Le Roman de Tristan et Iseut/7

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H. Piazza (p. 109-117).


VII

LE NAIN FROCIN


We dem selbin getwerge,
Daz er den edelin man vorrit !

(Eilhart d’Oberg.)


Le roi Marc a fait sa paix avec Tristan. Il lui a donné congé de revenir au château, et, comme naguère, Tristan couche dans la chambre du roi parmi les privés et les fidèles. À son gré, il y peut entrer, il en peut sortir : le roi n’en a plus souci. Mais qui donc peut longtemps tenir ses amours secrètes ?

Marc avait pardonné aux félons, et comme le sénéchal Dinas de Lidan avait un jour trouvé dans une forêt lointaine, errant et misérable, le nain bossu, il le ramena au roi, qui eut pitié et lui pardonna son méfait.

Mais sa bonté ne fit qu’exciter la haine des barons ; ayant de nouveau surpris Tristan et la reine, ils se lièrent par ce serment : si le roi ne chassait pas son neveu hors du pays, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le guerroyer. Ils appelèrent le roi à parlement :

« Seigneur, aime-nous, hais-nous, à ton choix : mais nous voulons que tu chasses Tristan. Il aime la reine, et le voit qui veut ; mais nous, nous ne le souffrirons plus. »

Le roi les entend, soupire, baisse le front vers la terre, se tait.

« Non, roi, nous ne le souffrirons plus, car nous savons maintenant que cette nouvelle, naguère étrange, n’est plus pour te surprendre et que tu consens à leur crime. Que feras-tu ? Délibère et prends conseil. Pour nous, si tu n’éloignes pas ton neveu sans retour, nous nous retirerons sur nos baronnies et nous entraînerons aussi nos voisins hors de ta cour, car nous ne pouvons supporter qu’ils y demeurent. Tel est le choix que nous t’offrons ; choisis donc !

— Seigneurs, une fois j’ai cru aux laides paroles que vous disiez de Tristan, et je m’en suis repenti. Mais vous êtes mes féaux, et je ne veux pas perdre le service de mes hommes. Conseillez-moi donc, je vous en requiers, vous qui me devez le conseil. Vous savez bien que je fuis tout orgueil et toute démesure.

— Donc, seigneur, mandez ici le nain Frocin. Vous vous défiez de lui, pour l’aventure du verger. Pourtant, n’avait-il pas lu dans les étoiles que la reine viendrait ce soir-là sous le pin ? Il sait maintes choses ; prenez son conseil. »

Il accourut, le bossu maudit, et Denoalen l’accola. Écoutez quelle trahison il enseigna au roi :

« Sire, commande à ton neveu que demain, dès l’aube, au galop, il chevauche vers Carduel pour porter au roi Arthur un bref sur parchemin, bien scellé de cire. Roi, Tristan couche près de ton lit. Sors de ta chambre à l’heure du premier sommeil, et, je te le jure par Dieu et par la loi de Rome, s’il aime Iseut de fol amour, il voudra venir lui parler avant son départ ; mais, s’il y vient sans que je le sache et sans que tu le voies, alors tue-moi. Pour le reste, laisse-moi mener l’aventure à ma guise et garde-toi seulement de parler à Tristan de ce message avant l’heure du coucher.

— Oui, répondit Marc, qu’il en soit fait ainsi ! »

Alors le nain fit une laide félonie. Il entra chez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur de farine qu’il cacha dans le giron de sa robe. Ah ! qui se fût jamais avisé de telle traîtrise ? La nuit venue, quand le roi eut pris son repas et que ses hommes furent endormis par la vaste salle voisine de sa chambre, Tristan s’en vint, comme il avait coutume, au coucher du roi Marc.

« Beau neveu, faites ma volonté : vous chevaucherez vers le roi Arthur jusqu’à Carduel, et vous lui ferez déplier ce bref. Saluez-le de ma part et ne séjournez qu’un jour auprès de lui.

— Roi, je le porterai demain.

— Oui, demain, avant que le jour se lève. »

Voilà Tristan en grand émoi. De son lit au lit de Marc il y avait bien la longueur d’une lance. Un désir furieux le prit de parler à la reine, et il se promit en son cœur que, vers l’aube, si Marc dormait, il se rapprocherait d’elle. Ah ! Dieu ! la folle pensée !

Le nain couchait, comme il en avait coutume, dans la chambre du roi. Quand il crut que tous dormaient, il se leva et répandit entre le lit de Tristan et celui de la reine la fleur de farine : si l’un des deux amants allait rejoindre l’autre, la farine garderait la forme de ses pas. Mais, comme il l’éparpillait, Tristan, qui restait éveillé, le vit :

« Qu’est-ce à dire ? ce nain n’a pas coutume de me servir pour mon bien ; mais il sera déçu : bien fou qui lui laisserait prendre l’empreinte de ses pas ! »

À minuit, le roi se leva et sortit, suivi du nain bossu. Il faisait noir dans la chambre : ni cierge allumé, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son lit. Dieu ! pourquoi eut-il cette pensée ? Il joint les pieds, estime la distance, bondit et retombe sur le lit du roi. Hélas ! la veille, dans la forêt, le boutoir d’un grand sanglier l’avait navré à la jambe, et, pour son malheur, la blessure n’était point bandée. Dans l’effort de ce bond, elle s’ouvre, saigne, mais Tristan ne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps. Et dehors, à la lune, le nain, par son art de sortilège, connut que les amants étaient réunis. Il en trembla de joie et dit au roi :

« Va, et maintenant, si tu ne les surprends pas ensemble, fais-moi pendre ! »

Ils viennent donc vers la chambre, le roi, le nain et les quatre félons. Mais Tristan les a entendus : il se relève, s’élance, atteint son lit… Hélas ! au passage, le sang a malement coulé de la blessure sur la farine.

Voici le roi, les barons, et le nain, qui porte une lumière. Tristan et Iseut feignaient de dormir ; ils étaient restés seuls dans la chambre, avec Perinis, qui couchait aux pieds de Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le lit les draps tout vermeils et, sur le sol, la fleur de farine trempée de sang frais.

Alors les quatre barons, qui haïssaient Tristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacent la reine et la raillent, la narguent et lui promettent bonne justice. Ils découvrent la blessure qui saigne :

« Tristan, dit le roi, nul démenti ne vaudrait désormais ; vous mourrez demain. »

Il lui crie :

« Accordez-moi merci, seigneur ! Au nom du Dieu qui souffrit la Passion, seigneur, pitié pour nous !

— Seigneur, venge-toi ! Répondent les félons.

— Bel oncle, ce n’est pas pour moi que je vous implore ; que m’importe de mourir ? Certes, n’était la crainte de vous courroucer, je vendrais cher cet affront aux couards qui, sans votre sauvegarde, n’auraient pas osé toucher mon corps de leurs mains ; mais, par respect et pour l’amour de vous, je me livre à votre merci ; faites de moi selon votre plaisir. Me voici, seigneur, mais pitié pour la reine ! »

Et Tristan s’incline et s’humilie à ses pieds.

« Pitié pour la reine, car s’il est un homme, en ta maison assez hardi pour soutenir ce mensonge que je l’ai aimée d’amour coupable, il me trouvera debout devant lui en champ clos. Sire, grâce pour elle, au nom du Seigneur Dieu ! »

Mais les trois barons l’ont lié de cordes, lui et la reine. Ah ! s’il avait su qu’il ne serait pas admis à prouver son innocence en combat singulier, on l’eût démembré vif avant qu’il eût souffert d’être lié vilement.

Mais il se fiait en Dieu et savait qu’en champ clos nul n’oserait brandir une arme contre lui. Et, certes, il se fiait justement en Dieu. Quand il jurait qu’il n’avait jamais aimé la reine d’amour coupable, les félons riaient de l’insolente imposture. Mais je vous appelle, seigneurs, vous qui savez la vérité du philtre bu sur la mer et qui comprenez, disait-il mensonge ? Ce n’est pas le fait qui prouve le crime, mais le jugement. Les hommes voient le fait, mais Dieu voit les cœurs, et, seul, il est vrai juge. Il a donc institué que tout homme accusé pourrait soutenir son droit par bataille, et lui-même combat avec l’innocent. C’est pourquoi Tristan réclamait justice et bataille et se garda de manquer en rien au roi Marc. Mais s’il avait pu prévoir ce qui advint, il aurait tué les félons. Ah ! Dieu ! pourquoi ne les tua-t-il pas ?