L’Inspecteur général (Le Révizor)/2

La bibliothèque libre.
L’Inspecteur général (Le Révizor)
Traduction par Prosper Mérimée.
Les Deux héritagesCalmann Lévy (p. 154-175).
◄  Acte I
Acte III  ►


ACTE DEUXIÈME.

Une petite chambre dans une auberge ; un lit, une table, une malle, une bouteille vide, des bottes, une brosse à habits, etc.

Scène première.

OSIP, couché sur le lit de son maître.

Je crève de faim, le diable m’emporte ! Mes boyaux font autant de bruit que si j’avais dans le ventre toutes les trompettes d’un régiment. Est-ce que nous ne mangerons donc notre soûl que lorsque nous serons chez nous ? Qu’allons-nous devenir ? Voilà deux mois qu’il a quitté Piter[1]. Mon farceur a fricassé l’argent sur la route ; maintenant il a l’oreille basse, et il est doux comme miel. Nous avions bien de quoi payer la poste, et de reste. — Non, dans chaque ville, il faut que monsieur se montre. (Contrefaisant son maître.) Osip, monte voir ma chambre. La meilleure. Qu’on me fasse un bon dîner. Je ne puis manger de la drogue. Il me faut de la bonne chère. — Hélas ! aujourd’hui, comme nous nous arrangerions de la fricasse du premier gargotier venu ! Monsieur fait connaissance avec les voyageurs. On joue aux cartes… attrape ! nous voilà tondus. Ah ! cette vie-là m’ennuie. Je soupire après notre village. Dame ! ce n’est pas une vie publique ; mais au moins, on n’a pas à trimer. On a sa petite femme, on ne bouge pas de sa soupente, on mange des pâtés. D’un autre côté, il faut en convenir, il n’y a rien de comparable à la vie qu’on mène à Piter. Qu’on ait le gousset garni, quelle jolie vie d’homme politique on y fait… Les théâtres… les chiens savants, tout ce qu’on peut souhaiter. On y a des façons de parler si délicates qu’on dirait que c’est tout noblesse. Tu sors, les marchands te crient : Monsieur daigne-t-il commander quelque chose ? Tu passes la rivière, c’est un employé qui s’assied auprès de toi. Tu veux de la compagnie, entre dans un magasin. Un chevalier-garde te racontera ce qui se passe au camp, et t’explique ce que veut dire chaque étoile au ciel comme si tu l’avais dans la paume de ta main… Une vieille femme d’officier est prête à faire des bêtises… Une autre fois, c’est une jolie femme de chambre qui se retourne d’un air… fff ! (Il sourit en secouant la tête.) Au diable la galanterie ! Elles n’ont pas un mot tendre à vous dire ; toujours vous. — Quand on est las de marcher, on prend un fiacre, on s’assied comme un monsieur, et si on ne veut pas payer — chose facile ; chaque maison a sa porte de derrière, par où l’on file que le diable ne vous rattraperait pas. Il y a un revers à la médaille : aujourd’hui on se donne une bosse, demain on crève de faim. Exemple : aujourd’hui. C’est sa faute. Mais qu’y faire ? Le papa nous donne de l’argent ; ce n’est pas pour en faire des reliques. Allons faire la noce ! Il nous faut des fiacres ; chaque jour il m’envoie lui chercher un billet pour la comédie — ça dure une semaine, et puis il me dit de porter son habit neuf chez ma tante. Je lui ai vu vendre au fripier jusqu’à sa dernière chemise, tant qu’il ne lui restait plus qu’une malheureuse petite redingote et sa robe de chambre, vrai comme il n’y a qu’un Dieu. Et de si beau drap ! du drap anglais. Un habit lui coûte cent cinquante roubles. Il met vingt roubles à son gilet, et pour les pantalons, je n’en dis rien ; on ne sait pas où cela va. Et pourquoi tout cela ? Pourquoi ? parce que monsieur n’est pas à son affaire. Au lieu d’aller à son bureau, monsieur se promène sur la Prechpective ; il fait sa partie. Ah ! si le vieux seigneur savait ce commerce-là ! Peut-être bien qu’il ne ferait pas attention que monsieur est employé du gouvernement, qu’il vous lui relèverait la chemise, et qu’il lui donnerait une dégelée à s’en frotter pendant une semaine. Comme tu sers, on te sert. Voilà le traiteur qui dit qu’il ne lui donnera plus à manger qu’il n’ait payé son mémoire… Et si nous ne payons pas… (Il soupire.) Hélas ! mon Dieu ! Tout ce que tu voudras, rien qu’une écuellée de soupe aux choux ! Je parie que tout le monde a déjà dîné à cette heure. On frappe. Ce doit être lui.

(Il se lève précipitamment.)



Scène II.

OSIP, KHLESTAKOF.
Khlestakof.

Tiens… (Il lui donne sa casquette et sa badine.) Eh bien ! tu t’es encore vautré sur le lit ?

Osip.

Moi ! Pourquoi donc me vautrer ? Je ne l’ai pas même regardé votre lit, moi.

Khlestakof.

Tu mens. Tu t’es couché. Il est tout défait.

Osip.

Comment ça se peut-il ? Je ne sais pas seulement ce que c’est qu’un lit. J’ai mes pieds. Je me tiens dessus. Je n’ai que faire de votre lit.

Khlestakof, se promenant.
Regarde dans la blague s’il y a du tabac ?
Osip.

Du tabac ? Il y a quatre jours que vous avez fumé le reste.

Khlestakof se promène en se mordant les lèvres. D’un ton décidé et terrible.

Écoute, Osip !

Osip.

Plaît-il ?

Khlestakof, d’un ton terrible mais moins décidé.

Descends.

Osip.

Où ?

Khlestakof, d’un ton qui n’est plus ni terrible ni décidé mais presque suppliant.

En bas, au buffet… dis qu’on me monte à dîner.

Osip.

Ah ! ma foi, non. Je n’y vais pas.

Khlestakof.

Comment, drôle !

Osip.

Et d’ailleurs, quand même j’irais, qu’est-ce que cela ferait. Le bourgeois dit qu’il ne veut plus vous donner à dîner.

Khlestakof.

Comment, il oserait ! Voilà un impudent maroufle.

Osip.

Il dit qu’il ira au gouverneur, parce qu’il y a quinze jours qu’on ne l’a payé. — Toi, dit-il, et ton maître vous êtes des polissons, et ton maître un escroc. J’en ai déjà vu, qu’il dit, des pique-assiettes comme vous.

Khlestakof.

As-tu fini, brute que tu es, de dire tes sottises ?

Osip.

Il dit : Cela vient, cela s’installe, cela prend à crédit, et on ne peut faire déguerpir cela. Mais moi, dit-il, je ne plaisante pas. Je fais ma plainte, et je vous fais fourrer en prison.

Khlestakof.

Assez, imbécile ! Descends, descends lui parler. Quelle brute !

Osip.

Il vaut mieux que je dise au maître de venir vous parler.

Khlestakof.

Eh ! je n’ai que faire de le voir. Parle-lui toi-même.

Osip.

Mais, Monsieur…

Khlestakof.

Va donc, le diable t’emporte ! Fais monter le maître d’hôtel.

(Osip sort.)



Scène III.

KHLESTAKOF, seul.

J’ai une faim terrible. J’ai fait un tour, pensant que cela me ferait passer l’appétit, non, le diable emporte, il ne s’en va pas. Ah ! si je n’avais pas fait des bêtises à Penza, j’aurais encore assez d’argent pour aller à la maison. Ce capitaine d’infanterie m’a joliment refait. Ce n’est pas pour dire, mais l’animal sait bien filer la carte. En un quart d’heure, il m’a tondu rasibus. Avec tout cela, je donnerais bien quelque chose pour me reprendre encore une fois avec lui. Si j’avais seulement trouvé ma belle ! Quelle vilaine petite ville ! Les pâtissiers ne donnent rien à crédit. Polissons ! (Il siffle l’ouverture de Robert et quelques airs russes.) Personne ne veut donc venir ?



Scène IV.

KHLESTAKOF, OSIP et UN GARÇON DE L’HÔTEL.
Le Garçon.

Monsieur m’a chargé de demander à monsieur ce qu’il y a pour son service.

Khlestakof.

Ah ! bonjour, mon camarade. Tu vas bien ?

Le Garçon.

Oui, grâce à Dieu.

Khlestakof.

Et dans l’hôtel, comment va tout le monde ? Tout va bien, j’espère ?

Le Garçon.

Tout le monde va bien, Dieu merci.

Khlestakof.

Vous avez beaucoup de voyageurs ?

Le Garçon.

Oui, pas mal.

Khlestakof.

Dis donc, mon cher, on ne m’a pas encore apporté mon dîner ; ainsi, fais-moi le plaisir de descendre, et de dire qu’on me le monte tout de suite, parce que, vois-tu, après dîner j’ai quelque chose à faire…

Le Garçon.

Oui, Monsieur. C’est que monsieur a dit qu’il ne veut plus vous faire crédit. Il ne s’en est fallu de rien qu’il n’allât aujourd’hui se plaindre au gouverneur.

Khlestakof.

Se plaindre ? Et de quoi ? Je t’en fais juge, mon cher, voyons… Il faut que je mange, d’abord… Je ne peux pas jeûner comme cela. J’ai une faim terrible ; je ne plaisante pas.

Le Garçon.

Très-bien, Monsieur. C’est qu’il a dit comme cela : Je ne lui donnerai pas à manger qu’il n’ait payé ce qu’il doit. Voilà ce qu’il a dit.

Khlestakof.

Allons, allons, petit farceur, parle-lui.

Le Garçon.

Mais que voulez-vous que je lui dise ?

Khlestakof.

Parle-lui sérieusement, dis-lui que j’ai besoin de manger… De l’argent, quant à cela… Il s’imagine qu’on est comme un paysan et qu’on peut rester tout un jour sans manger… Il est bon là !

Le Garçon.

Je m’en vas lui dire cela.

(Il sort avec Osip.)



Scène V.

KHLESTAKOF seul.

Ce serait un peu fort s’il s’obstinait à ne pas me donner à manger. J’ai un appétit comme jamais je n’en ai eu. Peut-être qu’en vendant mes habits je pourrais me procurer assez d’argent pour gagner la maison… Vendre ses culottes ? Hein ? — Non, mieux vaut mourir de faim et revenir à la maison avec un costume de Pétersbourg… Je suis fâché que Joachim n’ait pas voulu me prêter une calèche. Le diable m’emporte ! je ne serais pas embarrassé avec une calèche ; je serais allé grand train, les lanternes allumées et Osip en livrée derrière, sous le balcon de quelque château. Alors tout le monde est en l’air. — Qu’est-ce qui vient ? Qu’est-ce que cela peut être ? — Mon valet se présente : (Il contrefait un valet qui annonce.) Ivan Alexandrovitch Khlestakof de Pétersbourg. Ordonnez-vous qu’il entre ? Mais ces lourdauds savent-ils seulement ce que cela veut dire : « Ordonnez-vous qu’il entre ? » Pour ces gens-là, qu’il arrive n’importe quelle oie, un campagnard… l’ours qu’il est, vous entre droit dans le salon. On trouve là une jolie demoiselle, on s’approche : Mademoiselle, je… (Il se frotte les mains et fait craquer ses bottes.) Heuh ! (Il crache.) J’ai mal à l’estomac. C’est drôle, comme j’ai faim.



Scène VI.

KHLESTAKOF, OSIP, puis LE GARÇON DE L’HÔTEL.
Khlestakof.

Eh bien ?

Osip.

On apporte le dîner.

Khlestakof frappe des mains et tambourine doucement sur la table.

Le dîner ! le dîner ! le dîner !

Le Garçon, portant quelques assiettes.

Monsieur dit que c’est pour la dernière fois qu’il vous fait servir à dîner.

Khlestakof.

Monsieur, monsieur… Je me moque pas mal de ton monsieur. Qu’est-ce que tu as là ?

Le Garçon.

De la soupe et du rôti.

Khlestakof.

Comment, deux plats seulement !

Le Garçon.

Oui.

Khlestakof.

Mais quelle infamie ! Je n’en reviens pas. Dis-lui… que jamais on n’a vu… Comme il y en a peu !

Le Garçon.

Non, le maître dit qu’il y en a beaucoup.

Khlestakof.

Et des légumes, pourquoi n’y en a-t-il pas ?

Le Garçon.

Il n’y en a pas.

Khlestakof.

Pourquoi donc ? En passant près de la cuisine, j’ai vu qu’on en faisait à force. Et aujourd’hui, dans le salon du restaurant, il y avait deux petits messieurs qui mangeaient du saumon et beaucoup de toutes sortes de choses.

Le Garçon.

De cela, il y en a, et il n’y en a pas, s’il vous plaît.

Khlestakof.

Comment, il n’y en a pas i

Le Garçon.

Mon Dieu, non, il n’y en a pas.

Khlestakof.

Il n’y a pas du saumon, du poisson, des côtelettes !

Le Garçon.

Ah ! oui, mais pour ceux qui paient.

Khlestakof.

Quel imbécile tu fais !

Le Garçon.

Je ne dis pas.

Khlestakof.

Tu es un vilain maroufle… Qu’est-ce à dire ? Je ne mangerai pas de ce que les autres mangent ? Pourquoi pas moi, de par tous les diables ! Ne suis-je pas un voyageur comme eux ?

Le Garçon.

Pardonnez-moi, ce n’est pas la même chose.

Khlestakof.

Pourquoi donc ?

Le Garçon.

Mais la différence… Eux, Monsieur… les autres voyageurs paient.

Khlestakof.

Imbécile, je ne veux pas disputer avec toi. (Il se met à manger la soupe.) Qu’est-ce que cela ? De la soupe ! C’est de l’eau que tu as versée dans la soupière… ça ne sent rien… c’est de la lavasse infecte… Je ne mange pas de cela, donne-moi d’autre soupe.

Le Garçon.

Je vais l’emporter. Dame, monsieur dit que si vous n’en voulez pas, vous la laissiez.

Khlestakof, retenant la soupière que le garçon veut emporter.

Laisse… laisse cela, imbécile… Tu es habitué à faire aller le monde ici… mais moi je n’aime pas les plaisanteries… ne t’y frotte pas… (Il mange.) Ah ! grand Dieu ! quelle soupe ! (Il mange toujours.) Je suis sûr qu’il n’y a pas un homme au monde qui en ait mangé de pareille… De la graisse… et des plumes à la nage. (Il découpe une poule.) Ah ! quelle poule !… donne-moi le rôti. Osip, il reste un peu de soupe, c’est pour toi. (Il coupe le rôti.) Ça du rôti ! Ça n’est pas du rôti

Le Garçon.

Qu’est-ce donc que c’est ?

Khlestakof.

Le diable le sait, mais je vois bien que ce n’est pas du rôti. C’est une savate brûlée au lieu de rôti. (Il mange.) Canaille ! drôles ! voilà comme ils vous nourrissent. On s’abîme la mâchoire à en manger une bouchée. (Il se cure les dents avec le doigt.) Faquins ! c’est comme une écorce, impossible d’avaler cela, et cela vous noircit les dents. (Il s’essuie la bouche avec la serviette.) Est-ce qu’il n’y a plus rien ?

Le Garçon.

Rien.

Khlestakof.

Canaille ! drôles ! comment, pas un légume, pas de pâtisserie ! Gredins ! Voilà comme on traite les voyageurs !

(Le garçon et Osip emportent les assiettes.)



Scène VI.

KHLESTAKOF, puis OSIP.
Khlestakof.

Parbleu ! c’est comme si je n’avais rien mangé. Cela n’a fait que me mettre en appétit. Si j’avais quelque chose dans ma poche, j’enverrais chercher un pain d’un sou.

Osip, entrant.

Le gouverneur est ici, qui veut se faire annoncer, et demande après vous.

Khlestakof, effrayé.

Que dis-tu ? Comment ! cette bête de maître d’hôtel a déjà porté sa plainte ! Est-ce qu’il voudrait par hasard me fourrer en prison ? Diable ! Si j’essayais d’une manière noble… non, non, je ne veux pas. Dans cette ville, les officiers et les bourgeois sont toujours à flâner. J’ai voulu leur montrer les belles manières, et j’ai commencé par faire l’œil à la fille d’un marchand… Non, non, cela ne vaut rien… Mais comment oserait-il… Suis-je donc un marchand ou un artisan ? (S’enhardissant et se redressant.) Ah ! je m’en vais lui dire : Avez-vous bien l’audace… (Le bouton de la porte tourne ; Khlestakof pâlit et frémit.)



Scène VII.

KHLESTAKOF, LE GOUVERNEUR et DOBTCHINSKI.
(Le gouverneur fait un pas en avant et s’arrête ; tous les deux, effrayés, se regardent l’un l’autre un moment, puis baissent les yeux.)
Le Gouverneur, prenant un peu de courage.

Bonjour, Monsieur…

Khlestakof.

Serviteur.

Le Gouverneur.

Pardonnez-moi si…

Khlestakof.

Comment donc… de rien…

Le Gouverneur.

Mon devoir, comme le principal magistrat de cette ville, c’est de prendre des mesures pour que les voyageurs et tous les gens comme il faut n’éprouvent aucun…

Khlestakof balbutiant d’abord, mais se rassurant et grossissant sa voix peu à peu.

Que voulez-vous… que j’y fasse… ce n’est pas ma faute… Je paierai… On m’enverra de chez moi… (Bobtchinski entr’ouvre la porte et regarde) C’est plutôt sa faute : il me donne du veau dur comme une planche ; de la soupe… le diable sait ce qu’on a mis dedans, et j’ai été obligé de la jeter par la fenêtre. Il me fait mourir de faim toute la journée… Du thé incroyable : il sent le poisson, pas le thé… Pourquoi donc… ? voilà une drôle…

Le Gouverneur, intimidé.

Pardonnez, Monsieur, ce n’est pas ma faute. Le veau que j’achète au marché est toujours bon. Ce sont des marchands de Kholmogor qui l’apportent, gens honnêtes et de bonnes mœurs. Je ne sais pas où il prend celui dont vous parlez. Mais s’il n’est pas… alors… permettez-moi de vous proposer de vous faire changer de logement.

Khlestakof.

Non pas ! je ne veux pas. Je sais bien ce que vous voulez dire avec votre logement : c’est la prison. Mais quel droit avez-vous, et comment osez-vous… C’est que je… je suis employé… à Pétersbourg… (Fièrement.) Je… je… je…

Le Gouverneur, à part.

Oh ! mon Dieu ! comme il est colère… Il sait tout ! Ces maudits marchands lui ont tout dit.

Khlestakof, s’enhardissant de plus en plus.

Vous avez beau être gouverneur… Je n’irai pas. J’aurai recours au ministre. (Il frappe du poing sur la table.) Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ?

Le Gouverneur, prêt à défaillir et tout tremblant.

Ah ! de grâce, Monsieur, ne me perdez pas. J’ai une femme et de petits enfants… ne ruinez pas un infortuné !

Khlestakof.

Non, je ne veux pas. Eh ! que m’importe à moi que vous ayez une femme et des enfants ? faut-il pour cela que j’aille en prison ? Voyez un peu la belle raison ! (Bobtchinski entr’ouvre la porte, regarde et se retire effrayé.) Non, non, je vous remercie très-humblement. Je ne veux pas.

Le Gouverneur, tremblant.

Inexpérience, Monsieur, inexpérience de ma part, et insuffisance de la place. Mon Dieu, daignez en juger vous-même. Les appointements ne me rendent pas le thé et le sucre seulement. S’il y a eu des cadeaux, je vous proteste que c’étaient des misères… Quelque chose pour la table, ou peut-être une couple d’habits. Quant à la veuve du sous-officier qui faisait le commerce, que j’aurais fait fouetter, c’est une calomnie, Monsieur, sur mon honneur, c’est une calomnie. Ce sont mes ennemis qui ont inventé cela. Les gens d’ici sont si méchants, qu’ils sont prêts à m’assassiner…

Khlestakof.

Eh bien ! je n’ai pas affaire à eux, moi… (Réfléchissant.) Je ne sais pas, moi, pourquoi vous me parlez de vos ennemis ou de la veuve de ce sous-officier… Une femme de sous-officier, c’est autre chose… mais moi, vous n’oseriez pas me faire fouetter… vous n’y pensez pas, apparemment ? Je vous le répète, je paierai, je paierai… mais en ce moment, je me trouve sans argent. Si je suis ici, c’est que je n’ai pas un kopek.

Le Gouverneur, à part.

Oh ! le farceur ! Quelle diable d’histoire nous fait-il et où veut-il en venir ? On ne sait par où le prendre. Ma foi, essayons ; il en sera ce qu’il en sera, essayons toujours. (Haut.) Si vous aviez besoin d’argent, Monsieur, ou de toute autre chose, veuillez disposer de moi. Mon devoir est d’obliger les voyageurs.

Khlestakof.

Si vous vouliez me prêter quelques roubles, je satisferais le maître de l’hôtel. Deux cents roubles me suffiraient, et même moins.

Le Gouverneur, lui donnant des billets.

Voici précisément deux cents roubles ; ne vous donnez pas la peine de compter.

Khlestakof.

Mille remerciements. Je vous renverrai cela de la campagne… C’est un accident que… Je vois, Monsieur, que vous êtes un galant homme… C’est une autre affaire.

Le Gouverneur, à part.

Dieu soit loué ! il a pris l’argent. Nous allons être d’accord, à ce que je vois. Au lieu de deux cents, je lui en glisse quatre cents.

Khlestakof.

Osip ! (Osip entre.) Appelle le garçon. (Au gouverneur et à Dobtchinski.) Comment ! vous êtes debout ! Faites-moi donc le plaisir de vous asseoir. (À Dobtchinski.) Asseyez-vous donc, je vous en supplie.

Le Gouverneur.

Ne faites pas attention ; nous sommes bien,

Khlestakof.

Faites-moi donc la grâce de vous asseoir ! Ah ! je vois toute la cordialité et toute la franchise de votre caractère… Et moi qui m’étais imaginé que vous veniez pour me… (À Dobtchinski.) Asseyez-vous donc. (Le gouverneur et Dobtchinski s’assoient, Bobtchinski entr’ouvre la porte et écoute.)

Le Gouverneur, à part.

Allons, un peu plus d’audace. Il veut qu’on respecte son incognito. C’est bon, nous sommes à deux de jeu pour la comédie. Faisons semblant de ne pas savoir quel homme c’est. (Haut.) J’étais sorti pour des affaires de service, avec Pëtr Ivanovitch Dobtchinski, gentilhomme de ce pays, et nous avons voulu entrer dans l’hôtel pour voir si les voyageurs étaient convenablement reçus, parce que, voyez-vous, je ne suis pas comme bien des gouverneurs, qui ne se mêlent pas de ces affaires-là. Mais, moi, outre les affaires de mon administration, par pure charité chrétienne, je veux que tout mortel reçoive ici un bon accueil. Et c’est une récompense de mon zèle quand je trouve l’occasion de faire une connaissance si agréable.

Khlestakof.

Pour mon compte, j’en suis ravi. Sans vous, j’aurais été contraint de rester longtemps ici. Je ne savais comment faire pour payer.

Le Gouverneur, à part.

Oui, oui, conte-nous cela. Tu ne savais comment payer ! (Haut.) Oserais-je vous demander de quel côté votre voyage se dirige ?

Khlestakof.

Je vais dans le gouvernement de Saratof, dans ma terre.

Le Gouverneur, à part, ironiquement.

Il a un fameux front ! Il faut jouer serré avec lui. (Haut.) C’est une chose bien intéressante que les voyages, les particularités de la route… d’un côté, les contrariétés qui résultent des chevaux en retard, d’un autre côté… c’est une grande dissipation pour l’esprit. Monsieur voyage sans doute pour son agrément ?

Khlestakof.

Non, c’est papa qui me demande. Il se vexe, papa, parce que, jusqu’à présent, je n’ai pas eu d’avancement à Pétersbourg. Il s’imagine comme cela que, dès qu’on est arrivé, on va vous mettre la croix de Saint-Vladimir à la boutonnière. Ma foi, qu’il aille lui-même faire sa cour à la Chancellerie.

Le Gouverneur, à part.

En voilà de sévères ; et ce papa qu’il nous coule en douceur… (Haut.) Est-ce pour longtemps que vous vous proposez de vous absenter ?

Khlestakof.

Mon Dieu ! je ne sais pas. Mon père… mon père est bête, entêté comme une mule, un vieux roquentin dur comme du bois. Je lui dirai tout bonnement : faites ce que vous voudrez, je ne puis pas vivre hors de Pétersbourg. Pourquoi donc serais-je condamné à passer ma vie avec des paysans… ? Cessez d’exiger cela de moi ; mon âme a soif de civilisation.

Le Gouverneur, à part.

Comme il défile son chapelet, et sans se couper. Il se figure qu’il me fait avaler toutes ses histoires. Va, va, tu n’as pas trouvé ta dupe. Je te laisse faire et t’en donner. (Haut.) La remarque que vous avez bien voulu faire est parfaitement juste. Que peut-on faire dans l’ignorance et l’obscurité ? Ici, par exemple dans notre petit endroit, on ne dort pas la nuit, on s’extermine pour son pays, on n’épargne rien, sans seulement songer à quand la récompense… (Il promène ses regards par la chambre.) Il me semble que cette chambre est un peu humide.

Khlestakof.

Abominable ! et des punaises comme je n’en ai jamais vu. Elles vous ont des dents comme des chiens.

Le Gouverneur.

Est-il possible ! Un étranger si distingué exposé à des tortures semblables ; d’indécentes punaises comme il n’en devrait pas exister dans le monde ! — Est-ce qu’il ne fait pas bien sombre dans cette chambre ?

Khlestakof.

Horriblement sombre ! Le maître d’hôtel n’a pas l’habitude de donner des bougies. On ne peut rien faire. On veut lire, ou bien l’envie vous prend d’écrire quelque chose, impossible ; on n’y voit goutte.

Le Gouverneur.

Oserais-je vous demander… mais non, je ne suis pas digne…

Khlestakof.

Quoi donc ?

Le Gouverneur.

Non, non, je suis indigne de cet honneur…

Khlestakof.

Mais de quoi s’agit-il ?

Le Gouverneur.

C’est que, si j’osais… J’ai chez moi un appartement parfaitement convenable, bien éclairé, tranquille, que je serais heureux de vous offrir… Mais non, je sens moi-même que ce serait trop d’honneur pour moi… Veuillez, je vous en supplie, ne pas vous en offenser ; c’est dans la simplicité de mon cœur que je faisais cette offre indiscrète.

Khlestakof.

Comment donc ? mais au contraire, j’en suis enchanté. Il me sera infiniment plus agréable d’être dans une maison particulière que dans une auberge.

Le Gouverneur.

Ah ! vous me comblez ! Et quel bonheur pour ma femme ! Pour moi, c’est mon caractère ; je n’ai pas de plus grand bonheur que d’exercer l’hospitalité, surtout à l’égard de personnes distinguées. Ce n’est pas la flatterie qui dicte mon langage, je vous prie de le croire ; je n’ai pas ce défaut, Dieu merci, et je parle à cœur ouvert

Khlestakof.

Je vous en remercie très-humblement. Pour moi, je n’aime pas les gens à double visage. Votre cordialité et votre franchise me plaisent ; et quant à moi, je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me montre du dévouement et de la considération… de la considération et du dévouement.



Scène IX.

Les Mêmes, le GARÇON DE L’HÔTEL accompagné de OSIP.
Bobtchinski regarde par la porte entr’ouverte.
Le Garçon.

Monsieur demande quelque chose ?

Khlestakof.

Donne-moi mon compte.

Le Garçon.

Il y a longtemps que je vous l’ai remis votre compte.

Khlestakof.

Est-ce que je me souviens de tes bêtes de comptes ? Combien dois-je ici ?

Le Garçon.

Le premier jour, Monsieur a commandé à dîner ; le lendemain, Monsieur n’a mangé que du saumon, et puis, Monsieur, depuis lors, a tout pris à crédit…

Khlestakof.

Imbécile, vas-tu recommencer tes additions ? En tout combien cela fait-il ?…

Le Gouverneur.

Ne vous donnez pas cette peine, il attendra bien. (Au garçon.) Va-t’en, on réglera cela.

Khlestakof.

Au fait, vous avez raison. (Il met l’argent dans sa poche ; le garçon sort. Bobtchinski regarde par la porte entr’ouverte.)



Scène X.

LE GOUVERNEUR, KHLESTAKOF, DOBTCHINSKI.
Le Gouverneur.

Ne vous plairait-il pas de voir maintenant quelques établissements publics de notre ville… l’hospice, par exemple, et quelques autres…

Khlestakof.

Qu’est-ce qu’il y a donc à voir ?…

Le Gouverneur.

C’est que chez nous, voyez-vous, l’administration est si régulière… il y a tant d’ordre, que…

Khlestakof.

Je serai enchanté ! Je suis tout à vos ordres.

(Bobtchinski passe la tête par la porte entr’ouverte.)
Le Gouverneur.

De là, si vous aviez envie de visiter le collège du district, vous verriez l’ordre remarquable avec lequel on cultive ici les sciences.

Khlestakof.

Volontiers, volontiers.

Le Gouverneur.

Ensuite, si vous vouliez entrer dans le fort et dans la prison de ville, vous verriez de quelle manière on garde ici les coupables.

Khlestakof.

Pourquoi voir la prison ? il vaut mieux visiter les établissements de bienfaisance.

Le Gouverneur.

Comme il vous plaira. Que préférez-vous ? irons-nous dans votre voiture ou bien accepterez-vous une place dans mon drochki ?

Khlestakof.

J’aime mieux aller avec vous dans votre drohcki.

Le Gouverneur, à Dobtchinski.

Ma foi, Pëtr Ivanovitch, je n’ai plus de place pour vous.

Dobtchinski.

Ne faites pas attention à moi.

Le Gouverneur, bas à Dobtchinski.

Écoutez. Vous allez courir, mais comme un dératé, pour porter deux billets, l’un à Zemlianika, à l’hospice, l’autre à ma femme. (À Khlestakof.) Oserais-je vous demander la permission d’écrire en votre présence une ligne à ma femme, pour qu’elle se prépare à recevoir un hôte si distingué.

Khlestakof.

Oh ! Monsieur, ce n’est pas la peine… Au reste, voici l’écritoire… seulement du papier… je ne sais pas… Ah ! tenez ce compte, cela peut-il servir ?

Le Gouverneur.

Parfaitement. (À part, tout en écrivant.) Ah ! nous verrons comment iront nos affaires quand il aura tâté d’un déjeuner et des bouteilles à grosse panse… Nous avons le madère du gouvernement ; il n’est pas très-bien pour l’œil, mais il vous enfoncerait un éléphant. Je voudrais bien savoir quel homme c’est, et de quel côté il faut s’en garer. (Il écrit le billet, le donne à Dobtchinski qui se dirige vers la porte, mais en ce moment elle se détache et Bobtchinski qui s’y tenait collé, tombe avec elle sur la scène. Exclamation générale. Bobtchinski se relève.)

Khlestakof.

Vous êtes-vous fait mal ?

Bobtchinski.

Rien, rien du tout, pas la moindre des choses ; seulement sur le nez, un petit horion. Je cours chez Christian Ivanovitch. Il y a chez lui de l’emplâtre si bon qu’il n’y paraîtra plus.

Le Gouverneur, après avoir fait un geste de reproche à Bobtchinski.

(À Khlestakof.) Ce n’est rien. Je vous en supplie, Monsieur, veuillez passer… Je vais dire à votre domestique d’apporter vos effets. (À Osip.) Mon cher ami, tu porteras tout le bagage chez moi, chez le gouverneur ; tout le monde te dira le chemin. Je vous en supplie, Monsieur… (Il fait passer devant Khlestakof et le suit ; au moment de sortir, il se retourne d’un air irrité vers Bobtchinski.) A-t-on vu pareille maladresse ! Comme si vous ne pouviez pas prendre un autre endroit pour vous jeter par terre. Et s’étaler comme un je ne sais quoi !… (Il sort suivi de Bobtchinski.)


FIN DU DEUXIÈME ACTE.



  1. Abréviation populaire de Saint-Pétersbourg.