Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/Le Saule

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Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 176-202).


LE SAULE


FRAGMENT


I


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il se fit tout à coup le plus profond silence,

Quand Georgina Smolen se leva pour chanter.
Miss Smolen est très-pâle. — Elle arrive de France,
Et regrette le sol qu’elle vient de quitter.
On dit qu’elle a seize ans. — Elle est Américaine ;
Mais dans ce beau pays dont elle parle à peine,
Jamais deux yeux plus doux n’ont du ciel le plus pur
Sondé la profondeur et réfléchi l’azur.
Faible et toujours souffrante, ainsi qu’un diadème
Elle laisse à demi, sur son front orgueilleux,
En longues tresses d’or tomber ses blonds cheveux,
Elle est de ces beautés dont on dit qu’on les aime
Moins qu’on ne les admire ; — un noble, un chaste cœur ; —
La volupté, pour mère, y trouva la pudeur.
Bien que sa voix soit douce, elle a sur le visage,
Dans les gestes, l’abord, et jusque dans ses pas,
Un signe de hauteur qui repousse l’hommage,
Soit tristesse ou dédain, mais qui ne blesse pas.

Dans un âge rempli de crainte et d’espérance,
Elle a déjà connu la triste indifférence,
Cette fille du temps. — Qui pourrait cependant
Se lasser d’admirer ce front triste et charmant
Dont l’aspect seul éloigne et guérit toute peine ?
Tant sont puissants, hélas ! sur la misère humaine
Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur,
Jeunesse de visage et jeunesse de cœur !
Chose étrange à penser, il paraît difficile
Au regard le plus dur et le plus immobile
De soutenir le sien. — Pourquoi ? Qui le dira ?
C’est un mystère encor. — De ce regard céleste
L’atteinte, allant au cœur, est sans doute funeste,
Et devra coûter cher à qui la recevra.

Miss Smolen commença ; — l’on ne voyait plus qu’elle.
On connaît ce regard qu’on veut en vain cacher,
Si prompt, si dédaigneux, quand une femme est belle !…
Mais elle ne parut le fuir ni le chercher.

Elle chanta cet air qu’une fièvre brûlante
Arrache, comme un triste et profond souvenir,
D’un cœur plein de jeunesse et qui se sent mourir ;
Cet air qu’en s’endormant Desdemona tremblante,
Posant sur son chevet son front chargé d’ennuis,
Comme un dernier sanglot soupire au sein des nuits.

D’abord ses accents purs, empreints d’une tristesse
Qu’on ne peut définir, ne semblèrent montrer
Qu’une faible langueur, et cette douce ivresse
Où la bouche sourit et les yeux vont pleurer.
Ainsi qu’un voyageur couché dans sa nacelle,
Qui se laisse au hasard emporter au courant,

Qui ne sait si la rive est perfide ou fidèle,
Si le fleuve à la fin devient lac ou torrent ;
Ainsi la jeune fille, écoutant sa pensée,
Sans crainte, sans effort, et par sa voix bercée,
Sur les flots enchantés du fleuve harmonieux
S’éloignait du rivage en regardant les cieux…

Quel charme elle exerçait ! Comme tous les visages
S’animaient tout à coup d’un regard de ses yeux !
Car, hélas ! que ce soit, la nuit dans les orages,
Un jeune rossignol pleurant au fond des bois,
Que ce soit l’archet d’or, la harpe éolienne,
Un céleste soupir, une souffrance humaine,
Quel est l’homme, aux accents d’une mourante voix,
Qui, lorsque pour entendre il a baissé la tête,
Ne trouve dans son cœur, même au sein d’une fête,
Quelque larme à verser, — quelque doux souvenir
Qui s’allait effacer et qu’il sent revenir ?

Déjà le jour s’enfuit, — le vent souffle, — silence !
La terreur brise, étend, précipite les sons.
Sous les brouillards du soir le meurtrier s’avance,
Invisible combat de l’homme et des démons !
À l’action, Iago ! Cassio meurt sur la place.
Est-ce un pêcheur qui chante, est-ce le vent qui passe ?
Écoute, moribonde ! Il n’est pire douleur
Qu’un souvenir heureux dans les jours de malheur.

Mais, lorsqu’au dernier chant la redoutable flamme
Pour la troisième fois vient repasser sur l’âme
Déjà prête à se fondre, et que dans sa frayeur
Elle presse en criant sa harpe sur son cœur…
La jeune fille alors sentit que son génie

Lui demandait des sons que la terre n’a pas ;
Soulevant par sanglots des torrents d’harmonie,
Mourante, elle oubliait l’instrument dans ses bras.
Ô Dieu ! mourir ainsi jeune et pleine de vie…
Mais tout avait cessé, le charme et les terreurs,
Et la femme en tombant ne trouva que des pleurs.

Pleure, le ciel te voit ! — pleure, fille adorée !
Laisse une douce larme au bord de tes yeux bleus
Briller, en s’écoulant, comme une étoile aux cieux !
Bien des infortunés dont la cendre est pleurée
Ne demandaient pour vivre et pour bénir leurs maux
Qu’une larme — une seule — et de deux yeux moins beaux !

Échappant aux regards de la foule empressée,
Miss Smolen s’éloignait, la rougeur sur le front ;
Sur le bord du balcon elle resta penchée.

Oh ! qui l’a bien connu, ce mouvement profond,
Ce charme irrésistible, intime, auquel se livre
Un cœur dans ces moments de lui-même surpris,
Qu’aux premiers battements un doux mystère enivre,
Jeune fleur qui s’entr’ouvre à la fraîcheur des nuits !
Fille de la douleur, harmonie ! harmonie !
Langue que pour l’amour inventa le génie !
Qui nous vins d’Italie, et qui lui vins des cieux ;
Douce langue du cœur, la seule où la pensée,
Cette vierge craintive et d’une ombre offensée,
Passe en gardant son voile, et sans craindre les yeux !
Qui sait ce qu’un enfant peut entendre et peut dire
Dans les soupirs divins nés de l’air qu’il respire,
Tristes comme son cœur, et doux comme sa voix ?
On surprend un regard, une larme qui coule ;

Le reste est un mystère ignoré de la foule,
Comme celui des flots, de la nuit et des bois !…

Oh ! quand tout a tremblé, quand l’âme tout entière
Sous le démon divin se sent encor frémir,
Pareille à l’instrument qui ne peut plus se taire,
Et qui d’avoir chanté semble longtemps gémir…
Et quand la faible enfant, que son délire entraîne,
Mais qui ne sait d’amour qui ce qu’elle en rêva,
Vient à lever les yeux… la belle Américaine,
Qui dérobait les siens, enfin les souleva.

Sur qui ? — Bien des regards, ainsi qu’on peut le croire,
Comme un regard de reine avaient cherché le sien,
Que de fronts orgueilleux qui s’en seraient fait gloire !
Sur qui donc ? — Pauvre enfant, le savait-elle bien ?

Ce fut sur un jeune homme à l’œil dur et sévère,
Qui la voyait venir et ne la cherchait pas ;
Qui, lorsqu’elle emportait une assemblée entière,
N’avait pas dit un mot, ni fait vers elle un pas.
Il était seul, debout : — un étrange sourire ; —
Sous de longs cheveux blonds des traits efféminés ; —
À ceux qui l’observaient son regard semblait dire :
On ne vous croira pas si vous me devinez.
Son costume annonçait un fils de l’Angleterre ;
Il est, dit-on, d’Oxford. — Né dans l’adversité,
Il habite le toit que lui laissa son père,
Et prouve un noble sang par l’hospitalité.
Il se nomme Tiburce.

Il se nomme Tiburce.On dit que la nature
A mis dans sa parole un charme singulier,

Mais surtout dans ses chants, — que sa voix triste et pure
A des sons pénétrants qu’on ne peut oublier.
Mais, à compter du jour où mourut son vieux père,
Quoi qu’on fît pour l’entendre, il n’a jamais chanté.

D’où la connaissait-il ? ou quel secret mystère
Tient sur cet étranger son regard arrêté ?
Quel souvenir ainsi les met d’intelligence ?
S’il la connaît, pourquoi ce bizarre silence ?
S’il ne la connaît pas, pourquoi cette rougeur ?
On ne sait. — Mais son œil rencontra l’œil timide
De la vierge tremblante, et le sien plus rapide
Sembla comme une flèche aller chercher le cœur.
Ce ne fut qu’un éclair. L’invisible étincelle
Avait jailli de l’âme, et Dieu seul l’avait vu !
Alors, baissant la tête, il s’avança vers elle,
Et lui dit : « M’aimes-tu, Georgette, m’aimes-tu ? »


II


Tandis que le soleil s’abaisse à l’horizon,
Tiburce semble attendre, au seuil de sa maison,
L’heure où dans l’Océan l’astre va disparaître.
À travers les vitraux de la sombre fenêtre,
Les dernières lueurs d’un beau jour qui s’enfuit
Percent encor de loin le voile de la nuit.

Deux puissants destructeurs ont marqué leur présence
Dans le manoir désert du pauvre étudiant :
Le temps et le malheur. — Tu gardes le silence,
Vieux séjour des guerriers, autrefois si bruyant !

Dans les longs corridors qui se perdent dans l’ombre,
Où de tristes échos répètent chaque pas,
Se mêlaient autrefois des serviteurs sans nombre…
La coupe des festins égaya les repas.

Une lampe, qu’au loin on aperçoit à peine,
Prouve que de ces murs un seul est habité.
Ainsi tombe et périt le féodal domaine ;
Ici la solitude, — ici la pauvreté.
Ce sont les lourds arceaux d’un vieux laboratoire
Que Tiburce a choisis ; — non loin est un caveau,
Peut-être une prison, — peut-être un oratoire ;
Car rien n’approche autant d’un autel qu’un tombeau.

Là, dans le vieux fauteuil de la noble famille,
Où les enfants priaient, où mouraient les vieillards,
S’agenouilla jadis plus d’une chaste fille
Qui poursuivait des yeux de lointains étendards.
Plus tard, c’est encor là qu’à l’heure où le coq chante,
Demandant au néant des trésors inouïs,
L’alchimiste courbé, d’une main impuissante
Frappa son front ridé dans le calme des nuits.
Le philosophe oisif disséqua sa pensée…
La science aujourd’hui, rencontrant sous ses pieds
Les vestiges poudreux d’une route effacée,
Sourit aux vains efforts des siècles oubliés.

Sur le chevet du lit pend cette triste image,
Où Raphaël, traînant une famille en deuil,
Dépose l’Homme-Dieu de la croix au cercueil.
Sa mère de ses mains veut couvrir son visage,
Ses bras se sont roidis et, pour la ranimer,
Ses filles n’ont, hélas ! que leur sainte prière…

Ah ! blessures du cœur, votre trace est amère,
Promptes à vous ouvrir, lentes à vous fermer !

Ici c’est Géricault et sa palette ardente ;
Mais qui peut oublier cette fausse Judith,
Et, dans la blanche main d’une perfide amante
La tête qu’en mourant Allori suspendit ?

Et plus loin — la clarté d’une lampe sans vie
Agite sur les murs, dans l’ombre appesantie,
Un marbre mutilé. — Père d’un temps nouveau,
Ta mémoire, ô héros ! ne sera point troublée.
Ton image se cache, et doit rester voilée
Sur la terre où l’on boit encore à Waterloo…

Les arts, ces dieux amis, fils de la solitude,
Sont rois sous cette voûte ; auprès d’eux l’humble étude
Vient d’un baiser de paix rassurer la douleur ;
Et toi surtout, et toi, triste et fidèle amie,
À qui l’infortuné, dans ses nuits d’insomnie,
Dit tout bas ces secrets qui dévorent le cœur,
Toi, déesse des chants, à qui, dans son supplice,
La douleur tend les bras, criant : — Consolatrice !
Consolatrice !

Consolatrice !À l’âge où la chaleur du sang
Fait éclore un désir à chaque battement,
Où l’homme, apercevant, des portes de la vie,
La Mort à l’horizon, s’avance et la défie ; —
Parmi les passions qui viennent tour à tour
S’asseoir au fond du cœur sur un trône invisible,
La haine — l’intérêt — l’ambition — l’amour,
Tiburce n’en connaît qu’une — la plus terrible.

Jusqu’à ce jour, du moins, le sillon n’a senti
Des autres que le germe ; une seule a grandi.
Quant à cette secrète et froide maladie,
Misérable cancer d’un monde qui s’en va,
Ce facile mépris de l’homme et de la vie,
Nul de l’avoir connu jamais ne l’accusa.
Mais pourquoi cherchait-il ainsi la solitude ?
On ne sait. — Dès longtemps il chérissait l’étude.

Autrefois ignoré, mais content de son sort,
Il marcha sur les pas de ceux à qui la mort
Révèle les secrets de l’être et de la vie.
Incliné sous sa lampe, infatigable amant
D’une science aride et longtemps poursuivie ;
On le voyait, la nuit, écrire assidûment ;
Ou quelquefois encor, quand l’astre au front d’albâtre
Efface les rayons de son disque incertain,
Il osait, oubliant sa tâche opiniâtre,
Étudier les lois de ces mondes sans fin,
Flots d’une mer de feu sur nos front balancée,
Et que n’ont pu compter ni l’œil ni la pensée !…

Mais, hélas ! que de jours, que de longs jours passés
Ont vu depuis ce temps ses travaux délaissés !
Renfermé dans les murs où mourut son vieux père,
Depuis plus de deux ans, sous son toit solitaire
Il vit seul, loin des yeux — heureux — car ses amis,
En calculant les jours, n’ont point compté les nuits.
Peut-être en se cachant voulait-il le silence…
Qui savait ses projets ? Nul ne connaît celui
Qui le fait sur le seuil demeurer aujourd’hui.

Mais la nuit à grands pas sur la terre s’avance,

Et les ombres déjà, que le vent fait frémir,
Sur le sol obscurci semblent se réunir.
Le repos par degrés s’étend sur les campagnes,
L’astre baisse, — il s’arrête au sommet des montagnes,
Jette un dernier regard aux cimes des forêts,
Et meurt. — Les nuits d’hiver suivent les soirs de près.

Quelques groupes épars d’oisifs, de jeunes filles,
De joyeux villageois regagnant la cité,
Se distinguent encore, malgré l’obscurité.
Sous le chaume habité par de pauvres familles,
Des feux de loin en loin enfument les vieux toits
Noircis par l’eau du ciel dont dégouttent les bois.
Tandis que des enfants la voix fraîche et sonore,
Montant avec l’encens de la maison de Dieu,
Au bruit confus des mers au loin se mêle encore,
Et fait frémir au vent les vitraux du saint lieu,
Quelques refrains grossiers que l’on entend à peine
Rappellent au passant le jour du samedi.
Le buveur nonchalant a laissé loin de lui
L’artisan de la veille, obsédé par la gêne,
Qui, baignant de sueur chaque morceau de pain,
Travaillant pour le jour, doute du lendemain.
L’oubli, ce vieux remède à l’humaine misère
Semble avec la rosée être tombé des cieux.
Se souvenir, hélas ! — oublier — c’est sur terre
Ce qui, selon les jours, nous fait jeunes ou vieux !

Tiburce contemplait cette bizarre scène ;
Son œil sous les vapeurs apercevait à peine
Les fantômes mouvants qui passaient devant lui.
Dieu juste ! sous ces toits que d’humbles destinées

S’achevant en silence ainsi qu’elles sont nées ! —
Et Tiburce pensa qu’il était pauvre aussi.

Ah ! Pauvreté, marâtre ! à qui donc est utile
Celui qui d’un sein maigre a bu ton lait stérile ?
À quoi ressemble l’homme, ignoré du destin,
Qui, reprenant le soir son sentier du matin,
Marchant à pas comptés dans sa vie inconnue,
S’endort quand sur son toit la nuit est descendue ?
Peut-être est-ce le sage : — un moins pesant fardeau
Courbe plus lentement son front jusqu’au tombeau.
Mais celui qu’un fatal et tout-puissant génie
Livre dans l’ombre épaisse à la pâle Insomnie,
Celui qui pour souffrir, ne se reposant pas,
Vit d’une double vie — oh ! qu’est-il ici-bas ?
Pareille à l’ange armé du saint glaive de flamme,
L’invincible Pensée a du seuil de son âme
Chassé le doux Sommeil, comme un hôte étranger.
Seule elle y règne — et n’est pas longue à la changer
En une solitude immense, et plus profonde
Que les déserts perdus sur les bornes du monde !

Mais silence ! écoutez ! — c’est le son du beffroi.
Tiburce s’est levé : — « L’heure de la prière !
Dit-il, soit : c’est mon heure ! ils prieront Dieu pour moi ! »
Il marche — il est parti…

Il marche — il est parti…Le jour et la lumière
Des sinistres projets sont mauvais confidents.
Là, les audacieux sont nommés imprudents.
La pensée, évitant l’œil vulgaire du monde,
S’enfuit au fond du cœur. — La nuit, la nuit profonde,

Vient seule relever, à l’heure du sommeil,
Les fronts qui s’inclinaient aux rayons du sommeil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Pâle étoile du soir, messagère lointaine,
Dont le front sort brillant des voiles du couchant,
De ton palais d’azur, au sein du firmament,
Que regardes-tu dans la plaine ?

La tempête s’éloigne, et les vents sont calmés.
La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère,
Le phalène doré, dans sa course légère,
Traverse les prés embaumés.
Que cherches-tu sur la terre endormie ?
Mais déjà vers les monts je te vois t’abaisser ;
Tu fuis, en souriant, mélancolique amie,
Et ton tremblant regard est près de s’effarer.

Étoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d’argent du manteau de la Nuit,
Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine,
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit. —
Étoile, où t’en vas-tu, dans cette nuit immense ?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ?
Où t’en vas-tu si belle, à l’heure du silence,
Tomber comme une perle au sein profond des eaux ?
Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
Avant de nous quitter, un seul instant arrête —
Étoile de l’amour, ne descends pas des cieux !


III


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« C’est vrai, Bell, répondit Georgette à son amie ;

Souvent jusqu’à la nuit j’aime à rester ici.
La mer y vient mourir sur la plage endormie…

— Mais qu’as-tu ? dit Bella : pourquoi pleurer ainsi ?

— Restons, restons toujours ; ce sont de douces larmes…
Douces, et sans motif… et des larmes pourtant !
As-tu peur ? mais la peur elle-même a ses charmes…
C’est mon plaisir du soir ; restons un seul instant.

— Hélas ! bonne Georgette, il faut bien qu’on te cède ;
Mais la nuit va venir, et… Dieu nous soit en aide !
Pourquoi donc dans ma main sens-je frémir ta main ? »

Georgette, en soupirant, regarda son amie :

« Ainsi, Bella, pour toi, de ce double chemin
Où l’on dit que nos pas s’égarent dans la vie,
Un seul, un seul existe, et te sera connu !
L’hiver prochain, dis-moi, Bell, quel âge auras-tu ?
Mais que dis-je ? notre âge est à peu près le même.
Je suis folle, et c’est tout. Pauvre Bella, je t’aime
Du fond du cœur.
Du fond du cœur. — Mon Dieu ! Georgina, qu’as-tu donc
Tu ne te soutiens plus…
Tu ne te soutiens plus… — Pardon, chère, pardon !
Tiens, donne-moi ton bras, et revenons ensemble. »

Toutes deux lentement marchèrent quelques pas :

« Non ! cria Georgina, non, je ne le puis pas
Je ne puis pas le fuir ! N’est-ce pas qu’il te semble,
Bella, que je suis pâle, et que je dois souffrir ?
C’est le bruit de ces flots, de ce vent qui murmure,
C’est l’aspect de ces bois, c’est toute la nature
Qui me brise le cœur, et qui me fait mourir !…
Ah ! Bella, ma Bella, rien que par la pensée,
Tant souffrir ! quelle nuit terrible j’ai passée !
Terrible et douce, amie ! écoute, écoute-moi…

— Parle, ma Georgina, raconte-moi ta peine.

— Oui, tout à toi, Bella, car ma pauvre âme est pleine
Et qui me soutiendra, chère, si ce n’est toi ?
Sœur de mon âme, écoute. Ô mon unique amie,
C’est de bonheur, Bella, que je meurs ! c’est ma vie
Qui dans cet océan se perd comme un ruisseau.
Pour toi, ces eaux, ces bois, tout est muet, ma chère !
Viens, ma bouche et mon cœur t’en diront le mystère…
Rappelons-nous Hamlet, et sois mon Horatio. »


IV


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au bord d’une prairie, où la fraîche rosée

Incline au vent du soir la bruyère arrosée,
Le château de Smolen, vénérable manoir,
Découpe son portail sous un ciel triste et noir.
C’est au pied de ces murs que Tiburce s’arrête.

Il écoute. — À travers les humides vitraux,
Il voit passer une ombre et luire des flambeaux :
« À cette heure ! dit-il. Est-ce encore une fête ? »
Puis, avec un murmure, il ajoute plus bas :
« M’aurait-elle trompé ? » Dans ce moment, un pas
Au penchant du coteau semble se faire entendre…
Il est sans armes, seul. — Viendrait-on le surprendre ?

Il hésite — il approche à pas silencieux.
Caché sous le portail, que couvre une ombre épaisse,
Tour à tour près du mur il se penche et se baisse…
Quel spectacle imprévu vient de frapper ses yeux !

Près de l’ardent foyer où le chêne pétille,
Le vieux Smolen, courbé, récite à haute voix
L’oraison qu’après lui répète sa famille.
Comme dans ce guerrier si terrible autrefois
La sainte paix de l’âme efface les années !
Il prie, — et cependant deux femmes inclinées
Pour parler au Seigneur se reposent sur lui.
Tïburce les connaît ; — l’une est âgée — et l’autre…
— Corrupteur, corrupteur, que viens-tu faire ici ?
Vois ! elle est à genoux, mais les chants de l’apôtre
Ne retentissent plus dans le fond de son cœur.
Pourquoi ces mouvements, ces yeux fixés à terre ?
Qui rendra maintenant cette fille à son père ?…
Qui sait si ce vieillard, certain de son honneur,
Tout en priant ainsi, n’a pas de sa parole
Détourné sa pensée, et s’il ne bénit pas
En ce moment, hélas ! l’enfant qui le console,
Et dont l’ange gardien fuit au bruit de tes pas ?

Mais non, non, ce vieillard ne saurait douter d’elle.

Soixante ans de vertu l’ont fait croire au bonheur.
Georgina s’est levée ! Ah ! que cette pâleur
Lui sied bien à tes yeux, Tiburce, et qu’elle est belle !
Courbe-toi, jeune fille, et du pied de l’autel
Viens présenter ton front au baiser paternel.
Presse, en te retirant, sur ta lèvre brûlante
La main de ce vieillard — encor ! — bien ! presse-la !
N’entends-tu pas ton cœur, douce et loyale amante,
Ton cœur qui bat de joie, et te crie : « Il est là ! »

Il est là, miss Smolen, qui t’attend, et qui compte
Les bénédictions d’un père à son enfant,
Il est là, sur le-seuil, qui descend et qui monte,
Comme un larron de nuit que la frayeur surprend.
Hâte-toi, le temps fuit ! l’horizon se colore !
L’astre des nuits bientôt va briller — hâte-toi !

Mais à peine au château quelques clartés encore
S’agitent ça et là. — Le silence — l’effroi. —
Quelques pas, quelques sons traversent la nuit sombre ;
Une porte a gémi dans un long corridor. —
Tiburce attend toujours. — Le ravisseur, dans l’ombre,
N’a-t-il pas des pensers de meurtrier ? — Tout dort.

Oh ! qui n’a pas senti son cœur battre plus vite
À l’heure où sous le ciel l’homme est seul avec Dieu ?
Qui ne s’est retourné, croyant voir à sa suite
Quelque forme glisser — quand des lignes de feu,
Se croisant en tous sens, brillent dans les ténèbres,
Comme les veines d’or du mur d’airain des nuits !…
Lorsque l’homme effrayé, soulevant les tapis
Qui se froissent sur lui, croit que des cris funèbres

De courir à son or sont venus l’avertir…
Malheur ! Quand la nuit vient, l’homme est fait pour dormir.

Il est certain qu’alors l’Effroi sur notre tête
Passe comme le vent sur la cime des bois,
Et lorsqu’à son aspect le cœur manque, il s’arrête,
Et saisit aux cheveux l’homme resté sans voix.

Derrière l’angle épais d’une fenêtre obscure,
Tiburce resté seul avançait à grands pas.
Aux rayons de la lune une blanche figure
Parut à son approche, et glissa dans ses-bras :
« Hélas ! après deux ans ! » dit-elle, et sa pensée
Mourut dans un soupir sur sa lèvre glacée…


V


« Qu’avez-vous, mon ami ? pourquoi ce front chagrin ?
Seigneur, me cachez-vous vos sujets de tristesse ?
Vous avez négligé de prier ce matin ;
Cher Seigneur, vous souffrez. Le mal qui vous oppresse
Me fait souffrir aussi.

Me fait souffrir aussi.— Rien, rien, dit le vieillard.
Où donc est votre fille ? Elle descend bien tard.

— Dieu du ciel ! Georgina, mon cher Seigneur, vous aime
Et vos chagrins la font souffrir comme moi-même ;
Elle pleure. Ô Smolen ! qui vous a, cette nuit,
Fait tout à coup ainsi sortir de votre lit ?
Silence ! disiez-vous ; — et cependant, pensais-je,

Les chemins et les toits sont recouverts de neige.
Hélas ! je parle au nom d’une vieille amitié,
Qui de vos soixante ans a porté la moitié.

— Je suis malade, femme, et rien de plus.
Je suis malade, femme, et rien de plus.— Malade ?

Quoi ! Smolen est malade, et par cette saison
Expose son front chauve à l’agitation
D’une nuit de tempête, et seul, la nuit, s’évade
En me criant : — Silence ! — ainsi qu’un assassin
Que l’esprit de malheur conduit à son dessein !
Oui, vous êtes malade, ou je suis bien trompée.
C’est le cœur, cher seigneur, le cœur qui souffre en vous.
Pitié, mon Dieu ! Pourquoi demander votre épée ?
Où voulez-vous aller ? Seigneur, songez à nous.
Allez-vous dans le deuil laisser votre famille ?

— Rien, rien, dit le vieillard. Mais où donc est ma fille ? »


VI


Comme avec majesté sur ces roches profondes,
Que l’inconstante mer ronge éternellement,
Du sein des flots émus sort l’astre tout-puissant,
Jeune et victorieux — seule âme des deux mondes !
L’Océan, fatigué de suivre dans les cieux
Sa déesse voilée au pas silencieux,
Sous les rayons divins retombe et se balance.
Dans les ondes sans fin plonge le ciel immense.
La terre lui sourit. — C’est l’heure de prier.

Être sublime ! esprit de vie et de lumière,
Qui, reposant ta force au centre de la terre,
Sous ta céleste chaîne y restes prisonnier ;
Toi, dont le bras puissant, dans l’éternelle plaine,
Parmi les astres d’or la soulève et l’entraîne
Sur la route invisible, où d’un regard de Dieu
Tomba dans l’infini l’hyperbole de feu !
Tu peux faire accourir ou chasser la tempête
Sur ce globe d’argile à l’espace jeté,
D’où vers son Créateur l’homme, élevant sa tête,
Passe et tombe en rêvant une immortalité ;
Mais comme toi son sein renferme une étincelle
De ce foyer, de vie et de force éternelle,
Vers lequel en tremblant le monde étend les bras,
Prêt à s’anéantir, s’il ne l’animait pas !
Son essence à la tienne est égale et semblable.
Lorsque Dieu l’en tira pour lui donner le jour,
Il te fit immortel, et le fit périssable…
Il te fit solitaire, et lui donna l’amour,
Amour ! torrent divin de la source infinie !
Ô dieu d’oubli, dieu jeune, au front pâle et charmant !
Toi que tous ces bonheurs, tous ces biens qu’on envie
Font quelquefois de loin sourire tristement,
Qu’importent cette mer, son calme et ses tempêtes,
Et ces mondes sans nom qui roulent sur nos têtes,
Et le temps et la vie, au cœur qui t’a connu ?
Fils de la Volupté, père des Rêveries,
Tes filles sur ton front versent leurs fleurs chéries,
Ta mère en soupirant t’endort sur son sein nu !

À cette heure d’espoir, de mystère et de crainte
Où l’oiseau des sillons annonce le matin,
Tiburce de la ville avait gagné l’enceinte,

Et de son pauvre toit reprenait le chemin.
Tout se taisait au loin dans les blanches prairies ;
Tout, jusqu’au souvenir, se taisait dans son cœur.
Pour la nature et l’homme, ainsi parfois la vie
A ses jours de soleil et ses jours de bonheur.
C’est une pause — un calme — une extase indicible.
Le temps — ce voyageur qu’une main invisible,
D’âge en âge, à pas lents, mène à l’éternité —
Sur le bord du chemin, pensif, s’est arrêté.

Ah ! brûlante, brûlante, ô nature ! est la flamme
Que d’un être adoré la main laisse à la main,
Et la lèvre à la lèvre, et l’âme au fond de l’âme !
Devant tes voluptés, ô Nuit ! c’est le Matin
Qui devrait disparaître et replier ses ailes !
Pourquoi te réveiller, quand, loin des feux du jour,
Aux accents éloignés de tes sœurs immortelles,
Tes beaux yeux se fermaient dans les bras de l’Amour ?
Que fais-tu, jeune fille, à cette heure craintive ?
Lèves-tu ton front pâle au bord du flot dormant,
Pour suivre à l’horizon les pas de ton amant ?
La vaste mer, Georgette, a couvert cette rive.
L’écume de ses eaux trompera tes regards.
Tu la prendras de loin pour le pied des remparts
Où de ton bien-aimé tu crois voir la demeure.
Rentre, cœur plein d’amour ! les vents d’est à cette heure
Glissent dans tes cheveux, et leur souffle est glacé.
Retourne au vieux manoir et songe au temps passé !

Sous les brouillards légers qui dérobaient la terre,
Tiburce dans les prés s’avançait lentement.
Il atteignit enfin la maison solitaire
Que rougissaient déjà les feux de l’orient. —

Ce fut à ce moment qu’en refermant sa porte
Il sentit tout à coup un bras lui résister :
« Qui donc lutte avec moi ? dit-il d’une voix forte.
— Homme, dit le vieillard, songez à m’écouter. »


VII


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est une chose étrange, à cet instant du jour,

De voir ainsi les sœurs, au fond ce vieux cloître,
Parler en s’agitant et passer tour à tour.
Tantôt subitement le bruit semble s’accroître,
Puis tout à coup il cesse, et tous pour un moment
Demeurent en silence, et comme dans la crainte
De quelque singulier et triste événement.
Écoutez ! — écoutez ! — N’est-ce pas une plainte
Que nous venons d’entendre ? On dirait une voix
Qui souffre et qui gémit pour la dernière fois.
Elle sort d’un caveau que la foule environne.
Des pleurs — un crucifix — des femmes à genoux…
Ô sœurs, ô pâles sœurs ! sur qui donc priez-vous ?
Qui de vous va mourir ? qui de vous abandonne
Un vain reste de jours oubliés et perdus ?
Car vous, filles de Dieu, vous ne les comptez plus.
Que le sort les épargne ou qu’il vous les demande,
Vous attendez la mort dans des habits de deuil ;
Et qui sait si pour vous la distance est plus grande,
Ou de la vie au cloître — ou du cloître au cercueil ?
Inclinée à demi sur le bord de sa couche,
Une femme — une enfant — faible, mais belle encor,
Semble en se débattant lutter avec la mort.

Ses bras cherchent dans l’ombre et se tordent. — Sa bouche
Fait pour baiser la croix des efforts impuissants.
Elle pleure — elle crie — elle appelle à voix haute
Sa mère… — Ô pâles sœurs ! quelle fut donc sa faute ?
Car ce n’est pas ainsi que l’on meurt à seize ans.

Le soleil a deux fois rendu le jour au monde
Depuis que dans ce cloître un vieillard l’amena.
Il regarda tomber sa chevelure blonde,
Lui montra sa cellule — et puis lui pardonna.
Elle était à genoux quand il s’éloigna d’elle ;
Mais en se relevant une pâleur mortelle
La força de chercher un bras pour s’appuyer —
Et depuis ce moment on n’a plus qu’à prier.

Ah ! priez sur ce lit ! priez pour la mourante !
Si jeune ! et voyez-la, sa main faible et tremblante
Vous montre en expirant le lieu de la douleur —
Et, quel que soit son mal, il est venu du cœur.

Savez-vous ce que c’est qu’un cœur de jeune fille ?
Ce qu’il faut pour briser ce fragile roseau
Qui ploie et qui se courbe au plus léger fardeau ?
L’amitié — le repos — celui de sa famille —
La douce confiance — et sa mère — et son Dieu —
Voilà tous ses soutiens ; — qu’un seul lui manque, adieu.
Ah ! priez. Si la mort à son heure dernière
À la clarté du ciel entr’ouvrait sa paupière,
Peut-être elle dirait, avant de la fermer,
Comme Desdemona : — « Tuer pour trop aimer. »

Il est sous le soleil de douces créatures
Sur qui le ciel versa ses beautés les plus pures,

Êtres faibles et bons, trop charmants pour souffrir,
Que l’homme peut tuer, mais qu’il ne peut flétrir.
Le Malheur, ce vieillard à la main desséchée,
Voit s’incliner leur tête avant qu’il l’ait touchée ;
Ils veulent ici-bas d’un trône — ou d’un tombeau.

Telles furent, hélas ! bien des infortunées
Que dévora la tombe au sortir du berceau,
Que le ciel au berceau avait prédestinées —
Et telle fut aussi celle qui va mourir.
Déjà le mal atteint les sources de la vie.
À peine, soulevant sa tête appesantie,
Sa main, son bras tremblant, peuvent la soutenir.
Cependant elle cherche — elle écoute sans cesse ;
À travers les vitraux, sur la muraille épaisse,
Tombe un rayon. — Hélas ! c’est encore un beau jour.
Tout renaît, la chaleur, la vie et la lumière.
Ah ! c’est quand un beau ciel sourit à notre terre
Que l’aspect de ces biens qui nous fuient sans retour
Nous montre quel désert emplissait notre amour !

Mais qui ne sait, hélas ! que toujours l’Espérance,
Des célestes gardiens veillant sur la souffrance
Est le dernier qui reste auprès du lit de mort ?
Jetant quelques parfums dans la flamme expirante,
Et jusqu’à son cercueil emportant la mourante,
Elle berce en chantant la Douleur qui s’endort.

Si loin qu’à l’horizon son regard peut s’étendre,
L’œil de la pauvre enfant sur l’eau s’est arrêté :
« Quoi ! rien ? » murmure-t-elle — et que peut-elle attendre ?
Mais la Mort, à pas lents, vient de l’autre côté,
L’Océan tout à coup, et le ciel et la terre

Tournent — tout se confond. — Le fanal solitaire
Comme un homme enivré chancelle. — Ange des cieux !
N’est-ce pas pour toujours qu’elle a fermé les yeux ?

La grille en cet instant a résonné. — Silence !
Un pas se fait entendre — un jeune homme s’élance.
Il est couvert d’un froc. Tous se sont écartés.
Il traverse la foule à pas précipités :

« Mes sœurs, demande-t-il, où donc est la novice ? »

Il l’a vue ; un soupir dans l’ombre a répondu.
Alors d’un ton de voix qui veut qu’on obéisse :
« Georgette, lui dit-il, Georgette, m’entends-tu ? »

En prononçant ces mots, le frère se découvre.
De la malade alors la paupière s’entrouvre ;
L’a-t-elle reconnu ? Son œil terne et hagard
Est voilé d’un nuage et se perd dans le vide.
Il doute — sur son front passe un éclair rapide.
« Laissez-nous seuls, dit-il ; je suis venu trop tard. »

Le ciel s’obscurcissait. — Les traits de la mourante
S’effaçaient par degrés sous la clarté tremblante.
Auprès de son chevet le crucifix laissé
De ses débiles mains à terre avait glissé.
Le silence régnait dans tout le monastère,
Un silence profond — triste — et que par moment
Interrompait un faible et sourd gémissement.
Sous le rideau du lit courbant son front sévère,
L’étranger immobile écoutait — regardait —
Tantôt il suppliait — tantôt il ordonnait.
On distingua de foin quelques gestes bizarres,

Accompagnés de mots que nul ne saisissait,
Mais qui, prononcés bas, et de plus en plus rares,
Après quelques moments cessèrent tout à fait.
Au nom de l’ordre saint dont il se disait frère,
Auprès de la malade on l’avait laissé seul…
Sur le bord de la couche il vit pendre un linceul.
— « Trop tard, répéta-t-il, trop tard ! » — et sur la terre
Il tomba tout à coup plein de rage et d’horreur.

— Hommes, vous qui savez comprendre la douleur,
Gémir, jeter des fleurs, prier sur une tombe,
Pensez-vous quelquefois à ce que doit souffrir
Celui qui voit ainsi l’infortuné qui tombe,
Et lui tend une main qu’il ne peut plus saisir ?
Celui qui sur un lit vient pencher son front blême
Où les nuits sans sommeil ont gravé leur pâleur,
Et là, d’un œil ardent chercher sur ce qu’il aime,
Comme un signe de vie, un signe de douleur ;
Qui, suspendant son âme à cette âme adorée,
S’attache à ce rameau qui va l’abandonner ;
Qui, maudissant le jour et sa vue abhorrée,
Sent son cœur plein de vie, et n’en peut rien donner ?

Et, lorsque la dernière étincelle est éteinte,
Quand il est resté là — sans espoir — et sans crainte —
Qu’il contemple ces traits, ce calme plein d’horreur,
Ces longs bras amaigris traînant hors de la couche,
Ce corps frêle et roidi, ces yeux et cette bouche
Où le néant ressemble encore à la douleur…
Il soulève une main qui retombe glacée :
Et s’il doute, insensé ! s’il se retourne, il voit
La Mort branlant la tête, et lui montrant du doigt
L’être pâle, étendu sans vie et sans pensée.


VIII


Tout est fini ; la cendre est rendue à la terre.
Le ministre est parti — peut-être l’attend-on.
Tu t’es évanouie ! ô toi, fleur solitaire !
Il ne reste plus rien, — rien qu’un tombeau sans nom.

Personne n’a suivi sa dépouille mortelle.
Aucun pas n’est marqué sur le bord du chemin.
Son vieux père est trop faible, et d’ailleurs, privé d’elle,
Plus loin encor peut-être il la suivra demain.

Descends donc, pauvre fille, en ta tombe ignorée,
Sous ta pierre mal jointe et d’herbes entourée !
Cette terre est fertile, et va bientôt fleurir
Sur le débris nouveau qu’elle vient de couvrir…
Ô terre ! toi qui sais sous la tombe muette
Garder si bien les morts que l’Océan rejette,
Quand ton sein, fécondé par la corruption,
Redemande la vie à la destruction,
Qu’es-tu donc qu’un sépulcre immense, et dont l’emblème
Est le serpent roulé qui se ronge lui-même ?

— Mais vous, rêves d’amour, rires, propos d’enfant
Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend,
Qui fis hésiter Faust au seuil de Marguerite,
Doux mystère du toit que l’innocence habite,
Candeur des premiers jours, qu’êtes-vous ? —

Paix profonde à ton âme, enfant ! à ta mémoire !

Adieu ! ta blanche main sur le clavier d’ivoire
Durant les nuits d’été ne voltigera plus…


IX


Glisse au sein de la nuit, beau brick de l’Espérance !
Terre d’Écosse, adieu ! Glisse, fils des forêts !
— Que l’on tienne les yeux, que l’on veille de près
Sur ce jeune homme en deuil, qui seul, dans le silence,
De la poupe, en chantant, se penche sur les flots.
Ses yeux sont égarés. Deux fois les matelots
L’ont reçu dans leurs bras, prêt à perdre la vie.
Et cependant il chante, et l’oreille est ravie
Des sons mystérieux qu’il mêle au bruit des vents.
« Le saule… — au pied du saule… » il parle comme en rêve :
« Barbara ! — Barbara ! » Sa voix baisse, s’élève,
Et des flots tour à tour suit les doux mouvements.
« Enfants, veillez sur lui ! — la force l’abandonne !
Sa voix tombe et s’éteint — pourtant il chante encor.
Quel peut être le mal qui cause ainsi sa mort ?
Couchez-le sur un lit, enfants, la mer est dure !
— Enseigne, répondit la voix des matelots,
Son manteau recouvrait une large blessure,
D’où son sang goutte à goutte est tombé dans les flots. »

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