Le Roman populaire et le rôle du romanesque en Amérique

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I. Ruth Hall, by Fanny Fern, 1 vol. in-12. — II. Rose Clark, by Fanny Fern ; 1 vol. in-12. London, Routledge 1856.

Il y a toujours dans tout siècle et dans tout pays deux littératures parfaitement distinctes, et qui fleurissent indépendantes l’une de l’autre. Il y a d’abord une littérature élevée, poétique ou profonde, qui exprime le degré d’idéal auquel l’âme humaine est arrivée, le degré de délicatesse auquel les sentimens du cœur sont parvenus, les tourmens et les susceptibilités qu’une culture supérieure inflige à la conscience, le beau rêve dans lequel se complaît l’imagination, les joies et les extases de l’intelligence s’étudiant à pénétrer l’énigme de l’univers. Il y a ensuite une littérature trouble, mélangée, complexe, pleine d’impurs alliages, — une littérature qui exprime l’idéal inférieur de l’époque, le rêve des imaginations vulgaires, les désirs grossiers du cœur, la poésie des appétits terrestres, l’ivresse des sensualités, les préjugés meurtriers des foules, les nudités cyniques des mœurs, en un mot la réalité crue, éclairée seulement ça et là de certains rayonnemens aux reflets blafards et tristes comme les lumières qu’engendre la putréfaction, ou qu’allument les procédés scientifiques modernes. L’une est la littérature sérieuse, celle qui survit au temps et au pays où elle a pris naissance ; la seconde est la littérature qu’on peut appeler populaire, celle qui est condamnée à mourir avec les générations qui s’en sont nourries, et qui n’est plus ensuite exhumée de sa poussière que par la curiosité des chercheurs et les nécessités de la science historique.

Ces deux littératures si tranchées ont un seul point de contact : elles représentent toutes deux l’idéal du temps, l’une son idéal noble et moral, l’autre son idéal vulgaire et charnel. Ces deux sortes d’idéal existent en même temps, car il s’en faut de beaucoup que le corps suive les impulsions de l’âme, et que la vie marche du pas rapide des idées. L’utilité de ces deux littératures est donc différente, comme l’idéal quelles expriment,

La littérature supérieure appartient avant tout au critique et au philosophe. Dans l’ensemble immense d’œuvres et de noms propres qu’offre chaque siècle ou chaque pays, le critique en choisit quelques-uns et condamne les autres sans pitié. Est-ce justice ? Oui, certes, si l’on a égard au point de vue qu’il adopte et au but que lui commande son art. Il choisit les noms qui résument le progrès humain à telle ou telle époque, et qui permettent de mesurer l’élévation de la pensée. Il choisit les livres qui ont opéré une révolution, introduit une loi morale inconnue auparavant, fait triompher une vérité, ajouté à la somme des connaissances humaines, engendre quelque chose d’incontestable et sur lequel il n’y ait plus à revenir. Il désigne les poèmes et les œuvres d’art qui ont exprimé telle ou telle pensée avec une perfection qui ne peut être dépassée. En un mot, il va immédiatement au grand et à l’élevé, parce que là seulement il est à l’aise pour appliquer ses méthodes esthétiques et expliquer les conditions éternelles du vrai et du beau. Les règles philosophiques de l’expression de la vérité et de la beauté, il est aisé de les démontrer au moyen d’un Platon, d’un Sophocle ou d’un Shakspeare ; mais allez donc les expliquer au moyen du drame, du roman, ou de l’utopie qui a eu cours à tel ou tel moment de l’histoire ! Les dédains du philosophe ou du critique pour la littérature secondaire et populaire sont donc parfaitement fondés, et s’il veut tracer l’histoire de l’âme humaine, c’est un devoir pour lui de ne descendre jamais de ces sommets élevés, sous peine de se perdre dans la confusion des détails et l’incohérence des faits.

Mais l’historien des mœurs et des vicissitudes humaines n’est pas soumis aux mêmes conditions que l’historien de la pensée, nous dirions volontiers de l’idéal (ce mot exprimant mieux la différence que nous voulons établir), et c’est à lui surtout que cette littérature est utile. La littérature populaire regagne donc en importance historique ce qu’elle perd en importance scientifique, et son importance historique est très grande, car elle seule peut nous faire juger, en parfaite connaissance de cause, de ce qu’on peut appeler la situation morale de telle ou telle époque. On se tromperait fort en effet, si l’on croyait pouvoir juger de la situation morale d’une époque par son esprit, c’est-à-dire par ses ambitions, ses rêves et ses idées. Il y a presque toujours au contraire une contradiction très marquée entre la situation morale d’un siècle et son esprit ; l’idéal d’une époque est presque toujours ou supérieur ou inférieur à l’état des mœurs. Il arrive très souvent chez les peuples qu’une grande santé morale coexiste avec des préjugés grossiers et des théories très exclusives et très étroites, — cela s’est vu en Angleterre à différentes reprises, — et qu’une grande l’élévation d’intelligence s’unit à des mœurs très relâchées, — cela s’est vu souvent en France, et notamment au XVIIIe siècle. Si l’on veut juger de l’esprit d’un siècle, la littérature supérieure et élevée a seule de l’importance ; mais, si l’on veut juger de son état moral, la littérature secondaire et populaire est pleine de curieuses révélations et de tableaux qui sont de véritables documens.

Pour avoir une juste idée d’une époque, il faut donc se poser cette question : quels livres lisait la grande masse des hommes alors existans ? — Ainsi, pour citer un exemple, celui qui voudrait prendre une idée du XVIIIe siècle d’après la littérature sérieuse et philosophique ne comprendrait rien aux accusations qui ont été portées contre ce temps. S’il n’avait jamais lu que Montesquieu, Voltaire ou Jean-Jacques, il pourrait bien accorder que l’époque où ont vécu ces trois hommes a été plus orageuse, plus active, plus agitée que toutes les époques précédentes ; mais il nierait que leurs œuvres révèlent une corruption plus grande que celle des générations antérieures. Ce jugement serait aussi faux dans ce qu’il affirmerait que dans ce qu’il nierait. L’époque qui produisit ces livres où l’esprit humain se montra si inquiet, si agité, si révolutionnaire, est une époque de calme plat et de lente dissolution. Jamais la société ne vécut d’une vie plus paisible et plus heureuse ; jamais générations ne savourèrent aussi tranquillement l’existence et ne s’abandonnèrent aussi nonchalamment aux joies sensuelles. Tandis que l’esprit humain, par ses représentans les plus illustres, laisse échapper ses pressentimens, ses espérances, tantôt avec le ton de la sibylle comme chez Jean-Jacques, tantôt avec les emportemens nerveux de Voltaire, l’ensemble de la société continue à s’enfoncer tranquillement dans un marais sans écho. La peinture de ce marais, vous ne la trouverez point chez les illustres représentans du XVIIIe siècle ; mais si vous êtes hardi et aventureux, si vous ne reculez pas devant les boues fétides et les impasses immondes, ouvrez d’une main courageuse les livres qui firent le divertissement des multitudes, des belles dames et des mousquetaires, des bourgeoises et des abbés, des filles d’opéra et des traitans. L’Esprit des Lois et l’Essai sur les Mœurs l’Encyclopédie et l’Histoire naturelle ne vous apprendront rien de bien important sur la manière de vivre des contemporains ; mais Duclos, Crébillon fils, Casanova, Choderlos de Laclos, Louvet, Rétif de La Bretonne, le chevalier de Nerciat, et tous ces livres infâmes, boue de l’esprit humain, à demi pamphlets politiques, à demi traités de mauvaise vie, vous donneront le secret de cette société. Alors peut-être vous cesserez d’être étonné des reproches de corruption qu’on a jetés au XVIIIe siècle, car vous aurez respiré l’âme même de cette corruption ; vous aurez écouté les confidences de ce qui s’appelait alors la société française. Mièvreries et cailletages, noires médisances, méchancetés d’enfant pervers, chinoiseries, goût du petit et du bizarre, sensualités compliquées et savantes, intérieurs étroits où se mêlent des senteurs d’ambre et des senteurs de pharmacie, scélératesses galantes, libertinages effrénés exécutés avec accompagnement de sanglots vertueux, cascades de larmes sentimentales, harems du quartier de l’Opéra, liaisons dangereuses et attachemens équivoques, luxe raffiné, premiers miracles du dieu Argent et des traitans ses serviteurs, paille sèche, bois mort, — tout le XVIIIe siècle se retrouve dans ces livres condamnés, qu’on ne lit guère et qu’on ne réimprime plus. Du Sopha aux Liaisons dangereuses, on peut suivre, grâce à eux, les progrès de cette corruption qui devient de jour en jour plus intense, — d’abord simplement frivole et libertine, puis sèche et âprement sensuelle, enfin scélérate, machiavélique et profonde.

Nous pourrions multiplier les exemples. Celui du XVIIIe siècle nous suffira, car il est le plus frappant, le plus accusé peut-être de tous ceux que l’histoire pourrait nous offrir. Si, de ces observations sur la littérature du passé, nous descendions à la littérature contemporaine, si nous voulions caractériser par exemple la situation morale de l’Angleterre ou de l’Amérique, notre assertion se trouverait pleinement justifiée. Ce n’est pas à la littérature élevée et sérieuse qu’il faudrait nous adresser de préférence, c’est à cette féconde littérature de nouvelles, de romans, de récits, à ces livres écrits pour les multitudes, for the million. Il y a en Amérique une littérature très sérieuse et très élevée, celle de l’école du Massachusetts et de tous les esprits distingués qui s’y rattachent et qui partagent les mêmes opinions. Cette littérature nous fait parfaitement saisir l’esprit de l’Amérique, son idéal, car l’Amérique a aussi un idéal, qui se dégage péniblement et lentement, il est vrai, qui n’est encore pour ainsi dire qu’à l’état de vapeur colorée, planant au-dessus de cette société comme une belle apparition plutôt que comme une constellation fixe et brillante sur laquelle les hommes puissent à chaque instant lever les yeux pour réchauffer leur foi et ranimer leur cou rage. Néanmoins cet idéal existe, et on le sent qui, sans forme nette et distincte, passe comme un souffle rafraîchissant ou frémit comme une virile inquiétude dans les pages des écrivains de l’Amérique. Composé d’espérance et de foi, de naïveté confiante et de courageuse expérience, il fait penser à la fois aux fraîcheurs des prairies primitives et à la robuste énergie des colons qui les traversent ; il exprime parfois admirablement l’état de l’Amérique, — une société jeune formée d’hommes d’un esprit mûr. Foi religieuse et rationalisme porté dans la religion, radicalisme unitaire et attachement sincère et fervent à l’esprit chrétien, confiance dans un avenir puissant pour l’Amérique et dans une heureuse destinée pour l’espèce humaine, tous ces élans et toutes ces espérances souvent contradictoires se rencontrent chez les écrivains supérieurs de l’Amérique. Le contraste est frappant quand on passe de la lecture d’un Channing ou d’un Théodore Parker à quelque écrivain secondaire. Les mêmes contradictions n’existent plus, l’auteur n’exprime plus que l’une ou l’autre de ces espérances ; dès lors l’idéal de l’Amérique s’évanouit, et la réalité de son état moral apparaît immédiatement. Tantôt par exemple l’écrivain est animé d’un souffle religieux assez ardent, mais il n’exprime que des idées de secte, et quelquefois, hélas ! des préjugés ; il manque de compréhension, il nous offre plutôt des sentimens presbytériens ou méthodistes que des sentimens chrétiens. C’est bien là le christianisme propre à l’Amérique, disons-nous après avoir fermé le livre ; mais ce n’est pas le christianisme que cherche l’Amérique. D’autres fois l’écrivain, plus patriote que philosophe, exprime plutôt des vœux en faveur de l’avenir de l’Amérique que des vœux en faveur de l’avenir de l’humanité, et alors ce sentiment national se rétrécit ; il devient un sentiment égoïste, dur, despotique. Oui, c’est bien là, disons-nous encore, l’orgueil et l’ambition de l’Amérique ; c’est bien son but politique, américain, mais ce n’est pas son but moral et humain. À chaque groupe d’écrivains son rôle par conséquent : — aux uns l’expression des plus hautes tendances de leur pays, de ses vœux les plus désintéressés, de son esprit en un mot ; — aux autres l’expression de ses tendances immédiates, actuelles, de ses vœux intéressés, de sa situation morale présente.

Si donc vous voulez connaître l’état religieux de l’Amérique, fiez-vous moins au docteur Channing et à Théodore Parker qu’à tel ou tel livre secondaire de théologie, ou à tel roman de sectaire. Les idées des premiers sont des désirs et des espérances ; mais ouvrez les romans plus ou moins célèbres des dernières années, ceux de Mmee Stowe, de miss Warner (mistress Wetherell), de miss Cumming. Là vous trouverez l’esprit religieux américain au point où il est arrivé aujourd’hui : vieil esprit biblique et habitude des livres saints, qui teignent de leurs couleurs la vie et les actions de l’homme ; formalisme de sectaire, dogmatisme puritain, n’ayant retenu de sa tradition qu’une gravité austère, et de son intolérance qu’une sorte de compression domestique ; piété sans sourires, résignation froide et un peu hautaine, charité, raisonnée et sans effusion. Si vous cherchez dans la poésie l’expression des instincts américains, ne vous adressez pas à Longfellow, qui vous fera entendre les échos des forêts primitives, et vous donnera, sous le nom de Psaume de la Vie, l’expression d’un go ahead idéal, plus noble que le go ahead actuel de l’Amérique, mais moins réel ; adressez-vous à M. Lowell ou à M. Whittier, deux poètes très réalistes qui vous raconteront les misères de l’esclavage, le tumulte démocratique, l’activité affairée des citoyens, les clameurs de Faneuil-Hall ou de Tammany-Hall. Enfin, si vous voulez contempler l’esprit très varié, très bigarré de cette société, examiner ses masques et ses physionomies, vous donner le spectacle de ses vices et de ses vertus, n’ouvrez pas les contes et les romans de M. Hawthorne, analyste subtil, psychologue ingénieux, qui raffine sur la réalité, et choisit avec son talent d’artiste parmi les matériaux que lui offre l’observation. Lisez plutôt les œuvres de M. Cornélius Mathews, où abondent les scènes de la vie politique, de la rue, de la taverne et du bateau à vapeur ; lisez, si vous pouvez, les romans de M. Sylvanus Cobb, mauvais écrivain, mais romancier populaire ; lisez enfin les romans de Mme Fanny Fern, où sont vivement, énergiquement même parfois, accusés les côtés les moins délicats et les plus grossiers de la société des États-Unis, et qui contiennent la peinture la plus brutale que je connaisse de l’égoïsme propre aux races mercantiles, aux classes de condition inférieure et d’éducation incomplète.

Ce ne sont pas seulement certains détails de mœurs que nous révèlent ces romans, ce sont aussi, sous plus d’un rapport, les dispositions intellectuelles, la tournure d’esprit du peuple américain. Ainsi le caractère principal de ces romans, comme d’ailleurs de presque toutes les inventions américaines, c’est de n’avoir rien de romanesque. Vainement ils font appel aux sentimens les plus excessifs, vainement ils remuent toutes les machines mélodramatiques, vainement ils mettent en scène des héroïnes mélancoliques, malheureuses et persécutées : ils ne parviennent pas à atteindre le moins du monde à ce que, faute d’un autre mot, nous appellerons l’attrait du faux, — ce qui est le charme principal du romanesque. Tous ceux qui ont lu Claire d’Albe et Amélie Mansfield par exemple, ou même des livres d’un ordre supérieur et inférieur à ces derniers, les gracieux récits de miss Burney ou les pittoresques et ennuyeux Mystères d’Udolphe, comprendront ce que nous entendons par l’attrait du faux. Le romanesque en effet consiste non pas, comme la poésie, à transfigurer la réalité et à l’entourer de lumière mais à créer des combinaisons impossibles où des sentimens exagérés, puissent se donner libre carrière. Le romanesque ne provient d’aucun sentiment élevé, et il n’a aucune noble source ; il est en guerre avec la logique, il n’a pour ainsi dire pas de confiance dans la sagesse de Dieu ; le jeu des lois naturelles du monde lui déplaît, il ne trouve pas la création encore assez admirable. Il a des exigences bizarres de jolie femme capricieuse, de malsaines illusions d’adolescent, des exagérations passionnées de vieux dandy, un prétentieux jargon tout pétri d’invariables formules sentimentales. Ne trouvant pas que la création de Dieu soit assez belle, il ne trouve pas non plus que le destin soit assez dur : il entasse sur une seule tête des malheurs qui, dans la réalité, suffiraient à cent personnes. Il exagère démesurément la faculté de souffrir ; ses réservoirs de larmes sont inépuisables. Le romanesque a réellement quelque chose d’athée et de matérialiste : d’athée, parce que, ainsi que nous l’avons dit, il n’est pas satisfait de l’œuvre de Dieu, et n’a aucune résignation à la sage action des lois, du monde ; — de matérialiste parce qu’il indique presque toujours un amour exagéré de la vie, une recherche des émotions les plus rares, de celles qui embellissent le mieux l’existence. Ces émotions que les lois de la matière et de l’esprit nous recommandent de n’approcher qu’avec respect, et de ne rechercher que d’une manière légitime, sous peine de rendre condamnables les plus beaux sentimens de la vie, le romanesque les appelle et les poursuit avec avidité. Il est donc la poésie de tous les esprits sans noblesse, — la poésie des multitudes moyennes, des multitudes placées entre les masses populaires et les classes élevées de la société. C’est la poésie de ceux dont les rêves ne dépassent pas les bornes du bonheur terrestre, c’est la poésie de ceux à qui la médiocrité de leur fortune défend certaines aventures, ou certains plaisirs, la poésie de ceux à qui une éducation incomplète a donné une vue incorrecte des choses, de ceux qui ont trop cherché à vivre, qui ont trop vécu, ou qui n’ont pas vécu. Malgré cette fausseté qui lui est inhérente, le romanesque, quand il est naïf et quand il se rencontre chez des êtres naturellement honnêtes, est quelquefois plein de charme ; il est gracieux quand il a sa raison d’être, par exemple dans la première jeunesse, à l’époque où l’âme est sans expérience et dans les existences solitaires, dont il décore la nudité de couleurs et de tableaux mensongers. Dans, d’autres conditions, il cesse d’être inoffensif, et il devient extrêmement dangereux.

Mais, dangereux ou non, cet esprit existe et existera aussi longtemps qu’existeront des classes intermédiaires entre le peuple et les hautes sphères de la société. Le romanesque n’a pas son origine dans la nature, il a son origine dans la société : c’est une surexcitation de l’imagination occasionnée par le spectacle des mouvemens de la vie sociale, du contraste des conditions, des contrastes entre la beauté et la fortune, entre le génie et le malheur ; mais il provient surtout de deux choses que Dieu n’a pas créées, et que la société seule a pu enfanter, d’un tourment d’imagination, d’un besoin d’échapper à sa condition, et enfin d’une situation équivoque dans laquelle se trouvent un moment toutes les classes qui montent, — je veux dire cette situation où l’esprit est déjà trop raffiné pour retomber à la brutalité populaire, trop soumis aux conventions pour retrouver la naïveté naturelle, et pas encore assez élevé pour étendre son regard au-dessus du spectacle de la société. L’esprit romanesque n’a non plus en vue que la société, les avantages sociaux, les aventures qui peuvent sortir de combinaisons sociales. Son horizon se borne là. La littérature écrite pour ces classes moyennes dont nous avons parlé est par conséquent tenue d’être romanesque, et généralement elle s’acquitte convenablement de cette exigence. Le roman lu par une bourgeoise de petite condition, par un employé, par un boutiquier, ne peut sortir d’un certain cercle de peintures ou de rêveries. Tout livre qui veut être populaire doit donc contenir une certaine dose de romanesque, et le roman même, alors qu’il s’adresse à d’autres lecteurs que des lecteurs vulgaires, est tenu, jusqu’à un certain point, de s’astreindre à cette nécessité. Les maîtres connaissaient cette loi et s’y sont conformés : c’est pour plaire à cette classe de lecteurs que Cervantes et Lesage ont entremêlé d’interminables et fades histoires de sentiment leurs pages ironiques ; c’est pour satisfaire à ce besoin d’émotion banale que Richardson a fait répandre des flots de larmes à ses Pamélas et à ses Clarisses. Chez eux toutefois, le romanesque n’est encore qu’un hors-d’œuvre ; la peinture de la réalité, l’expression de la pensée personnelle de l’auteur tiennent la première place. Il est facile de voir que cette classe sociale, pour laquelle l’idéal se présente sous la forme d’une illusion mensongère, est encore peu nombreuse ; mais à mesure que le temps marche et que cette classe prend plus d’extension, la sentimentalité et le romanesque prennent aussi une plus grande importance : ils teignent de leurs couleurs artificielles les productions les plus remarquables de l’esprit, la Nouvelle Héloïse, Werther, Paul et Virginie ; ils s’insinuent dans le drame et la poésie, formes littéraires qui semblaient leur être interdites.

Dans la littérature populaire américaine, le romanesque tient au contraire fort peu de place : il y est gauche, guindé, mal à l’aise. Au fond, le véritable intérêt romanesque de cette littérature consiste dans l’exagération d’un des sentimens les plus honorables du cœur humain, dans l’exagération du sentiment de la vie de famille et du bonheur domestique. Les enfans sont plus beaux encore qu’il n’est dans la nature des enfans de l’être ; leurs petites manières sont plus naïves aussi, leurs jolis traits sont plus angéliques ; la mère a trop de tendresse, le petit cottage est trop enveloppé de soleil. Dans les deux romans qui nous occuperont spécialement, il y a bien quelques histoires de filles séduites ou de douleurs inconsolables, mais en somme c’est le romanesque de la vie de famille qui domine ; tous les sentimens qui y sont exprimés tournent dans le cercle étroit du foyer. En dehors de cette sphère morale, l’auteur a beau faire, la société qu’il a sous les yeux ne lui fournit aucune peinture aimable, aucune aventure, ni aucun personnage d’un intérêt romanesque. La réalité la plus crue et la plus vulgaire s’y étale ; mœurs, caractères, personnages, tout y a un aspect plébéien ; rien n’y parle à l’imagination. Comment donc s’expliquer ce phénomène ? se dit-on après avoir achevé la lecture de ces livres, comme de tous les livres américains en général qui veulent tracer des peintures de la vie. Est-ce donc que les jeunes miss américaines ne désirent rien de mieux que ce qu’elles trouvent dans leurs romans ? Ce public de femmes et de jeunes gens n’a-t-il donc pas des rêves à imposer aux écrivains qui se chargent de l’amuser ? Les rêves qui d’ordinaire tourmentent tous ceux qui sont assis derrière un comptoir ou dans une maison de banque n’existeraient-ils donc pas aux États-Unis, et la pratique Amérique nous offrirait-elle la seule exception à cette loi des sociétés, car l’empire du romanesque sur certaines classes est une loi des sociétés, un phénomène qui se présente infailliblement aussitôt qu’il existe des groupes nombreux dont la vie se compose de beaucoup de travail et d’un peu de loisir ? Or beaucoup de travail et un peu de loisir, c’est la justement la condition à laquelle est soumise la vie américaine. D’ailleurs le romanesque ne domine-t-il pas partout où il y a des marchands fatigués du travail de la journée, et qui demandent à la lecture ce que la vie ne leur donne pas, des jeunes gens pauvres qui gagnent leur existence autrement que par un métier manuel, des jeunes filles à marier dont la richesse ou la pauvreté contrarie les inclinations du cœur ? Ces jeunes gens, ces marchands, ouvrent-ils un livre pour entendre parler encore de la réalité dans laquelle ils vivent ? Il y a là au premier abord une sorte de mystère très facile à pénétrer.

Faut-il faire honneur de l’absence de cet élément littéraire à la pureté des mœurs domestiques, ou bien à l’esprit pratique et calculateur du pays, à cette chasse à l’argent qui dissipe tous les soucis de l’imagination, et apaise si bien et si vite toutes les inquiétudes du cœur ? Sans doute on doit tenir compte de ces deux causes : cependant il ne faudrait pas en exagérer l’action. Ce n’est pas le désir d’émotions qui manque aux Américains ; il n’y a pas au monde de peuple qui demande davantage à s’inoculer la fièvre. Ils ont une inclination très marquée, qui est proche parente de l’esprit romanesque : je veux dire l’amour du luxe et de l’éclat. Partout où vous voyez ce goût se prononcer avec exagération, soyez sûr que les maladies de l’imagination ne sont pas loin. La prodigalité outrée, signe infaillible de la recherche des émotions fiévreuses, s’allie très bien chez les Américains à un travail excessif. Ce n’est donc pas le désir d’émotions qui leur manque, c’est l’occasion, et très heureusement pour eux, elle leur manquera encore longtemps. Je m’explique.

L’esprit romanesque, ainsi que nous l’avons dit, n’est point naturel à l’homme, et il a son origine dans la société ; il naît des impressions que les contrastes de la société produisent si aisément sur les âmes des classes intermédiaires. Ce sont ces contrastes qui n’existent pas dans la société américaine. Les États-Unis sont une société de classes moyennes, divisées en catégories très peu tranchées, et dont les deux plus larges sont les riches et les pauvres. Ce monde de bourgeois et de commerçans n’en rencontre aucun autre qui lui serve de correctif ; pas de monde aristocratique, pas de monde artistique. Si les conditions qui donnent naissance à l’esprit romanesque existent en Amérique, en revanche les conditions qui entretiennent, qui sollicitent et enflamment cet esprit, — la curiosité, l’éblouissement, la fascination, — n’existent pas. Ainsi, pour prendre des exemples, quand, dans l’Egmont de Goethe, Claire badine avec la toison d’or de son amant, nous comprenons tout de suite l’influence qui l’a fait succomber à la séduction : c’est l’impression produite par la condition du comte. Si, au lieu d’aimer Egmont, elle avait aimé tout simplement le brave garçon qu’elle repousse, elle aurait pu être très touchante, très poétique même ; mais elle aurait cessé d’être romanesque, et se serait trouvée dans la position où se trouve forcément toute héroïne américaine. Entrons, en effet dans une maison américaine, dans la maison d’un riche marchand, si vous voulez. Au premier étage, il y a une jeune fille que nous pouvez doter à volonté des charmes les plus angéliques, et en bas, derrière un comptoir, est assis un jeune homme dont l’âme est au premier étage que nous venons de quitter. La jeune fille aura beau être riche, le jeune homme aura beau être pauvre ; leur amour ne sera jamais romanesque, et restera le sentiment le plus naturel du monde. Quand Charles Moor se sépare de sa famille et se fait brigand par désespoir et par besoin, il est romanesque ; mais un Américain qui va chercher fortune dans les prairies de l’ouest ou les mines californiennes, quand bien même il appellerait à son aide toutes les ressources du go ahead, quand bien même il serait le plus grand vaurien de l’Union, qu’il aurait tué quelques sauvages et pris part à des milliers de rixes de tavernes, — cet Américain ne sera jamais un héros de roman. Pauvres ou riches, gens à la mode ou gens non fashionables appartiennent tous à la même condition ; il n’y a pas entre eux d’autre différence que celle qui existe entre deux habits d’étoffes diverses et de même coupe.

Il y a encore une autre raison, et c’est peut-être la plus considérable. Si vous voulez connaître l’importance du romanesque dans une société, demandez d’abord à quel degré de raffinement le vice est arrivé dans cette société. La vertu, comme toutes les belles choses, est poétique et non romanesque ; mais le vice est romanesque. Seulement il a besoin, pour atteindre à sa perfection, d’une éducation très lente, d’un travail de perfectionnement très opiniâtre, qui sont impossibles. Dans les sociétés encore près de leur origine. Quand il s’est ainsi bien perfectionné, qu’il a perdu sa brutalité, qu’il n’a plus ses allures sanglantes et criminelles, il devient un objet d’admiration et d’envie. On crée des mots nouveaux pour baptiser les différentes formes sous lesquelles il se présente, car le vice, en se perfectionnant, devient un merveilleux Protée. Quand une fois il a troublé le jugement des sociétés au point qu’elles n’osent plus le condamner, il crée les illusions les plus singulières et machine les catastrophes les plus inattendues. Très peu d’âmes sont exemptes de ses atteintes. On voit les hommes les plus braves devenir lâches devant la plus indigne passion ; on voit des familles illustres ruinées pour un désir ou une fantaisie bizarre, et des hommes d’honneur qui souscrivent aux plus étranges compromis. Ce romanesque est, à proprement parler, le nôtre, celui de la société française contemporaine, comme le romanesque qui naît du contraste des classes était celui de l’ancien régime. Les Américains, heureusement pour eux, ne sont en situation d’avoir aucun des deux, et c’est là ce qui explique pourquoi le romanesque de l’une et l’autre espèce est absent de leurs livres, et pourquoi, lorsqu’il s’y rencontre, il y fait si mauvaise figure.

Tous ceux qui ont lu un roman de mœurs américain ont pu remarquer ce trait, assez curieux pour mériter d’être relevé et noté ; Tant qu’ils reposent sur la vie ordinaire et qu’ils se contentent de reproduire les scènes familières, ces récits sont pleins d’intérêt ; mais quand hauteur lance sa barque sur la mer du sentiment et de l’aventure, il chavire et se noie infailliblement. Pleins de grâce et même de raffinement lorsqu’ils expriment les affections de la vie de famille, les romanciers américains sont gauches et maladroits lors qu’ils essaient d’exprimer d’autres passions. Leurs personnages sont condamnés à être vrais et simples, et si par malheur ils ont une autre prétention, quelque défaut de tact et de mesure se charge bien vite de dénoncer le héros qui s’est échappé de la vie ordinaire, de la réalité, pour se faufiler dans les domaines interdits du mensonge aimable. Cet empire de la réalité sur l’imagination américaine, cette impuissance d’échapper à la vie ordinaire, à la vie de ménage et de comptoir, même dans la fiction, accusent une situation toute particulière, une complète égalité, des nuances sociales peu tranchées, des mœurs laborieuses et encore pures, et indiquent une société très démocratique, très plébéienne, qui n’a pas encore réussi à donner du charme à ce qui ne devrait jamais en avoir, si les lois morales étaient pratiquées. Ce que nous appelons le monde n’y apparaît pas encore sous une forme originale et avec une corruption sui generis, et quoi que la société américaine fasse grand fracas de ce qu’elle appelle la vie fashionable, tout son essor d’imagination se borne à des mobiliers somptueux, à des courses en voitures, à des promenades aux petites villes à la mode, à des routs, genre de réunion qui rappelle les habitudes du meeting et de la place publique, et qui éloigne autant que possible l’idée de plaisir, de société élégante et romanesque. Ce n’est donc pas ce charme qui provient à demi des dérèglemens de l’imagination qu’il faut demander aux romans américains, et si nous nous sommes longuement étendu sur ce sujet, c’est qu’il est très caractéristique de l’état moral de l’Amérique.

Ce n’est certes pas la bonne volonté cependant qui fait défaut à ses romanciers : ils accumulent les incidens, les surprises, les catastrophes, et ils ne réussissent pas à émouvoir. Ce dandy, que l’auteur nous présente comme un type de séduction, laisse percer sans y prendre garde le fils du marchand ; nous savons que ce somptueux propriétaire est un fermier qui a prospéré ; ce couple élégant qui fait les délices de Saratoga ou de Niagara, ce sont deux riches tapissiers dont on pourrait donner l’adresse. Tous ces personnages vivent ou ont vécu de leur travail, et si par malheur ils poussaient trop loin leurs prétentions, ils courraient risque de devenir des caricatures. C’est ce qui arrive aux personnages de Mlle Fanny Fern. Voici deux femmes qui cherchent à être à la mode dans telle petite ville de l’Union, mistress Howe et mistress Flynn si vous voulez, et qui déchirent leur prochain à belles dents. Toutes deux n’ont pas de cœur, mais elles n’ont pas l’esprit qu’il faut pour acquérir le droit de n’avoir pas de cœur : esprit très difficile à former et très rare. Mistress Howe est très riche, mais ses voisins se rappellent encore la boutique de lingère, alors qu’elle s’appelait miss Dolly, et qu’elle n’était pas devenue l’épouse d’un marchand de chaussures dont elle a conquis le cœur. Quant à mistress Flynn, malgré ses dentelles, ses fourrures et ses mouchoirs aux broderies extravagantes, sa richesse est d’origine toute récente et très vulgaire ; tel de ses cousins est domestique, tel autre est colporteur. Partout se sentent les tâtonnemens d’une société en train de se former, ainsi que les vulgarités d’une vie laborieuse et plébéienne. L’auteur décrit de la manière la plus romanesque un couple de beaux vieillards, et lorsqu’il vous fait part du motif de leur bonheur, vous tombez sur une histoire, peu séduisante d’ivrogne converti par les soins vigilans de sa femme. Plus loin, il raconte l’histoire d’une femme persécutée par son mari, vieux thème de tant de récits larmoyans, et qui a fait mouiller tant de mouchoirs ; mais ce mari est en vérité un triste persécuteur : il fouille les poches, ouvre les tiroirs, décacheté les lettres, rit lorsque sa femme s’écorche le pied ou se coupe le doigt, et il lui tend des pièges que le plus mal élevé des Iagos de mélodrame rougirait d’employer. Oh ! que les Américains sont plus sympathiques, lorsqu’au lieu de se présenter sous ces formes factices et déplaisantes, lorsqu’au lieu d’être des contrefaçons maladroites de la vie mondaine, ils se présentent tels qu’ils sont, franchement plébéiens, fermiers et marchands, et que la tête haute ils parlent leur langage biblique et examinent leurs livres de comptes, assis dans un intérieur comfortable, tout brillant d’ordre et de belle tenue !

La réalité que décrit Mme Fern est infiniment plus intéressante que ses tentatives d’invention. Elle n’a, dirait-on, observé qu’un seul côté de la société américaine ; mais celui-là, elle le décrit avec une colère toute particulière. Les égoïstes, voilà ses héros, des égoïstes d’un ordre particulier, méticuleux, grippe-sous, hargneux, méchans par sottise et absence d’éducation. L’égoïsme qu’elle met en scène, c’est l’égoïsme propre aux petits parvenus, aux gens qui sont placés sur la limite de deux conditions, qui hier vivaient de leur travail, qui ne sont plus des pauvres, qui ne sont pas encore des riches, ou qui ne savent pas l’être. Ils sont trop près de la pauvreté pour ne pas la redouter, et ils se livrent à des excès de lésinerie repoussante ; ils comptent les croûtes de pain qui auraient pu être épargnées, mettent sous clé une allumette, et hochent la tête en signe de mauvais présage, lorsque la bru achète un nouvel objet de toilette, ou que le gendre se passe une fantaisie de luxe innocent. D’un autre côté, leur richesse est trop récente pour qu’ils ne la savourent pas jusqu’à la lie, si l’on peut ainsi parler ; enfans, parens, amis, ils écartent avec soin tout ce qui pourrait troubler leur repos. Cette classe, naturellement très nombreuse en Amérique comme dans toute société en voie de formation, a cependant, toute repoussante qu’elle soit, sa raison d’être : elle marque une transition, le passage d’un état social à un autre ; c’est la chrysalide qui ne garde plus trace de sa forme, première, et qui ne laisse rien deviner de la forme future qu’elle doit revêtir. Dans cette transition d’une classe à l’autre, les vertus qui sont propres à chacune s’effacent. Il ne reste plus rien de la bonhomie populaire. L’esprit d’ordre qui a élevé cette première assise de la fortune devient, son œuvre une fois faite, un esprit d’avarice et de sordide économie. Le désir d’une meilleure condition qui avait stimulé le travail, fait place à une grossière satisfaction sensuelle. Enfin les hommes qui se trouvent dans cette situation équivoque n’ont en aucune façon le sentiment de l’œuvre qu’ils ont accomplie, et ne comprennent pas qu’on veuille faire autrement qu’eux. Volontiers ils feraient rouler à chaque génération le même rocher de Sisyphe.

Ruth Ellett, devenue mistress Hall, est une des victimes de cet égoïsme. Le père et la mère de son mari, tout fiers d’avoir gagné leur fortune à la sueur de leur front, ont toutes les exigences bizarres des parvenus. La première qualité qu’ils demandent à leur bru, c’est de pouvoir économiser un domestique. Pourquoi pas ? Ils se sont bien servis eux-mêmes pendant toute leur vie. « Les jeunes gens aujourd’hui semblent penser que l’argent doit tomber à flots ; c’est une erreur : sou par sou, nous avons gagné notre fortune ; c’est ainsi qu’il vous faudra faire. Savez-vous repasser, Ruth ? savez-vous faire le pain, j’entends le pain à l’ancienne mode, et non pas vos pains fashionables d’aujourd’hui ? » Ruth, qui s’est mariée en sortant de pension, ne sait rien faire de tout cela. Sa belle-mère se chargera de lui enseigner les convenances. Par exemple pourquoi Ruth a-t-elle les cheveux bouclés ? Cela vraiment est trop frivole ; il faut les lisser. La vieille dame ne comprend pas pourquoi on va à la promenade sous prétexte de prendre l’air. « Il n’y a rien comme un balai et un plumeau pour faire circuler le sang. Essayez-en, Ruth. » Qu’on ne lui parle pas de prendre une nouvelle servante, sous prétexte que les soins à donner aux enfans emploient une partie de la journée. « Ces servantes mangent comme des boas constrictors, et elles vous dépensent du savon et de l’huile à profusion : c’est matière à considération. Henri n’aurait jamais pensé à cela, si vous ne lui aviez pas mis dans la tête un tas d’idées folies ! Vous devriez avoir le bon sens de l’arrêter, lorsqu’il vous propose de telles extravagances ; mais il y a des gens qui n’ont pas de bon sens. » Cette honnête dame et son époux, petit médecin de campagne, qui a ramassé, ainsi qu’il s’en vante, leur aisance sou par sou, résument à peu près en eux tous les vices de l’égoïsme des petits parvenus, faquins, importuns, médisans par bêtise, ils sont plus dangereux que ne le serait un ennemi acharné. Ils ont en outre les vices mesquins qu’engendrent les habitudes puritaines et la vie de famille trop resserrée lorsque l’éducation n’a pas été complète et que la vie a été difficile et maussade ; ils ne comprennent aucun mouvement naturel, aucune action naïve. Ruth a l’habitude d’aller, dans les champs qui entourent sa maison de campagne cueillir des fleurs sauvages, des herbes et de la verdure ; elle y va sans honte et la tête nue ! Dernièrement le ministre est venu pendant qu’elle était sortie ; au bout d’une demi-heure, elle est rentrée, son tablier plein de fleurs, son bonnet mal attaché autour du cou. Tant mieux ! pensa le beau-père ; une fois dans sa vie elle sera foncée de rougir. Eh bien ! non ; en apercevant le ministre, elle est partie d’un grand éclat de rire, s’est fait un éventail d’une large branche d’arbre, et s’est assise avec une aisance impudente. Cette sottise d’esprit de ce couple incroyable n’épargne pas même le bonheur ou la douleur de ses enfans. Si Henri est affectueux envers sa femme, les beaux-pères hochent la tête et soupirent tristement. Le croup enlève-t-il leur petite » fille, ils en sont presque réjouis ! « Dieu envoie les afflictions nécessaires, disent-ils ; c’est la mère qui est la cause de la mort de son enfant ; elle s’obstinait à le soigner elle-même. » Le mari meurt ; les visiteurs plaignent le sort de la veuve ; les deux époux s’aimaient beaucoup, paraissait-il. Les deux vieillards se jettent un regard d’intelligence : « — Tout ce qui brille n’est pas or ; il y a bien des douleurs qui ne sont connues que de Dieu ; mon opinion est que notre fils est mort à propos et qu’il avait assez des épreuves de la vie. » Ces deux personnages sont très bien observés, et ils se rencontrent dans tous les pays du monde ; mais aux vices qui les caractérisent partout, ils unissent ici les vices propres à l’Amérique, de petites hypocrisies, de petites duretés, de petites callosités du cœur, qui ne peuvent être engendrées que par une éducation spéciale, et qui sont comme les infirmités contractées à la suite d’une vie trop étroite et d’habitudes puritaines non corrigées par l’éducation.

La famille de Ruth ne vaut guère mieux que la famille de son mari : l’égoïsme est son vice dominant, mais il a une autre cause. Ce n’est plus l’égoïsme bavard, tracassier, importun, des époux Hall ; c’est l’égoïsme silencieux et froid qui vient de la sécheresse complète du cœur et des fatuités de la vie élégante. Les époux Hall peuvent bien laisser leur bru mourir de faim, mais ils auraient recueilli au moins leur fils sous leur toit, tandis que M. Ellett et son fils se détournent de Ruth aussitôt qu’elle est frappée par le malheur. M. Ellett n’a pas trop de son avoir pour vivre ; comment pourrait-il venir en aide à sa fille ? Hyacinthe, son frère, est un homme à la mode, un dandy ; il vient de se marier à une femme riche et élégante ; il n’oserait continuer à regarder Ruth comme sa sœur. Qu’elle travaille, mais qu’elle choisisse son genre de travail, qu’elle ne le fasse pas rougir ! Rien n’est curieux comme la conversation de M. Ellett et des époux Hall après la mort du mari de Ruth ; chacun d’eux se renvoie le soin de veiller sur la mère et sur ses deux enfans. « Ruth est votre fille, dit M. Hall. — Henri était votre fils, répond M. Ellett. — Le monde parlera mal de nous cependant si nous ne venons pas en aide à Ruth, il parle déjà ; hier deux membres influens de l’église causaient de cette affaire entre eux. Nous sommes tous deux membres d’une église qui, ainsi que vous le savez, se mêle, très impertinemment du reste à mon sens, des affaires de famille. Aimeriez-vous à être réprimandé publiquement ? » Bref, le vieux docteur l’emporte en générosité sur M. Ellett. Il consent à donner une petite pension, si M. Ellett veut de son côté faire le même sacrifice.

Ces deux honorables familles s’accordent donc à recommander à Ruth la ressource du travail. Ruth cherche en vain de l’emploi ; elle ne rencontre qu’humiliations. Ces personnes qui ont connu de meilleurs jours, fait observer une dame à laquelle Ruth s’est adressée, sont des ouvrières médiocres et qu’il faut payer très cher. On n’ose jamais marchander sur les prix ; il vaut mieux ne pas les employer. Un jour, deux anciennes amies de Ruth s’arrêtent en hésitant à la porte du pauvre boarding-house où elle loge ; lui rendront-elles visite, oui ou non ? Mais quelle odeur de choux s’échappe de cette maison ! décidément elles n’entreront pas. Cependant la plus sensible des deux a un scrupule, et s’éloigne avec un léger regret. « Aussi pourquoi ses parens ne viennent-ils pas à son aide, au moins jusqu’à ce qu’elle puisse suffire à ses besoins ? Son dernier enfant est encore au maillot. — Cela, c’est leur affaire, répond sentencieusement la seconde dame ; Hyacinthe vient de se marier à une femme riche, et il ne peut descendre de son rang au point d’avoir maintenant des relations avec Ruth. Vous ne pouvez le blâmer. » Les deux époux Hall ne cessent pas leurs vexations, et, selon leur habitude, n’épargnent pas même le malheur. Ils font réclamer à Ruth les hardes de son mari, et Ruth se sépare de tous ses derniers souvenirs de bonheur. Repoussée par toute cette société sans entrailles, qui n’a de pitié que pour les heureux, et dont le moi, le nombre un (number one), pour parler l’argot de l’égoïsme américain, est le dieu, Ruth essaie de se faire recevoir maîtresse d’école. Elle a des parens et des connaissances parmi les membres du comité d’instruction primaire, il ne leur en coûtera pas un dollar. Ce sont eux précisément qui votent contre elle ; ils oseraient s’intéresser à une personne malheureuse de leur famille, quel excès d’audace ! Cependant, comme malgré tout il faut vivre, la malheureuse femme tend la main à son père, qui de temps à autre y jette un dollar en grognant. Un jour, Ruth envoie sa petite fille chercher la modique, mais précieuse aumône. — Eh bien ! c’est encore vous ! dit le grand-père en fronçant le sourcil ; vous venez encore chercher de l’argent : croyez-vous donc que grand-père soit fait d’argent ? On doit le gagner, l’argent ; ne le savez-vous pas ? J’ai travaillé dur pour gagner le mien. Qu’avez-vous fait pour gagner celui-là ? — Rien, monsieur, répondit Katy les yeux baissés en tordant le coin de son tablier et en faisant tous ses efforts pour s’empêcher de pleurer. — Pourquoi votre mère ne travaille-t-elle pas et ne gagne-t-elle pas quelque chose ? — Elle ne trouve pas d’ouvrage ; elle cherche cependant beaucoup, grand-papa. — Eh bien ! dites-lui de continuer à chercher, et vous, il faut vous dépêcher de devenir grande pour gagner quelque chose aussi. L’argent ne pousse pas sur les arbres et sur les buissons, vous devez le savoir. Pourquoi votre mère n’est-elle pas venue elle-même ? — Elle est malade. — Il me semble qu’elle est toujours malade… Bien, voilà un dollar, dit le grand-père en regardant la pièce avec affection avant de s’en séparer. Si vous y allez de ce train, vous me prendrez tout mon argent. Croyez-vous que ce soit bien de me prendre tout mon argent ? Rappelez-vous que vous et votre mère vous devez gagner quelque chose, entendez-vous… ? » Toutes les scènes où cet égoïsme mesquin de la bourgeoisie parvenue est décrit ont un cachet de réalité tout particulier, et respirent un parfum de vieux cuivre vert-de-grisé ; aucune des bassesses du cœur n’est omise ; c’est un daguerréotype d’une exactitude impitoyable et repoussante que nos réalistes contemporains pourraient envier.

Un autre type fort curieux d’égoïste, c’est la tante Dolly du roman de Rose Clark. Dans cette société américaine, les contrastes, ainsi que nous l’avons dit, n’abondent guère ; mais il en est deux qui ne peuvent manquer de s’y rencontrer, le contraste du riche et du pauvre, et le contraste naturel de l’âme naturellement bien douée et de l’âme vulgaire. La tante Dolly est une âme vulgaire, et elle a pour ceux qui ne lui ressemblent pas la haine la plus profonde. Ce contraste, qui est très peu apparent dans les sociétés compliquées où l’éducation et l’habitude du monde ont marqué de leur empreinte uniforme tous les caractères, frappe à première vue dans les familles populaires, où la liberté de la nature n’est contrariée en rien. La tante Dolly, personne acariâtre, âpre au gain, avare, n’avait jamais aimé sa sœur, personne recueillie, pieuse, et avide de connaissances intellectuelles. Après la mort de sa sœur, elle se hâta de placer sa nièce à l’hôpital des orphelins, jusqu’à ce qu’elle fût assez grande pour se suffire à elle-même. Les gens parlaient parce qu’elle ne prenait pas soin de la petite fille. Est-ce que cela la regardait ? Il y a des personnes qui meurent toujours au moment où elles sont nécessaires. Pourquoi sa sœur s’est-elle avisée de mourir à contre-temps ? Si elle avait bien voulu vivre encore un an ou deux, la petite fille aurait été assez grande pour travailler et pour gagner soin pain et son beurre. Dolly sait le prix de l’argent, il lui a coûté dur à gagner. Quand la petite Rose fut devenue grande, la tante Dolly alla la réclamer à l’asile des orphelins. Sa beauté lui déplut tout d’abord, ainsi que sa douceur. — Juste comme sa mère, elle ne sera bonne à rien. — Installée avec cette affabilité dans la maison de sa tante, Rose y remplit de son mieux les fonctions de domestique, et ne recueille pour sa peine que des injures et des coups. Elle ne gagne pas ce qu’elle mange, elle est trop souvent malade ; elle manifeste le désir d’aller à l’école : c’est tout le portrait de sa mère. Quand les voisins l’admirent en passant et complimentent Rose sur sa beauté, Dolly fait passer Rose sur le derrière de la maison, et la tient confinée jusqu’à ce que le souvenir de cette admiration ait eu le temps de s’effacer. Le ministre de la paroisse, M. Clifton, qui a été frappé de sa beauté et de sa bonne tenue à l’église, vient la réclamer pour son école gratuite, et l’invite à venir jouer avec ses enfans ; mais tante Dolly n’a garde de lâcher sa proie. Si elle allait à l’école, qui paierait son pain et son beurre ? Elle deviendrait fière et se mettrait dans la tête toute sorte d’idées et de prétentions ; d’ailleurs elle gagnerait tous les cœurs par son affabilité, et c’est ce que la bonne tante ne peut souffrir à aucun prix. Entourée de tant de tendresse la jeune fille devient la proie du premier séducteur qui se présente, et alors la tante Dolly, devenue enfin la riche Mme Howe, ayant pour la première fois un motif sérieux de plainte, n’a garde de laisser échapper une si belle occasion : de mal faire.. Elle relègue Rose et son enfant au grenier, les sépare du reste de sa famille comme des membres gangrenés, tire hermétiquement les rideaux pour empêcher les regards curieux des voisins de pénétrer le mystère. Malheureusement, ce caractère de la tante Dolly, qui pendant la première partie du roman est très bien dessiné et d’après nature, devient, dans la seconde : partie une caricature ridicule et monstrueuse. Sa méchanceté et sa tyrannie, qui proviennent simplement, de sa grossièreté naturelle, son avarice et son égoïsme, qui sont les vices des mercenaires ne s’accordent pas avec les prétentions que lui prête l’auteur.

Mistress Markham, la directrice de l’asile des orphelins, où Rose, a été élevée, mérite aussi une mention honorable. Il n’y a pas de mère plus tendre, de personne aussi sensible que mistress Markham, lorsqu’elle se trouve en présence du comité de direction, ou qu’elle prend congé des enfans qu’ont vient réclamer. En public, elle a toujours le mouchoir à la main ; dans l’exercice de ses fonctions, c’est un tyran. — Timmins, apportez-moi des ciseaux, afin que je coupe cette chevelure. C’est étonnant comme ces enfans de mendians ont de beaux cheveux ! — C’est par ces mots affables qu’elle salua l’arrivée de Rose. Maltraités, mal nourris, les enfans confiés à ses soins devenaient chétifs et malingres, ce qui fournissait invariablement aux membres du comité l’occasion de faire à chacune de leurs visites cette remarque physiologique, que les enfans des classes pauvres tenaient de l’inconduite de leurs parens une faible constitution. Mistress Markham avait fait son profit de cette remarque, et toutes les fois qu’un enfant tombait malade, elle ne s’inquiétait point de le guérir, parce que, selon l’observation du comité, ces enfans ont en eux le germe de toutes les maladies. Cette mistress Markham est une digne sœur de certains héros et héroïnes de Charles Dickens.

Lorsque Mme Fern se contente de poursuivre ce vice de l’égoïsme et de la dureté, sa plume est excellente ; mais lorsqu’elle renonce à peindre crûment et brutalement, lorsqu’elle veut raffiner, faire appel aux beaux sentimens et aux inventions distinguées, prétention fréquente chez elle, elle tombe dans les exagérations les plus risibles et dans le romanesque le plus ennuyeux. Les beaux amoureux, les rencontres imprévues, les héroïnes désabusées, les consolateurs à la bouche pleine d’homélies pieuses, encombrent fort inutilement ces récits, et y alternent assez malencontreusement avec les autres personnages, qui sont les vrais héros de Mme Fern. Rien n’est plus faux que le monde imaginaire auquel elle veut nous intéresser ; en revanche, il est vrai, le monde réel qu’elle veut nous faire haïr frappe fautant plus qu’il est entouré de mensonges moins séduisans. Il est très facile, en lisant ces romans de distinguer les pages qui relèvent de l’observation de l’auteur et celles qui relèvent de son imagination. Le romanesque décidément va mal aux Américains, let ils feront bien d’y renoncer.

Néanmoins cette invasion du romanesque dans la littérature américaine est un symptôme qu’il est bon de noter en passant, et qui est tout à fait récent. Le roman de mœurs, le roman qui s’attache à peindre la vie sédentaire, domestique, est de très fraîche date en Amérique, et ce n’est que dans ces dernières années qu’il a fait son apparition. Jusque-là, les écrivains cherchaient ailleurs que dans la vie ordinaire des sources d’inspiration, ils s’inspiraient des légendes nationales ou des traditions indiennes, ils s’attachaient à suivre les pas du colon à travers les forêts primitives et racontaient la vie d’aventures des pionniers ou des chasseurs trafiquans de fourrures ; ils s’a musaient curieusement, et avec un plaisir de dilettante, à ciseler quelque conte du moyen âge, quelque ingénieuse fable mauresque ou anglaise, ou bien ils se plaçaient hardiment en dehors de la réalité ; ils créaient un monde à part, qui n’avait rien de commun avec le monde dans lequel ils vivaient, un monde de cas de conscience, comme M. Hawthorne, ou un monde de formules mathématiques, de ballons et de cornues chimiques, comme M. Poë. Et ils agissaient sagement, si l’on veut se placer à un point de vue exclusivement littéraire ; mais à un autre point de vue l’extension croissante du roman de mœurs et de la littérature populaire explique les changemens qui sont en train de s’opérer dans la grande république aussi bien et mieux que le recensement officiel. La population s’est augmentée dans des proportions extraordinaires, la vie des villes a pris une importance qu’elle n’avait pas autrefois ; les fils des fermiers ont déserté le champ de leurs pères, et sont devenus des bourgeois et des marchands ; il y a plus de jeunes filles oisives et de demi-désœuvrées qu’autrefois. Tout ce monde de la caisse et du ballot veut être amusé, voilà tout, et il n’a pas besoin pour l’être d’inventions très délicates ; les plus vulgaires, pourvu qu’elles soient extravagantes, lui suffiront… De là les efforts des auteurs américains pour introduire le romanesque dans leurs compositions. Ces tentatives indiquent, non pas que la vie américaine offre des ressources romanesques, mais que certaines classes de la population se sont démesurément accrues. C’est un fait beau coup plus historique que littéraire que dénoncent cette foule de romans, — Ruth Hall, Rose Clark, le Veilleur de Nuit, Splendeur et Misère, — qui se succèdent depuis quelques années. Les populations urbaines augmentent et prennent le pas sur les populations rustiques, et ces populations demandent leur littérature, qui est toujours d’un ordre peu élevé et d’un goût équivoque. Quant au romanesque, dont cette littérature ne peut se passer, il est encore inoffensif et maussade ; il n’atteindra le charme littéraire qui lui est propre que lorsqu’un certain nombre de générations auront demandé à la vie les émotions banales qu’elles demandent aux pages imprimées, lors qu’une certaine corruption sera née, lorsque cette innombrable classe moyenne américaine, aujourd’hui dominante et sans contre-poids, aura autour d’elle des contrastes et des différences. Heureusement pour l’Amérique, cet état moral se fera attendre longtemps.


EMILE MONTEGUT.