute, non par le lynchage des nègres, non par des mesures artificielles et libérales que prendront les politiciens américains, mais seulement par l’application dans la vie de ce même principe que proclamait Garrison, il y a cinquante ans.

Ces jours-ci, dans une des revues les plus avancées, j’ai lu cette opinion d’un écrivain instruit et intelligent, — opinion exprimée avec une pleine confiance en sa justesse : que la reconnaissance du principe de la non-résistance au mal par la violence est une erreur triste et un peu comique, qu’on peut passer sous silence seulement en tenant compte de mon âge et de mes quelques mérites.

J’ai rencontré la même opinion sur cette question dans ma conversation avec un américain extraordinairement intelligent et avancé, Bryan. Lui aussi, avec l’intention évidente de me montrer, doucement et poliment, mon erreur, m’a demandé comment j’explique ma proposition étrange de non-résistance et, comme il arrive toujours, il a cité le cas du vagabond qui tue ou viole un enfant, cas qui semble à tout le monde irréfutable.

Je lui ai répondu que j’admets la non-résistance parce que, ayant vécu soixante-quinze ans, je n’ai pas rencontré une seule fois — sauf dans le raisonnement — le brigand fantaisiste ayant l’intention de tuer ou de violer un enfant sous mes yeux, mais que j’ai vu toujours et vois encore, pas un seul, mais des millions de brigands qui violent les enfants, les femmes, les adultes, les vieillards et tous les travailleurs au nom du droit, soi-disant acquis, de la violence sur leurs semblables.

Quand j’eus dit cela, mon aimable interlocuteur, avec la rapidité de compréhension qui lui est propre, sans me laisser achever, reconnut mon argument satisfaisant.

Personne n’a vu le brigand hypothétique, tandis que le monde qui souffre de la violence est devant les yeux de tous. Et cependant, personne ne voit et ne veut voir le fait que la lutte qui peut délivrer l’humanité de la violence n’est pas la lutte contre le brigand imaginaire, mais contre les brigands réels qui violent les gens.

La non-résistance signifie seulement que les rapports naturels des êtres intelligents doivent consister non dans la violence, qu’on ne peut admettre que pour les organismes inférieurs n’ayant pas de raison, mais dans la persuasion raisonnable, et que tous les hommes qui désirent être utiles à l’humanité doivent aspirer à ce remplacement de la violence par la persuasion raisonnable.

Au cours du siècle dernier, on a tué quatorze millions d’hommes, et maintenant, on dépense le travail et les vies de millions d’hommes pour les guerres tout à fait inutiles ; toute la terre se trouve entre les mains de ceux qui ne la travaillent pas, tous les produits du travail humain profitent à ceux qui ne travaillent pas, toutes les tromperies dominent dans le monde, et il semble que tout cela n’existe que parce qu’on a admis la violence pour supprimer ce que quelques-uns croient le mal, et c’est pourquoi, semble-t-il, il faut tâcher de remplacer la violence par la persuasion.

Et pour que ce soit possible, il faut tout d’abord renoncer au droit de la violence.

Mais, chose étonnante, les hommes les plus avancés de notre monde croient qu’il est dangereux de nier les droits de la violence et de tâcher de les remplacer par la persuasion. Ces hommes, ayant décidé qu’il est impossible de convaincre un brigand de ne pas tuer un enfant, ne croient pas possible de persuader les ouvriers de ne pas enlever la terre et les fruits de leurs travaux, à ceux qui ne travaillent pas, et c’est pourquoi ils croient nécessaire d’employer la violence contre les ouvriers.

C’est pourquoi — c’est très triste à dire — la seule explication de l’incompréhension du principe de la non-résistance consiste en ceci : que les conditions de la vie humaine sont jusqu’à tel point défigurées que ceux qui raisonnent le principe de la non-résistance pensent que son application à la vie, le remplacement de la violence par la persuasion, détruirait la possibilité de l’organisation de la société et des commodités de la vie dont ils jouissent.

Mais il n’y a pas à craindre le changement : le principe de la non-résistance n’est pas le principe de la violence, mais celui de la concorde et de l’amour, aussi ne peut-il être rendu obligatoire pour les hommes par la force. Le principe de la non-résistance, le remplacement de la force brutale par la persuasion ne peut être accepté que librement. Et le vrai progrès de la vie humaine s’accomplit seulement dans la mesure où ce principe est accepté librement par les hommes et s’applique à la vie.

Que les hommes le veuillent ou non, ce n’est qu’au nom de ce principe qu’ils peuvent se délivrer de la servitude et de l’oppression mutuelle.

Que les hommes le veuillent ou non, c’est ce principe qui est à la base de tous les vrais progrès accomplis dans la vie humaine.

Les hommes pensent que l’application du principe de la non-résistance à la vie, dans toute sa plénitude, détruirait d’un coup tout l’arrangement de cette vie qui a coûté si cher et qui fut établi au prix de tant d’efforts. Mais les hommes oublient que le principe de la non-résistance n’est pas le principe de la violence, qu’il est celui de la concorde et de l’amour, et c’est pourquoi il ne peut être imposé aux hommes. Ce principe ne peut être accepté que librement. Et ce n’est qu’accepté librement par les hommes et appliqué librement dans la vie, qu’il assure le vrai progrès de la vie des hommes.

Garrison, le premier, proclama ce principe comme règle de l’organisation de la vie sociale. Et c’est en cela que réside son grand mérite. S’il n’a pas atteint l’émancipation pacifique des esclaves, en Amérique, il a montré comment tous les hommes, en général, peuvent s’affranchir du pouvoir de la force brutale.

C’est pourquoi Garrison restera pour toujours un des plus grands acteurs et un des plus grands pionniers du vrai progrès humain.

Je pense que la publication de cette courte biographie sera utile à plusieurs.


Iasnaia Poliana, janvier 1904.





  1. Cet article forme la préface de la biographie du célèbre homme politique Garrison publiée en anglais par M. V. Tchertkov.