L’Inspecteur général (Le Révizor)/3

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L’Inspecteur général (Le Révizor)
Traduction par Prosper Mérimée.
Les Deux héritagesCalmann Lévy (p. 176-200).
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ACTE TROISIÈME.

Une chambre chez le gouverneur ; décoration du premier acte.

Scène première.


ANNA ANDREIEVNA, MARIA ANTONOVNA, à la fenêtre et dans les mêmes attitudes où on les a vues à la fin du premier acte.
Anna.

Voilà une heure que nous attendons, et tout cela pour ta sotte coquetterie… Elle est tirée à quatre épingles ; non, il faut encore chiffonner… Ah ! et ne pas la voir revenir ! Quel ennui ! Et pas une âme ! On dirait que tout est mort ici.

Maria.

Allons, maman, dans deux minutes nous saurons tout. Avdotia va revenir tout de suite. (Elle regarde à la fenêtre et fait un petit cri.) Ah ! petite maman, petite maman, voilà quelqu’un qui vient au bout de la rue,

Anna.

Où donc ? Tu te figures toujours comme cela… C’est vrai, on vient… Qui donc cela peut-il être ?… Il n’est pas grand… en frac… qui donc ? Dieu que c’est ennuyeux de ne pas savoir qui c’est.

Maria.

C’est Dobtchinski, petite maman.

Anna.

Dobtchinski ! Allons donc. Tu as toujours des imaginations comme cela. Ce n’est pas Dobtchinski. (Elle agite son mouchoir.) Eh ! vous ! par ici, venez donc, venez donc, plus vite !

Maria.

Je vous assure, maman, que c’est Dobtchinski.

Anna.

Ce que c’est que la manie de disputer ! On te dit que ce n’est pas Dobtchinski.

Maria.

Mais si, petite maman, mais si. Vous voyez bien que c’est Dobtchinski.

Anna.

Tiens, c’est Dobtchinski. Je le vois à présent. Mon Dieu ! c’est inutile de disputer pour cela. (Elle crie à la fenêtre) Plus vite, dépêchez-vous donc ! vous allez comme une tortue ! Eh bien ! où sont-ils ? Parlez donc ! parlez d’ici… Vous êtes… qu’est-ce que cela fait ? Quoi… bien sévère ? Ah ! Et mon mari, mon mari ? (s’éloignant de la fenêtre avec dépit.) Quel Imbécile ! jusqu’à ce qu’il soit monté au salon, il ne nous dira rien !



Scène II.

Les Mêmes, DOBTCHINSKI.
Anna.

Allons, parlez, je vous en prie. Je vous demande un peu si c’est honnête de votre part ? Moi qui ne comptais que sur vous seul, comme sur un homme raisonnable, et vous vous enfuyez et nous laissez là. Et depuis ce moment-là, personne pour me dire la moindre chose ! N’avez-vous pas de honte ! moi qui été la marraine de votre Vanitchka et de Lizanka ! Voilà comment vous êtes avec moi ?

Dobtchinski.

Eh ! mon Dieu, ma commère, j’ai tant couru pour vous présenter mes respects que je n’en suis pas encore remis… Mes respects, Maria Antonovna.

Maria.

Bonjour, Pëtr Ivanovitch.

Anna.

Voyons donc, parlez ! Que se passe-t-il ?

Dobtchinski.

Anton Antonovitch vous envoie ce billet.

Anna.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? un général ?

Dobtchinski.

Général, non ; mais il vaut bien un général. Un air, des manières, une dignité…

Anna.

Ainsi, c’est bien le fonctionnaire dont on annonçait l’arrivée à mon mari.

Dobtchinski.

En personne. Et c’est moi qui l’ai découvert le premier avec Pëtr Ivanovitch.

Anna.

Eh bien, parlez donc ! vous disiez…

Dobtchinski.

Ah ! grâce à Dieu tout s’est arrangé. D’abord il a reçu Anton Antonovitch un peu sévèrement. Oui, il s’est échauffé, et il a dit que dans l’auberge cela n’allait pas bien, qu’il n’irait pas chez lui, et qu’il ne se souciait pas d’aller en prison pour lui ; mais ensuite, lorsqu’il a reconnu l’innocence d’Anton Antonovitch, et quand il a eu une petite explication avec lui, alors il a changé d’avis, grâce à Dieu, et tout s’est bien passé. Ils sont allés voir les établissements de bienfaisance… C’est bien comme nous le pensions, Anton Antonovitch et moi, une dénonciation secrète… Savez-vous que j’ai eu aussi fameusement peur pour moi ?

Anna.

Qu’avez-vous à craindre, vous ? Vous n’êtes pas employé.

Dobtchinski.

C’est égal. Savez-vous, quand on entend parler un grand personnage comme cela, on se sent saisi.

Anna.

Mais enfin, comment est-il ?… Tout cela ce sont des chansons. Quel homme est-ce ? Dites-moi, comment est-il de sa personne, vieux ou jeune ?

Dobtchinski.

Jeune, il est jeune. Vingt-trois ans. Mais il parle tout à fait comme un homme d’âge. Si vous le permettez, dit-il, j’irai là, et là… (Gesticulant.) comme cela ; J’aime à lire, dit-il, et à écrire ; mais ce qui me gêne, a-t-il dit, c’est que la chambre est sombre.

Anna.

Mais de quelle couleur a-t-il les cheveux ? Bruns ou blonds ?

Dobtchinski.

Non, plutôt châtains, et des yeux d’une vivacité… comme des étincelles… qui vont toujours comme cela… le regard comme s’il avait le diable au corps.

Anna.

Voyons ce qu’il me mande dans son billet : « Je m’empresse de t’informer, m’amour, que ma position a été fort critique ; mais je dois à la miséricorde divine deux concombres salés et une demi-portion de caviar, roubles, zéro, vingt-cinq kopeks… » Qu’est-ce que cela veut dire ? des concombres et du caviar ?…

Dobtchinski.

Ah ! c’est que dans sa précipitation, Anton Antonovitch s’est servi de papier écrit : il aura pris le mémoire du restaurant.

Anna.

Ah ! oui, c’est cela. (Continuant de lire.) « Mais je dois à la miséricorde divine de voir tout finir heureusement. Fais préparer au plus vite une chambre pour un hôte d’importance, celle où il y a du papier doré. Il est inutile de te donner de la peine pour le dîner, nous allons manger à l’hospice chez Artemii Philippovitch ; mais il faut du vin, dis au marchand Avdouline qu’il en envoie du meilleur, ou sinon je mets sa cave en cannelle. Je te baise les mains, et suis ton Anton Skvoznik-Dmoukhanofski. » Ah ! mon Dieu ! il n’y a pas un moment à perdre ! Holà ! quelqu’un ! Michka !

Dobtchinski, courant à la porte et criant.

Michka ! Michka ! Michka !

Michka entre.
Anna.

Écoute. Cours chez le marchand Avdouline… attends, je vais te donner un billet. (Elle s’assied au bureau et écrit tout en parlant.) Tu vas donner cette lettre à Sidor, au cocher, pour qu’il aille tout de suite chez Avdouline, et qu’il rapporte du vin. Et toi, tu vas préparer joliment cette chambre pour un monsieur qui vient ici. Tu mettras un lit, une cuvette, et cœtera.

Dobtchinski.

Moi, Anna Andreïevna, je m’en vais voir comment il inspecte là-bas.

Anna.

Allez, allez, je ne vous retiens pas.



Scène III.

ANNA ANDREIEVNA et MARIA ANTONOVNA.
Anna.

Allons, ma petite, il faut un peu penser à notre toilette. C’est un élégant de la capitale. Dieu garde qu’il ne trouve ici quelque chose à critiquer. Toi, je te conseille de mettre ta robe bleue à petits retroussis.

Maria.

Fi donc, petite maman, du bleu ! Cela ne me va pas : madame Liapkine Tiapkine met du bleu, et la fille de M. Zemlianika se met en bleu aussi. Non, je serai mieux en rose.

Anna.

En rose ! Ah ! par exemple, c’est bien pour l’amour de la contradiction ! Cela t’ira infiniment mieux, d’autant plus que je vais mettre ma robe paille. J’aime beaucoup cette nuance-là.

Maria.

Ah ! petite maman, vous ne mettrez pas votre robe paille ! Elle ne vous va pas.

Anna.

Ma robe paille ne me va pas ?

Maria.

Mais, non, maman. Je vous dirai ce qu’il vous faut. Pour la nuance paille, il faudrait que vous eussiez les yeux foncés.

Anna.

Ah ! vraiment, voilà qui est fort ! Je n’ai pas les yeux foncés, moi ! Mais je les ai trop foncés, au contraire. A-t-on jamais vu une idée pareille ! Je n’ai pas les yeux foncés ! Et quand je me tire les cartes, c’est toujours moi qui suis la dame de trèfle.

Maria.

Ah ! petite maman, vous seriez bien plutôt la dame de cœur.

Anna.

Ah ! c’est trop trop fort ! par trop fort ! La dame de cœur ! Où a-t-elle l’esprit ! (Elle sort précipitamment, en répétant derrière la scène :) La dame de cœur ! Quelle idée ! On n’est pas plus folle ! (Lorsqu’elles sont sorties, la porte s’ouvre et Michka paraît poussant devant lui des balayures. Par une autre porte entre Osip portant une malle sur sa tête.)



Scène IV.

MICHKA, OSIP.
Osip.

Par où est-ce ?

Michka.

Par ici, mon oncle, par ici.

Osip.

Un instant, que je souffle. Ah ! gredin de sort ! On dit bien que pour ventre vide il n’y a pas de léger fardeau !

Michka.

Dites donc, mon oncle, le général va venir bientôt ?

Osip.

Quel général ?

Michka.

Votre maître.

Osip.

Mon maître ? Quel général est-ce qu’il est ?

Michka.

Comment, est-ce qu’il n’est pas général ?

Osip.

Général, ah ! oui ; mais d’une autre façon.

Michka.

Est-ce plus ou moins fort qu’un général en service ?

Osip.

Plus.

Michka.

Voyez-vous cela ! Voilà la chose pourquoi il y a ce remue-ménage chez nous.

Osip.

Écoute petit. À ce que je vois, tu es un gaillard fûté ? Est-ce qu’il n’y aurait pas un morceau à manger ?

Michka.

Hélas ! mon oncle, c’est que pour vous il n’y a rien de prêt. Vous ne mangeriez pas quelque chose de tout simple. Je crois bien que quand votre maître se met à table, il vous envoie de ce qu’il mange lui-même.

Osip.

Mais qu’est-ce qu’il y a ici en fait de choses simples ?

Michka.

Il n’y a que de la soupe aux choux, du gruau, et puis des pâtés.

Osip.

Rien que de la soupe aux choux, du gruau et des pâtés ? C’est bon, nous mangerons tout cela. Allons, portons cette malle. Il y a une autre porte par ici ?

Michka.

Oui.

(Tous deux portent la malle dans la chambre de côté.)



Scène V.

Des sergents de ville ouvrent la porte du fond à deux battants. Entre KHLESTAKOF, il est suivi du GOUVERNEUR ; viennent ensuite à distance L’ADMINISTRATEUR DES ÉTABLISSEMENTS DE BIENFAISANCE, LE RECTEUR DE L’ACADÉMIE, DOBTCHINSKI ET BOBTCHINSKI, ce dernier avec un emplâtre sur le nez. Le gouverneur montre aux sergents de ville un morceau de papier sur le plancher. Ils s’empressent de le ramasser en se heurtant l’un l’autre dans leur précipitation.

Khlestakof.

Excellent établissement ! Ce qui me plaît ici, c’est qu’on montre aux voyageurs tout ce qu’il y a à voir dans la ville. Dans les autres villes on ne m’a rien montré.

Le Gouverneur.

Dans d’autres villes, oserais-je vous le faire remarquer, les fonctionnaires publics sont surtout préoccupés de leurs intérêts. Tandis qu’ici, je puis le dire, on n’a qu’une pensée, c’est, à force de zèle et de vigilance de remplir les généreuses intentions du gouvernement.

Khlestakof.

Le déjeuner était excellent. Ah ! j’ai mangé comme il faut. Est-ce qu’on s’en donne ici comme cela tous les jours ?

Le Gouverneur.

On célébrait la présence d’un hôte illustre.

Khlestakof.

Moi, j’aime à manger. À quoi bon vivre si ce n’est pas pour cueillir la fleur du plaisir ? Comment s’appelle ce poisson ?

L’Administrateur, s’avançant.

Du labardane.

Khlestakof.

Fameux poisson ! Où est-ce donc que nous avons déjeuné, dans l’infirmerie ?

L’Administrateur.

Si vous le voulez bien. Dans l’hospice.

Khlestakof.

Ah ! oui, je me rappelle, il y avait des lits. Et les malades, ils sont donc guéris ? Il n’y en avait guère.

L’Administrateur.

Il n’en restait que dix. Les autres étaient sortis guéris. Cela tient à l’excellent ordre qui règne dans l’établissement. Depuis le moment où j’ai pris l’administration de l’hospice, peut-être le fait vous paraîtra-t-il incroyable, tous les malades guérissent comme des mouches. À peine un malade entre-t-il dans l’infirmerie qu’il est guéri. Ce n’est pas dû seulement à la médicamentation, mais à la propreté et à l’ordre.

Le Gouverneur.

Oserais-je vous exposer les devoirs accablants qui incombent à l’administrateur de ce district… Combien d’affaires !… Tenez, pour ne parler que de la voirie, des travaux publics, de la police… En un mot, l’esprit le plus vaste s’y casserait la tête ; mais, par la miséricorde de Dieu, tout marche ici à merveille. Un autre gouverneur peut-être penserait à ses intérêts. Mais, moi, le croiriez-vous, moi, quand je vais me coucher, je me dis : Mon Dieu, daigne faire en sorte que le gouvernement connaisse mon zèle et mon désintéressement et qu’il soit satisfait… qu’il m’en récompense ou non, je m’abandonne à sa volonté, au moins mon cœur sera tranquille. Lorsque dans notre ville je vois l’ordre régner partout, les rues balayées, les prisonniers bien sûrement sous les verrous, qu’il n’y a pas trop d’ivrognes… que me faut-il de plus ? Hélas ! je ne demande pas des distinctions ! C’est un appât trompeur, et auprès du bonheur de faire le bien, tout n’est que poussière et vanité !

L’Administrateur, à part.

Le gredin, comme il dégoise ! Si Dieu m’avait donné une langue si bien pendue !

Khlestakof.

Vous avez bien raison. Moi aussi, j’aime à faire de temps en temps… j’aime à faire de la morale. Quelquefois j’en fais en prose, d’autres fois je me lâche en vers.

Bobtchinski, à Dobtchinski.

Comme c’est bien dit, comme c’est fort, Pëtr Ivanovitch ! Quelles observations il a… Il faut qu’il ait fait de fameuses études.

Khlestakof.

Dites donc, est-ce qu’il n’y a pas ici quelque petite société joyeuse où l’on pourrait, par exemple, faire une partie de cartes ?

Le Gouverneur, à part.

Hein ? Est-ce qu’il voudrait jeter des pierres dans mon jardin ? (Haut.) Ah ! Dieu nous en préserve ! Ici on ne sait pas ce que c’est que de semblables réunions. Pour moi, je n’ai jamais touché une carte… Et même je ne sais pas y jouer… aux cartes. Je ne puis pas en voir de sang-froid, et quand j’ai le malheur d’apercevoir un roi de carreau ou de n’importe quoi, cela me donne un tel mal de cœur qu’il faut que je crache. Une fois, je ne sais comment cela se fit, les enfants s’étaient amusés à construire un château de cartes… Eh bien ! toute la nuit j’ai rêvé de ces maudites cartes. Mon Dieu ! comment y a-t-il des gens qui perdent un temps précieux dans des occupations semblables !

Le Recteur, à part.

Ah ! farceur, qui m’a décavé hier de cent roubles !

Le Gouverneur.

Pour moi, je trouve mieux à employer mon temps pour l’avantage de l’administration.

Khlestakof.

Ah ! bien, cependant, voyez-vous cela dépend beaucoup de la manière de voir. Par exemple, si l’on s’en va faire son vatout quand on n’a rien dans la main, alors… mais allez, quelquefois c’est bien attachant de jouer.



Scène VI.

Les mêmes, ANNA ANDREIEVNA, MARIA ANTONOVNA.
Le Gouverneur.

Oserais-je vous présenter ma famille ? ma femme et ma fille.

Khlestakof.

C’est un grand bonheur pour moi, Madame, d’avoir celui de vous voir.

Anna.

C’en est un bien grand pour moi, Monsieur, de voir une personne si distinguée.

Khlestakof, avec galanterie.

Pardonnez-moi, Madame, au contraire. Cela m’est bien plus agréable.

Anna.

Vous vous moquez, Monsieur ; c’est la politesse qui vous fait parler. Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

Khlestakof.

c’est assez de bonheur, Madame, d’être debout auprès de vous ; mais puisque vous l’exigez absolument, je m’assieds. C’est un grand bonheur, Madame, d’être enfin assis auprès de vous.

Anna.

Pardonnez-moi, Monsieur, je n’ose prendre pour moi… Je pense que venant de quitter la capitale, votre petite excursion vous a paru bien monotone.

Khlestakof.

Monotone, c’est le mot. Habitué à vivre dans le monde, comprenez-vous, et tout à coup se trouver sur une grande route… Des auberges sales, le manque de comfort, la grossièreté de la province… S’il n’y avait des hasards, comme celui que… qui… (Lorgnant Anna Andreievna avec galanterie.)… Cela fait oublier tout ce…

Anna.

En effet, cela doit être bien désagréable pour vous…

Khlestakof.

Comment, Madame ? dans ce moment, je trouve très-agréable…

Anna.

Ah ! Monsieur, vous êtes trop bon. Je ne mérite pas l’honneur que vous me faites.

Khlestakof.

Pourquoi donc cela, Madame ? Au contraire, vous le méritez bien.

Anna.

Nous autres qui vivons dans la solitude…

Khlestakof.

Oui, mais la solitude a ses collines, ses ruisseaux… c’est vrai que rien ne vaut Pétersbourg. Ah ! Pétersbourg ! quelle vie que celle-là ! Vous croyez peut-être que je suis expéditionnaire. Non. Le directeur est avec moi sur un pied d’intimité. Il me frappe sur l’épaule et me dit : Eh bien, camarade, dînons-nous ensemble ? Je vais à la direction pour deux minutes, seulement pour dire : Faites-moi ceci, faites-moi cela. Il y a un employé pour les écritures. Un gratte-papier… tr… tr… tr… Il se met à écrire. On voulait me faire assesseur de collège. Je sais bien pourquoi… Le garçon de bureau court après moi dans l’escalier avec une brosse : Permettez, Ivan Alexandrovitch, qu’il me dit, que je donne un coup à vos bottes… Mais, Messieurs, vous êtes debout ? Asseyez-vous donc, je vous en prie.

Le Gouverneur.

Devant une personne de votre rang…

L’Administrateur.

Nous devons rester debout.

Le Recteur.

Ne faites pas attention.

Khlestakof.

Point d’étiquette, Messieurs. Asseyez-vous, je vous prie, sans faire attention au rang. (Tous s’assoient.) Moi, au contraire, je fais tout ce que je peux pour me faufiler sans qu’on fasse attention à moi. Mais, comment voulez-vous, cela m’est impossible. On me reconnaît toujours. Que j’aille n’importe où, on dit… tiens, dit-on, voilà Ivan Alexandrovitch qui passe. Une fois on m’a pris pour le commandant en chef ; les soldats sont sortis du corps de garde et ont porté les armes. Alors l’officier, qui était une de mes connaissances, me dit : Tiens, mon camarade ! nous qui t’avons pris pour le commandant en chef !

Anna.

Vraiment.

Khlestakof.

Je connais toutes les petites actrices… Je me mêle aussi de vaudevilles… Je vois tous les auteurs. Je suis intime avec Pouchkine. Il y a quelque temps, je lui dis : « Eh bien ! Pouchkine ? — Eh bien, dit-il comme cela… heuh ? » C’est un grand original.

Anna.

Ah ! vous êtes auteur ? Comme ce doit être agréable d’être auteur ? Est-ce que vous travaillez dans les journaux ?

Khlestakof.

Oui, j’écris aussi dans les journaux. C’est moi qui ai fait le Mariage de Figaro, Robert le Diable, Norma. Mon Dieu ! je ne me rappelle déjà plus les titres. Tout cela par occasion. Je ne voulais rien écrire, et puis les directeurs de théâtre me disent : « Je t’en prie, mon cher, écris-nous quelque chose. » Je me mets à réfléchir. — C’est bon. Nous verrons, mon cher. — Et dans une soirée, je broche tout cela. J’ai une facilité extraordinaire. Tout ce qui a paru sous le nom du baron de Brambeus, la Frégate l’Espérance, et le Télégraphe de Moscou… Tout cela est de moi.

Anna.

Est-il possible ! Comment, c’est vous qui êtes Brambeus ?

Khlestakof.

Mon Dieu, oui. C’est moi qui leur arrange leurs vers. Smirdine me donne pour cela quarante mille roubles.

Anna.

Et Iourii Miloslavski, est-ce que c’est de vous ?

Khlestakof.

Oui, c’est de moi.

Anna.

Je l’avais deviné tout de suite.

Maria.

Mais, maman, il y a écrit sur le titre que c’est de M. Zagoskine.

Anna.

Allons ! je le savais bien que tu ne perdrais pas cette occasion de contredire !

Khlestakof.

Oui, oui, c’est vrai, c’est de Zagoskine, mais il y a un autre Iourii Miloslavski, et celui-là, c’est le mien.

Anna.

C’est cela, c’est le vôtre que j’ai lu. Comme c’est bien écrit.

Khlestakof.

Je vous avouerai que c’est la littérature qui me fait vivre. J’ai la première maison de Pétersbourg. Elle est si connue la maison d’Ivan Alexandrovitch… (Saluant tous les assistants.) Faites-moi la grâce, Messieurs, quand vous serez à Pétersbourg de venir me voir. J’y donne aussi des bals.

Anna.

Je pense que les bals que l’on donne là doivent être d’un goût et d’une recherche merveilleuse.

Khlestakof.

Très-simples, cela ne vaut pas la peine d’en parler. On met sur la table, par exemple, un melon d’eau, — oui, un melon d’eau de six cents roubles. La soupe dans la soupière m’arrive par la vapeur, droit de Paris. On ôte le couvercle… un parfum comme il n’y a rien de pareil au monde. Je vais tous les jours au bal. Nous avons aussi notre whist, le ministre des affaires étrangères, l’ambassadeur de France, l’ambassadeur d’Allemagne et moi. Ah ! c’est là qu’on s’extermine, on n’a jamais rien vu de semblable. Quand on rentre chez soi, et qu’il faut monter à son quatrième étage, on n’a que la force de dire à sa bonne : Ha ! Mavrouchka, ma robe de chambre… Qu’est-ce que je dis donc ? J’oubliais que je demeure au premier… J’ai chez moi un escalier… Je vous assure que c’est amusant de regarder dans mon antichambre quand je ne suis pas encore éveillé. Des comtes, des princes sont là qui jasent, qui bourdonnent comme des mouches à miel ; on n’entend que j. j. j… Une fois le ministre… (Le gouverneur et les employés se lèvent tout émus à ce mot.) Sur les adresses on me met : À Son Excellence… Une fois, c’est moi qui ai fait aller la direction. C’est une drôle d’histoire. Le directeur était parti ; où était-il allé ? on ne savait pas. Naturellement on se met à causer. Qu’est-ce qui va le remplacer ? Il y avait là bien des généraux qui ne demandaient pas mieux. Les voilà qui essaient, mais, diable, non ! ce n’est pas aisé. On se figure que ce n’est rien, mais quand on y regarde de près… Le diable emporte, ils donnent leur langue aux chiens. On vient à moi. Sur-le-champ voilà des courriers qui partent, des courriers, des courriers… Figurez-vous trente-cinq mille courriers. Quelle situation ! hein ? — Venez prendre la direction, Ivan Alexandrovitch. Moi, je vous avoue, je fus un peu contrarié ; je passe ma robe de chambre. Ma foi, j’avais bien envie de refuser, mais qu’est-ce que dira l’empereur ? Puis, pour mes états de service, vous concevez… Messieurs, je leur dis, j’accepte, je prends le service, je leur dis, je le prends, mais, je leur dis : avec moi… ah ! ah ! avec moi, il ne faut pas… Qu’on ne m’échauffe pas les oreilles… ou bien.. ! C’est bon. Je vais droit à la direction… Tous ventre à terre, tremblants comme la feuille. (Le gouverneur et les employés tremblent de peur. Khlestakof s’animant :) Oh ! je ne plaisante pas, moi. Je ne me gêne pas pour leur donner à chacun leur paquet. Le conseil d’État a peur de moi. Et pourquoi pas ? Moi, je suis… Je ne me soucie de personne, moi… Je leur parle à tous… Je me connais, moi, je me connais bien. Je suis partout, moi, partout. Tous les jours je vais à la cour… Aujourd’hui pour demain on me fera feld-mar… (Il chancelle, et tomberait par terre si les employés ne le soutenaient respectueusement.)

Le Gouverneur, bégayant d’effroi.

Vo… vo… vo…

Khlestakof, se réveillant brusquement.

Plaît-il ?

Le Gouverneur.

Vo… vo… vo…

Khlestakof.

Je n’entends pas… Des bêtises !

Le Gouverneur.

Vo… vo… cellence… excellence… voudrait peut-être se reposer… Elle a sa chambre, et tout ce qui est nécessaire.

Khlestakof.

Reposer… des bêtises !… Ah ! reposer, oui, je ne demande pas mieux… Votre déjeuner, Messieurs… Me voilà… volontiers… Fameux labardane ! oh ! quel bon labardane ! (Il entre dans la chambre de côté suivi du gouverneur.)



Scène VII.

Les Mêmes, excepté le GOUVERNEUR et KHLESTAKOF.
Bobtchinski.

Voilà un homme, Pëtr Ivanovitch !… Voilà où l’on reconnaît un homme. Jamais de ma vie je ne m’étais trouvé en présence d’un personnage si imposant, et j’ai failli mourir de peur. Quel grade, croyez-vous comme cela, Pëtr Ivanovitch, quel grade croyez-vous qu’il puisse bien avoir ?

Dobtchinski.

Ma foi, je crois qu’il pourrait bien être général.

Bobtchinski.

Et moi, je pense qu’un général ne lui va pas seulement à la cheville ; s’il est général, alors il sera général en chef. Avez-vous entendu comme il fait marcher le conseil d’État ? Allons, allons raconter tout cela à Ammos Fëdorovitch et à Korobkine. Adieu, Anna Andreïevna.

Dobtchinski.

Adieu, ma commère.

(Ils sortent.)
L’Administrateur au recteur.

C’est effrayant, savez-vous ? Et ne pas savoir d’où viendra le coup ! Mais nous, qui ne sommes pas encore en uniforme ! Et lui qui dès qu’il sera réveillé va écrire à Pétersbourg une dénonciation !… Adieu, Madame. (Il sort avec le recteur tout pensif et dans le plus grand abattement.)



Scène VIII.

ANNA ANDREIEVNA, MARIA ANTONOVNA.
Anna.

Ah ! quel charmant jeune homme !

Maria.

Qu’il est aimable !

Anna.

Mais quelles manières charmantes ! On reconnaît bien un élégant de la capitale. Son affabilité, et puis tout cela… Il est délicieux ! Moi, je suis folle de ces jeunes gens-là ! D’honneur ! ils me ravissent. Et je me suis bien aperçue que je lui plaisais… Il n’a fait que me regarder.

Maria.

Ah ! petite maman, il m’a bien regardée aussi.

Anna.

Mon Dieu ! comme la voilà bien là avec ses folies ! Mais cela n’a pas le sens commun.

Maria.

Mais oui, petite maman, il m’a regardée.

Anna.

Mon Dieu ! mon Dieu ! vas-tu encore disputer ! C’est bien assez pour aujourd’hui. Lui, te regarder ! Et à propos de quoi te regarder ?

Maria.

Si, maman, il m’a regardée. Et quand il a commencé à parler de littérature, alors il m’a regardée, et ensuite quand il a raconté comment il jouait au whist avec des ambassadeurs, alors encore il m’a regardée.

Anna.

À la bonne heure, peut-être bien une fois, et encore… Allons, se sera-t-il dit, regardons-la une fois.



Scène IX.

Les Mêmes, LE GOUVERNEUR.
Le Gouverneur, marchant sur la pointe du pied.

Chut ! chut !

Anna.

Qu’y a-t-il ?

Le Gouverneur.

Je ne suis pas content qu’il ait tant bu. Cependant, si la moitié seulement de ce qu’il a dit est vrai ? (D’un air pensif.) Eh ! comment ne serait-ce pas vrai ? L’homme qui se grise livre tous ses secrets. Ce qu’il a dans le cœur lui vient sur la langue. Oui, il nous a fait quelques petites menteries… Mais si l’on ne ment pas, le moyen de parler de quelque chose ? Il joue avec les ministres et il va à la cour… Euh ! Plus j’y pense… Le diable sait quel homme c’est. Pour moi, la tête m’en tourne, il me semble que je suis sur le haut d’un clocher, ou bien qu’on va me pendre.

Anna.

Pour moi, je n’ai pas été intimidée un instant. Je n’ai vu en lui qu’un jeune homme du monde, ayant des manières de la plus haute distinction. Cela me suffit, et je ne me mets pas en peine du grade qu’il peut avoir.

Le Gouverneur.

Voilà les femmes ! — Cela vous suffit, à vous, vous n’en demandez pas davantage. — Fadaises ! il n’y a pas moyen de tirer de vous autre chose. On écorche votre mari : vous ne savez plus comment il s’appelait… Toi, mon cœur, tu étais à ton aise avec lui comme tu le serais avec un Dobtchinski.

Anna.

Moi, je vous conseille de ne pas vous mettre en peine de cela. Nous savons déjà quelque chose… (Elle regarde sa fille avec affectation.)

Le Gouverneur.

Il n’y a pas moyen de parler avec elles… Ah ! quelle aventure ! Je n’ai pas encore pu reprendre haleine de l’émotion que j’ai eue. (Il ouvre la porte.) Michka, fais-moi venir les sergents de ville Svistinof et Derjimorda. Ils doivent être par ici dans les environs de la porte. — (Après un silence.) C’est drôle comme tout va dans le monde à présent. Encore si on pouvait connaître les gens… Mais ce petit fluet, qui diable devinera ce qu’il est ? Les militaires au moins ont toujours une certaine tournure, et lorsqu’ils mettent un habit bourgeois ils ont l’air de mouches à qui on a coupé les ailes… Mais pourquoi se tenir chez le restaurant ? Et ces équivoques, ces allégories qu’il me faisait tantôt… Le diable n’y comprendrait rien. Enfin pourtant il s’est livré… même plus qu’il n’était nécessaire avec moi. On voit bien que c’est un jeune homme.



Scène X.

Les Mêmes, OSIP. Tous courent à lui et lui font signe du doigt.
Anna.

Viens un peu par ici, mon cher.

Le Gouverneur.

Chut… Eh bien ! dort-il ?

Osip.

Pas encore. Il s’allonge un peu.

Anna.

Comment t’appelles-tu, mon ami ?

Osip.

Osip, Madame,

Le Gouverneur, à sa femme.

Un moment donc ! (À osip.) Hé bien ! mon brave, t’a-t-on bien donné à dîner ?

Osip.

Parfaitement, Monsieur. On m’a bien donné à dîner, je vous remercie.

Anna.

Dis-moi donc, ton maître, n’est-ce pas, voit souvent des comtes et des princes, à ce que je pense ?

Osip, à part.

Que lui dire ? On m’a bien donné à manger ; si je dis oui, je mangerai encore mieux. (Haut.) Oui, il nous vient des comtes aussi.

Maria.

Osip, mon garçon, comme ton maître est gentil !

Anna.

Dis donc, Osip, je t’en prie, comment il…

Le Gouverneur.

Taisez-vous donc, pour l’amour de Dieu ! Avec vos sottes questions vous m’embrouillez dans ce que j’avais à lui dire. — Eh bien ! mon brave…

Anna.

Et quel grade a ton maître ?

Osip.

Un grade, comme cela…

Le Gouverneur.

Diantre soit de vos bavardages ! Vous ne sauriez dire un mot qui aille au fait. Dis-moi, mon brave, ton maître est-il… sévère ? hein… aime-t-il à gronder, ou bien est-ce un bon enfant ?

Osip.

Dame ! il aime que tout aille bien. Il faut marcher droit avec lui.

Le Gouverneur.

Tu as une mine qui me revient. Tu dois être un brave garçon. Si tu…

Anna.

Dis donc, Osip, quand ton maître met son uniforme…

Le Gouverneur.

Ah ! trêve de balivernes ! Quelles niaiseries, lorsqu’il s’agit de vie ou de mort. (À Osip.) Oui, mon cher, tu me plais fort. En route, je parie que tu n’as pas le temps de boire une petite tasse de thé. Encore est-il toujours froid. Tiens, voilà deux roubles pour t’avoir du thé.

Osip.

Bien des remerciements, Monsieur. Le bon Dieu vous conserve la santé. Les pauvres gens, on les assiste.

Le Gouverneur.

Merci. J’en suis bien aise. Mais, dis-moi…

Anna.

Écoute donc, Osip, quelle est la couleur d’yeux que préfère ton maître ?…

Maria.

Osip, mon cher ami, comme ton maître a un joli petit nez !

Le Gouverneur.

Morbleu ! permettez-moi… (À Osip.) Je voudrais bien savoir, en route, à quoi ton maître fait le plus d’attention, ce qui lui plaît davantage ?

Osip.

Il aime à savoir comment vont les choses… Il aime surtout à être bien reçu, à faire bonne chère.

Le Gouverneur.

Bonne chère !

Osip.

Oui. Il n’y a pas jusqu’à moi, qui ne suis qu’un serf ; il veut que je sois bien aussi. Mon Dieu, un jour, nous allions quelque part. — Osip, dit-il, eh bien, es-tu content ? T’a-t-on bien traité ? — Mal, Votre Excellence, que je dis. — Ah ! dit-il, Osip, ce sont donc des coquins chez qui nous avons logé. Rappelle-moi cela quand je repasserai. — C’est bon que je dis, en voilà un qui a son affaire. Moi, je ne me mêle de rien.

Le Gouverneur.

Fort bien. Tu réponds à merveille. Je t’ai donné pour du thé ; tiens, voilà pour avoir des biscuits.

Osip.

Oh ! Monseigneur, vous êtes trop bon. Je les boirai à votre santé.

Anna.

Tiens, Osip, tiens, cela pour toi.

Maria.

Osip, mon brave garçon, tiens, pour boire à la santé de ton maître. (On entend Khlestakof tousser dans la chambre voisine.)

Le Gouverneur.

Chut ! (Tous marchent sur la pointe du pied et parlent à demi-voix.) Que le bon Dieu vous bénisse de faire tant de bruit ! Allez-vous-en. Que diable lanternez-vous ici ?

Anna.

Allons, fillette, j’ai à te dire quelque chose que j’ai remarqué dans notre hôte, et qui ne peut se dire qu’entre nous deux.

Le Gouverneur.

Encore, toujours parler ! Écoute donc ! Viens donc ! Dis donc ! Ah ! j’ai les oreilles écorchées. (À Osip.) Mon cher…



Scène XI.

Les Mêmes, DERJIMORDA et SVISTINOF.
Le Gouverneur.

Chut ! Diantre soit de ces ours cagneux avec leurs bottes. On dirait, à chaque pas qu’ils font, qu’on décharge une charrette de quarante pouds de je ne sais quoi. Que diable venez-vous faire ici ?

Derjimorda.

On nous a donné l’ordre…

Le Gouverneur.

Chut ! (Il lui met la main sur la bouche.) Au diable le corbeau et ses croassements. On nous a donné l’ordre ! On dirait un bœuf qui beugle dans une futaille. (À Osip.) Toi, mon cher, apprête tout ce qu’il faudra pour ton maître. Tout ce qu’il y a dans la maison, disposes-en. (Osip sort.) Vous autres, en faction sur le perron, et n’en bougez pas d’une semelle. Et qu’on ne laisse entrer ici pas un étranger… pas un marchand surtout… Si vous avez le malheur d’en laisser entrer un seul, je… Surtout, ayez l’œil à ce qu’il ne vienne personne avec des pétitions… quand même il n’y aurait pas de pétitions… personne qui ressemble à quelqu’un qui veut remettre des pétitions contre moi. Recevez-le-moi comme cela… vivement… vigoureusement. (Il fait signe de donner un coup de pied.) Vous m’entendez ? Chut ! Chut !

(Il sort sur la pointe du pied en congédiant les deux sergents de ville.)


FIN DU TROISIÈME ACTE.