Le Régime municipal des grandes villes. — Londres, Berlin, Vienne, New-York et Paris

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Le Régime municipal des grandes villes. — Londres, Berlin, Vienne, New-York et Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 657-691).


Le
régime municipal
des grandes villes


Le problème de l’administration des grandes villes qui servent de résidence aux souverains et de capitales aux nations est un problème tout nouveau. Les siècles passés ne l’ont point connu. Lorsque la reine Élisabeth d’Angleterre, par un édit de 1602, défendait de loger à Londres plus d’une famille par maison, d’élever dans la ville des constructions nouvelles, et même d’achever celles qui étaient commencées, « déclarant qu’une trop grande multitude devient ingouvernable et ne peut plus être contrainte à servir Dieu et à obéir à sa majesté, » Londres n’avait encore que 145,000 habitans. Moins de cent ans après, le roi Louis XIV fut inquiet à son tour des agrandissemens de Paris. Nul n’avait plus contribué que lui à grossir Paris par les splendeurs de la cour, le goût des constructions, la centralisation des services publics, l’exagération des établissemens militaires. Cherchant trop tard à ralentir le courant dont il avait lui-même accéléré la marche, il fit poser des bornes autour de Paris en 1672. Un édit prohiba la construction de nouvelles maisons au-delà de ces bornes, « étant très difficile, dit le préambule, que l’ordre et la police se distribuent commodément dans toutes les parties d’un si grand corps. » Les arrêts du parlement avaient précédé les édits du roi. On croirait écrites d’hier ces doléances d’un arrêt de 1638 contre les dangers d’une agglomération qui « rend la ville malsaine, les vivres et les logemens trop chers, la police impossible, les campagnes désertes. » Cependant le Paris de Louis XIV ne contenait pas plus de 500,000 habitans. Il n’était pas même question à cette époque d’une petite ville de 15,000 habitans, située dans l’Amérique du Nord, qu’un obscur officier, le colonel Nicholls, venait de prendre aux Hollandais en 1675, et à laquelle il avait donné une charte municipale et le nom de New-York. Ce New-York compte aujourd’hui 1 million d’habitans, Paris 2 millions et Londres 3 millions.

Il faut maintenant prendre son parti de la formation rapide des grosses agglomérations urbaines, de l’accroissement continu des capitales, et des difficultés du gouvernement de populations si nombreuses concentrées sur un même point. Toutes les villes grandissent et grandiront ; c’est une loi. Deux forces entraînent les hommes, l’une à la dispersion vers les terres inhabitées, l’autre à la concentration dans les lieux les plus peuplés. Ces deux forces, qui croissent en raison directe du volume des villes et en raison inverse de la distance, augmentent d’intensité à mesure que les obstacles disparaissent, à mesure que les barrières s’abaissent. Les barrières sont l’ignorance, la loi, l’espace, et elles tombent devant le progrès de l’instruction, la liberté du travail, l’établissement des routes de terre, de mer et de fer. Dès que les hommes ne sont plus retenus par la routine, la force ou la nature autour de la petite source et de la petite maison du hameau natal, ils se mettent en marche à la recherche du bonheur, et ils se rendent en grand nombre sur les points où la foule s’est déjà formée, à peu près comme les oiseaux s’abattent, croyant trouver plus de grains, sur les champs où d’autres oiseaux se sont posés déjà. Ce fait capital du xixe siècle, l’application de la vapeur à la locomotion, et cet autre fait capital, la diffusion de l’égalité, de la richesse et de l’instruction, coïncident partout avec une nouvelle répartition des hommes sur la terre, avec la formation des grandes villes, avec l’énorme accroissement des capitales. Ce siècle est le siècle du rapprochement des distances matérielles et morales qui séparaient les hommes. Comparez les dates en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis, et vous verrez partout la surface occupée par les capitales grandir proportionnellement à la surface occupée par les voies ferrées ; vous verrez la population de Londres, Paris, Berlin, Vienne, Bruxelles, Genève, etc., suivre en quelque sorte une marche accélérée, due aux immigrations qui l’emportent de plus en plus sur les naissances. Paris, depuis vingt ans, augmente de 30,000 habitans par an, et Londres de 50,000. L’histoire constate ce fait, la morale et la politique s’en inquiètent avec raison ; mais il faut le prendre tel qu’il est, et s’occuper désormais beaucoup moins des causes qui le produisent que des conséquences qu’il entraîne.

Or ces conséquences sont partout les mêmes. Devant une véritable invasion d’habitans, il a fallu partout élargir les murailles et partout fortifier les autorités, — en d’autres termes, se livrer à de grands travaux et modifier les institutions municipales. Ainsi trois grandes transformations s’accomplissent successivement : transformation dans le nombre et aussi dans le classement des habitans, transformation dans les rues, les maisons, les places, — transformation dans les institutions et les autorités. Tout change, les hommes, les pierres, les lois. Nous sommes bien loin de la cité et de ses bourgeois formant en quelque sorte une grande et seule famille. Pour ne parler que de Paris, les gares des chemins de fer amènent ou emportent chaque année 5 millions d’hommes, les hôtels ont chaque soir des lits prêts pour 200,000 étrangers. Il faut des boulevards et de larges espaces pour donner passage à un tel flot ; des maisons sortent de terre, aussitôt remplies par des visiteurs innombrables. Les repas se préparent dans des halles immenses, vers lesquelles se dirigent des troupeaux plus nombreux que ceux d’Abraham, des fleuves de lait et de miel plus abondans que ceux dont parlent les prophètes. Comment pourvoir à la dépense exigée par des travaux si considérables et à tant de besoins nouveaux avec les petits budgets des anciennes municipalités ? Le budget de Paris en 1800 se réduisait à 12 millions ; le budget de Paris en 1870 atteint 224 millions.

Comment confier l’administration de ces sommes énormes, la satisfaction de ces besoins variés, à ces bons bourgeois, choisis par leurs voisins dans les divers quartiers, qui suffisaient autrefois à la gestion de ce que l’on pouvait appeler les affaires de ménage de la petite ville ? Et s’il est cependant indispensable de ne pas laisser immoler ces libertés municipales qui ont été en tout pays le berceau, l’école, le rempart des libertés politiques, s’il est juste de ne pas annuler le droit des habitans, qui paient après tout une bonne partie des nouvelles dépenses, s’il est juste de ne pas les dépouiller du droit de contrôle qui appartient à tous les citoyens sur la gestion des finances publiques, comment distinguer les habitans des passans, les citoyens des étrangers, les populations sédentaires des populations nomades ?

Autant de faits nouveaux, autant de questions nouvelles, tout spécialement une question d’argent et une question de droit. Il m’a paru curieux d’étudier comment elles ont été résolues jusqu’ici par des procédés divers qui correspondent au génie et à la situation des différens peuples, dans les plus grandes villes habitées en ce moment par les hommes, et surtout dans ces sept capitales, Paris et Londres, Berlin et Vienne, Bruxelles et Genève, enfin New-York, dont on peut dire qu’elles tiennent dans le mouvement de la civilisation la place des principales planètes dans le système général du monde. Je voudrais en particulier, et par des détails nombreux, comparer le régime municipal de Londres au régime municipal de Paris, ces deux capitales étant voisines, rivales, analogues et sans égales par l’étendue des richesses dont elles disposent, par le chiffre énorme et croissant des populations qu’elles renferment, tout en demeurant profondément différentes par le caractère des lois qui ont fait de Paris la ville la plus centralisée de l’Europe et de Londres une agglomération de grandes et de petites villes juxtaposées, indépendantes, à peu près sans aucun lien commun.


I. — L’ADMINISTRATION MUNICIAPLE DE LONDRES.

Tout le monde sait que Londres se compose de la Cité et d’un grand nombre de districts qui forment autour d’elle comme une réunion de villes immenses. Ce vaste ensemble, maintenant habité par un septième de la population totale de la Grande-Bretagne, constitue ce que la loi appelle la métropole. Elle occupe 78,029 acres, près de 32,000 hectares. La Cité n’est comprise dans cette surface totale que pour 702 acres (284 hectares) habités par 112,000 personnes. Bien plus nombreuse est la population des six grandes paroisses de Saint-Marylebone, Saint-Pancras, Saint-George, Islington, Shoreditch et Lambeth. Ces six paroisses, ainsi que dix-sept autres, de 20,000 à 100,000 âmes, ont chacune une administration séparée. Cinquante-neuf paroisses, ayant de 2,000 à 20,000 habitans, sont groupées en quinze districts. Il y a donc, en y comprenant la Cité, trente-neuf centres municipaux distincts dans la ville de Londres, qui appartient en outre à quatre comtés à la fois. La Cité est regardée comme un comté à part. Les autres districts font partie des comtés de Middlesex, Surrey et Kent. Le gouvernement municipal de Londres comprend en résumé la corporation de la Cité, la corporation de Westminster, le bureau métropolitain, trente-neuf vestries et bureaux de district, trente-neuf bureaux de guardians, les commissaires de police, les lieutenans des comtés, les magistrats des comtés, les commissaires de la lieutenance de la Cité.

L’administration de la Cité proprement dite est connue. Les trois corps constitués de cet antique berceau de la capitale sont la court of aldermen, la court of common council et la court of common hall. La Cité est subdivisée en quartiers ou wards, et les anciennes corporations de marchands n’ont pas cessé d’exister. Les freemen, les occupans d’un loyer annuel de 250 francs (10 livres), élisent dans chaque ward un certain nombre de councilmen nommés pour un an et un alderman nommé à vie. Il y a 206 conseillers et 26 aldermen, à peu près autant de délégués pour moins de 200,000 âmes que la France compte de députés. La court of aldermen se compose des aldermen et du lord-maire, la court of councilmen se compose des councilmen, des aldermen et du lord-maire, la court of common hall se compose du lord-maire, de quatre aldermen, et d’autant de liverymen des corporations qu’il y a de freemen dans la Cité. C’est ce dernier corps, court of common hall, qui élit chaque année deux aldermen, entre lesquels la court of aldermen choisit le lord-maire.

Ainsi donc le lord-maire n’est pas choisi directement par les électeurs, et tous les habitans ne sont pas électeurs. Les pouvoirs sortent de la main des contribuables et de celle des corporations, et le maire est choisi par les aldermen et parmi eux. L’alderman et les conseillers de chaque quartier sont chargés de ce quartier. Réunis en cour, les aldermen ont des attributions à la fois judiciaires et exécutives. Réunis en common council avec les councilmen, ils forment le véritable conseil municipal de la Cité, divisé en comités permanens et en comités spéciaux. On sait de quels honneurs jouit le lord-maire, quel rang il occupe dans les cérémonies, avec quelle splendeur il offre l’hospitalité aux rois et aux ministres. Il exerce un petit pouvoir, il dispose d’un petit budget ; mais il est le premier citoyen d’Angleterre, et il représente la souveraineté de la commune, partout vivante dans ce pays libre à côté de la souveraineté de l’état.

En dehors de la Cité, chaque division administrative a gardé son nom de paroisse, ou pris le nom de district pour un groupe de paroisses. Dans le premier cas, le pouvoir local est le vestry de la paroisse ; dans le second, c’est le district board. L’un et l’autre de ces pouvoirs est électif. Le nombre des vestrymen varie avec le nombre des contribuables, depuis 18 au moins jusqu’à 120 au plus, non compris les curés et officiers de la paroisse (incumbents et church-wardens), qui sont vestrymen de droit. Est électeur tout résident payant impôt (rated householder) ; est éligible tout contribuable inscrit à la taxe des pauvres pour un revenu supérieur à 1,000 francs (40 liv.). Le renouvellement a lieu par tiers ; les membres élus nomment leur président.

Tel est le système établi ou du moins régularisé par la loi de 1855[1]. Il y a bien çà et là quelques traces subsistantes d’antiques usages. La présidence de tel ou tel vestry revient de droit à un personnage. Le doyen de Westminster, avec son chapitre et quelques burgesses, nomme encore un high steward, officier décoré d’une perruque, vénérable et inoccupé. Rien ne meurt que de sa belle mort en Angleterre, et on ne tue jamais une coutume violemment ; mais la règle, sauf exception, est partout celle-ci : nomination par les contribuables de chaque circonscription d’un conseil qui élit son chef. La loi de 1855, connue par le nom de son principal auteur, sir B. Hall, devenu lord Lanover, en laissant à chaque quartier son administration distincte, a cependant centralisé tous les grands travaux dans un seul bureau (metropolitan board of works), élu par la métropole tout entière sur les bases suivantes. Le common council de la Cité nomme 3 délégués, chacune des six grandes paroisses en choisit 2, chacun des districts 1[2], en tout 45. Le renouvellement a lieu par tiers. Le président est nommé par le board, ses fonctions durent jusqu’à révocation par le bureau qui l’élit. Il reçoit un traitement de 37,500 à 50,000 francs (1,500 à 2,000 liv,). L’éminent titulaire de cette laborieuse fonction est depuis plusieurs années sir John Twaithe.

On connaîtrait mal l’Angleterre, si l’on ne devinait pas que d’autres autorités s’enchevêtrent avec ces autorités municipales. L’Angleterre est un corps qui suit dans ses développemens ce que les savans appellent le mouvement organique, un mouvement compliqué, mais continu, et non pas ce mouvement logique, uniforme, violent, intermittent, qui est dans les habitudes du génie français. À côté des autorités locales, les lords-lieutenans des comtés de Middlesex, Kent et Surrey, les commissaires de la lieutenance de la Cité exercent, au nom de la couronne, leurs attributions respectives. À côté des autorités municipales, les paroisses conservent leur existence et leurs droits. À côté des autorités royales, municipales, paroissiales, les associations libres, les fondations constituées, les corporations, les compagnies, jouissent de leur pleine indépendance. Enfin, au-dessus de la couronne et de la paroisse, de la commune et de l’association, le parlement exerce le pouvoir souverain, et il intervient dans les moindres détails avec une puissance et une compétence dont nous avons peine à nous rendre compte en France. Il est ce que l’on appelle dans les usines l’atelier central de réparation, où l’on porte à chaque instant toutes les pièces qui ont besoin d’être remises en bon état. Le parlement est tout, il est partout, il s’occupe de tout ; l’état, c’est lui !

Je renonce à répartir nettement, méthodiquement, entre ces diverses autorités juxtaposées, superposées, enchevêtrées, les attributions qui sont confiées en France à l’autorité municipale. Ainsi on est tout surpris d’apprendre qu’un acte du parlement (metropolis gas act) a confié en 1860 l’organisation de l’éclairage au gaz de la ville de Londres au secrétaire d’état de l’intérieur, le board of works et les vestries n’ayant qu’à s’assurer de l’exécution des conditions acceptées par les diverses compagnies. On n’est pas moins étonné d’apprendre que tout ce qui concerne les funérailles et les enterremens hors de la ville appartient aux paroisses (act de 1852 et 15 et 16 ? Vict., c. 85), qui ont aussi à organiser les bains et lavoirs (act 9 et 10 Vict., c. 74), ou bien encore qu’une loi de 1852 charge le ministère du commerce (board of trade) de procurer de l’eau à la métropole ; mais en définitive il n’y a véritablement à Londres que deux attributions municipales centralisées, les travaux et la police ; tout le reste est et demeure décentralisé, ou, si l’on veut, n’a d’autre centre que le parlement. La police de Londres était, il y a quarante ans, confiée, dans la Cité, à la maréchaussée et aux gardes de nuit, comme au moyen âge, et hors de l’enceinte de la Cité, elle était régie par une multitude d’actes locaux, sans aucune connexité entre eux. Sir Robert Peel est l’auteur de l’acte de 1829[3], qui fit sortir du chaos cet important service. La Cité résista plus de dix ans ; en 1839, elle consentit à un compromis, et depuis cette époque la police de la Cité est remise aux mains d’un commissaire en chef approuvé par le gouvernement, mais nommé par le common council, qui nomme en même temps une commission chargée du service administratif de la police. Un quart de la dépense est prélevé sur les fonds généraux de la cité ; trois quarts sont fournis par une taxe spéciale (police rate) prélevée sur les habitans en raison du revenu net annuel des propriétés qu’ils occupent, sans pouvoir excéder 8 pence par livre du revenu imposable à la taxe des pauvres, qui est devenue, comme on le sait, un impôt général des paroisses plutôt qu’une taxe spéciale de bienfaisance. En dehors de la Cité, la police métropolitaine s’étend sur une circonférence de près de 90 milles, sur toute la Tamise et ses dépendances, sur un ensemble de plus de deux cents paroisses, auxquelles de nouvelles paroisses peuvent être annexées par ordre de la reine. La surveillance de cette vaste circonscription est confiée à un commissaire en chef et à deux commissaires-adjoints, nommés par la couronne. Le commissaire en chef est un véritable préfet de police, placé sous l’autorité directe du secrétaire d’état de l’intérieur ; il nomme tous les agens de l’ordre exécutif. À côté de lui, le gouvernement nomme un receveur chargé de centraliser les recettes et les dépenses, et des magistrats spéciaux composant un tribunal spécial (court) de police dans chaque district. Le commissaire en chef, le receveur, tous les juges, tous les agens, le corps entier de la police, sont exclus des élections. Nul ne peut être ni électeur ni éligible, nul ne peut chercher à influencer les électeurs sous peine de 100 livres d’amende, dont moitié au profit du plaignant, moitié au profit des fonds du service. La police doit protection et sécurité à tous les citoyens sans acception de parti, elle ne peut appartenir à aucun. Ce trait des lois anglaises mérite d’être remarqué.

La dépense de la police métropolitaine est supportée par l’état pour un quart, et pour les trois autres quarts, obligatoirement, par les habitans des paroisses. Le commissaire en chef répartit la taxe entre les paroisses et notifie le contingent aux maîtres des pauvres (guardians, churchwardens, overseers), qui sont tenus de la répartir à leur tour entre les habitans et d’en recouvrer le montant, qui ne doit pas excéder 8 pence par livre du revenu imposable. Les dépenses des tribunaux de police sont supportées par l’état, auquel reviennent les produits des amendes. Les grands corps de l’état, les administrations, les établissemens, les particuliers, qui demandent des agens de police, détachés pour leur service spécial, paient ces agens. La police de la Cité coûte environ 1 million 1/2. La dépense de la police de la métropole, qui comprend plus de 7,000 agens, dépasse 15 millions de francs, et les tribunaux de police font supporter à l’état une charge d’un peu moins de 2 millions. Le traitement du commissaire en chef est de 1,500 liv. (32,500 fr.), celui du receveur de 800 liv. (20,000 fr.), et les juges reçoivent 1,200 livres (28,000 fr.).

Telle est dans son ensemble l’organisation de la police du vaste territoire occupé à Londres et dans les environs de Londres par 3 ou 4 millions d’êtres humains qui sont loin d’être tous guidés par la raison ou inspirés par la vertu, comme les habitans de Salente. Ajoutons, en terminant sur ce point, que la police a besoin d’être surveillée à son tour. La vigilance de la presse et le droit de poursuivre, sans aucune autorisation, les fonctionnaires qui abusent, répondent en Angleterre à cette nécessité. Le Times publie avec un soin minutieux les décisions des tribunaux de police. La presse et la justice surveillent ceux qui surveillent. Les journaux seraient d’ailleurs bien embarrassés et bien privés, s’ils n’avaient pas, pendant l’intervalle des sessions législatives, à s’occuper des affaires municipales de Londres. Celles-ci remplissent les colonnes du Times, et la saison d’été se passe à critiquer le metropolitan board of works, véritable conseil de ville, dont le président, nommé à vie, devient de jour en jour plus semblable à notre préfet de la Seine. Dans la remarquable discussion à laquelle les affaires de Paris ont donné lieu devant le corps législatif à la fin de 1868, un illustre orateur affirmait que l’accroissement de la population de Londres n’avait entraîné dans cette ville immense ni grands travaux ni dépenses extraordinaires. C’est une erreur. La somme dépensée pour la seule année 1869 par le bureau métropolitain pour les grands travaux de viabilité, rues nouvelles, parcs, quais de la Tamise, s’élève à 65 millions[4]. Or la somme demandée pour les grands travaux par M. Haussmann en 1870 ne figure que pour 41 millions au budget extraordinaire de la ville de Paris. Il est vrai qu’au budget ordinaire est inscrite une autre somme de 25 millions pour le service municipal des travaux publics, c’est-à-dire l’entretien du pavage, des promenades et des égouts. En Angleterre, la canalisation souterraine avait été l’objet de dépenses spéciales et confiée à une commission spéciale (metropolitan commission of sewers), remplacée par le bureau métropolitain depuis 1853 seulement (main drainage act). Le pavage est à la charge des paroisses et districts ; le bureau central leur vient en aide par une subvention du tiers ou de la moitié de la dépense[5]. Depuis le 1er  janvier 1856, date de sa fondation (metropolis management act, 1855, amendé en 1856 et 1862), le bureau métropolitain a emprunté pour les travaux publics plus de 250 millions, il en a dépensé près de 200[6], et ces travaux ne comprennent pas ceux qui ont été faits aux frais de l’état, des compagnies et des administrations locales. La Cité, à elle seule, a consacré environ 165 millions aux travaux du petit territoire qu’elle occupe. Paris a dépensé et emprunté beaucoup plus ; mais Paris est bien plus avancé que Londres dans l’exécution des travaux nécessaires. En outre les écoles, les hôpitaux, les mairies, les églises, ne figurent pas dans les dépenses du bureau de Londres, et les compagnies financières anglaises se chargent de la plupart des grands travaux sans subvention. En définitive, les améliorations de Londres, si l’on pouvait réunir toutes les dépenses d’origine diverse qu’elles ont déjà entraînées à toutes celles qui restent à faire, auront assurément autant coûté et plus que les améliorations de Paris. Comment a-t-il été pourvu à la dépense et quel est le système financier de la ville de Londres ?

Les revenus municipaux dans la Cité et dans le reste de la ville sont produits principalement par des impôts directs. Le bureau métropolitain prélève sur les divers districts une taxe métropolitaine et une taxe spéciale pour les égouts. La Cité et chaque district ont également le droit de prélever des taxes analogues, désignées par le service auquel elles doivent subvenir (poor rate, church rate, ward rate, sewers rate, etc.) J’ai sous les yeux le tableau des taxes locales par paroisse et district pour 1867 ; on est frappé à la fois de l’élévation et de l’extrême inégalité de ces taxes. Telle paroisse paie 2 shillings par livre du revenu imposable, telle autre 7 shillings. Aussi ne peut-on pas être surpris des réclamations que soulève cet état financier ; elles sont assurément fondées, et plusieurs grandes enquêtes ont déjà préparé la réforme de ce système défectueux.

On croit généralement encore que Londres n’a pas d’octroi. C’est une autre erreur. Il n’y a pas aux entrées de la ville, dans les gares de chemin de fer, de visite désagréable aux voyageurs ; mais la Cité, depuis le temps de William et Mary, perçoit un droit sur les charbons,[7] ; il y en a un autre sur les vins, un autre pour le mesurage du blé, des fruits et des racines, un autre qui porte le nom singulier de lord mayor’s dues et cockets dues, et frappe le beurre, le fromage, le poisson, les œufs, le sel, etc., etc. L’ensemble de ces droits ressemble fort à un droit d’octroi payable à l’entrée de la Cité ; mais des actes successifs en ont étendu la perception à tout le port de Londres, puis à toute la métropole, c’est-à-dire à une circonférence de 20 milles à partir du bureau central des postes. Des percepteurs sont établis sur cette circonférence à toutes les routes de terre, d’eau ou de fer. Or il entre maintenant dans Londres environ 1,500,000 tonnes de charbon par an, le droit est de 1 shilling 1 denier par tonne ; il rapporte à peu près 6 millions de francs par an. Le droit sur le vin ne rapporte pas plus de 125,000 francs. Les 4/13 de ces droits appartiennent à la Cité, les 9/13 reviennent au gouvernement, qui doit les appliquer aux travaux des autres parties de la métropole. Il y a donc un octroi à Londres ; mais le revenu municipal est cependant principalement produit, on le voit, par des taxes directes, tandis qu’à Paris l’octroi entre pour 103 millions, et les taxes directes pour 4 millions seulement dans les 150 millions qui composent les recettes ordinaires.

En quoi le régime municipal de Londres se distingue-t-il du régime des autres grandes villes de l’Angleterre ? Il est assez difficile de répondre à cette question. Le régime de Londres est unique, entièrement exceptionnel. ; mais il faut se garder de croire qu’il y ait dans tout le reste du royaume une seule, et même loi, une seule et même organisation. L’Angleterre n’obéit pas au culte de la logique et à la tyrannie de l’uniformité. L’Organisation municipale en premier lieu n’est pas tout à fait semblable en Écosse, en Irlande et en Angleterre ; et en Angleterre il y a au moins quatre régimes distincts. En Écosse, le prévôt et les baillis tiennent la place du maire et des aldermen dans les conseils municipaux, où figurent encore dans quelques bourgs, notamment à Edimbourg et à Glasgow, des délégués des métiers (convener of trades), et les paroisses avec leur conseil (krirk session) ne sont pas constitués dans l’église presbytérienne comme dans l’église anglicane. En Irlande, où les anciennes corporations municipales étaient demeurées entre les mains de la minorité protestante malgré l’acte d’émancipation de 1829, ce n’est que depuis 1849[8] que les localités ont été divisées en trois catégories, bourgs administrés par un conseil électif, bourgs administrés par une commission, bourgs régis comme les paroisses. Il n’y a que dix bourgs de la première catégorie, à commencer par Dublin, qui est à la fois une corporation municipale et un comté séparé. Enfin, dans l’Angleterre proprement dite ; il y a quatre régimes municipaux distincts au moins, celui de Londres, celui des grandes villes, celui des villes pourvues de commissions-locales, et celui des paroisses.

Il y a deux traits communs à tous ces régimes de la Grande-Bretagne. C’est d’abord l’absence à peu près complète de centralisation ; aucune sanction du secrétaire d’état de l’intérieur n’est requise, si ce n’est en cas d’emprunt, de réunion de districts, d’expropriations et achats de biens-fonds, de réclamations des intérêts privés. C’est en second lieu la séparation graduelle de certains services considérés comme d’intérêt plus général que local, peu à peu détachés et confiés à1 là direction supérieure d’autorités spéciales par des actes du parlement ; tels sont le cadastre, l’état civil, la santé publique, les pauvres, les aliénés, les écoles, les prisons, les routes et ponts. Encore les administrations locales ont-elles la première main dans tous ces services, mais désormais sous une tutelle spéciale.

L’organisation la plus antique et la plus générale est celle des quinze mille paroisses, qu’administrent gratuitement les marguillers, élus pour un an par le vestry, composé de tous les contribuables, ayant une ou plusieurs voix, six au plus, selon le chiffre de leurs impôts, nommant aussi les surveillans des routes et pourvoyant aux dépenses du culte, des chemins, de l’éclairage, etc., par des taxes locales. Les juges de paix sont la véritable autorité administrative et judiciaire du premier degré, La loi de 1835. et la loi de 1858 ont établi un autre système, la première pour les grandes villes, la seconde pour les villes moins importantes. Depuis la loi du 10 septembre 1835[9], à peu près contemporaine de la loi municipale française de 1837, les principales villes de l’Angleterre sont constituées en corporations, sous le nom de borough ou de city. L’autorité judiciaire et l’autorité administrative, réunies dans les comtés par l’institution si caractéristique, si excellente, des juges de paix, sont divisées dans les villes. L’autorité judiciaire relève de celle des comtés dans les petites villes, et dans les plus grandes elle est confiée à des juges de paix, mais sans attribution administrative, ou bien à des magistrats spéciaux et salariés, enfin à un recorder, nommés les uns et les autres par la reine sur la demande et aux frais des villes. Quant à l’autorité administrative, elle est confiée, dans tous les bourgs et cités, à une municipalité composée d’un maire et d’un nombre plus ou moins grand d’aldermen et de councilmen, nommés dans chaque quartier ou ward. Sont électeurs les bourgeois, c’est-à-dire seulement les contribuables inscrits à la taxe des pauvres et ayant un établissement ou une résidence dans le bourg depuis trois ans au moins. Sont éligibles les électeurs qui possèdent de 500 à 1,000 livres sterling de capital, et paient la taxe des pauvres sur le pied d’un revenu de 15 à 30 livres, selon que la ville est partagée en moins ou en plus de quatre sections.

Les bourgeois nomment les conseillers pour trois ans, avec renouvellement par tiers ; ils nomment en outre deux auditeurs, qui, avec un alderman et un conseiller, sont chargés de vérifier annuellement et d’approuver les comptes. Les conseillers nomment les aldermen pour six ans, avec renouvellement de moitié tous les trois ans. Les aldermen et les councilmen réunis nomment parmi eux pour un an le maire, qui est payé et qui peut être réélu. Tout élu est tenu d’accepter sous peine d’une amende de 50 à 100 liv. sterl. au profit de la caisse du bourg. Les attributions des municipalités sont les mêmes qu’en France. Cependant elles sont à la fois plus restreintes, plus étendues et plus divisées : plus restreintes, parce qu’un grand nombre d’institutions laissées à la charge des municipalités en France sont entretenues et librement administrées en Angleterre par les particuliers ou bien centralisées, comme la taxe des pauvres, l’état civil, la salubrité, etc. ; plus étendues, en ce sens que les conseils ont le droit d’établir des taxes locales dont le nom désigne l’objet, borough rate, watch rate, sewing rate, lighting and paving rate, street improvement rate, etc., et dont les bases et le maximum sont d’ailleurs indiqués par la loi ; plus divisées enfin, parce que le conseil, composé de membres nombreux, se subdivise en commissions spéciales permanentes qui administrent une branche du service, à la charge d’en rendre compte aux assemblées générales du conseil, qui peuvent ainsi être assez rares.

Les taxes, les revenus des propriétés, les redevances de quelques services composent les budgets des villes, divisés d’ordinaire en trois comptes, le compte municipal proprement dit, les comptes spéciaux et les comptes d’améliorations. Les grandes villes n’ont en général pas d’impôts indirects ; mais elles profitent de certains monopoles, tels que la fabrication du gaz à Manchester, qui rapporte à la ville près de 1,500,000 francs par an. Les parcs des grandes villes proviennent de dons généreux, comme le parc Adderley et le parc Calthorpe à Birmingham, ou de souscriptions publiques, comme les trois parcs de Manchester. Notons que les impôts indirects ont un équivalent dans les grandes villes, qui sont en même temps des ports, comme Newcastle, Liverpool : ce sont les droits de quai, de colis, de lest, de ville ou de passage, de débarcadère, etc. ; mais l’administration de ces ports tend à sortir des mains de l’autorité municipale pour être confiée à des commissions spéciales composées de délégués du gouvernement, des municipalités et des corporations intéressées. C’est ainsi que le port de Liverpool, le plus considérable de l’Europe, avec ses docks qui s’étendent sur près de deux lieues, a été placé par deux lois de 1857 et de 1858 sous l’administration d’une commission de 28 membres, dont 24 sont élus par les personnes directement intéressées, à savoir les contribuables aux droits de docks, Mersey docks and harbour board. Dans ce cas, l’administration municipale est divisée en deux, services, organisée d’après deux systèmes ; il y a une ville à part dans une grande ville, et une loi spéciale à côté d’une loi générale. Ce mode de législation tout à fait britannique a été appliqué d’une certaine façon à tout le royaume par la loi de 1858 (town local government act), dont il me reste à parler pour achever de présenter le tableau très compliqué des institutions municipales de l’Angleterre.

En établissant dans chaque bourg un conseil municipal, la loi de 1835 avait excepté de ses dispositions toutes les localités régies par des actes particuliers du parlement ou soumises à des privilèges et droits acquis. Ces localités pouvaient demander au parlement d’autres actes particuliers ; mais la procédure était difficile et coûtait à peu près 50,000 francs. De 1848 à 1858, cinq ou six lois successives sur la salubrité, les marchés, les cimetières, la police, étaient intervenues pour soumettre à une réglementation meilleure tels ou tels services négligés par les localités. La loi de 1858 sur l’administration locale fait un pas de plus. Elle offre en quelque sorte un modèle d’organisation que les intéressés sont libres d’accepter. C’est comme un prospectus, un programme de la meilleure machine municipale, programme facultatif, nullement obligatoire. Former une commission locale investie d’attributions nettement définies et munie de moyens financiers bien déterminés, voilà ce que la loi propose aux localités, comme si elle leur offrait de les doter de la meilleure pompe à incendie. Dans les bourgs où il y a déjà un conseil municipal ou un comité institué par un acte local, ces corps décident l’adoption du mode proposé, et ils sont eux-mêmes chargés de l’exécution. Dans les autres, les propriétaires et les contribuables sont convoqués en assemblée publique, et la majorité a le droit de décider l’adoption de la loi, non sans que les réclamations de la minorité aient eu le temps de se faire entendre, et les mêmes intéressés, les plus intéressés ? ayant plusieurs voix, jusqu’à sis, nomment la commission locale, qui entre en fonctions et pourvoit à ses dépenses au moyen de taxes ou d’emprunts autorisés par le secrétaire d’état de l’intérieur, taxes et emprunts qui ne peuvent dépasser des limites fixées par la loi.

Avant peu d’années, la loi de 1835 et la loi de 1858 auront amené sur toute la surface du territoire britannique une organisation municipale uniforme. Au lieu de quatre régimes, — paroisses, villes pourvues d’actes spéciaux, commissions locales, municipalités complètes, sans parler du régime de Londres, — il n’y aura plus bientôt que deux régimes, celui des paroisses et celui des villes, l’un très suffisant pour les petites localités, l’autre approprié au service des populations un peu nombreuses. En France, on procède logiquement ; tous les hommes ont le même droit, toutes les localités sont soumises à la même règle établie le même jour, sous la condition d’une même tutelle. En Angleterre, on procède pratiquement : le droit n’appartient qu’aux intéressés dont l’intérêt est appréciable, la règle ne leur est imposée que s’ils ne savent pas s’organiser tout seuls ou s’ils demandent eux-mêmes une organisation meilleure, et même alors la tutelle est extrêmement légère ; enfin la transformation a lieu pas à pas. En France, la loi ressemble toujours à une construction qui s’élève sur les plans d’un maître, en Angleterre à une plante qui se développe par un progrès naturel.

Si l’on étudie avec nos idées françaises le régime municipal de l’Angleterre et surtout celui de Londres, on le nommera volontiers un chaos. ; mais l’ordre se fait peu à peu dans ce chaos ou plutôt dans cet assemblage de faits divers et libres, non pas au gré de telles on telles idées, mais à mesure que les besoins, parlent et que les exemples instruisent. Sans doute une telle manière d’agir a l’inconvénient de laisser durer les abus ; mais en Angleterre, au siècle où nous sommes, les abus ne sont pas à leur aise entre la justice, qui les réprime sur la plainte du premier qui en souffre, et la publicité, qui les poursuit de ses lumières. Le régime municipal de Londres subira certainement bientôt l’effet de cette influence, car la presse et l’opinion ne cessent de demander de sérieuses modifications dans l’organisation municipale de la métropole. Les plaintes ont été si graves qu’un comité d’enquête parlementaire a été formé pour les examiner, en 1861, sous la présidence de M, Ayrton. Une association pour l’amélioration des institutions municipales de la métropole (association for promoting the better local government of the metropolis) a pris une grande part au mouvement de réforme, et les rapports de son actif secrétaire-général, M. James Beal[10], résument nettement les reproches adressés à l’état de choses actuel.

La législation, composée d’environ soixante-dix actes du parlement, est un véritable dédale. La ville est divisée en une infinité de circonscriptions et de juridictions sans aucun rapport entre elles : quarante-sept pour les naissances, cinquante-six pour les bâtimens, dix-neuf pour la police, quinze pour la milice, quatorze pour la justice, etc., etc. Des taxes énormes sont levées sans aucune proportion raisonnable et sans aucune représentation régulière. Dans six paroisses, le poor rate est plus élevé que le county rate, il est moins élevé dans neuf, égal dans sept. Il y a plus de 1,000 agens des comtés entre lesquels Londres est divisé, près de 2,800 membres des vestries et autant de guardians de la taxe des pauvres. Le bureau métropolitain, créé en 1858, devient peu à peu une autorité centrale, mais sans caractère municipal, sans pouvoirs bien définis, avec d’incroyables inégalités entre les intérêts, les étendues, les populations représentées par ses membres, Les vestries n’ont pas de vraie vie municipale ; nul ne s’intéresse aux élections qui les constituent, et les membres des districts voisins ne s’entendent presque jamais pour une action commune. La Cité, les vestries, le bureau métropolitain, ont des dettes énormes, et l’administration est coûteuse sans être efficace, car les égouts, le pavage, l’éclairage, le nettoyage, la distribution des eaux, sont dans un état déplorable, au moins en dehors des beaux quartiers ; enfin aucun ordre n’est suivi dans les grands travaux de la voie publique.

Pour mettre de l’ordre dans cette confusion, sir George Lewis dès 1854 et M. Stuart Mill depuis ont proposé de faire de Londres une seule corporation municipale, de la partager en neuf bourgs à la fois parlementaires et municipaux, avec leur maire, leurs aldermen et leurs bourgeois, élisant un conseil local composé de 72 à 124 membres, et d’établir un conseil municipal central composé de 130 délégués des divers conseils de district. Beaucoup d’autres projets ont été proposés : lord Ebrington demandait que chacun des services de la métropole, police, pavage, éclairage, etc., fût confié à un corps spécial. M. Ayrton a réclamé la formation d’un seul parlement municipal pour toute la ville ; mais le projet de M. Mill a paru jusqu’ici le plus conforme au droit des contribuables, le mieux en rapport avec l’immense étendue de la surface, enfin le plus rassurant pour ceux qui craignent qu’un parlement municipal ne se transforme en une assemblée politique dangereuse. La réforme Consisterait à donner aux corps locaux existans, sans les changer, une tête et une vie régulière. Ce serait à peu près le gouvernement de la Cité pris pour modèle et étendu à la métropole entière, cette immense province bâtie.

Si l’opinion publique demande plus d’ordre et de simplicité dans les institutions municipales, elle réclame aussi plus d’énergie et d’ensemble dans les grands travaux. Le premier plan général d’améliorations est bien ancien ; il avait été fait avec beaucoup d’intelligence par sir Christophe Wren après le grand incendie de 1666. Sans remonter si haut, le plus remarquable ensemble de travaux à exécuter a été proposé par le comité du parlement nommé en 1838, et dont sir Robert Peel faisait partie ; mais depuis cette époque le public n’a pas cessé de réclamer, impatient de voir les projets devenir enfin des réalités. Il y a eu comme une véritable émeute d’opinion au sujet de la distribution de l’eau dans la ville en 1852, de l’éclairage au gaz en 1860, et il est résulté de ces mouvemens autant d’actes du parlement améliorant ces services. Après le choléra de 1854, l’insalubrité de la Tamise, l’insuffisance des égouts, devinrent une préoccupation générale, et le drainage de la métropole fut entrepris, travail gigantesque, presque terminé, qui se composera d’une canalisation de près de 1,400 milles, et aura coûté environ 103 millions, empruntés et payés au moyen d’une taxe de 3 deniers par livre d’impôts[11]. Les travaux extérieurs, l’élargissement, le percement, la continuation des rues et boulevards, la construction des édifices publics ou des établissemens scolaires et charitables[12], sont loin d’être aussi avancés à Londres qu’à Paris, et en 1869 M. Layard, alors ministre des travaux publics, a proposé un plan d’ensemble pour l’embellissement de la capitale de l’Angleterre. La Tamise sera bordée de quais spacieux sur lesquels s’élèveront un palais de justice, de nouveaux musées, l’amirauté, le ministère de la guerre, et sous lesquels un chemin de fer souterrain se reliant à tous les chemins de fer métropolitains établira des communications rapides. Ces grands travaux entraîneront des dépenses considérables, et déjà il a été beaucoup dépensé. La Cité seule a consacré 165 millions à ses travaux, et le bureau métropolitain, en moins de dix ans, a emprunté plus de 250 millions, que le gouvernement, au mois de juillet 1869, a proposé de consolider en une dette unique garantie par l’état, projet qui a excité de vives réclamations, fort analogues aux plaintes que les affaires de Paris provoquent de ce côté-ci de la Manche.

En résumé, l’administration municipale de Londres est un chaos en voie de transformation. Le régime de cette administration est entièrement distinct de celui de toutes les autres villes du royaume. La ville est trop vaste pour ne composer qu’une seule municipalité. Le problème à l’étude consiste à combiner les avantages du self-government local avec la nécessité d’une action centrale et collective. Déjà le service des travaux a été centralisé. En outre la police a été, comme la force militaire, entièrement placée sous la dépendance directe de la couronne. Le véritable conseil municipal de Londres, c’est le parlement. Il intervient sans cesse dans tous les emprunts, dans toutes les expropriations, dans tous les grands travaux, et il fixe avant tout les limites des taxes qui peuvent être levées par les pouvoirs locaux ; mais dans ces limites la proportion, la spécialité, le mode de perception, la dépense des taxes, qui reposent presque toutes sur les propriétaires et les locataires, sont déterminés par ces contribuables eux-mêmes, représentés dans les vestries, les bureaux, le metropolitan board, enfin au parlement. Le droit électoral n’est exercé d’ailleurs que par les contribuables et les domiciliés ; aucune intervention n’est accordée à la population indigente ou nomade, à ceux qui reçoivent sans payer, à ceux qui jouissent sans contribuer, et il en est ainsi dans toute l’Angleterre en matière d’administration municipale. Les cordons de la bourse sont tenus exclusivement par les représentans élus de ceux qui la remplissent. Ajoutons ce dernier trait, que tout ce qui peut être administré directement, librement par les intéressés, est laissé à leur disposition : la paroisse à ses fidèles, l’école à ses fondateurs, l’hospice à ses bienfaiteurs, les travaux, les subsistances[13], les constructions, à l’industrie privée et à la libre association. Enfin tout ce qui exige des connaissances spéciales ou présente un intérêt général, comme l’état civil et la santé publique, est confié à des autorités spéciales, peu à peu détaché des fonctions municipales et constitué à l’état de service public. On voit ainsi s’opérer un double mouvement et comme un partage entre le domaine de l’état et le domaine de la liberté. Ce qui est mal fait par les particuliers devient de plus en plus central. Ce qui peut être décentralisé devient de plus en plus libre ; mais, toujours et avant tout, pas de contribution sans la participation des contribuables.


II. — BERLIN ET VIENNE.

La loi du développement rapide des capitales à partir du commencement de ce siècle et le fait de l’accélération de ce progrès à partir de l’ouverture des chemins de fer, nous les retrouvons exprimés par des chiffres dans les deux capitales de l’Allemagne, à Berlin et à Vienne. En 1801, Berlin contenait une population civile de moins de 150,000 habitans, et cette ville est peuplée en 1870 par environ 700,000 habitans[14]. Dans une période de quarante années, de 1801 à 1840, la population a seulement augmenté de 150,000 âmes ; dans les trente années suivantes, de 1840 à 1870, elle a augmenté de 400,000 âmes. Or le premier chemin de fer a été ouvert à Berlin en 1839. Le progrès de la population a produit à Berlin les mêmes conséquences que partout ailleurs : l’extension des limites, le remaniement des rues, l’augmentation des dépenses et surtout des dépenses extraordinaires, la nécessité des emprunts, enfin la révision des lois municipales, et ces conséquences se sont réalisées à peu près exactement à l’époque où l’achèvement des chemins de fer déterminait l’accroissement accéléré de la population. En effet, la surface de Berlin a été accrue, en 1861, d’un territoire habité par environ 35,000 âmes, et elle a débordé depuis longtemps les anciens murs d’enceinte. Bien que la ville soit d’origine récente et que les travaux d’élargissement de la voie publique n’y soient pas aussi nécessaires qu’à travers l’antique amas des maisons des vieilles cités, cependant un plan d’ensemble est suivi à Berlin comme à Paris, et la transformation s’opère année par année ; des rues nouvelles sont ouvertes, des édifices nouveaux sont bâtis ; l’état participe à la dépense. La distinction de l’ordinaire et de l’extraordinaire a pris place dans le budget de la ville. La dette s’élève à environ 8 millions de thalers[15] pour un budget qui se règle annuellement en recettes et en dépenses par un total d’environ 5 millions de thalers[16]. Enfin la loi municipale est révisée, et les six provinces occidentales de la monarchie prussienne sont soumises à l’ordonnance du 30 mai 1853 et à la loi du 14 mai 1860, qui organisent un système d’administration locale extrêmement curieux, commun à toutes les villes de ces provinces et à la ville de Berlin, sauf quelques exceptions assez importantes.

L’administration de Berlin[17] se distingue par quatre caractères principaux : la composition du corps municipal collectif désigné sous le nom de magistrat, le mode d’élection de l’assemblée communale (stadtverordneten versammlung), le nombre considérable de citoyens associés gratuitement aux diverses fonctions municipales, l’entière séparation de la municipalité et de là police. Le magistrat est l’autorité qui gouverne la ville. Ce n’est pas une personne, c’est un collège, un pouvoir collectif composé de 31 membres : l’oberbürgermeister, chef de la municipalité, le burgermeister, qui le remplace, 2 syndics, 2 conseillers pour les écoles, 2 pour les bâtimens, 1 intendant (stadtkœmmerer), 8 conseillers jurisconsultes, 14 conseillers gratuits ou échevins (schöffen). Tous ces membres du magistrat sont nommés par l’assemblée de la commune ; mais les deux bourgmestres sont ratifiés par le roi, et les quinze conseillers payés, ainsi que les quatorze conseillers gratuits, par le gouvernement de la province (bezirksregierung). Les conseillère payés sont nommés pour douze ans, les conseillers gratuits pour six ans.

L’assemblée de la commune (stadtverordneten versammlung) se compose de 108 membres[18], élus dans les trente-six quartiers de Berlin, à raison de trois par quartier, par les bourgeois ayant le droit électoral. Ce droit appartient à tout Prussien domicilié depuis un an au moins à Berlin, ne recevant pas les secours publics, et jouissant d’un revenu estimé à 300 thalers au moins d’après le chiffre de ses impôts. Les contribuables sont d’ailleurs divisés en trois classes sur la liste que dresse le magistrat au mois de juillet, et ceci est un trait tout à fait caractéristique de la loi prussienne. Chaque classe est déterminée par le chiffre des impôts qu’elle paie, et par conséquent des intérêts et de la fortune qu’elle possède dans la ville. La première classe nomme un tiers des délégués communaux, la fortune moyenne nomme le second tiers, et le troisième tiers est choisi par tous les petits contribuables. Quant à l’éligibilité, la moitié des élus doit être prise parmi les propriétaires de maisons (titre II, §§ 12-16). L’élection a lieu pour six ans, avec renouvellement par tiers tous les deux ans. L’assemblée élit son président annuel, elle tient toutes les semaines des séances publiques où le magistrat est convoqué.

En dehors des 108 membres de l’assemblée communale, les électeurs nomment en outre des délégués (bürger depütirte) à diverses députations ou commissions spéciales chargées de la direction de certains services municipaux. C’est ainsi que l’administration hospitalière (armen direction) est confiée à une commission composée de 11 membres du magistrat, de 11 membres de l’assemblée communale, de 7 députés des bourgeois, de 3 assesseurs payés. La députation des écoles se compose de 5 membres du magistrat, 8 conseillers, 12 députés, 3 ministres protestans, un prêtre catholique. Il y a plus de douze commissions analogues pour les impôts, la caisse d’épargne, etc. Ce n’est pas tout. Plusieurs milliers de bourgeois et aussi de dames sont répartis dans les cent seize commissions locales des pauvres et des orphelins, dans les deux cent dix inspections de quartiers, dans les trente et une commissions pour les impôts, etc., et ces fonctions gratuites sont conférées pour trois ans et sans qu’on puisse s’en dispenser. On peut dire que tous les bourgeois de la ville remplissent des devoirs envers la ville.

La police de la capitale est séparée à Berlin des attributions municipales et entièrement remise aux mains de l’état. La ville paie le matériel, l’état paie le personnel de la police ; la ville paie en outre toute la police purement municipale, nettoyage, surveillance, incendies, etc. L’état s’est, en retour, chargé d’une partie des dépenses d’embellissement de Berlin ; le Thiergarten est administré et payé par l’état.

Vienne se compose, comme Londres, comme Paris, d’une ancienne ville (Innere stadt), entourée et débordée par sept vastes faubourgs (bezirke). La ville, avec ses sept faubourgs, y compris le beau quartier de Leopoldstadt, qui s’étend entre le canal du Danube et le fleuve, le Prater, les prairies, les promenades, couvre un espace de 15, 637, 767 klafter, environ 5,000 hectares, et la population, qui était de 200,000 âmes à peine au commencement de ce siècle, atteint maintenant 600,000 habitans, dont plus de 200,000 étrangers. Les revenus ordinaires ne dépassent pas 7 millions de florins, quoique la moyenne de l’impôt direct le plus productif, celui des loyers, ait doublé en moins de vingt ans, et les dépenses ordinaires et extraordinaires s’élèvent à près de 10 millions de florins ; les 3 millions de florins de différence, consacrés aux travaux et embellissemens, sont en grande partie payés par des emprunts.

Une ordonnance en cent vingt-deux articles, du 6 mars 1850, régit l’administration municipale de Vienne, qui se compose du conseil municipal (gemeinderath), du pouvoir exécutif (magistrat) et des inspecteurs de quartier. Le gemeinderath se compose de 120 membres, élus pour trois ans et renouvelables chaque année par tiers. La loi sépare nettement les étrangers, (fremde), les membres de la commune (gemeindeangehörige) et les bourgeois (bürger). Les étrangers n’ont droit qu’à la protection de la police et à la jouissance des propriétés communales, rien de plus. Les membres de la commune participent aux charges, aux avantages et aux secours. Les bourgeois ont de plus la jouissance de nombreuses fondations qui leur sont exclusivement réservées. On ne peut devenir membre de la commune que si l’on est Autrichien de naissance, fils légitime d’un membre de la commune, ou résident depuis quatre ans ininterrompus, à partir de l’âge de la conscription, dans la commune, et à la condition de justifier d’une bonne conduite et de moyens d’existence. Le droit de bourgeoisie s’achète et s’obtient de la commune, qui peut aussi l’accorder comme titre d’honneur aux mêmes conditions de naissance, de séjour, de notoriété et d’aisance. Les bourgeois seuls sont électeurs et éligibles avec les gemeindeangehörigen qui paient au moins 10 florins d’impôt direct, avec les fonctionnaires, officiers, prêtres, docteurs et professeurs des établissemens publics. Tous les mineurs, indigens, domestiques, salariés, sont exclus du droit électoral. Les électeurs sont divisés, comme en Prusse, en trois catégories d’après le chiffre de leurs impôts. Chacune des catégories nomme un tiers des 120 membres du conseil communal. Les électeurs sont seuls éligibles, et ils ne le sont qu’à trente ans. Le conseil est nommé pour trois ans, il choisit pour la même durée, à la majorité des deux tiers, son président, qui est le bourgmestre. Sa nomination doit être ratifiée par l’empereur. Les séances du conseil sont publiques, et un délégué de l’état peut toujours y assister.

Le bourgmestre est le chef du magistrat, qui se compose avec lui de 2 vice-présidens et de plusieurs membres ou agens, nommés à vie et salariés. Les conseillers municipaux exercent leurs fonctions gratuitement ; le bourgmestre est logé, et il reçoit des frais de représentation. Outre le conseil et le magistrat, les électeurs, divisés encore par tiers, choisissent des comités de quartier (bezirksaufschüsse), à raison de dix-huit par quartier, qui, nommés pour trois ans, nomment leur président ou quartenier (bezirksvorsteher). Ce sont les délégués du pouvoir exécutif pour la surveillance des intérêts locaux dans chaque quartier, et ils peuvent être révoqués par le conseil communal. La police de propreté et de salubrité appartient à la ville ; la police de sécurité est entièrement remise aux mains du gouvernement.

On le voit, l’administration de Vienne ressemble beaucoup à celle de Berlin : elle est réservée aux seuls intéressés en proportion même de leur intérêt ; mais le pouvoir central n’y internent que pour ratifier les choix, autoriser les mesures et maintenir seul la sûreté. Ce respect scrupuleux des antiques privilèges de la bourgeoisie et des catégories de la richesse n’a empêché ni les grands travaux ni les grosses dettes. La force des coutumes a cédé à la force des choses.


III. — GENEVE ET BRUXELLES.

Nous retrouvons à Genève les faits déjà constatés dans toutes les capitales de l’Europe : une augmentation de population qui dépasse 1, 200 habitans par an, un envahissement successif de la ville par la population des autres cantons et de l’étranger, l’obligation de transformer une partie de la ville, la progression des dépenses de la municipalité et encore plus de l’état, qui se décharge tant qu’il le peut sur la ville, — la nécessité de contracter des dettes pour subvenir à ces dépenses, — et ces faits se produisent à partir de l’ouverture et à proportion de l’achèvement des voies ferrées. La loi du 3 septembre 1859 autorise la ville de Genève à percevoir une taxe sur le revenu à compter du 1er  janvier 1860, « en considération, dit le préambule de la loi, des nouvelles charges qui résultent de l’agrandissement de la commune, de constructions municipales devenues nécessaires, et de l’entretien des nouveaux quais, rues et ports. » Cette taxe, qui figure au budget de 1870 pour 175,000 fr., n’équilibre pas les recettes et les dépenses. Les recettes sont d’environ 1,250,000 fr., l’octroi entre dans ce chiffre pour 500,000 fr. (les frais de perception absorbent 1/5 de ce revenu) ; mais il y a un déficit des recettes sur les dépenses d’environ 50,000 francs à cause du chiffre élevé des intérêts de la dette. Pour un budget d’un peu plus de 1 million, Genève a une dette d’environ 6 millions, dont la moitié est contractée depuis moins de dix ans, et je n’ai pas pu nettement discerner s’il faut y comprendre la somme des rescriptions, évaluée à 1, 200,000 fr., que la ville est autorisée à émettre. Accroissement de population, nouveaux travaux, nouvelles taxes, emprunts répétés, dettes grossissantes, c’est toujours et partout la même série d’effets produits par les mêmes causes ; mais on ne regrette plus les dépenses lorsque les yeux, au lieu de rester fixés sur les millions, les francs et les centimes du budget, se portent sur les quais bien plantés de la rive gauche et de Longemalle, sur les promenades bien entretenues des Alpes et des Bastions, sur la nouvelle promenade de Champel, sur les commencemens du quai allant de la rue des Moulins à l’abattoir aux bords du Rhône, sur la nouvelle rue des Grottes et la rue du Môle élargie, en un mot sur tous les embellissemens de cette admirable ville, assise entre les cimes du Mont-Blanc et les eaux bleues du Léman.

L’organisation municipale de Genève est digne de remarque. Le corps électoral, que l’on appelle le conseil général, est dans la patrie de Rousseau à peu près en permanence, car il vote par oui et par non sur les lois constitutionnelles ; il vote pour nommer le conseil d’état, qui ne dure que deux ans, il vote pour élire les députés au grand-conseil, à raison de 1 par 666 habitans, pour deux ans, il vote pour nommer les quatre députés au conseil national ; enfin il vote pour nommer le conseil municipal. C’est la votation à l’état continu. Il a fallu construire une salle destinée à ces exercices électoraux, et les mauvais plaisans, après quelques scènes de violence, ont laissé à cette salle le nom de Temple d’Héraclée. Des esprits sérieux, entre autres M. Ernest Naville, ont fondé une association réformiste en vue de diminuer le nombre des élections, d’en faciliter les opérations, et d’assurer la représentation vraiment proportionnelle des minorités par l’un des systèmes du quotient électoral ou du vote cumulatif, qui commencent à prendre place parmi les réformes désirées dans tous les pays où d’immenses minorités demeurent sans députés, et où l’on s’aperçoit que la proportionnalité devrait être la règle de la représentation, tandis que la majorité n’est que l’instrument de la délibération ; mais en attendant Genève a réalisé le mouvement électoral perpétuel. Sans lui envier cette agitation qu’un grand pays ne supporterait pas, il y a dans ses lois électorales quelques dispositions curieuses et bonnes à imiter.

Le corps électoral politique n’est pas le même que le corps électoral municipal. Aux termes des articles 1 et 2 de la loi du 18 mai 1864, les citoyens genevois de vingt et un ans et les Suisses des autres cantons établis depuis deux ans dans le canton de Genève sont électeurs politiques ; mais il est dit textuellement que l’exercice des droits politiques ne comporte pas celui des droits communaux, et en effet l’article 107 de la même loi déclare électeurs communaux seulement les citoyens genevois nés et domiciliés dans la commune, propriétaires et domiciliés depuis plus d’un an. Cette distinction est acceptée et approuvée par tout le monde. On est électeur à vingt et un ans, on est éligible au même âge au conseil municipal ; mais il faut avoir vingt-sept ans pour être éligible au conseil d’état, vingt-cinq ans pour pouvoir être nommé maire ou adjoint. Il n’y a d’ailleurs de maire et d’adjoints que dans les communes rurales du canton, il n’y en a pas à Genève. Les quarante et un membres élus tous les deux ans au conseil municipal choisissent dans leur sein un conseil administratif composé de cinq membres, dont les émolumens figurent au budget pour la modeste somme de 11,000 francs, et ces cinq membres nomment leur président, qui n’exerce ses fonctions que pendant un an. C’est une élection à deux degrés constituant un pouvoir exécutif, non pas unique, mais collectif. On a jugé utile de maintenir un certain équilibre entre l’autorité municipale et le gouvernement. La commune de Genève, comprenant à elle seule la moitié, et la moitié la plus influente de la population totale du canton, le maire deviendrait aisément une puissance capable de tenir en échec celle du gouvernement, fractionnée entre les sept membres du conseil d’état, bien que ce conseil ait dans ses attributions l’approbation des dépenses, travaux et expropriations votées par le conseil municipal. Quand la ville est à peu près tout l’état, il ne faut pas que l’autorité de la ville puisse dominer l’autorité de l’état.

Ainsi à Genève les électeurs communaux ne sont pas les mêmes que les électeurs politiques, l’âge de l’éligibilité n’est pas le même que l’âge de l’électorat, et l’administration de la ville n’est pas organisée comme celle des autres communes du canton ; elle est à deux degrés et collective, de manière à ne pas pouvoir donner naissance à un pouvoir municipal rival du pouvoir politique. De plus la police politique est entièrement distincte de la police municipale. Ce sont là, dans une république, de bonnes précautions et des traits à noter.

Bruxelles, qui ressemble beaucoup à Genève par la liberté des institutions, a vu en dix ans et malgré les ravages du choléra sa population s’élever de 150,000 à près de 180,000 habitans. Aux termes de la loi en vigueur qui est la loi communale du 30 mars 1836, modifiée par les lois de 1842, 1848, 1860 et 1865, 7,000 habitans seulement sont électeurs municipaux, c’est un peu plus que les électeurs provinciaux et politiques. Il faut être domicilié au moins depuis le 1er  janvier de l’année de l’élection, être Belge, majeur, et payer un impôt supérieur à 42 francs. Ces électeurs nomment le conseil municipal, qui se compose de 7 membres au moins et de 31 au plus, âgés d’au moins vingt-cinq ans, et élus pour six ans avec renouvellement annuel par tiers. C’est le roi qui choisit dans le sein du conseil le bourgmestre et quatre échevins. Le bourgmestre, les échevins et les conseillers composent le corps communal.

On sait que les octrois ont été supprimés en Belgique par la loi du 18 juin 1860, mais ils ont été remplacés par une part accordée aux villes sur le produit d’autres impôts indirects, 75 pour 100 des droits d’entrée sur les cafés, 34 pour 100 des droits d’accise sur les vins, eaux-de-vie, vinaigres et sucres ; c’est un peu comme si, dans ce petit pays, le guichet du receveur avait été reculé, de cent pas et reporté de la barrière à la frontière. Toutefois cette réforme, qui a augmenté les ressources des villes qui n’avaient pas d’octroi, a eu pour effet d’arrêter, de fixer à une sorte de limite permanente les recettes des villes à octroi, notamment les recettes de Bruxelles. De là un véritable embarras et l’obligation d’emprunter pour les travaux de la Senne et pour les constructions et améliorations nouvelles, qui font de Bruxelles une ville si justement admirée. Dans le budget de 1869, où les recettes et les dépenses ordinaires ne figurent que pour 6,500,000 francs environ, les recettes et les dépenses extraordinaires se balancent par plus de 9 millions ; elles n’atteignaient pas 2 millions en 1857.

Je pourrais passer de Bruxelles à La Haye, si bien administrée, comme presque toutes les villes de la Hollande, revenir vers les régions du midi, retrouver à Rome, à Florence, à Madrid, d’assez beaux restes des antiques et libres institutions municipales qui ont tenu une si grande place dans l’histoire de l’Italie et de l’Espagne, ou bien m’arrêter à étudier à Saint-Pétersbourg et à Constantinople les commencemens et en quelque sorte les premiers pas d’une vie municipale naissante[19], réunir ainsi par un contraste facile le déclin et le début des libertés locales ; mais cette étude n’est pas une histoire de l’administration des villes. Préoccupé avant tout de la condition légale de la ville de Paris, je ne cherche à la comparer qu’à ce qui lui est comparable. Les villes ruinées ou les villes peu peuplées ne présentent pas les mêmes problèmes à résoudre, je néglige les tailles ordinaires pour ne considérer que les géans ; je citerai encore cependant la capitale d’un bien petit royaume, le Danemark, avant de terminer par un coup d’œil indispensable sur la ville la plus semblable à Paris par l’énorme mouvement des affaires et des hommes, qui est New-York, de l’autre côté de l’Atlantique.

Copenhague, avec une population de 150,000 âmes environ, a un budget qui se solde en recettes et en dépenses par 1,600,000 rixthalers (4,800,000 francs), et une dette qui s’élève à préside 5,500,000 rixthalers (16,500,000 francs). Une loi municipale spéciale a été promulguée, pour la ville de Copenhague, le 4 mars 1857, et cette loi, qui est déjà suivie d’un projet nouveau, remplace elle-même l’ordonnance du 1er  janvier 1840. Une des dispositions de cette loi est particulièrement digne de mention. Le suffrage universel existe en Danemark pour l’élection de la seconde chambre, mais, pour l’élection municipale, le droit de voter n’est accordé qu’aux seuls bourgeois de la ville ; la qualité d’électeur communal est nettement séparée de la qualité d’électeur politique. Les bourgeois, électeurs et éligibles, sont ceux qui possèdent en ville une maison assurée contre l’incendie pour une valeur d’au moins 4,000 écus, 6,000 écus dans la banlieue, ou qui exercent une profession industrielle et ont obtenu le certificat de bourgeoisie. Ils nomment 36 membres du conseil municipal, et ce conseil nomme 4 membres gratuits du magistrat pour six ans, et 4 bourgmestres à vie rétribués. Le roi confirme les 4 bourgmestres et nomme l’over-prœsident, chef du magistrat, qui assiste à toutes les séances du conseil municipal. Le magistrat est divisé en quatre sections permanentes. Il faut remarquer aussi dans les dépenses de la ville[20] la part considérable faite aux établissemens de bienfaisance, qui absorbent près d’un tiers de la dépense totale, et dans les recettes le chiffre énorme des impôts fonciers (630,000 écus), et surtout de l’impôt sur le revenu (indkomstskal, 403,691 écus), en face du faible revenu des impôts sur les cabarets et les entrées, qui n’atteignent pas ensemble 20,000 écus.

IV. — NEW-YORK.

Il y a deux cent cinquante ans, à la place de New-York, on voyait une île, des collines, un marais. Des peuplades indiennes, les Lenni-Lenape et les Manhattans, allumaient leurs feux et construisaient leurs buttes sur ces rivages. Un Anglais au service de la Hollande, qui cherchait un passage par les mers polaires vers la Chine, Henry Hudson, vit en 1609 ces Indiens, et il leur donna des souliers, qu’ils pendirent à leur cou en guise d’ornemens. Sur l’emplacement actuel de Broadway, quelques Hollandais s’établirent avec Christiansen, en 1614, pour faire le trafic des fourrures, et ils construisirent quatre maisons en bois et un petit navire, le Restkess (sans repos), nom qui convenait si bien aux destinées futures de ce coin du monde. Un fort, une église, trois moulins à vent, cent vingt maisons et 1,000 habitans, qui font paître leurs vaches dans les prairies maintenant occupées par des palais, voilà quelle était la nouvelle Amsterdam en 1654„ sous le gouverneur Stuyvesant, lorsque le Nicholls, envoyé par le duc d’York, auquel Charles II avait cédé ce territoire, s’en empare avec 400 hommes, appelle le fort Fort-James, la ville New-York, et substitue à la petite municipalité élue un maire, quatre aldermen et un shérif, nommés par le gouverneur. Plus d’un Anglais se crut lésé lorsque la paix de Breda, en 1667, donna aux Hollandais Surinam en échange de New-York.

Reprise par les Hollandais, puis rendue aux Anglais, New-York était à la fin du XVIIIe siècle une petite ville avec des maisons en brique, sans étage, le pignon sur la rue, où l’on parlait dix-huit langages et où l’on professait huit cultes. Il n’y avait pas d’autre livre que la Bible. Le gouverneur seul allait en voiture, et les knickerbockers se mêlaient aux Anglais, aux Indiens, aux Canadiens, aux Français, pour fêter saint Nicolas, dont l’image ornait la poupe du premier navire, débarqué, ou pour causer autour du poirier planté par Stuyvesant, et que l’on voyait encore, il y a peu d’années, au coin de la 13e rue et de la 3e avenue. C’est en 1683 que le gouverneur Dungan réunit la première assemblée populaire pour rédiger la première charte des libertés. La ville, divisée en six quartiers, fut autorisée à élire chaque année un alderman et un conseiller municipal, la nomination du maire restant au gouverneur. Cette organisation ne dura pas longtemps, grâce aux violences des gouverneurs, vauriens titrés envoyés par l’Angleterre ; mais une nouvelle charte restitua les mêmes droits en 1730. Dans l’intervalle, New-York, habité par 10,000 habitans, avait vu s’établir pour la première fois une horloge publique, un journal, une bibliothèque, un collège, mais aussi un marché d’esclaves, la torture, le fouet, des taxes absurdes. Ce sont les taxes sur le timbre et sur le thé qui provoquèrent, on le sait, la révolte de New-York et des autres villes, qui de 1763 à 1776, à travers des collisions ininterrompues, aboutit enfin à la célèbre déclaration des droits et à la fondation des États-Unis. New-York reçut Washington avec enthousiasme en 1775 ; mais, reprise par les Anglais, elle fut livrée aux représailles de la guerre, à la famine, à toutes les calamités, jusqu’à la paix de 1783. C’est à New-York, dès 1765, que les délégués, réunis à City-Hall, avaient posé le principe fondamental de la liberté politique et de la liberté municipale dans cette formule si nette : taxation without représentation is tyranny. Dans la même salle, le 6 avril 1789, George Washington était nommé président, et John Adams vice-président des États-Unis. New-York avait alors moins de 30,000 habitans ; malgré les ravages de la fièvre jaune, la population s’était élevée à 60,000 habitans en 1800, et la ville devenait la métropole incontestable du Nouveau-Monde. En 1807, Fulton lançait le Clermont, premier navire à vapeur entre New-York et Albany, devant une foule incrédule qui tout à coup se mettait à crier avec enthousiasme, comme devant un miracle : She moves ! she moves ! il marche ! il marche ! En 1811 fut tracé le plan général, plan symétrique et bien conçu, auquel on doit les douze larges avenues, les rues parallèles, et les beaux squares de la partie supérieure de la ville. En 1814, la première ligne de bateaux à vapeur fut établie entre Liverpool et New-York, et en 1825 l’ouverture du canal Érié, entre l’Hudson-River et le lac Érié, attestait la grandeur et la puissance du peuple si récemment établi sur ces rives de l’Atlantique, qui achevait, dix ans après, le grand réservoir et le Croton-Aqueduc, et fondait, vingt ans plus tard, le Central-Park, qui a coûté près de 200 millions, et que l’on peut appeler le plus grand lieu de plaisir du monde. New-York contenait alors 650,000 habitans. Le chiffre de 1 million est notablement dépassé maintenant, et voici les époques de cette énorme accumulation d’hommes sur un même point :


habitans
1665 1,000
1756 10,000
1800 60,000
1830 200,009
1850 500,009
1860 800,000
1870 1,000,000

L’organisation municipale de New-York, successivement réglée par les chartes de Nicholls (1664), de Dungan (1683), de Montgommerie (1730), fut amendée en 1830, 1849, 1851, 1853, puis renouvelée en 1857, enfin insérée dans le titre III, government of cities, du code politique de l’état, promulgué en 1860. La municipalité de New-York est une corporation dont le nom officiel indique insuffisamment la composition, — the mayor, aldermen and commonalty of the city of New-York. Cette corporations compose de deux bureaux, le bureau des aldermen, subdivisé en vingt-sept commissions permanentes, et les bureaux des councilmen, subdivisé en trente commissions. La réunion des deux boards constitue le common council, pouvoir législatif municipal. Dans chacun des dix-sept districts congressionnaux de la ville, les électeurs, c’est-à-dire les citoyens nés dans la ville ou y ayant un domicile permanent, élisent 1 alderman pour deux ans, et chacun des quatre districts sénatoriaux de la ville élit 6 councilmen pour un an. Les élus doivent être domiciliés dans le district qui les nomme. Chacun des boards se réunit séparément, nomme son président et ses agens, fait son règlement. Les mesures prises doivent être votées par les deux bureaux et approuvées par le maire. Si le maire refuse, la mesure doit passer de nouveau par l’examen des deux bureaux dans le cours de l’année, et elle ne devient loi que si les deux bureaux l’approuvent à la majorité des deux tiers des voix. Le pouvoir exécutif se compose du maire, du contrôleur, du conseil, — élus directement par les électeurs pour deux, trois et quatre ans, mais révocables par le gouverneur. de l’état, — et des autres agens, nommés par le maire avec l’agrément des aldermen. Le contrôleur est chargé des finances. Il y a en outre un commissaire des rues, une commission des eaux, un département des hospices, un bureau sanitaire, un bureau du contentieux dirigé par le council élu, etc. Le common council ne peut pas lever de taxes ni contracter d’emprunt sans l’autorisation de la législature.

La police a été confiée, par une loi du 10 avril 1860, à un bureau de police métropolitaine dont le ressort s’étend à tout le comté de New-York et à quatre comtés compris dans le même district. Il se compose de trois personnes, choisies par le gouverneur avec le consentement du sénat, qui organisent le service des agens, sergens, patrouilles, etc. Les dépenses de cette immense cité atteignent à peu près 200 millions ; l’instruction seule figure dans ces dépenses pour près de 40 millions. Le gouvernement municipal de New-York est d’ailleurs le même que celui des autres villes de l’état, sauf ce qui concerne la police. Le code politique de New-York sépare avec soin les villes (cities), au nombre de treize, à populations agglomérées, administrées par le maire et le conseil, les bourgs (towns), administrés par le supervisor, les villages, administrés par un bureau de trustées et leur président.

Comment a réussi cette organisation très compliquée ? Il n’y a malheureusement qu’une voix pour la condamner. « Notre administration des villes est mal conduite, écrit un des plus savans jurisconsultes de l’Amérique, le docteur Lieber[21] ; elle est corrompue, déréglée, coûteuse. Un gouvernement municipal n’est qu’une affaire de police et de dépense. La police devrait être entre les mains de l’état, la dépense entre les mains de ceux qui paient. Même dans un pays de suffrage universel, ce n’est pas l’opinion publique qu’il s’agit de faire représenter, c’est l’intérêt des contribuables et des habitans réels. Le problème qui consiste à concilier une grande liberté politique, et notamment le suffrage universel, avec une énorme agglomération de population accrue mois par mois et presque jour par jour par un flot d’étrangers n’a jamais été résolu en aucun pays, et probablement c’est notre pays et spécialement la ville de New-York qui a le moins approché de la solution. » Cette opinion est devenue l’opinion générale, et cette année même, il y a peu de semaines, une loi financière du 10 avril 1870[22] a commencé la réforme de la municipalité de New-York. Cette loi a surtout pour objet de mieux régler l’emploi et la perception des taxes, l’administration des docks, le service de la police, et elle contient une disposition bien caractéristique : il a fallu interdire de repaver des rues déjà pavées sans une pétition de la majorité des riverains. Des marchés scandaleux avaient été passés pour repaver les rues sans nécessité à l’aide de taxes onéreuses.

On le voit, New-York et Paris sont les deux points extrêmes, du tableau que j’ai présenté. Placées dans des conditions analogues, doublées tout à coup, continuellement envahies par des étrangers, agitées par les mêmes mœurs démocratiques fiévreuses, dans un pays de suffrage universel, réunissant le même contraste d’opulence étincelante et de sordide misère, la ville de Paris a été administrée par un pouvoir dictatorial, celle de New-York par deux assemblées populaires. Avec des mérites dissemblables et des défauts que je suis loin de comparer, ni l’un ni l’autre de ces systèmes n’a pleinement réussi. La vérité est entre les deux, et une législation intelligente doit s’efforcer de mieux faire les parts entre les droits de l’autorité et les droits des citoyens dans les grandes villes.

V. — ATTRIBUTIONS ET FINANCES. — RESUME.

La comparaison que je viens d’essayer entre les administrations diverses des principales capitales de l’Europe ne serait pas complète, si je n’ajoutais quelques détails sur les attributions des municipalités et sur leurs ressources financières ; mais ces détails peuvent être extrêmement courts.

Rien de plus uniforme en effet que les attributions des pouvoirs municipaux. La vie municipale est à la vie politique ce que les fonctions de l’intendance sont au mouvement général d’une armée ; c’est le matériel de la victoire. On peut plus modestement comparer les attributions municipales aux soins du ménage. Les hommes ont d’innombrables manières de penser, mais ils ont à peu près la même manière de manger, de marcher et de dormir. Or les pouvoirs municipaux sont précisément chargés de faire que les habitans d’une ville mangent sans craindre la disette, marchent sans être arrêtés par les encombremens et dorment en paix. Ajoutez aux services des subsistances, de la voirie et de la police le matériel nécessaire à quelques besoins d’un ordre plus élevé, les bâtimens religieux, les maisons d’école et les hôpitaux, voilà tout le catalogue des occupations municipales. Qu’on ne s’y trompe pas pourtant, la monotonie de l’administration municipale a encore de quoi intéresser l’esprit, même de quoi enflammer le dévoûment. Pleine d’éclat et de retentissement, la politique est trop souvent stérile ; plus cachée, l’administration a le bonheur de fonder pour longtemps : une école, une église, un hospice, une rue, un parc public, durent des siècles et traversent les révolutions ; mais ce lent, obscur et utile travail n’intéresse et n’attache que des esprits sérieux. Il n’est pas fait pour plaire longtemps, surtout quand il est gratuit, aux agitateurs turbulens ; il les emprisonne, dans des études techniques et dans des soins minutieux qui lassent ou amortissent promptement leur ardeur. C’est pourquoi les conseils municipaux factieux ne sont pas très à craindre. On n’a jamais vu des municipalités régulières faire des émeutes ; la commune de Paris était une municipalité insurrectionnelle. C’est à l’Hôtel de Ville que les révolutions s’installent, c’est ailleurs qu’elles se préparent et s’accomplissent ; les gouvernemens provisoires s’y transportent, ils n’en sortent pas ; on a vu au contraire bien souvent des candidats violens devenir des conseillers paisibles. On déclame, on crie encore au début, mais l’éloquence se glace bientôt sur des questions d’égouts ou de marchés pour les moutons, et il faut bien entrer dans la pratique, se plier au travail ou s’en aller. Il y a des ouvriers dans le conseil municipal de Bruxelles ; le conseil communal de Vienne, malgré toutes les précautions de la loi, n’est pas toujours facile à conduire, et l’ancien conseil de Paris, les conseils actuels de plus d’une grande ville de France ont été envahis par de grands réformateurs. Presque toujours leurs prétentions bruyantes finissent par échouer devant l’impitoyable monotonie d’une besogne qui consiste en tous lieux dans les mêmes affaires traitées de la même façon.

Quant aux finances municipales, elles reposent aussi à peu près partout sur les mêmes élémens : revenus domaniaux, impôts directs, impôts indirects, redevances pour services rendus, subventions de l’état, produits d’emprunts. Si l’un de ces élémens est écarté, on n’a pas le choix, et les autres doivent porter le poids ; Impossible de remplacer les octrois, qu’il est de mode de tant attaquer et qu’il a fallu rétablir en 1800, l’assemblée constituante les ayant supprimés en 1791, sans recourir à un impôt sur les propriétés qui augmenterait les loyers, ou sans prélever une part plus grande sur le budget général de l’état. Ce serait en France, pour Paris et les quatorze cent trente-quatre villes qui ont encore des octrois, 170 millions à ajouter au budget. Ce serait à Genève, à Berlin, à Vienne, plus de la moitié des recettes ordinaires à trouver ailleurs. Pourquoi les finances municipales anglaises reposent-elles principalement sur les taxes directes ? Parce que les finances générales anglaises sont alimentées surtout par les taxes indirectes. L’Angleterre est peut-être le seul pays du monde où la richesse mobilière dépasse de beaucoup la richesse immobilière ; la consommation y est énorme, et dans les recettes du budget de l’état les taxes de consommation fournissent les sept dixièmes, les taxes directes trois dixièmes seulement. Il est naturel que dans les pays où l’état épuise les sources des revenus indirects, il ne laisse aux communes que les taxes directes à percevoir, et au contraire, dans les pays où la propriété est très chargée d’impôts au profit de l’état, il ne reste aux communes, pour alimenter leurs budgets, que les taxes de consommation. Le petit budget ne fait que glaner après la moisson du grand. De cette différence dans les bases des impositions dépendent en général les différences dans les élémens des budgets municipaux, justement soumis d’ailleurs en tous lieux à l’examen et à la ratification d’une autorité supérieure, toutes les fois surtout que les villes recourent à des emprunts. Il faut ajouter que Londres, occupant 32,000 hectares, et Paris 8,000 seulement, la surface la plus vaste offre naturellement plus de ressources à l’impôt direct et plus de difficultés de perception à l’impôt indirect ; mais cette question des finances municipales, spécialement des octrois, demanderait à elle seule une étude à part. Mon dessein est seulement de montrer, dans ce voyage à travers les grandes villes, quels ont été les procédés employés pour transformer les rues et les murailles, et les principes invoqués pour modifier les coutumes et les lois. Il est temps d’en dégager les faits propres à détruire les préjugés courans et à résoudre les problèmes soulevés par des circonstances si nouvelles dans tous les pays civilisés.

Je crois avoir démontré que le XIXe siècle a vu s’opérer à peu près au même moment la même transformation dans toutes les grandes villes, et particulièrement dans les capitales des nations. Il y a eu dans le monde civilisé, sous l’empire d’une cause physique, la vapeur, d’une cause morale, l’instruction, et d’une cause politique, la liberté, un essor nouveau des fils d’Adam, une circulation plus rapide et une nouvelle répartition des hommes entre les divers centres d’habitation que l’on appelle des villes. Il y a eu en même temps un progrès général des richesses et des lumières qui a rendu les hommes plus exigeans, moins disposés à se contenter de logemens malsains, de mauvaise nourriture, de communications incommodes, et réclamant en tous lieux des rues, des maisons, des arbres, de l’eau, des précautions sanitaires, des centres d’approvisionnement, d’étude, de plaisir et de trafic, en un mot un degré de plus dans tous les avantages de la vie commune des cités. Si ces faits se sont produits partout et très précipitamment, comment ne point traiter au moins avec indulgence les hommes et les administrations qui ont été chargés d’imprimer une activité jusqu’alors inconnue a la transformation et à l’embellissement des villes principales ? Pour recevoir les flots montans d’une population vouée au mouvement et avide de bien-être, il a fallu toucher et même un peu brusquer les vieilles habitudes, les vieilles maisons et les vieux budgets. Londres, Paris, Berlin, Vienne, Genève, Bruxelles, New-York, ont fait des travaux et aussi des dettes. Sir Robert Peel, dès 1836, disait avec infiniment de raison : « La rénovation d’une vieille ville en vue d’adapter ses rues et ses maisons aux besoins croissans et aux habitudes meilleures des temps modernes est une œuvre bien plus difficile et bien plus coûteuse que la construction d’une ville nouvelle. »

Les travaux de transformation ont été presque partout louables et même remarquables. Les boulevards de Paris, les quais de la Tamise, les parcs et les promenades publiques, le bois de Boulogne, le Thiergarten, le Prater, le Central Park, valent assurément les sommes qu’ils ont coûtées. On ne voit pas d’ailleurs que les dettes aient sérieusement ébranlé le crédit des villes, même celui de la ville la plus endettée, mais la plus embellie, qui est Paris, par cette bonne raison que le progrès de la population, cause de la dépense, est ainsi la cause de la recette des villes, fondée sur trois élémens, les consommations, les services rendus et la valeur des terrains, qui augmentent précisément avec le chiffre des habitans. Comment se fait-il donc que l’opinion française condamne violemment l’administration de Paris, tandis que l’opinion de l’Europe l’admire ? C’est que l’Europe juge ses œuvres et que la France juge ses procédés.

Ce ne sont pas seulement les finances d’une capitale qui sont mises en péril par l’excès des grands travaux, ce sont aussi les finances du pays, dont les ressources et les bras sont trop engagés sur un seul point ; ce sont surtout les finances des particuliers, obligés de payer plus chèrement leurs demeures et leurs vivres, et les finances des ouvriers, attirés dans les villes par la fièvre des travaux et réduits ensuite au désœuvrement. Qui donc peut ralentir la marche des travaux qui vont trop vite et marquer la limite des dépenses qui vont trop loin ?

En tout pays, les contrôleurs et les tuteurs de l’administration municipale sont les habitans eux-mêmes, parce qu’ils sont à la fois intéressés aux améliorations et responsables des dépenses, puis les députés de la nation, parce qu’ils ont à pourvoir aux besoins de toutes les provinces et à maintenir entre elles un juste équilibre. Or on sait trop que ces contrôleurs et ces tuteurs ont manqué depuis longtemps à l’administration de Paris. Aux termes des lois, ou, pour parler plus exactement, dans le silence de toutes les lois, la ville de Paris depuis 1848 n’est plus une municipalité ; c’est un territoire administré par un préfet à l’aide d’un budget alimenté par un octroi[23]. Le préfet peut tout, l’octroi paie tout ; 2 millions d’hommes ont été gouvernés, 2 milliards ont été dépensés en vingt ans sous ce régime, tour à tour exalté ou dénigré avec excès, dont l’organisation dictatoriale explique à la fois la puissance, les services éclatans, les grandes œuvres, et aussi les grandes fautes et l’impopularité.

Il est vraiment bien temps que les capitales de l’Europe fassent entre elles un échange. Elles ont à imiter peu à peu nos belles rues, et nous avons à emprunter sans retard leurs bonnes lois. Comment faire, puisque ces lois sont si diverses ? Faut-il transporter à Paris le metropolitan board de Londres, le conseil administratif de Genève, le magistrat de Berlin ou le common council de New-York ? Nullement ; mais s’il est au fond de ces lois diverses des principes communs, partout respectés, partout appliqués, malgré l’extrême dissemblance des institutions, des pays et des races, il importe de dégager ces principes, comme les leçons et les arrêts de l’expérience universelle. Or il est facile d’indiquer entre toutes les législations municipales que nous avons analysées cinq points communs.

Dans toutes les capitales, excepté Paris, il y a un contrôle des habitans, exercé par des représentons diversement élus, sur la gestion des intérêts municipaux ; toutes les capitales, excepté Paris, sont des municipalités véritables, d’ailleurs soumises à la tutelle du pouvoir législatif.

Dans toutes les capitales, des précautions sont prises pour que la puissance municipale ne devienne pas une puissance politique, et l’on admet partout que le régime municipal de la ville où réside le chef de l’état, toujours armé d’ailleurs du droit de dissolution, doit être plus ou moins différent du régime des autres villes, et surtout on confie directement, même à New-York, la police à l’état, car dans les capitales l’ordre est plus difficile et le désordre plus dangereux que partout ailleurs.

Dans toutes les capitales, on ne confond pas les droits politiques avec les droits municipaux, ni la population nomade avec la population sédentaire, La loi n’accorde de droits qu’aux vrais membres de la cité, et non aux étrangers et aux passans.

Dans toutes les capitales, on subdivise la ville en un nombre aussi grand que possible de quartiers, et on exige que les élus résident dans ces quartiers, afin que les citoyens aient à côté d’eux les services municipaux, et qu’ils puissent choisir aisément le représentant de leurs intérêts locaux parmi les habitans qu’ils connaissent.

Dans toutes les capitales enfin, le législateur s’efforce d’associer et d’intéresser le plus grand nombre possible de citoyens de bonne volonté aux détails du gouvernement local, et il redoute bien plus pour la tranquillité publique l’indifférence ou le mécontentement des habitans, déshabitués de tout devoir et dépouillés de tout droit, que l’introduction de quelques discoureurs chimériques dans les réunions où se discutent sans gloire les projets d’écoles pour les petits enfans, le tarif des terrains dans les cimetières et l’établissement des fontaines publiques.


A. COCHIN.

  1. Act for the management of the Metropolis, 18 et 19 Vict., ch. 120.
  2. Les petits districts, Plumstead et Lewisham, Rotherhite et Saint-Olave, se groupent deux à deux pour nommer un membre.
  3. 10 George IV, ch. 44.
  4. 2,596,931 livres sterling.
  5. En 1869, 32,561 liv. sterl., soit 825,000 francs.
  6. Dette autorisée : 9,863,000 liv. sterl. Dette réalisée : 7,990,000 liv. sterl. — Discours de M. Ayrton à la séance des communes du 20 juillet 1869.
  7. Dans la seconde enquête sur les taxes locales, présidée par M. Ayrton en 1861, M. Benjamin Scott a fourni des détails très curieux sur cet impôt, et fait connaître une pétition du parlement au roi Edouard II en 1316, pour obtenir l’interdiction de brûler du charbon à cause de l’insalubrité de sa fumée, interdiction qui fut prononcée.
  8. 3 et 4 Vict, ch. 108.
  9. 5 et 5 Guillaume IV, ch. 76.
  10. Novembre 1867.
  11. Bazalgette, On the main drainage of London.
  12. Rapport sur les hôpitaux de Paris et de Londres, par MM.  Ser et Blondel. — London, its growth, charitable agencies and wants, by Ch. Bosanquet, 1868.
  13. Robert de Massy, Des halles et marchés à Londres et à Paris.
  14. Les recensemens ont lieu tous les trois ans. Voici les chiures exacts :
    Population civile Population militaire
    1801 147,801 28,908
    1840 309,953 18,739
    1867 680,459 21,978


    On remarquera que la garnison n’augmente pas avec la population.

  15. 1868 : 7,644,616 thalers.
  16. 1868 : recettes, 4,812,075 thalers ; dépenses, 4,820,034 thalers. Dans les recettes entrent pour plus de 2,500,000 thalers les impôts directs et indirects, impôt sur les maisons et sur les logemens, et part de la ville dans l’impôt général sur la mouture, l’abatage des bestiaux et la bière.
  17. Je dois ces renseignemens au savant et obligeant chef de la statistique municipale de Berlin, M. le docteur Schwabo.
  18. 18 membres au-dessous de 2,000 habitans, et 6 de plus par 10,000 jusqu’à 30,000 habitans, par 20,000 jusqu’à 100,000 habitans, et par 50,000 au-delà d’une population de 120,000 habitans.
  19. A en croire les dépêches officielles, la loi turque sur l’organisation des vilayets (départemens), faite pour tenir l’une des promesses du hatt-humayoum de 1856, assurerait l’élection des conseils communaux au suffrage universel, sans candidature officielle, sans privilège pour les musulmans. En fait, l’électeur doit payer 50 piastres de contributions directes, l’éligible 100 piastres. Une liste triple d’éligibles, formée par les fonctionnaires, est envoyée à chaque commune du caza ; les anciens la réduisent au double, et la renvoient à un fonctionnaire supérieur, mutessarif, qui choisit les élus, et dans les conseils ainsi élus le vali, gouverneur-général, ou ses délégués ont voix délibératives. Dans le conseil central du vilayet, il y a sans doute doux chrétiens et deux musulmans, mais flanqués de cinq fonctionnaires musulmans. Cela s’appelle la liberté des élections, l’égalité des cultes, l’indépendance municipale.
  20. Staden kjoberihavns budget for aaeret 1870.
  21. Reflections on the change which may seem necessary in the present constitution of the State of New-York, 1867.
  22. An act to make provision for the government of the city of New-York.
  23. Sur 150 millions de recettes ordinaires, l’octroi entre pour 103 millions. Le reste se compose de 10 millions de subventions de l’état pour la police et le pavage, de 33 millions environ de redevances pour les eaux, les marchés, etc., et de 4 millions seulement d’impôts directs.