Le Second Rang du Collier/Chapitre II

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Félix Juven (p. 17-101).


II


Théophile Gautier adorait les voyages, mais il détestait, ou croyait détester la campagne.

— La villégiature qui me plairait le plus, répétait-il souvent, ce serait un entresol sur le boulevard des Italiens.

Cependant un projet imprévu prit naissance à la maison, un certain printemps, et devint le sujet de toutes les conversations : il était question de déménager, de quitter la rue de la Grange-Batelière, où nous habitions depuis plusieurs années, d’abandonner même Paris, et d’aller s’installer aux environs.

Cette idée avait été suggérée à mon père, insinuée plutôt, et presque imposée, par les directeurs du Moniteur Universel, journal officiel de l’Empire.

Elle fut d’abord accueillie sans enthousiasme, mon père ne se laissa pas convaincre facilement ; mais les deux amis qui avaient résolu de le décider revenaient sans cesse à la charge.

Le journal officiel était alors pourvu d’une organisation singulière. Il avait deux directeurs. Non pas deux collaborateurs qui unissaient leurs travaux et se partageaient la besogne, mais deux maîtres successifs, indépendants l’un de l’autre. Ils régnaient chacun quinze jours par mois ; quand l’un prenait possession du journal, l’autre n’y paraissait plus ; et, comme les deux autocrates étaient de tempéraments très contraires, ils passaient le temps de leur toute-puissance à défaire chacun ce qu’avait fait le prédécesseur. Un de ces directeurs était Paul Dalloz ; jeune, élégant, poli et pâle, avec la moustache soyeuse, de courts favoris et des cheveux noirs coquettement bouclés au fer, il avait la voix douce et le regard voilé sous de longs cils.

Son plus grand titre de gloire était exposé dans son cabinet directorial : reliés en vert, les nombreux in-folios du répertoire de jurisprudence de son père, Désiré Dalloz.

L’autre chef du Moniteur s’appelait Turgan. Trapu, nerveux, brutal, mal embouché, tout l’opposé enfin du dandy qu’était Paul Dalloz. Turgan avait étudié la médecine et affectait les allures et le parler d’un carabin ; il était très autoritaire, violent et vaniteux, mais bon garçon tout de même.

Paul Dalloz avait un très somptueux appartement dans l’hôtel du Moniteur, 13, quai Voltaire ; mais, sa quinzaine directoriale terminée, il devait le céder à Turgan. Sa véritable résidence était située dans le parc de Neuilly : une maison charmante, au milieu d’un beau jardin.

Pour ne se laisser surpasser en rien par son collègue, peut-être, Turgan avait installé, lui aussi, sa famille à Neuilly, du côté de Longchamp. Or, ces deux êtres, qui ne s’entendaient jamais sur rien, étaient parfaitement d’accord sur ce point : décider Théophile Gautier à venir, comme eux, habiter Neuilly.

Mais mon père ne se laissait pas persuader, malgré tous les avantages qu’on lui vantait : le voisinage du bois de Boulogne, les charmes de la rivière, la vie à meilleur compte, l’air pur, l’impression de la vraie campagne à vingt minutes à peine de Paris : Dalloz les mettait juste à parcourir la distance du parc de Neuilly au quai Voltaire, et cela sans forcer l’allure de son cheval, et Turgan affirmait que lui faisait la route en moins de temps encore.

— Mes chers amis, répondait mon père entre deux bouffées de cigare, ce séjour enchanteur peut l’être, en effet, pour des particuliers cossus, tels que vous, qui ont chevaux à l’écurie, voiture en la remise et cocher à portée de la voix. Sauter du perron de la villa dans un tilbury, toucher du bout du fouet la croupe soyeuse d’un pur sang, et, vingt minutes après, jeter élégamment les rênes au valet, pour gravir l’escalier de pierre du Moniteur, cela est faisable ; mais pour un simple galapiat de lettres, — l’étymologie de galapiat semble bien être : Gaulois à pied, — c’est une autre affaire. Il faudra me soumettre au bon plaisir de l’omnibus, attendre au bord du trottoir, les pattes dans la crotte, son passage, et subir les cinquante-cinq minutes réglementaires de trimbalage, et encore s’il ne passe pas complet, auquel cas je piétinerai sous la pluie et le vent à n’en plus finir !

Là-dessus, les deux directeurs l’accablaient de reproches affectueux : comment pouvait-il s’imaginer, qu’étant ses voisins, ils le laisseraient aller en omnibus, tandis qu’ils iraient en voiture ?…

— Je viendrai vous chercher chaque jour, cher maître, disait Dalloz, et je vous ramènerai.

— Me prends-tu pour un pignouf ? clamait Turgan ; me crois-tu capable de te laisser patauger et attraper des rhumes de cerveau, pendant que j’aurai les pieds au sec dans une bonne guimbarde ?… D’abord tu n’auras pas besoin de venir tant que ça au Moniteur : nous irons cueillir ta copie chez toi, et on te dépêchera des larbins, qui t’apporteront les épreuves et attendront, pour nous les rapporter corrigées.

Mon père hochait la tête, très peu convaincu de la réalisation de toutes ces belles promesses ; mais il était forcé de reconnaître qu’habiter une petite maison à soi avait un certain charme ; que l’absence de voisins, et surtout l’abolition du concierge étaient à considérer ; de plus, la distance débarrasserait des importuns, et Neuilly comptait déjà des habitants de choix… Le petit Dumas, comme on appelait toujours Alexandre Dumas fils, y habitait ; Charles Baudelaire avait un pied-à-terre mystérieux dans l’avenue même ; Edmond About se faisait installer un grand chalet du côté de Longchamp ; sans parler de nobles mondaines qui venaient passer l’été dans leurs propriétés et organisaient des fêtes fort agréables.

Mon père finit par céder : il donna congé de l’appartement, après avoir visité la petite maison qui était à louer au no 32 rue de Longchamp, et que Turgan avait découverte.

Elle était bien lointaine, bien petite, bien médiocre ; mais le jardin était très séduisant, et mon père signa le bail qui l’exilait de Paris.



Ce fut par un après-midi d’avril ensoleillé que nous quittâmes l’appartement, bouleversé et à moitié vide déjà, de la rue de la Grange-Batelière. Un fiacre à deux chevaux nous attendait au bord du trottoir, sur lequel beaucoup de nos meubles en désarroi, parmi une jonchée de paille, gênaient la circulation.

Les colis les plus précieux furent placés sur la voiture ; Annette, la cuisinière, chargée d’un lourd panier contenant un diner tout prêt, s’assit à côté du cocher ; ma mère, ma sœur et moi nous montâmes dans la voiture, où Marianne, notre femme de chambre alsacienne, nous rejoignit bientôt ; elle portait avec la plus grande sollicitude et toutes sortes de précautions, don Pierrot de Navarre, l’angora blanc chéri de tous, enfermé dans un panier.

Le véhicule pesant gagna les boulevards, grimpa, sans hâte, l’avenue des Champs-Élysées, atteignit enfin l’avenue de Neuilly, où il se traîna. Don Pierrot, qui en était à son premier voyage, disait son angoisse en quelques miaulements plaintifs, et le cocher se retournait vers nous pour demander d’une voix enrouée où était la rue de Longchamp.

— C’est la dernière à gauche, avant le pont de Neuilly ! criait ma mère.

Ma sœur et moi nous n’avions pas vu la maison, nous ne savions pas où nous allions ; mais nous étions bien amusées par la nouveauté. Cette avenue, si large, si longue et si déserte, nous paraissait imposante.

Enfin la voiture tourna ; le point de vue changea brusquement et d’une façon peu agréable ; le cocher retint ses chevaux, qui trébuchaient, sur une pente raide, dont les pavés inégaux nous cahotèrent violemment : on s’engageait dans une rue étroite, entre des maisons basses, noires et sordides, hors desquelles le bruit, peu habituel, d’une voiture fit surgir des femmes en camisole et une nombreuse marmaille ébahie.

Mais bientôt ce pâté de maisons ouvrières fut dépassé, la pente se nivela et l’on roula, plus doucement, sur de la terre battue. À droite, des murs de jardins et des maisonnettes bourgeoises. À gauche, à perte de vue, un parc verdoyant, clôture seulement par un muret surmonté d’un treillage vermoulu : ce sont là les jardins de la fameuse maison d’aliénés du docteur Pinel. Devant le muret, un fossé se creuse tout empli d’arbustes, d’acacias et d’herbes folles ; sous les orties et les ciguës en fleur, de vieux tessons et des débris de vaisselle miroitent.

Le fiacre s’arrêta, de l’autre côté de la rue, et nous sautâmes vite sur l’étroit trottoir, bosselé de gros pavés qui vous tortillaient les pieds, très impatientes de voir enfin notre nouveau logis.

Il est plus banal encore que nous n’avions pu l’imaginer : la maison s’aligne le long du trottoir, et la porte à deux battants, peinte en vert, s’ouvre, au ras du sol, entre deux fenêtres ; mais celle de droite n’est là que pour la symétrie : c’est une fausse fenêtre dont les volets clos, peints en blanc ne s’ouvrent pas. Des barreaux protègent celle de gauche contre l’escalade facile, qui ne serait qu’une enjambée. Un revêtement de pierraille spongieuse jaune et roussâtre, hérisse le mur à hauteur d’homme : c’est le seul essai d’ornement sur le blanc gris de la façade. Au premier, trois fenêtres, avec des persiennes, au lieu de volets pleins comme au rez-de-chaussée ; puis, au-dessus, des mansardes. D’un côté, la maison joint un mur percé d’une grille en fer, que flanquent deux piliers, et d’une petite porte qui donne sur la cour.

Celle de la maison est grande ouverte, pour le va-et-vient des déménageurs, et, aussitôt qu’on l’a franchie, la disposition du logis est comprise d’un coup d’œil. C’est très simple : le vestibule et l’escalier le partagent en deux ; à gauche, le salon, qui occupe toute l’épaisseur de l’édifice, — ce qui n’est pas encore grand’chose ; — à droite, deux portes, celle de la cuisine d’abord, puis celle de la salle à manger ; au fond, l’escalier.

— Montez don Pierrot là-haut, sans ouvrir le panier ! crie ma mère, qui règle avec le cocher.

Au premier, sur un petit palier, trois portes, deux à droite, une seule à gauche : c’est par celle-ci que nous entrons dans la pièce qui va être la chambre de mon père. Tout de suite, du côté opposé à la façade, une glace sans tain, au-dessus de la cheminée, attire les regards : c’est un lumineux tableau de verdure ; de grands peupliers sur le ciel bleu, un fouillis de feuillages nuancés…

Vite, un tour de clé à la porte, pour que don Pierrot ne se sauve pas, et nous dégringolons l’escalier, afin de nous jeter dans cet inconnu, de prendre possession du jardin. C’est par la salle à manger qu’on y accède : une double porte vitrée, juste au-dessous de la glace sans tain que nous venons de voir, s’ouvre sur la cour. De ce côté, la cour devient terrasse, une terrasse large, très longue, pavée, et bordée, sur le jardin en contrebas, par un mur, qui forme parapet, à droite et à gauche d’un escalier de pierre. Du haut des marches, on embrasse le jardin dans son ensemble : il paraît immense, un parc infini : car les petits treillages, verdis de mousse, qui le limitent, sont invisibles. L’escalier, assez raide, descend entre deux talus de gazon ; des vases de fonte l’ornent de marche en marche.

En bas, au bord d’une pelouse toute neuve, d’un vert délicieusement tendre, un cerisier a des fleurs, ce qui nous arrache des cris de joie ; puis nous nous lançons en courant sur la pente douce de l’allée. Tout est fin et léger encore, beaucoup d’arbres n’ont presque pas de feuilles et, à travers le réseau des branches, on voit des lointains de verdures plus claires, des taillis, des pelouses, de grands arbres magnifiques, des fuites de perspectives attirantes, mais qui garderont leur mystère puisqu’elles appartiennent à des enclos voisins.

Là-bas, tout au fond, la Seine doit couler derrière la colonnade des hauts peupliers.

Un bonhomme, à dos rond, qui ratisse le gravier des allées, nous salue d’un clignement d’yeux. Ce doit être le père Husson, jardinier du propriétaire, et qui, sans doute, va devenir le nôtre.

Au retour, quelque chose que nous apercevons tout à coup, nous intrigue : c’est une voûte sombre, qui apparaît comme un tunnel de chemin de fer, au bout d’une allée, à droite de l’escalier, là où finit le talus. Nous nous approchons ; mais il fait bien noir là-dessous, nous n’osons pas risquer une exploration. D’ailleurs, on nous rappelle en haut : mon père, qui était resté à Paris pour surveiller la seconde escouade de déménageurs, vient d’arriver.

Dans la salle à manger, le buffet et la table sont déjà installés, le couvert est mis.

Elle n’est pas bien grande, cette salle, que je n’ai pas regardée tout à l’heure. Du plancher à mi-hauteur, une boiserie peinte, d’un ton sanguinolent qui veut imiter l’acajou, revêt les murs ; deux fenêtres donnent sur la cour, très proches l’une de l’autre ; à droite de la porte vitrée, dans un pan coupé qui forme niche, un poêle ; à gauche, le pan coupé est rempli par deux placards superposés.

Mon père s’assied à table, à la place qu’il occupera toujours désormais, entre les deux fenêtres ; le dossier de sa chaise touche presque le mur.

— Ma foi, dit-il, je ne suis pas fâché de m’asseoir, depuis ce matin que je suis debout !… Les tibias me sortent par les yeux.

Il a l’air, en effet, très las, et surtout triste.

— Père, qu’est-ce que tu as ?… tu n’es pas content ?…

— D’abord, je suis moulu, farci de poussière, et ensuite, dépaysé, désorienté, hors de mon assiette. J’ai horreur des bouleversements et de tout ce qui prend fin. Toi, qui n’en es qu’aux premières étapes de la vie, tu ne peux peut-être pas comprendre cela ; mais quitter même un endroit où l’on n’a pas eu beaucoup d’agrément, où l’on a trimé ferme et enduré pas mal d’embêtements, c’est un arrachement pénible. Toutes sortes de fils invisibles se cassent, dans cette atmosphère où vous avez tissé lentement votre vie ; vos idées, vos rêveries, vos peines et vos joies, pendant des années, ont imprégné les murs, enveloppé les objets, formé ce capitonnage particulier qui fait le bien-être du chez-soi : tout cela est disloqué, dispersé, détruit, il faut du temps pour que cela se refasse. Et puis, c’est une période de l’existence que l’on tranche, brusquement, pour la jeter dans le passé.

Si je comprenais, moi, qui avais été tant de fois transplantée !… Mais je pensais que la peine était surtout d’être séparé de ceux qu’on aime, et c’est ce que je ne sus pas exprimer.

— Cependant, ajouta mon père, je ne tiens à rien et j’adore les voyages ; arrange cela comme tu voudras : l’homme est plein de contradictions !

Marianne apporta la soupe, une julienne fumante et qui embaumait. Annette avait tenu à honneur que son dîner fût aussi bon, ce jour-là, qu’à l’ordinaire, et n’avait préparé, à l’avance, que des mets qui gagnent à être réchauffés, ou qui sont meilleurs froids. Nous prenons, à table, les places que nous occuperons chaque jour : moi, à la droite de mon père, ma sœur à la gauche, ma mère à côté de ma sœur. Tout un demi-cercle reste vide.

Nous sommes tous un peu gênés, à ce commencement de dîner, affectés par ce changement si brusque, ce milieu nouveau, ces murs nus, ce parquet terne où traîne de la paille.

Ma mère récrimine contre les méfaits probables des déménageurs, elle énumère les objets cassés ou écornés, ceux qu’on ne retrouve pas.

Mon père conclut :

— La sagesse des nations l’affirme : « Trois déménagements valent un incendie ».

Tout à coup, une lueur empourpre la chambre ; à travers les vitres nues, des traînées rouges courent sur la table, sur nos mains, montent le long de la muraille.

— Qu’est-ce que c’est ?… le feu ?…

Et nous voici tous sur la terrasse ; la serviette à la main.

C’est le soleil couchant, qui incendie le ciel, et ce spectacle inusité nous cause une extrême surprise. La pourpre et l’or se fondent, sous des nuages qui flambent, derrière le rideau des grands peupliers, dont les silhouettes prennent une couleur intense de velours loutre. Toutes les ramilles des arbres sont visibles, noires sur cette lumière et laissent fuser çà et là des jets de feu.

Mon père a mis son monocle, pour ne rien perdre de la vision.

— C’est superbe ! s’écrie-t-il ; le tableau se compose on ne peut mieux, et il est fort heureux que le soleil se couche de ce côté-là. Nous autres, Parisiens, nous finissons par oublier l’astre du jour et ne plus nous soucier des beaux effets qui accompagnent chaque soir son départ : nous ignorons les soleils couchants et la splendeur des crépuscules…

Une brise fit s’incliner, à plusieurs reprises, les hauts peupliers, dans un lent mouvement silencieux.

— Ils ont vraiment l’air de nous saluer, pour nous souhaiter la bienvenue ! dit mon père. Eh bien ! je me sens débarbouillé de toute la poussière par ce bain de lueurs, particulièrement superbes, et je crois que le mouvement de ces grands plumeaux, balaye les toiles d’araignées, tissées dans mon esprit par la mélancolie des regrets.



Nous nous promenons, ma sœur et moi, sur la terrasse, le long du parapet, quand tinte la clochette que fait sonner, en s’ouvrant, la petite porte de la cour, fermée seulement au pène, qui donne sur la rue près de la loge du jardinier.

Nous nous retournons, pour voir qui vient.

Deux messieurs, que nous ne connaissons pas, sont entrés. L’un, mince, grand, avec des cheveux blonds très frisés, une fine moustache, le teint sombre, presque de la même couleur que les cheveux ; l’autre plus gros, très brun, les joues bleues, d’épais sourcils, de grandes oreilles et une grande bouche.

Ils s’avancent en se dandinant, les mains dans les poches, et regardant tout, autour d’eux.

— Est-ce que Théo est là ? nous demande le brun.

— Non, il est à Paris. Maman est sortie aussi ! Nous sommes seules à la maison.

— C’est ça, la maison ? dit le grand blond en la désignant d’un geste de la tête. Et voici le jardin ; ajoute-t-il en se rapprochant lentement du parapet.

Son compagnon le rejoint, et ils restent là, plantés, sans mot dire, paraissant très absorbés dans la contemplation du jardin, mais ayant l’air aussi de penser à autre chose. Le brun tient sa canne en fusil, le blond pose alternativement son index sur l’une ou l’autre de ses narines.

Appuyées l’une à l’autre, ma sœur et moi, nous nous poussons le coude, en nous communiquant des yeux, les impressions que nous causent ces singuliers visiteurs. Le blond, qui nous regarde en dessous, surprend le geste.

— Hein ! vous ne nous connaissez pas, dit-il ; vous vous demandez : « Qu’est-ce que c’est que ces bonshommes-là ? » Eh bien, moi, je vous connais : voilà Judith, et voilà Estelle.

Il rit, découvrant des dents très blanches, un peu projetées en avant. Puis il se replonge dans son mutisme, la tête baissée, les sourcils froncés, ses yeux, d’un bleu mat, regardant comme sans voir.

Tout à coup, il les lève vers nous et nous jette cette question saugrenue :

— Savez-vous renifler ?

Nous croyons avoir mal entendu, mais il ajoute, en riant de notre stupéfaction :

— C’est très utile, quand on a oublié son mouchoir.

— Je ne sais pas, moi ! dit ma sœur, d’un air narquois ; comment fait-on ?

— Comme ça !…

Nous tournons le dos à ces messieurs, décidément bien singuliers.

— Faites-nous voir le rez-de-chaussée, dit le personnage brun de sa voix de basse.

Nous montons les deux marches, qui précèdent la porte vitrée, pour leur montrer la route.

La salle à manger n’a plus l’air si petite, maintenant que les rideaux drapent les fenêtres, que l’or des cadres rit sur les murs, et que les peintures y creusent des profondeurs. À travers les glaces du buffet, reluit une très belle argenterie ancienne : plateaux, théière, hanaps, coupes, objets d’art. Sur le poêle est posée une fontaine en vieux Rouen, qui emplit toute la niche ; on y voit, sur un fond blanc, des tritons et des sirènes cambrant leurs torses.

Le monsieur blond va droit à un tableau qui représente des prunes.

— Mais c’est un Saint-Jean, cela ! s’écrie-t-il, et en voilà un autre là-bas : des roses ! J’aime mieux les prunes !

Nous traversons le vestibule pour entrer dans le salon.

En face de la porte, il est prolongé en reflet par une haute glace placée au-dessus d’une console dorée, sur laquelle est posé le buste en bronze de Lucius Verus. Les meubles Louis XIV, couverts de leur lampas rouge, font bon effet, rangés le long des murs, qui disparaissent sous les tableaux grands et petits. Sur la cheminée, dont la glace sans tain laisse voir d’épaisses verdures, la pendule de Boule arrondit son cadran aux chiffres bleus entre deux beaux vases à long col, en porcelaine de Chine blanche, illustrée de guerriers ; mais leur monture dorée, ornée d’amours et de guirlandes, qui leur ajoute un bec et une anse, change complètement leur style.

Du côté de la rue, dans le coin sombre, près de la fenêtre, s’allonge un immense fauteuil en damas pourpre, qui fait penser à une baignoire. L’autre encoignure est emplie par un piano d’Érard, de forme surannée, carré et plat, sur lequel s’entassent toutes sortes de livres et de partitions.

Mais les visiteurs inconnus donnent toute leur attention aux tableaux. La Lady Macbeth et le Combat du Giaour de Delacroix, la Panthère Noire de Gérôme, les Diaz, les Rousseau, les Leleux, les intéressent vivement.

Devant la console est posée, sur un socle de bois noir, une statue en bronze, demi-nature, représentant une femme assise, qui tient un masque ricanant, et qui pleure, désespérément, le menton dans sa main.

— De qui est-ce, cela ? demanda le grand brun.

— De Préault. C’est la Comédie humaine, un projet, je crois, pour le tombeau de Balzac ; mais ça n’a pas servi, et Préault l’a donné à mon père.

— Elle a l’air joliment embêtée, la pauvre dame ! tandis que son masque se fiche d’elle, dit le monsieur blond. Jean qui pleure et Jean qui rit !…

Brusquement il cherche la sortie :

— Car nous ne sommes pas entrés par la vraie porte…

Dans la rue, ils nous tendent la main.

— Nous reviendrons, dit le personnage brun.

— Moi, j’habite là, presque en face de la rue de Longchamp, de l’autre côté de l’avenue. Vous voyez, nous sommes voisins. Dites à papa, que ceux qui sont venus pour le voir, c’est le père Lavoix et le petit Dumas…


La maison s’arrange peu à peu : tout le monde y met la main. Marianne se multiplie, coud des rideaux, plante des clous, dégringole et remonte l’escalier vingt fois dans une heure.

Mon père a mis son monocle carré devant son œil et le retient d’un froncement de sourcil. Il surveille le travail, dirige la belle ordonnance des tableaux, d’après le principe établi : « Toujours aligner les cadres par le bas. »

Mais il est difficile de suivre la règle, sans exception. Il y a trop de choses à placer et certaines toiles se logent si bien dans les vides !

Déjà, les murs de l’escalier disparaissent sous les gravures et les esquisses : c’est très gai et on ne peut s’empêcher de flâner, en se laissant glisser le dos à la rampe, lorsqu’on descend. L’histoire d’Othello, racontée par Théodore Chasseriau en nombreuses eaux-fortes, qu’encadre une bande d’or grenu, se déroule de marche en marche, et, avant d’avoir lu le drame, je savais par cœur toutes les légendes des scènes illustrées.

Il y a aussi une gravure d’après le Laocoon, une tête de Léda plus grande que nature, très violacée, et qui lève de gros yeux humides vers le Cygne ; une délicieuse Charlotte Corday, dont nous voudrions bien avoir le bonnet pour nous en coiffer Hamlet, qui crie : « Un rat ! un rat ! » et tant d’autres choses, qu’on ne finit pas de voir…

Les deux chambres, à gauche du palier, n’en forment plus qu’une : mon père a fait abattre la cloison, qu’il a remplacée par un rideau, en reps grenat sombre. Il est ainsi un peu plus à l’aise. Son grand lit Louis XIII, à colonnes torses, à baldaquin en chêne découpé à jour est placé dans l’angle, près de la fenêtre de la rue qui fait face à la glace sans tain. Le côté donnant sur le jardin est son cabinet de travail, qu’il peut isoler en fermant le rideau. Il y a installé la bibliothèque des livres reliés, et pendu aux murs les tableaux qu’il préfère. Mais tant de livres ne trouvent pas leur place ; tant de toiles vont rester par terre !… La maison est trop petite. On va essayer de l’agrandir un peu.

Après des pourparlers avec le propriétaire, on a obtenu la permission — à la condition de tout payer, bien entendu ! — d’embellir son immeuble, en surélevant une partie du second étage pour construire un atelier. Les ouvriers y sont déjà. Ce ne sera pas long. L’atelier, placé au-dessus du salon, à deux étages de distance, doit être de la même dimension : il n’aura pas d’ouverture sur la rue, mais un vitrage tiendra toute sa largeur du côté des grands peupliers.

Au jardin, bien fleuri maintenant, il y a un hamac, suspendu à deux acacias ; une tonnelle, couverte de vigne, avec des ébauches de raisin, sous laquelle on prend quelquefois le café. Le tunnel inquiétant n’a plus de secrets pour nous. Il passe sous la terrasse et rejoint le sous-sol de la maison, — un large cellier, où des cloisons de chêne forment, d’un côté, deux caves fermées à clé. — Le long du tunnel sont rangés des pots à fleurs vides, la brouette et les outils du jardinier. Le poulailler est auprès, adossé au mur : une vingtaine de volailles s’ébattent dans un carré treillagé ; les plus remarquables sont des poules nègres, toutes blanches, mais qui laissent voir une peau bleue comme les prunes de Monsieur, quand on souffle dans leurs plumes, qui sont des poils.

Don Pierrot de Navarre est très heureux de son nouveau séjour : il bondit sur les pelouses, court après les papillons et s’intéresse beaucoup aux mœurs des oiseaux. Une chatte abandonnée a été recueillie et appelée Grognette. Il y a eu mariage entre elle et Pierrot, qui est père d’une jolie houppe à poudre de riz, laquelle a été nommée Séraphita.



Et Mlle  Huet, notre institutrice au nez bourbonien ?… qu’était-elle devenue ? Elle avait disparu, dans ce bouleversement. Certainement, on avait assez d’elle. Le départ de Paris était un prétexte merveilleux de rupture et on ne le laissa pas échapper. Mais on ne nous expliqua rien. Mlle  Huet ne revint pas, et on ne parla plus d’elle.

Nous avions repris, tout naturellement, notre vie de libre flânerie : tant de choses nous occupaient, si nouvelles encore ! Et quand nous étions seules à la maison, fatiguées de tourner dans le jardin, de regarder les poules et d’aller voir vingt fois dans leur nid si elles avaient pondu, nous cédions aux instances de Marianne, qui nous suppliait de venir lui lire, un peu, comme autrefois… Nous nous installions dans la cuisine, car Annette, la cuisinière, quoique moins lettrée que Marianne, voulait entendre aussi.

Annette était une petite personne mignonne et grassouillette, avec une poitrine rebondie, très serrée dans son corset, et un cou blanc sur lequel le menton se doublait quand elle baissait la tête ; propre, un peu compassée et très susceptible, elle se fâchait pour rien.

Nous nous asseyions sur le rebord de la fenêtre ouverte, cette fenêtre donnant sur la cour, par laquelle nous passions si souvent, en des sauts prodigieux, et que les bonnes, revenant de la pompe, enjambaient péniblement.

C’était toujours George Sand qu’il fallait relire, et comme, à la fin, nous en étions lassées, nous imaginâmes déjouer quelques scènes des romans : c’était plus nouveau et bien plus amusant. Dans Valentine surtout, nous étions superbes, Marianne ne pouvait cacher son émotion : son petit nez en trompette frémissait, entre ses belles joues rouges, et ses jolis yeux noirs s’emplissaient de larmes. Annette elle-même était captivée : debout, la cuiller de bois à la main, elle semblait changée en statue. Mais c’était toujours elle qui rompait le charme :

— Ma julienne qui bout trop vite ! s’écriait-elle tout à coup. Vous me rendez folle avec vos histoires !…

Et nous nous sauvions, pour aller lire quelque livre moins connu.

Mon père proclamait que la lecture est la clé de tout, et que la chose la plus merveilleuse, c’est qu’un enfant puisse apprendre à parler et à lire : aussi laissait-il la bibliothèque à notre disposition et nous poussait-il à y fouiller souvent. Nous avions déjà énormément lu. Après Walter Scott et Alexandre Dumas, c’étaient Victor Hugo, Balzac, Shakespeare, — à mesure que paraissait la traduction de François-Victor Hugo, — et, à travers le merveilleux style de Baudelaire, — Edgar Poë, qui nous passionnait spécialement.

Notre ardeur à dévorer les livres enchantait mon père, mais « les personnes sérieuses » trouvaient ce genre d’éducation parfaitement absurde et même criminel. Il n’aimait pas la discussion et ne savait guère imposer sa volonté. C’est pourquoi, à regret, il nous laissa mettre dans des pensionnats dont on lui vantait les mérites, l’avenue de Neuilly ayant le monopole des institutions de premier ordre. Externes d’abord, nous allâmes chez madame Liétard, une noble personne, qui, par amour des enfants et pour se consoler de la perte des siens, avait fondé cet établissement, où l’on était vraiment gâté plus que chez soi ; puis pensionnaires, chez une madame Biré. Elle portait une perruque bouclée, — « un tour en acajou ronceux », disait mon père, qui avait une aversion spéciale pour cette dame.

Ces tentatives ne furent pas de longue durée : mon père trouvait vraiment la maison trop déserte et trop triste, sans le mouvement et le bruit que nous y mettions et, pour être sûr de nous garder, il eut un jour une triomphante idée, celle de faire lui-même notre éducation :

— J’en suis aussi capable que vos sous-maîtresses !… Et, bien que je ne sois pas même bachelier, si vous en saviez autant que moi, il me semble que ça ne serait pas mal.

Le principe ordinaire d’instruction qui consiste à entasser pêle-mêle dans la mémoire des notions succinctes sur toutes sortes de sujets lui semblait absurde :

— La science abrégée, et l’histoire ramenée à un point de vue général, n’intéressent pas, disait-il, et c’est pour cela que tout ce que l’on apprend en classe est si vite oublié. Ce travail si pénible, à un âge où l’on a un besoin impérieux d’activité physique, est, la plupart du temps, absolument perdu et l’on eût mieux fait de laisser les enfants jouer aux barres ou au cheval fondu, ce qui leur eût au moins procuré de l’agrément et donné de la vigueur. Il vaut mieux savoir une seule chose, à fond, que d’apprendre par cœur la liste de toutes celles qu’on ne saura jamais.

Il ne voulait donc enseigner qu’une seule chose à la fois et, cherchant quelle était la science la plus utile à connaître, celle par où il fallait commencer, il décida que c’était l’astronomie.

Alors, lui, le forçat de la « copie », lui qui détestait par-dessus tout écrire, même la plus courte lettre, il se mit à rédiger, chaque jour, une petite leçon, où il résumait, de la façon la plus claire, les premiers principes de la mécanique céleste. Cela faisait, de sa fine écriture, quinze à vingt lignes, sur une feuille de papier à lettre. Il développait, de vive voix, la leçon, que nous devions apprendre par cœur. De Paris, il nous apportait des images coloriées, enchâssées dans du papier noir, et transparentes. On y voyait le système solaire, les planètes et leurs satellites, Saturne avec ses anneaux, la lune et les éclipses. Cela nous intéressa énormément, à tel point même que, pour ma part, je trouvai bientôt la leçon trop courte, et j’en réclamai de plus longues, avec cette violence qui m’avait valu naguère le surnom d’Ouragan. Je voulais toute l’astronomie, tout de suite, et non pas miette à miette, comme cela, et jour à jour.

« Épilepsie — Catalepsie », avait coutume de dire mon père, pour définir mon caractère d’alors, qui me faisait tantôt exaltée et enthousiaste, tantôt morne, indifférente et dédaigneuse : il m’incitait, charitablement, à choisir un terme entre ces deux extrêmes. Mais je lui répondais que c’était là une idée digne d’un classique, et qu’un romantique comme lui savait bien que rien n’est plus bourgeois que le juste milieu.

Cette fois, il favorisa « l’épilepsie », en me livrant les meilleurs et les plus récents ouvrages sur l’astronomie.

Ce fut une vraie passion qu’il éveilla en moi. Il n’était plus question que de cela ; je travaillais du matin au soir ; les livres les plus arides, les plus obscurs ne me rebutaient pas, je m’acharnais à les comprendre, et bientôt je fus singulièrement renseignée sur les choses du ciel.

Mon père me fit alors cadeau d’un télescope, ce qui faillit me rendre folle de joie. C’était un bon instrument, qui permettait de voir les taches du soleil, les anneaux de Saturne, les satellites des planètes et les montagnes de la lune. Il était enfermé dans une boîte noire qui ressemblait assez à un cercueil d’enfant.

La nuit, à l’heure du lever des planètes, quand tout dormait dans la maison, je sortais de mon lit, et, avec mille précautions pour ne rien faire craquer, je descendais l’escalier. Dans le salon, je cherchais à tâtons le télescope, dont je connaissais bien la place, et j’empoignais la boîte très lourde que je pouvais à peine porter. C’était toujours la porte-fenêtre de la salle à manger qui, en grinçant, me trahissait : les volets, qu’il fallait pousser avec force, avaient, en s’ouvrant, une sorte de miaulement très particulier, que je ne pouvais éviter.

Aussi à peine avais-je monté le télescope sur son pied de cuivre, au bord de la terrasse, le seul endroit d’où l’on vit bien le ciel, que ma mère apparaissait, en chemise de nuit, une bougie à la main, dans le cadre de la porte.

— Qu’est-ce que tu fais là ?…

— Je note la position des satellites de Jupiter.

— C’est une jolie heure pour réveiller les gens et courir la pretentaine !

— Est-ce ma faute si les étoiles ne brillent pas en plein midi ?

— Tout cela est bel et bon, mais tu vas aller les voir dans ton lit.

Et il fallait remettre le télescope dans sa boîte noire, sans avoir vu Jupiter…



Dès le matin, quand nous dormons encore, retentissent dans la maison des déclamations bizarres et d’extraordinaires chansons.

C’est le père, qui, toujours levé bien avant les autres, charme sa solitude, et essaie aussi, sans en avoir l’air, de tirer les paresseux de leur sommeil.

Il s’ennuie tout seul, et surtout il a faim. Pourtant il professe le plus profond mépris pour ce que l’on appelle « le petit déjeuner » : il veut le grand, tout de suite. Après douze ou quatorze heures de jeûne, son appétit réclame autre chose que ces fallacieuses tisanes que l’on vous apporte au lit, comme à des malades, avec quelques minces feuilles de mie de pain beurrées. Il lui faut des nourritures autrement substantielles : le large bifteck, épais de trois doigts, et le copieux macaroni. Mais il lui est impossible d’obtenir ces choses avant dix heures : personne n’est prêt, la cuisinière ne peut pas arriver, elle prétend que les fournisseurs n’ouvrent pas leurs boutiques assez tôt.

Alors il chante, pour tromper sa faim.

Son répertoire est des plus variés et des plus étranges, et on ne sait pas d’où il lui vient ; sauf pour quelques fragments des romances de Monpou, populaires pendant la jeunesse des romantiques, et quelques couplets de vaudeville, remarquables par leur bêtise, on ne retrouve pas les origines. D’ailleurs, cela n’est jamais complet : il n’a retenu que la phrase la plus baroque, le couplet le plus niais. Il a la voix juste, — n’en déplaise à la légende, — sans beaucoup de timbre, mais il sait l’enfler et la rendre tonitruante, quand on n’a pas l’air de vouloir s’éveiller.

On entend ce fragment, dit de l’accent traînard spécial aux pauvresses qui chantent dans les cours :


Ôtons nos bas, mettons-nous presque nue :
C’est pour ma mère, il me respectera…


Une complainte d’assassin succède, sans transition :


À l’Abbaye de Monte-à-r’gret,
Du Paradis l’on est tout près…


Ou bien, c’est une mélodie caverneuse des plus énigmatiques :


Léonore avait un amant
Qui lui disait : « Ma chère enfant,
J’éclaterai comme une bombe !
Je ressemble aux bénédictins,
Qui s’en vont tous les matins
Creuser leur tombe…


Je crois que ce morceau faisait partie d’un opéra qu’il avait voulu composer, paroles et musique, pour le théâtre qu’il avait construit lorsqu’il était adolescent.

Quand le temps menaçait, il redisait, à n’en plus finir, cette incantation de berger qu’il avait entendu chanter autrefois par une vieille fileuse, à Maupertuis, où il allait passer les vacances :


Pleut, pleut, mouille, mouille…
C’est le temps de la grenouille :
La grenouille a fait son nid
Dans l’étable à nos brebis ;
Nos brebis en sont malades
Nos moutons en sont guéris…


D’autres fois, c’était ce pseudo-cantique, qui le ravissait :


Tout le monde pue
Comme une charogne,
N’y-a, n’y-a, n’y-a que mon Jésus
Qui ait l’odeur bogne !…


il prononçait « bogne », au lieu de « bonne », à cause de la rime.

Quand il avait assez de chanter, il déclamait. Ceci entre autres :


J’aime les bottes à l’écuyère
Et les pantalons de tricot…,
Et les romans de Walter Scott,
Il faut en avoir deux paires !…


Enfin l’on descendait à table. Le macaroni quotidien tordait dans le plat ses anneaux dorés de beurre et grumelés de parmesan ; le juteux faux-filet saignait sur le persil, tout frais cueilli au jardin. Le lion affamé se calmait.

Il aimait que l’on fût gai au déjeuner, que l’on y vînt avec des visages souriants, des mines reposées et bienveillantes. Rien ne le tourmentait comme de découvrir un pli de maussaderie ou de préoccupation sur les figures, et il fallait lui expliquer longuement les motifs d’ennui ou d’inquiétude, pour qu’il pût les détruire au plus vite, si c’était possible. Quand l’air grognon persistait, il arrangeait les bouteilles sur la table, y appuyant un journal pour se faire un paravent et ne pas voir.

On se fâchait quelquefois de son insistance à étudier les plus fugitifs mouvements des traits, qui la plupart du temps n’avaient pas de cause explicable : alors il nous reprochait avec véhémence de ne pas lui rendre la pareille, de ne pas chercher à nous rendre compte, d’après sa physionomie, de l’état de son humeur et de sa santé. Et il nous répétait la légende du pain à cacheter vert, qu’il avait gardé trois jours au milieu du front, sans que personne le vît.

— Moi, j’ai la bosse de l’approbativité, disait-il ; si vous saviez la phrénologie et si vous tâtiez mon crâne, vous verriez tout de suite que cette proéminence est presque monstrueuse chez moi. J’ai le besoin d’être approuvé, en tout et par tous, même par les bonnes, même par le chat. Je suis opprimé et malheureux à la moindre opposition, au plus petit désaccord, et la mauvaise humeur me semble toujours dirigée contre moi.

— Même quand on n’a pas faim, tu crois que c’est par méchanceté !

— Évidemment ! Et j’ai raison. C’est une façon détournée, mais perfide, de faire ressortir mon appétit, de me faire paraître un goinfre, un glouton, un mâche-dru, capable de s’empiffrer plus que Gamache, Gargantua et l’ogre du Petit Poucet.

Souvent, au milieu de ces belles discussions, Dumas fils, qu’on n’avait pas entendu sonner, entrait et nous contemplait de la porte.

— Quelle drôle d’heure pour déjeuner ! grognait-il.

Et il allait s’asseoir dans un coin, près d’une des fenêtres.

Alors mon père essayait de lui démontrer que cette heure était la meilleure possible pour prendre le premier repas, le seul sérieux ; qu’elle avait l’avantage de ne pas couper la journée en deux et qu’elle permettait, même si l’on s’accordait l’indispensable flânerie de la digestion, de se mettre au travail, sans avoir l’estomac chargé, entre midi et une heure, ou de commencer les pérégrinations, si l’on était forcé de sortir.

Mais Dumas fils n’était pas du tout convaincu.



Un autre personnage, un vieil ami de la famille Hugo, que mon père connaissait aussi, était venu nous voir dès les premiers jours de notre installation à Neuilly et arrivait aussi pendant le déjeuner. C’était M. Robelin, un architecte, propriétaire de maisons. Il en avait à Paris, à Nevers et à Neuilly… Nous avions visité celles-ci, qui étaient nombreuses, et assez bizarres. Pris dans le mouvement littéraire de 1830, très enthousiaste de romantisme, Robelin avait voulu, lui aussi, être révolutionnaire et moyenâgeux et, pour cela, il avait conçu le plan de maisons pas ordinaires : des toits à pic, qui mansardaient presque tous les étages ; des tourelles en poivrières, dans lesquelles les escaliers avaient peine à tourner… Amusantes à l’œil, ces constructions, édifiées dans un espace restreint, étaient à peu près inhabitables.

Cela n’empêchait pas M. Robelin d’être un homme fort agréable, un peu avare peut-être, ou plutôt feignant de l’être pour masquer des revers de fortune dus à des traits de générosité qu’il tenait secrets, mais, en tout cas, un avare aimable, se blaguant lui-même et ne redoutant pas de raconter des traits de son caractère. Par exemple, il achetait ses souliers à la livre, dans un endroit connu de lui ; il boutonnait dix ans un veston de gauche à droite, avant de le boutonner de droite à gauche, ce qui lui faisait, disait-il, un habit neuf ; il se promenait tous les matins au bois de Boulogne et ramassait des branches mortes, dont il faisait des tas : plus tard, sa vieille bonne, Rosalie, allait les ramasser, si quelques pauvresses ne les avaient pas trouvés et emportés.

— Alors, c’est tant mieux pour elles, disait-il : je suis philanthrope de bon cœur.

Tous les matins, donc, depuis notre arrivée, M. Robelin venait nous voir, vers la fin du déjeuner ; et, pendant de longues années, il n’a jamais manqué à cette habitude.

Il entrait par la porte de la cour, dont on n’avait qu’à tourner le bouton et qui sonnait en s’ouvrant. C’était pour ne déranger personne ; mais son entrée dans la salle à manger causait toujours, néanmoins, un indescriptible tumulte et un grand émoi : il avait à sa suite un chien de chasse blanc et gris et un vieil épagneul noir. Aussitôt la porte vitrée entr’ouverte, les chiens se précipitaient dans la salle à manger, où ils étaient accueillis par les jurements et les miaulements des chats épouvantés, et par des cris de toute espèce :

— Prenez garde aux chats !… N’entrez pas !… Tenez vos chiens !…

— Ici ! Stop !… Tiby, allez coucher !…

Et, quand on était parvenu à refermer la porte sur les chiens expulsés, ils rentraient aussitôt, d’un bond, par la fenêtre, et les imprécations recommençaient de plus belle.

Chaque jour, la scène se renouvelait, au moment où l’on servait le café, sans que M. Robelin, en fut le moins du monde troublé.


Post prandium stabis,
Seu passus mille meabis,


C’est mon père qui récite ce précepte de l’école de Salerne, en nous entraînant sur la terrasse, après le déjeuner, pour nous promener et causer.

— Il faudrait traduire cela en vers français, dit-il, mais ça n’est pas très commode… Que penses-tu de ce distique, cependant ?…


Après dîner, debout tu te tiendras,
Ou seulement mille pas tu feras.


— Hein ! est-ce assez mirlitonesque et proverbial ?

— C’est très bien !

— En tout cas, c’est exact et ça rime.

Et nous faisons les mille pas.

C’est l’heure la plus charmante de la journée, celle où le père est vraiment à nous, et qu’il prolonge d’ailleurs autant qu’il le peut.

La terrasse est extrêmement agréable pour ces lentes promenades. À l’angle de la salle à manger, elle s’épanouit et forme la cour, élargie qu’elle est de toute l’épaisseur de la maison : les fenêtres, de ce côté-là, font face au pavillon du jardinier, tout enguirlandé de vigne vierge. Plus loin, la terrasse reprend sa largeur initiale, en longeant la maison du propriétaire et une autre petite maison mitoyenne. Il n’y a pas de séparation, pas de barrière ; là-bas, un escalier de pierre, qui fait pendant au nôtre, descend, lui aussi, vers les jardins, entre des vases de fonte, où les fuchsias alternent avec les géraniums. Rien ne gêne la vue, par-dessus le parapet, vers la fuite des allées et les vallonnements des pelouses où penchent des abricotiers.

Le propriétaire, un M. Achard, lapidaire, qui habite Paris, ne vient, avec sa famille, que du samedi au lundi ; le reste de la semaine, tout est clos chez lui, et nous pouvons marcher d’un bout à l’autre de la terrasse, ce qui fait près d’une centaine de pas.

De notre côté, la promenade s’achève devant un mur assez élevé, couvert de lierre du haut en bas, et toujours agité d’un chamaillis de pierrots. Ce mur joint d’un bout notre maison et de l’autre le parapet de la terrasse. C’est le coin le plus frais et on y trouve toujours de l’ombre. Quand on est fatigué de marcher, le mur bas de la terrasse, avec ses larges dalles, offre un banc des plus commodes. Mon père s’y assied, le bout de son pied touchant encore le pavé ; pour nous, c’est un peu plus haut : il nous faut prendre un élan, et, une fois assises, laisser pendre nos jambes.

C’est là que tous trois nous faisons assaut de mémoire, en récitant des vers de la Légende des siècles :

 
Charlemagne, empereur à la barbe fleurie…

Et nous continuons, nous entr’aidant. Quand un ne sait plus, l’autre sait. Nous menons ainsi le poème assez loin. Puis, tout à coup, un vers nous arrête… il se dérobe… personne ne sait plus…

— Va prendre le bouquin ! dit mon père.

— Non, non… ça n’est pas de jeu !

Et nous cherchons, par des raisonnements, par l’alternance des rimes, tout fiers quand nous retrouvons enfin le vers.

Ou bien nous parlons de nos livres préférés. Mon père trouve un grand plaisir à reprendre l’impression qu’une lecture lui a laissée, à la faire chatoyer devant l’esprit, comme une belle étoffe sous la lumière.

— Ce Scarabée d’or d’Edgar Poë, est-ce assez étonnant ! Quelle clarté ! quelle simplicité apparente, quelle précision mathématique, qui rend même les choses impossibles parfaitement vraisemblables et même évidentes !… L’as-tu relu récemment ? Crois-tu que tu serais capable, si tu trouvais un parchemin mystérieux, de découvrir la clé du cryptogramme et de déterrer le trésor… Moi, je sens que j’aurais beau me pressurer la cervelle, je ne déchiffrerais pas la formule et resterais pauvre comme devant.

— Je ne chercherais même pas à comprendre, répondis-je, tant cela me semble difficile ! Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas non plus, dans cette nouvelle si admirable, c’est la façon dont elle est composée…

— Quoi ! oserais-tu dire qu’elle n’est pas bien composée ?… Ton âge a toutes les audaces !

— Je ne veux pas dire qu’elle est mal composée. Je voudrais savoir pour quelle raison Edgar Poë a choisi cette manière de composition, au lieu de l’autre, qui aurait été, il me semble, encore plus émouvante.

— Tu m’étonnes… Quelle autre ? Voyons, dis ton affaire.

— Pourquoi la découverte du trésor est-elle réalisée avant l’explication du parchemin mystérieux qui en indique la place ? Il était plus naturel de suivre William Legrand dans les émotions du déchiffrement, les recherches à travers l’île et enfin les péripéties de la découverte, — que l’erreur du nègre, qui confond l’œil gauche de la tête de mort avec l’œil droit, suffit à dramatiser. — Edgar Poë prend le sujet à rebours, et c’est seulement après le dénouement, qu’il explique comment il a pu l’amener.

— Ta remarque est judicieuse, dit mon père : on s’attend, en effet, après le départ de son ami, à ce que Legrand reprenne le parchemin, pour l’étudier dans la solitude. Cela tourne autrement et c’est très bien tout de même, peut-être mieux, puisque c’est plus imprévu. L’auteur, sans doute, n’a justement pas voulu faire comme un autre aurait fait ; ou bien cette façon de procéder eût entraîné plus de développement que n’en comportait la dimension d’une nouvelle : la nouvelle est une forme parfaite, mais a ses exigences et demande même souvent le sacrifice du sujet, qui pourrait fournir tout un roman… Enfin je ne sais pas exactement quelle a été l’idée d’Edgar Poë ; mais ce qui m’étonne, c’est qu’une gamine comme toi ait eu celle de faire une pareille observation. Cela me prouve, comme je te l’ai dit plusieurs fois, que tu as un sens littéraire très juste et que tu es très coupable de ne pas vouloir essayer d’écrire… quand ce ne serait que pour me faire plaisir !

— Je t’assure que, devant un papier, il ne me vient aucune idée, je ne trouve rien du tout. Comme Balzac aurait fait dire à Mistigris :


La critique est Thésée et l’art est Hippolyte !


— Prends garde, justement, que le sens critique ne soit déjà trop développé chez toi et ne t’empêche d’achever un travail. Tu te jugeras toi-même, tout de suite, trop sévèrement, et, quand on commence, il ne faut pas se juger : on a besoin d’une grande naïveté, d’une confiance absolue en son génie, on doit se trouver superbe et triomphant, quitte à en rabattre plus tard.

— J’en suis déjà à ce plus tard.

— C’est très mal ! Tu me forceras à t’enlever ce titre de : « Mon dernier espoir », que je t’avais donné… Mon dernier espoir sera trompé, comme tous les autres.

— Non, non, père, ne me l’enlève pas ! m’écriai-je en me jetant à son cou. J’ai peur de t’enlever, moi, des illusions… Mais je te promets d’essayer, dès que j’aurai trouvé une idée.

— Eh bien, je te le laisse, jusqu’à nouvel ordre, me répondit-il en m’embrassant.



Une après-midi, mon frère vint à Neuilly, avec son camarade Rodolfo, dans l’intention d’aller faire un tour en canot sur la Seine. Mon père était à Paris ; ma mère cousait dans sa chambre et ne se dérangea pas pour les nouveaux venus.

— Venez donc avec nous, disait Rodolfo ; nous resterons à peine une heure, on ne saura même pas que vous êtes sorties.

— Il vaudrait peut-être mieux demander la permission.

— Jamais de la vie !… Sur l’eau !… On pousserait de beaux cris ! s’écria Rodolfo.

— Nous serons joliment grondées.

— Vous manquez d’héroïsme, laissa tomber notre frère Toto, de son air flegmatique.

— Tant pis, allons !…

Et nous voilà descendant l’escalier, sournoisement, bien décidées maintenant à l’escapade.

Au fond du jardin du propriétaire, une petite porte s’ouvrait sur une allée ombreuse, qui, en contournant plusieurs enclos, aboutissait aux berges de la rivière. Mais il fallut remonter jusqu’au pont de Neuilly pour louer un canot.

Toto prit les rames, et Rodolfo se mit au gouvernail. Nous étions ravies de glisser le long de l’île verdoyante, qui partage la Seine en deux bras, et que nous n’avions pas encore vue de près. Elle apparaissait, entre les branches qui penchaient vers l’eau, toute fleurie, et soignée comme un beau parc.

Le ciel était lourd, la rivière sombre, la menace d’un orage pesait ; cela inquiétait notre plaisir, en aggravant nos remords : ce serait joli si nous recevions une averse !

— Nous n’irons que jusque devant Saint-Cloud et nous reviendrons, disait Rodolfo.

Mais, avant que nous ayons atteint Suresnes, le grain crève en une pluie drue et serrée… Rien pour nous protéger, pas une ombrelle, pas même un fichu. Nous rions tout de même, narguant la Providence, qui sans doute s’est dérangée pour nous punir.

Toto était d’avis de virer de bord et de rentrer au plus vite ; mais nous étions trop loin, trempés déjà, et l’orage n’en était qu’aux préliminaires. Rodollo conseilla de gagner une petite auberge où il se rappelait avoir mangé des fritures de goujons et qui devait être assez proche.

On enfonça les avirons plus profondément ; la Seine se ridait et écumait sous une brusque rafale, qui ployait les arbres des rives et leur arrachait des feuilles. À travers les cinglements de l’averse, les éclairs et les coups de tonnerre, ce ne fut pas sans peine que le bateau, alourdi par l’eau qui tombait, vint enfin cogner contre l’embarcadère rustique de la maisonnette qui devait nous abriter.

C’était complet !… Nous étions dans un cabaret, attablées devant des consommations ! — car il avait bien fallu demander quelque chose, — tandis qu’à la maison on nous cherchait certainement avec inquiétude et colère !… Sans l’orage, on aurait pu ne pas s’apercevoir de notre absence : on aurait supposé que nous étions dans le jardin, c’était lui qui nous dénonçait et, de plus, nous bloquait dans cette auberge en augmentant nos appréhensions.

Nos deux complices n’étaient pas non plus très rassurés. Mais, au retour, ils nous débarquèrent à la hauteur de notre jardin et continuèrent leur route, — pour ramener le canot ; — ensuite ils fileraient, tout droit sur Paris, où on les attendait…

— Tâchez de vous tirer d’affaire ! nous cria Toto en s’éloignant.

— Mettez tout sur notre dos ! ajouta Rodolfo…

Des dos de fuyards, qui ne risquent rien !…

Nous ne marchions pas très vite, en reprenant les sentiers couverts, entre les enclos.

— Il faudra tout de même finir par arriver ! disait ma sœur.

Mais je m’attardais, surtout pour réfléchir : une idée m’était venue, je croyais tenir un moyen de parer le coup.

— Écoute, si tu as le courage de recevoir seule le premier choc, pour me laisser le temps de faire quelque chose de très difficile, avant l’arrivée de papa, nous sommes sauvées.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu verras… Mais je n’ai pas une minute à perdre, il est déjà tard.

— Dépêchons-nous !

Et c’est en courant que nous faisons le reste du chemin. Moi, je grimpe, quatre à quatre, jusqu’à l’atelier, où je m’enferme. J’entends des éclats de voix, des cris, des portes qui claquent… Mais je me bouche les oreilles, je serre fortement les paupières, pour m’absorber dans une méditation intense, et, bientôt, je me mets à écrire.

C’est la première fois que je m’essaye à la littérature, et ce début est fait bien légèrement ; pourtant je dois avoir mûri le sujet dans ma tête, car cela vient facilement, comme si je recopiais. Le morceau a pour titre : le Retour des Hirondelles. C’est une sorte de poème en prose, qui s’arrange tout seul en strophes ; après quelques pages, c’est fini… Je n’ai pas mis une heure à l’écrire.

Je descends vite retrouver ma sœur, qui s’est réfugiée dans la cuisine.

— Était-ce bien terrible ?…

— On a parlé des Madelonnettes… Gare, quand le père va rentrer !…

— Allons au-devant de lui.

Tout doucement nous ouvrons la porte de la rue, et nous nous glissons le long des maisons vers l’avenue. Nous n’osons pas aller jusqu’au bout populeux, plein de gamins et de cabarets. Mais nous voyons très bien, au loin, passer, à de longs intervalles, les omnibus jaunes. Enfin, de l’un d’eux, le père descend, de l’impériale, sans que la voiture s’arrête, — ce qui nous fait toujours si peur, — et nous courons à sa rencontre.

Je suis un peu troublée. C’est peut-être stupide, ce que j’ai écrit : mon père va avoir une déception… Il me saura gré de l’effort, mais il vaudrait mieux, tout de même, que ce fût bien.

Je n’ai pas le temps d’hésiter… Nous revenons pendues chacune à un de ses bras.

— Père, je t’apporte quelque chose…

— Quoi donc ?

— De la copie !…

— Ah ! Enfin !… C’est gentil d’avoir pensé à faire plaisir à ton vieux papa. Donne, donne…

Et le voilà qui s’arrête et déploie mes feuillets.

Le cœur me bat ; je guette anxieusement son impression, tandis qu’il lit… Je suis vite rassurée… Sa figure s’éclaire. Il est enchanté :

— On dirait du Henri Heine ! Je devinais bien, moi, que tu avais le don.

Et il presse le pas pour aller porter la bonne nouvelle, pendant que nous ébauchons derrière son dos une gigue discrète, en narguant peut-être bien d’un pied de nez la punition de Damoclès, qui ne tombera pas.

En effet, lorsqu’il se heurte à la bourrasque, c’est lui qui gronde, contre son habitude, et, tout à son plaisir, il ne veut pas même entendre le récit de nos méfaits.



D’une fenêtre du premier, je regarde dans la rue. C’est un vilain jour d’automne, où tout est noyé de pluie ; cependant il y a une éclaircie, un pâle rayon de soleil m’a donné l’envie d’ouvrir et de me pencher au dehors. Personne ne passe ; le fossé, en face, semble un ruisseau, et, au delà, dans le jardin des fous, les branches mouillées s’égouttent sur les allées désertes.

Quelqu’un marche pourtant, au loin, venant de l’avenue de Neuilly : un homme, qui s’avance lentement et d’une allure singulière. Il longe le fossé et, sur le trottoir, qui de ce côté-là n’est pas pavé, pétrit la boue jaune sous ses pieds. Un chien marche devant l’homme, un assez grand chien à longs poils et horriblement crotté. Il va, le nez sur une piste, la queue basse, frangée de boue et frôlant le sol… Pourquoi l’homme marchait-il si près de ce chien, qui n’avait pas l’air d’être son chien ?

Tout à coup, la distance diminuant, je reconnus le promeneur : c’était Charles Baudelaire.

Il venait chez nous, certainement, mais quelle idée avait-il ? Que lui avait fait ce vulgaire toutou, qui ne le voyait même pas ?

Je crus comprendre que Baudelaire cherchait à lui marcher sur la queue, non pas dans une méchante intention, mais, sans doute, pour jouir de la surprise et de la frayeur de l’animal, pour voir ce qu’il ferait.

Il le vit !…

Le promeneur ayant réussi à presser, du bout de son pied, la pointe de la queue du chien, celui-ci poussa un hurlement de peur, mais aussitôt il se retourna et se jeta sur l’homme, qui tomba en pleine boue jaune ! Par bonheur, les représailles ne furent pas poussées plus loin : le chien détala, retournant vers l’avenue.

J’avais retenu un cri, au moment de la chute ; mais je m’étais en même temps rejetée en arrière, ayant le sentiment que le poète, si correct, si soucieux de l’harmonie, serait très vexé d’être vu en cette posture. Cependant, s’il s’était fait mal ?…

Je regardai, sans me montrer. Baudelaire s’était relevé ; il examinait, d’un air perplexe, ses mains souillées et son paletot, dont tout un côté disparaissait sous un enduit jaune. Qu’allait-il faire ? S’en retourner ? Il hésita quelques instants, puis il traversa la rue et vint résolument vers la maison. Vite, je refermai sans bruit la fenêtre, pour courir en bas et ne rien perdre de ce qu’il dirait.

Dès l’escalier j’entendis les exclamations de Marianne, stupéfaite de voir M. Baudelaire dans un pareil état.

— Monsieur est au moins tombé du haut de l’omnibus !

— Non, ma fille, pas de si haut. Aidez-moi à me rendre présentable, répondit-il en baissant la voix.

Il ôta ses gants de chamois gris et son paletot boueux, puis entra dans la cuisine, pour qu’on lui essuyât le bas de son pantalon.

Je pus me glisser, sans être vue, dans la salle à manger, où mon père s’était attardé, après le déjeuner, à lire son journal en fumant, parce qu’il faisait là plus chaud qu’ailleurs.

Baudelaire parut bientôt, parfaitement correct, une cravate en soie cerise nouée mollement sous son col qui lui dégageait le cou.

— Je viens d’être renversé et terrassé par un chien que je ne connais pas, dit-il, j’étais effroyable à voir ; mais votre chambrière alsacienne m’a gentiment remis à neuf.

— Un chien !… un chien enragé… peut-être ! s’écria mon père, très effrayé. Il t’a mordu ?

— Non, non, rassure-toi…

— C’est heureux, car j’allais faire allumer des braises, rougir des fers, et te cautériser, de force, jusqu’à l’os.

— Merci !… Quelques fers à repasser suffiront, pour cautériser mon paletot.

— Mais quelles raisons ce chien avait-il de t’en vouloir ? Les animaux sont logiques et n’agissent pas sans raisons, comme les bipèdes. Avais-tu escaladé les clôtures confiées à sa garde, pour enlever quelque bourgeoise ?

— Cet animal était dans son droit : je l’avais offensé, en lui marchant sur la queue, exprès… Mais je suis très humilié, parlons d’autre chose.

Décidément, je ne saurai jamais pour quelle raison ce grand poète s’était acharné à jouer un mauvais tour à ce pauvre chien des rues. Peut-être ne le savait-il pas lui-même ; ou seulement avait-il cherché à se ménager une entrée originale, en racontant son aventure : il aimait beaucoup n’être pas ordinaire et causer de l’étonnement.

Je savais de lui plusieurs histoires assez remarquables. Banville racontait, entre autres, qu’il avait un jour rencontré Baudelaire dans la rue ; celui-ci, après quelques instants de causerie, s’était interrompu pour lui poser cette question :

— Ne trouveriez-vous pas agréable, cher ami, de prendre un bain, en ma compagnie ?

— Comment donc ! s’écria Banville sans vouloir paraître surpris le moins du monde, j’allais vous le proposer.

Et il entra, résolument, dans le premier établissement qui se présenta, en demandant une chambre à deux baignoires.

Quand ils furent tous deux immergés dans l’eau tiède, Baudelaire, de son air le plus doucereusement perfide, dit à Banville :

— Maintenant que vous êtes sans défense, mon cher confrère, je vais vous lire une tragédie en cinq actes !…

J’avais surpris, aussi, le récit d’une autre anecdote, pas trop convenable, dont je ne pouvais m’empêcher de rire, chaque fois que j’y repensais.

Baudelaire, dans une tenue de parfait gentleman, entrait chez un pharmacien, le saluait, et, du ton le plus poli, lui disait :

— Monsieur l’apothicaire, voulez-vous avoir l’obligeance de m’administrer un clystère ?…

On ne dit pas comment était accueillie cette singulière exigence, ni si le client était servi. Baudelaire affirmait que les apothicaires, même sous le nom de pharmaciens de 1re  classe, étaient tenus d’obéir à cette injonction, que c’était une des charges de leur état, et que, ce que lui en faisait, se dévouant au ridicule, c’était surtout pour ne pas laisser tomber en désuétude une servitude ancienne et bienfaisante !



— Un nouveau livre d’Edgar Poë, qui vient de paraître !… un livre pour toi, car c’est de la cosmogonie transcendentale.

Et mon père me tend le volume d’Eurêka, traduit par Charles Baudelaire.

— C’est beau ?

— Ma foi, cela me semble un peu aride et compliqué. L’ouvrage est d’une lecture laborieuse et je ne suis pas bien sûr de l’avoir compris. Je compte sur toi pour me l’expliquer.

— Oh ! père ! toi, mon professeur d’astronomie !…

— Je t’en ai enseigné les rudiments et il y a longtemps que tu m’as dépassé. Voyons, sois gentille, lis le livre, attentivement, et écris-en une analyse détaillée ; tâche de faire un article. Tu peux bien essayer cela, pour moi.

Soit ! C’est un devoir qu’il me donne. Je le ferai, de mon mieux, pour lui être agréable.

Je me mets à lire. Le livre est terrible, mais il me passionne, et, la semaine suivante, l’article est fait. Mon père le prend et l’emporte.

Le temps passe et mon père ne me dit rien : je crois qu’il l’a oublié, perdu, ou, peut-être, trouvé si mauvais qu’il préfère n’en pas parler. Et moi, je n’ose souffler mot, très déçue et très mortifiée : aussi, c’était trop difficile !…

Un matin, j’étais à peine éveillée, quand mon père entre dans ma chambre, tenant le Moniteur universel tout déployé.

— Regarde !

Il me montre du doigt un titre : Eurêka.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ton article !… Je l’ai jugé digne d’être imprimé, ce qui vaut mieux que tout ce que j’aurais pu te dire. Je voulais te faire une surprise ; ça a duré un peu longtemps. Tu as subi l’épreuve sans broncher, ce qui dénote une assez jolie force de caractère.

— Tu as refait l’article ?

— Je n’y ai pas changé un mot ; tu le verras bien…

Mais je n’ose pas le relire ; je le regarde, seulement. Il tient plusieurs colonnes, en très bonne place, et est signé : Judith Walter.

— C’est moi qui t’ai choisi ce pseudonyme, — dit mon père : — « Walter » c’est Gautier en allemand… et cela signifie : « Seigneur des Bois ! »

— Judith Walter est très ébahie, dis-je, et très contente ; pas trop orgueilleuse, tout de même, car elle comprend bien que, sans ta toute-puissante protection à ce journal, on l’aurait joliment envoyée promener, avec son article !

— Et cela n’eût pas infirmé sa valeur, dit mon père qui reprend le journal et l’emporte pour le montrer à ma mère.

Huit jours après, je reçus de Baudelaire la lettre suivante :


Mademoiselle,

J’ai trouvé récemment chez un de mes amis votre article, dans le Moniteur du 29 mars, dont votre père m’avait quelque temps auparavant communiqué les épreuves. Il vous a sans doute raconté l’étonnement que j’éprouvai en les lisant. Si je ne vous ai pas écrit tout de suite pour vous remercier, c’est uniquement par timidité. Un homme peu timide par nature peut être mal à l’aise devant une belle jeune fille, même quand il l’a connue toute petite, — surtout quand il reçoit d’elle un service, — et il peut craindre, soit d’être trop respectueux et trop froid, soit de la remercier avec trop de chaleur.

Ma première impression, comme je l’ai dit, a été l’étonnement, — impression toujours agréable d’ailleurs. — Ensuite, quand il ne m’a plus été permis de douter, j’ai éprouvé un sentiment difficile à exprimer, composé moitié de plaisir d’avoir été si bien compris, moitié de joie de voir qu’un de mes plus vieux et de mes plus chers amis avait une fille vraiment digne de lui.

Dans votre analyse si correcte d’Eurêka, vous avez fait ce qu’à votre âge je n’aurais peut-être pas su faire, et ce qu’une foule d’hommes très mûrs, et se disant lettrés, sont incapables de faire. Enfin vous m’avez prouvé ce que j’aurais volontiers jugé impossible, c’est qu’une jeune fille peut trouver dans les livres des amusements sérieux, tout à fait différents de ceux si bêtes et si vulgaires qui remplissent la vie de toutes les femmes.

Si je ne craignais pas encore de vous offenser en médisant de votre sexe, je vous dirais que vous m’avez contraint à douter moi-même de vilaines opinions que je me suis forgées à l’égard des femmes en général.

Ne vous scandalisez pas de ces compliments, si bizarrement mêlés de malhonnêtetés : je suis arrivé à un âge où l’on ne sait plus se corriger même pour la meilleure et la plus charmante personne.

Croyez, mademoiselle, que je garderai toujours le souvenir du plaisir que vous m’avez donné.

CHARLES BAUDELAIRE.


— Oui, me dit mon père, il a été prodigieusement étonné : il ne voulait pas croire que l’article ne fût pas de moi. J’ai eu de la peine à le convaincre, et il m’a dit cette phrase bizarre : « J’en appelle à ta candeur ! » Je lui ai affirmé que je n’ai bien compris le livre qu’après ton analyse… Il trouve que tu as l’esprit d’ordre, qualité des plus rares, déclare-t-il, chez les femmes surtout.

De nouvelles surprises m’étaient réservées : le Moniteur paya l’article !… Mon père m’apporta, un soir, 80 francs et 40 centimes. Je gardai longtemps la somme dans ma poche, où je la faisais sonner, continuellement, sans savoir à quoi l’employer. Puis, très gracieusement, Arsène Houssaye, apprenant ce début, me fit cadeau d’une bague, — une jolie émeraude, entourée de roses, — pour consacrer le souvenir, disait-il, de la publication de mon premier article.

Et ce ne fut pas tout : des choses graves se produisirent, qui furent accueillies par nous plutôt gaiement. Le Moniteur, journal officiel, fut pris à partie pour avoir publié un article antireligieux, — puisqu’il parlait de la création du monde en d’autres termes que la Bible. — Un prêtre, à Colmar, fit même un sermon contre l’auteur de ces impiétés, et en annonça un autre, pour le dimanche suivant. Un camarade de mon frère, qui habitait Colmar, lui révéla qu’il s’attaquait à une toute jeune fille, — qui ne portait pas encore de jupes longues, — et lui conseilla de retenir ses foudres.

C’était bien du bruit autour de ce pauvre article, sur lequel, malgré tous ces encouragements, je ne me faisais pas d’illusions, et que, à part moi, je jugeais mal réussi, gauche, sec, et d’une désolante concision.



Ma sœur et moi, nous sommes dans la chambre de ma mère, en grande toilette, devant l’armoire à glace, et nous nous regardons attentivement. Je suis vêtue d’une robe en damas noir et gros bleu, épais comme le doigt ; la jupe ne touche pas terre et se tient si raide que je parais plus large que haute ; un « talma » en velours noir, bordé de vison, me donne une silhouette de cloche ; ma figure disparaît sous l’avancée d’un chapeau, genre cabriolet, en feutre noir garni de rubans verts. Ma sœur porte une robe en popeline écossaise et une petite redingote de velours noir, qu’une étroite bande d’hermine orne tout autour ; une houppe de plumes noires surmonte sa capote.

Nous dînons chez l’illustre Giulia Grisi, cousine germaine de ma mère, et celle-ci, qui d’ordinaire se préoccupe peu de notre tenue, a voulu tout diriger, cette fois, pour que nous soyons très bien. Elle nous a habillées et coiffées elle-même. Aussi nous sommes prêtes trop tôt, tandis qu’elle est en retard.

Solennellement, nous descendons l’escalier, pour attendre en bas, et, comme nous avons trop chaud sous nos manteaux, nous sortons dans la cour.

Alors nous nous regardons, ma sœur et moi, et nous pouffons de rire.

Un peu amer, tout de même, ce rire, qui raille nos splendeurs, sur lesquelles nous n’avons aucune illusion. Nous nous sentons parfaitement ridicules et comiques : c’est ennuyeux d’aller divertir les autres.

— Tu as tout à fait l’air des singes mécaniques qui dansent sur les orgues de Barbarie.

C’est moi qui fais ce compliment à ma sœur.

— Oh ! oui ! c’est cela ! s’écrie-t-elle.

Et elle se met à danser en secouant la houppe de son chapeau.

— Toi, à quoi ressembles-tu ?… Un sac…

— À cause de l’affreux manteau : sans lui, avec ma robe raide comme du carton, je rappelle ces laides bonnes femmes de Velasquez, qui ont des jupes comme des commodes… Tiens ! ça doit être très bien pour « faire un fromage » !…

Je me lance en une pirouette et l’achève en un plongeon, au centre de l’étoffe qui bouffe.

— Il est beau, n’est-ce pas, ce « fromage » ?…

— Oui ! soupire ma sœur, décidément plus contrariée que moi ; mais nos cousines, qui sont si chic, vont joliment se moquer de nous !

— Oh ! Rita seulement : les autres sont trop petites !…

Quand nous arrivons à l’hôtel de Giulia Grisi, d’assez bonne heure, pour la voir un peu avant la venue des convives, nous entendons résonner le piano dans le salon. La porte est ouverte sur le vestibule et nous nous glissons sans être remarquées.

Giulia et Mario sont debout près du piano et déchiffrent un duo, qu’Alary, compositeur et pianiste, accompagne.

La scène est originale : ces grands artistes, dont les voix merveilleuses ont enthousiasmé tous les dilettantes de l’Europe et les charment encore, ne sont pas, à ce qu’il semble, très musiciens. Le déchiffrement ne va pas tout seul. Alary, qui est sourd, se démène, bat la mesure du pied, chante, à hauts cris, d’une voix fausse, pour indiquer la mélodie ; mais les chanteurs préfèrent la jouer eux-mêmes, d’un doigt, et, par-dessus les mains du pianiste, s’efforcent chacun de son côté. Cela produit une confusion inextricable, d’où s’élèvent par moments des notes magnifiques, pas toujours celles qu’il faudrait.

Je contiens à grand’peine un fou rire, qui va m’échapper, quand ma mère dénonce notre présence en criant :

Brava !

Alary se retourne brusquement, en faisant pivoter le tabouret, puis se lève, comme un diable jaillit d’une boîte. Long, maigre, avec une barbiche blonde, la bouche béante, et ses mèches pâles s’embrouillant dans le fil de son lorgnon.

L’harmonieuse langue italienne résonne alors, dans l’effusion de l’accueil et l’échange des politesses.

Giulia Grisi est belle, toujours. Elle n’entend pas se laisser vaincre par le temps. Ce n’est plus peut-être, tout à fait, la statue parfaite qui inspira à mon père ce poème si enthousiaste, cet hymne à la beauté, où il regrette, voyant la cantatrice pour la première fois, d’avoir abandonné les pinceaux pour la plume. C’était à la salle Favart, pendant une représentation de Mosè :


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’aperçus une femme. Il me sembla d’abord,
La loge lui formant un cadre de son bord,
Que c’était un tableau de Titien ou Giorgione.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous n’avez pas menti, non, maîtres : voilà bien
Le marbre grec doré par l’ambre italien,
L’œil de flamme, le teint passionnément pâle,
Blond comme le soleil sous son voile de hâle,
Dans sa mate blancheur les noirs sourcils marqués,
Le nez sévère et droit, la bouche aux coins arqués,

Les ailes de cheveux s’abattant sur ses tempes
Et tous les nobles traits de vos saintes estampes.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté ?
Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté,
Et l’épithète creuse et la rime incolore ?
Ah ! combien je regrette et comme je déplore
De ne plus être peintre, en te voyant ainsi
À Mosè, dans ta loge, ô Giulia Grisi !


La diva est un peu forte maintenant, et ses traits s’empâtent et s’estompent ; le doigt implacable du destructeur tire un peu vers le bas les coins de la bouche ; mais l’ensemble est noble et superbe ; le port de la tête, la chaude pâleur, la douceur inquiétante des yeux glauques, sous le noir des lourds cheveux ondés, gardent un charme extrême. Elle porte une jupe de taffetas noir, dont les sept volants sont interrompus par la traîne tout unie qui les recouvre à moitié ; le corsage décolleté laisse voir, sous un réseau de dentelle, les épaules rondes et les bras blancs.

Mario, lui aussi, fut un type de beauté remarquable : coqueluche des douairières et bourreau de bien des jeunes cœurs. Il n’entend pas renoncer à cette royauté et s’y cramponne d’une main élégante. C’est un très grand seigneur : marquis de Candia et officier dans les chasseurs sardes. Un coup de tête l’a jeté hors de son milieu et poussé vers la carrière artistique, où il a trouvé la gloire : aussi il n’a rien de la suffisance coutumière des ténors et montre une suprême distinction. Il a dû ressembler beaucoup à Raphaël Sanzio, avec sa barbe légère, qu’il semble n’avoir jamais coupée, ses cheveux souples et ses beaux yeux noirs, si doux sous la longue frange des cils.

Dès que cela est possible, je le prends à part : j’ai un secret à lui confier, qui, j’en suis sûre, lui fera plaisir. Une élève de l’institution de Mme  Liétard, où nous allons parfois comme externes, est amoureuse de l’illustre artiste et lui demande en grâce d’écrire quelques mots sur la photographie qui le représente et qu’elle a achetée.

— Tu comprends, elle t’a vu aux Italiens, dans le rôle d’Almaviva, et elle t’a trouvé si joli qu’elle ne pense plus qu’à toi et garde ton portrait dans sa poche, pour le regarder toute la journée.

Mario s’intéresse à mon histoire, un sourire lui chatouille les lèvres.

— Est-elle belle, ton amie ?

— Oh ! oui, et grande, grande : au moins vingt ans !… Et élégante !… elle porte des jupes larges comme ça !… Une vraie dame ! Je ne sais pourquoi elle est encore en pension.

— Tu l’as, cette photographie ?

— Bien sûr ! Elle m’a fait jurer, plus de dix fois, que je te l’apporterais.

Après un regard furtif vers Giulia, qui ne s’occupe pas de lui, Mario me dit en baissant un peu la voix :

— Monte voir les petites, et, après, va dans ma bibliothèque. J’irai t’y écrire ces quelques mots.

La maison, un hôtel qu’on a loué tout meublé, est vaste et confortable, mais assez banale. L’organisation intérieure se modèle sur celle d’Angleterre : la nursery est au second étage, et là les enfants sont bien chez eux, sous la surveillance discrète de la gouvernante et de la bonne anglaises.

Les trois fillettes accourent et nous accueillent par des cris et des rires. Elles sont charmantes, sous leurs cheveux libres qui bouclent jusqu’à leurs épaules, leurs robes blanches légères et fraîches, ornées seulement d’une ceinture à longs pans. Rita, très brune et très blanche, avec le nez un peu fort et les sourcils très accentués, est déjà grande ; mais les deux autres, la douce et timide Cecilia, et Clelia, délicieusement mutine, sont toutes petites. Giulia, dans son magnifique automne, près de l’âge où l’on peut être grand’mère, a toute une jeune nichée à elle. Une quatrième fille, Maria, la dernière, qui n’avait pas trois ans, a été emportée brutalement par la mort, il n’y a pas encore très longtemps, et c’est pour cela que les ceintures, des trois sœurs qui restent, sont noires sur les robes blanches.

Le poème d’Émaux et Camées, intitulé les Joujoux de la Morte et qui commence par ces vers :


La petite Marie est morte,
Et son cercueil est si peu long
Qu’il tient, sous le bras qui l’emporte,
Comme un étui de violon…

a été inspiré par ce berceau creusé en tombe.

J’entends Mario qui chantonne en montant l’escalier, et je me dépêche de descendre un étage pour le rejoindre dans son cabinet.

Cette pièce a un peu plus de caractère que le reste de l’hôtel. Une bibliothèque à hauteur d’appui, dont le dessus forme table, l’entoure et supporte des statuettes et des bibelots. Les livres, nombreux, sont richement reliés : le marquis de Candia est un lettré et soigne beaucoup sa bibliothèque. Mais des couronnes, des palmes, des branches de laurier en or et en argent, appendues ça et là, trophées de soirées triomphales, ramassés à tous les coins du monde, font souvenir que l’illustre chanteur se doit à son art et n’a pas autant de loisirs qu’il le voudrait pour feuilleter ses volumes.

— Donne la photographie.

Je la tire de ma poche et la sors d’une double enveloppe.

— Quel bel homme ! s’écrie Mario, qui examine son image en riant ; ça ne m’étonne pas qu’il fasse encore rêver les pensionnaires.

Il met un binocle et s’assied, pour écrire quelques mots au dos de la carte, tout en soupirant :

Ah ! povero !

Pendant qu’il secoue de la poudre d’or sur l’écriture pour la sécher, son domestique se présente :

— Monsieur, dit-il, il y a en bas une dame qui désire voir monsieur un instant.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Monsieur ne la connaît pas. Elle dit qu’elle a fait un long voyage pour obtenir un moment d’entretien et supplie monsieur de le lui accorder.

— Est-elle jeune et jolie, au moins ?…

— La tournure est très bien ; mais la dame cache sa figure sous un voile.

— Mauvais signe !…

Cependant, avant de descendre, Mario s’approche de la glace et fait bouffer ses cheveux.

En bas, dans le vestibule, une femme, mince et grande, couverte d’un voile noir, se tient debout. Elle regarde s’avancer le beau chanteur, en joignant les mains, comme en extase. Quand il atteint les dernières marches, l’inconnue se jette à genoux, lève les bras au ciel, et entonne, d’une voix vibrante et grave, le Miserere du Trovatore. Mario s’arrête, interloqué d’abord, mais il a bientôt fait de reconnaître cette voix et il s’écrie, un peu vexé et déçu :

— Allons, grande folle, finis tes bêtises !

Un frais éclat de rire, longtemps contenu, lui répond et la Borghi-Mamo, rejetant son voile, lui saute au cou.

— Tu as été pris ! tu as été pris ! crie-t-elle, tu croyais que c’était une amoureuse !…

Mario ne veut pas en convenir. Il prétend, au contraire, qu’il l’a devinée tout de suite, et que c’est lui qui l’a fait poser.

Dans le salon, les convives sont maintenant réunis et causent par groupes, assis ou debout… Tous n’ont pas été invités : la maison est hospitalière et la table s’allonge indéfiniment. Nombre d’artistes italiens, jeunes ambitions ou espérances déçues, sont les clients de ces gloires ; ils évoluent dans leur atmosphère, attirant sur eux un peu de lumière, ou se réchauffant à leur rayonnement.

Beaucoup de personnes connues, fameuses même en ce temps-là, sont les intimes des deux grands artistes et leur forment une cour.

Ce soir, j’aperçois la jolie barbe noire de Gaetano Braga, le délicieux violoncelliste, qui est aussi, et surtout, compositeur. On a représenté de lui, au Théâtre-Italien, un opéra en trois actes : Margherita la Mendicante, et sa Sérénade, pour chant avec accompagnement de violoncelle et de piano, a fait fureur. Braga vient souvent nous voir à Neuilly : nous nous glissons à travers les groupes, ma sœur et moi, pour aller lui dire bonsoir.

Il n’a pas l’air, tout d’abord, de nous reconnaître, puis nous regarde d’un air consterné :

— Pourquoi vous a-t-on déguisées comme cela ?

Nous ne pensions plus à nos toilettes !

— Avec de si jolies figures… On veut donc vous enlaidir ?…

Et il s’éloigne, en haussant les épaules.

Nous allons rejoindre Giulia Grisi, dans le petit salon. Elle est assise sur un divan avec ses fillettes autour d’elle, qui la cajolent. Elles ont déjà dîné et viennent dire bonsoir avant d’aller se coucher. Tout le monde leur fait fête, pour flatter la mère passionnée qu’est Giulia ; mais elle est jalouse aussi et ne permet pas qu’on embrasse ses filles.

— C’est horrible ! s’écrie-t-elle ; je ne comprends pas qu’on laisse embrasser ses enfants, surtout par des hommes : cette chair si délicate, si tendre, si fraîche !… ce sont des fleurs, et cela les fane… Je ne veux pas !…

Comme je trouve que c’est bien dit et qu’elle a raison ! Si on savait avec quelle répugnance les enfants endurent ces baisers d’indifférents, ces mentons qui grattent, ces haleines fortes, cette odeur de tabac, ces moustaches qui chatouillent, on les laisserait tranquilles ; toutes les mamans devraient être comme Giulia.

On se récrie, cependant, autour d’elle ; mais elle garde sa belle placidité et ne cède rien de sa conviction.

Moi, je ne me lasse pas de l’admirer : cette douceur, ce calme, ces poses si simplement nobles, cette voix pénétrante, ces longs silences méditatifs où les yeux glauques s’assombrissent, tout m’intéresse en elle. Les femmes racontent qu’elle est perfide, jalouse, violente ; mais je ne peux le croire : cela dérangerait ses belles lignes harmonieuses ; d’ailleurs, une mère aussi tendre ne peut pas être mauvaise.

Je viens m’asseoir à ses pieds, pour voir, de plus près, le portrait de son autre enfant, un fils, dont la miniature, entourée de diamants, est toujours sur sa poitrine, au fond d’une grotte de dentelles.

Un mystère plane sur celui-là, pour moi du moins. Il vit loin de sa mère, qui ne le rencontre que rarement. C’est un beau jeune homme, en costume d’officier anglais. Ce cousin, que je n’ai jamais aperçu qu’en image, m’intrigue infiniment. Giulia baisse la tête vers le portrait et murmure, avec un long soupir :

— Fred !…

Mon père vient d’entrer. Il arrive directement du Moniteur, où il terminait son feuilleton du dimanche C’est lui que l’on attendait, car aussitôt on replie les portes qui séparent la salle à manger du salon, et l’on annonce le dîner…



En hiver, sous la neige !… Le jardin, tout blanc, est bien joli dans sa pureté intacte.

Le balai a ménagé des sentiers praticables, à travers la cour, de la salle à manger à la pompe, de la cuisine à la petite porte de la rue, et aussi sur l’escalier de la terrasse afin qu’on puisse atteindre le poulailler, ou la cave, au fond du tunnel.

Le père a été obligé d’aller à Paris tout de même.

La journée s’annonce morne et longue, dans la maison silencieuse, séparée de la ville par des steppes de neige, que nul visiteur ne peut, raisonnablement, s’aventurer à franchir.

Nous sommes donc résignées à voir s’écouler bien lente cette après-midi froide, ne nous doutant guère qu’elle marquera, au contraire, un point brillant dans nos souvenirs.

Vers les trois heures, un brusque coup de sonnette éveilla le silence.

Cela nous fit peur d’abord. Qui pouvait venir, par ces chemins gelés ? Toujours, l’idée de quelque accident arrivé au père nous angoissait.

De la salle à manger, l’œil à un entre-bâillement, nous regardions ouvrir la porte d’entrée.

Une dame en noir, à l’air noble et doux, parut, accompagnée d’un garçon assez grand qui portait l’uniforme de Sainte-Barbe. La dame demanda mon père, et, sur la réponse qu’il était absent, elle fit passer sa carte à ma mère, en la priant de la recevoir.

Dès que Marianne eut refermé, sur les visiteurs, la porte du salon, nous nous élançâmes, pour savoir le nom.

— Fais voir la carte ?… Madame Veuve Ganneau

Ma mère descendit et s’enferma avec les inconnus ; mais bientôt le salon se rouvrit : on nous cherchait.

— Arrivez ! nous cria ma mère.

Mme  Ganneau nous examinait avec curiosité et sympathie. Ce fut elle qui parla :

— Voilà Nono, dit-elle en poussant vers nous son fils. Nous avons à causer, votre mère et moi ; amusez-vous pendant ce temps-là : faites connaissance…

Elles retournent dans le salon, nous laissant le jeune barbiste, fort gentil dans sa veste courte à boutons dorés. Ses cheveux châtain clair, longs pour un collégien, bouclent et encadrent gracieusement sa figure très olivâtre. Il a de grands yeux bruns, très beaux, la bouche petite et rouge : mais il a l’air excessivement grognon et pas disposé du tout à faire les premiers pas vers nous.

Dans la salle à manger, nous voilà donc tous les trois, assis, contre le mur, sur des chaises très éloignées les unes des autres, et ne disant pas un mot. Cela dure assez longtemps, mais nous trouvons que nous avons l’air bien bêtes et nous étouffons des rires. Nono fait des efforts pour garder son sérieux. Tout à coup, il se décide à parler :

— Je parie que vous ne savez pas vider un œuf sans le casser ! dit-il.

— Non, nous ne savons pas… Tu sais, toi ?…

— Bien sûr, que je sais !

Nous courons à la cuisine, réclamer un œuf.

— Pour quoi faire, un œuf ?

Nono affirme qu’il ne sera pas perdu, et même qu’on ne crèvera pas le jaune.

Il faut maintenant une aiguille, pour percer un petit trou à chaque bout de la coquille. L’opération est longue et laborieuse, mais enfin l’œuf, resté intact, est vidé.

— On peut l’emplir d’eau, à présent

— Allons à la pompe !

Nous voilà dehors, marchant à la file, dans le petit chemin creusé par le balai à travers la neige. La pompe, empaillée à cause de la gelée, a l’air d’une ruche, au pied du mur de lierre tout engoncé d’ouate blanche. Mais l’œuf ne s’emplit pas du tout ; l’eau très froide nous inonde les mains, nous éclabousse la figure, et nous cassons la coquille pour nous venger.

Nono se baisse et pétrit une boule de neige, qu’il nous lance. C’est alors, par la cour, une course folle, qui laisse l’empreinte de nos pieds dans la neige intacte : nous nous poursuivons avec des rires, et des cris aigus quand un projectile s’écrase sur nous.

La connaissance est faite, lorsque, saupoudrés de neige, essoufflés, les mains rouges, nous rentrons dans la maison, où l’on nous appelle. Et les nouveaux venus prennent congé.

Telle fut notre première rencontre avec Clermont-Ganneau, l’illustre savant, aujourd’hui professeur au Collège de France, qui devint notre plus cher camarade et l’ami de toute la vie.


Du Grand-Montrouge à Neuilly, c’était loin vraiment : il fallait des heures pour faire le voyage, par tout un jeu d’omnibus qui coïncidaient vaguement. Aussi les tantes, Lili et Zoé, qui demeuraient au Grand-Montrouge, ne pouvaient-elles accomplir l’aller et le retour dans la même journée, sans affronter, surtout en hiver, la nuit noire et dangereuse. L’une ou l’autre devait venir chaque mardi cependant, pour toucher la pension que leur frère leur servait. Celle qui venait couchait à Neuilly, pour repartir le lendemain, quelquefois le surlendemain. Mais l’autre s’ennuyait, seule à Montronge. Après bien des tâtonnements, on s’arrêta à cette combinaison : à tour de rôle, Lili ou Zoé venait seule ; le surlendemain, sa sœur la rejoignait à Neuilly, et, le quatrième jour, elles retournaient ensemble à Montrouge. De cette façon, leur vie était un peu animée, plus gaie, moins solitaire, et ce séjour avait l’avantage de leur valoir une très sérieuse économie.

Le point délicat, c’était les relations entre les tantes et ma mère, qui n’avaient jamais été extrêmement cordiales : cette vie sous le même toit mettait à de périlleuses épreuves les caractères difficiles. Mon père avait dû parlementer longtemps et employer toute son éloquence pour obtenir, de part et d’autre, des promesses solennelles d’urbanité parfaite et de patience inébranlable. Chacun s’y efforçait de son mieux ; mais le meilleur moyen d’éviter les chocs, c’était de réduire les rapprochements au strict indispensable. Ma mère profitait de la présence des tantes pour faire ses courses à Paris et nous laissait avec elles ; j’aimais à les entendre parler du grand-père, de Montrouge, où j’avais tant gamine, et de ces temps, déjà lointains, où j’avais si bien mérité les surnoms violents d’Ouragan et de Chabraque.



À la Renommée du Ratafia. — Cette affirmation, en grosses lettres rouges et noires, peinte sur le mur de l’épicier qui fait le coin de l’avenue de Madrid et de l’avenue de Neuilly, attire le regard, quand on passe, et reste dans le souvenir. Mon père la lit tous les jours, du haut de l’omnibus, et l’idée du ratafia le hante.

— Sais-tu ce que c’est, seulement ? me demande-t-il.

— Pas du tout !

— C’est une liqueur légère que l’on fait de toutes sortes de fruits, mais surtout de cassis. La maman de Rodolfo réussissait très bien le ratafia et en donnait à mon père qui l’aimait beaucoup… Je ne le détestais pas… Nous irons en goûter, un de ces matins, tous les trois, sans rien dire à la maison.

Renseignements pris, l’épicier du coin, avenue de Madrid, est un usurpateur : la véritable Renommée est de l’autre côté du pont de Neuilly, à Courbevoie [1]. C’est plus commode pour notre escapade : au moins, là, on ne nous connaît pas.

L’expédition résolue, nous descendons, un matin, l’escalier de pierre et nous faisons ceux qui se promènent très innocemment dans le jardin ; puis nous passons dans l’enclos du propriétaire, et nous gagnons la porte qui mène aux allées du bord de l’eau.

En débouchant sur la berge, nous nous arrêtons un moment. C’est toujours agréable de revoir la rivière, surtout à cet endroit si verdoyant et si frais, avec l’île de Rothschild, dont les pelouses claires s’étendent, derrière les hauts arbres, qui se mirent tout entiers dans l’eau tranquille ; et, plus loin, le barrage qui joue la cascade, puis, à la dernière pointe, surmontant un rocher broussailleux, ce petit kiosque grec, que nous avons surnommé « le Temple de l’Amour », et qui est là on ne sait pourquoi…

Nous allons en flâneurs, grimpant lentement la chaussée pavée qui monte vers le pont, et nous nous attardons à regarder les arches de pierre, qui forment un rond parfait avec leur reflet, et les barques silencieuses qui glissent dans le cercle.

— Il est très bien, ce pont, dit mon père, simple, large et solide ; l’entrée est heureusement dégagée et fort majestueuse. J’aime beaucoup ces maisons de forme arrondie, aux angles de la place, qui justement suppriment l’angle et dont la courbe est douce à l’œil. Il doit y en avoir deux autres à Courbevoie, qui font pendant à celles-ci.

— C’est Louis-Philippe qui a bâti le pont de Neuilly ?

— Non, c’est Louis XV, sur l’emplacement d’un autre construit pour remplacer le bac, après l’aventure de Henri IV qui fit là son fameux plongeon, où il faillit rester, en passant l’eau en carrosse.

— Ça devait être joli, au temps du bac…

À Courbevoie, c’est dans la maison demi-ronde, à droite du pont, que triomphe la vraie « Renommée du ratafia ». L’établissement est un débit de vins, dont la porte est grande ouverte en face d’un comptoir brillant. Quelques rouliers, debout, le fouet sur l’épaule, prennent un verre.

Nous sommes un peu interloqués et nous regardons du dehors, sans oser entrer. Nous attendons que les rouliers, qui ne se pressent pas, soient partis.

Nous voici, enfin, alignés, tous les trois, devant le cabaretier. Il faut bien dire quelque chose. Mon père risque timidement :

— Trois ratafias, s’il vous plaît.

On pose sur le comptoir trois jolis bateaux en argent repoussé et on les emplit d’un liquide rouge clair.

L’homme nous regarde avec des yeux ronds ; il ne trouve pas tout de suite à quelle catégorie sociale nous appartenons : mon père, dans son complet du matin, en velours Montagnac gris-ardoise, coiffé d’un bonnet à pattes, pareil à celui de Dante ; nous deux, nu-tête, avec notre teint mat d’Italiennes… Il doit conclure que nous sommes des modèles ou des acteurs.

C’est bon, le ratafia ; mais il n’y a pas grand’chose dans ces drôles de petits vases, qui ressemblent à des soucoupes. Mon père, très enhardi (il n’y a plus personne dans le cabaret), s’écrie :

— Encore une tournée !

Il paie, et nous faisons une sortie majestueuse.

Très amusés de notre escapade, nous rentrons, en sourdine, par le jardin, et la maman ne se doute de rien.



— As-tu remarqué, me dit mon père, que Saint-Victor, quand il vient, ce qui est assez rare depuis que nous demeurons si loin, vient toujours accompagné de son paysage ?

— Son paysage ?

— Tu ne sais pas ce que c’est ?… En ce moment le paysage de Saint-Victor, c’est Gustave Claudin.

— Gustave Claudin, un paysage ?…

— C’est très simple : un ami, un disciple qui, par son âge ou sa situation de débutant, a tout naturellement, auprès de vous, sa place au second plan… Il vous accompagne dans vos visites et vos promenades, vous sert de fond et vous fait ressortir… Il vous donne adroitement la réplique, afin de vous fournir l’occasion de briller. On s’appuie sur son bras pour discourir. C’est quelque chose comme le confident de tragédie, personnage très ingénieusement inventé et fort agréable dans la vie réelle. Il veille sur vous, vient au-devant de vos désirs, vous évite toutes sortes de petits ennuis : c’est lui qui fait signe à l’omnibus, règle avec le cocher de fiacre, entre au débit de tabac allumer son cigare pour vous donner du feu, et risque sa tête dans les loges de concierge pour demander si les personnes sont chez elles… Quand on a goûté du paysage, on ne peut plus s’en passer : il n’a pas de volonté, vous consacre tout son temps, va où vous voulez aller et se retire, en vous remerciant, quand vous avez assez de lui !

— Mais c’est un terre-neuve, le paysage ! Quel avantage a-t-il à se dévouer comme cela ?…

— Un avantage inappréciable : il est admis dans l’intimité d’un homme supérieur à lui ; il jouit de conversations charmantes, s’amuse et s’instruit en même temps… Moi, quand j’étais en Russie, j’avais un paysage admirable : c’était « Bœuf en Chambre ».

(Cette appellation bizarre était le surnom du comte Olivier de Gourjault, un camarade de mon frère, pour lequel mon père avait beaucoup d’amitié. Sa forte corpulence, ses grands yeux bleus pareils à ceux de Junon — Boôpis, — que faisaient ressortir sa barbe et ses cheveux noirs, étaient le prétexte de ce sobriquet).

— En Russie, tu avais même deux paysages, puisque Toto était aussi avec toi.

— Toto est mon fils : ce n’est pas la même chose. Il est, par devoir, plus soumis, et, par habitude, plus familier ; il se rebiffe et discute, tandis que le paysage ne discute pas : il écoute et admire. Olivier était parfait : son caractère doux et paisible me plaisait infiniment. Il est même le paysage idéal, car il comprend tout, absorbe tout et s’y entend sur tout. C’est le véritable connaisseur, artiste, érudit, qui sait raisonner son admiration et cependant ne crée rien, et n’est donc jamais un rival, pas même un confrère, et, à cause de cela, a plus de sincérité, plus d’effusion dans l’enthousiasme qu’il éprouve. Le seul défaut d’Olivier, c’est qu’il est timide, comme je le suis moi-même, comme le sont en général tous les hommes gros. Le paysage doit avoir une certaine audace, et même du toupet : Toto, à ce point de vue, convenait très bien ; il allait de l’avant, portait la parole, nous servait de bouclier ; mais il n’a pas l’égalité d’âme et la complète abnégation de « Bœuf en Chambre ». Il a des préjugés : par exemple, il entend dormir la nuit, et ne retrouve pas ses idées nettes, quand on l’éveille en sursaut. Aussi, c’est toujours dans la chambre d’Olivier que je m’aventurais, vers quatre heures du matin, quand j’avais assez du sommeil. J’entrais doucement, j’allais poser mon bougeoir sur la table de nuit ; puis je m’asseyais au pied du lit. Après quelques minutes, la lumière avertissait le dormeur de ma présence. Il ouvrait les yeux ; et, tout de suite, sa figure s’éclairait d’un bon sourire. Alors, je lui posais une question comme celle-ci : « Que pensez-vous de l’admirable torse de la Niobé ? » Sans aucune surprise, et sans hésitation, il me disait ce qu’il en pensait, et, plus éveillé qu’un émerillon, écoutait avec un vif intérêt les choses, très bien, les thèmes ingénieux, que je développais sur le sujet… Te voilà renseignée maintenant. Tu ne me regarderas plus, comme tu l’as fait tout à l’heure, avec des yeux écarquillés, qui semblaient demander s’il était urgent de me faire traverser la rue, pour m’interner chez le docteur Pinel, quand je te disais que Gustave Claudin est le paysage de Saint-Victor…



Un jour de mai, nous étions dans le jardin, mon père, ma sœur et moi, assis au bord de la pelouse : on y avait mis un tapis par crainte de l’humidité. Le cerisier était en fleur, et de jeunes pierrots, que nous avions élevés, pépiaient dans les branches en battant des ailes, sautant de l’arbre à nos épaules.

Marianne parut en haut de l’escalier et descendit entre le double rang des pots à fleurs, une carte de visite à la main.

— « Victor de Madarasz ! » lut mon père… Qui cela peut-il être ?… Est-ce que tu as déjà vu ce monsieur ?

— Non, monsieur, il n’est jamais venu.

— Quel air a-t-il ?

— Il est joliment bien habillé, et pas comme tout le monde.

— Jeune ou vieux ?

— Oh ! tout jeune !

— Alors, qu’il vienne ici… Montre-lui la route.

Peu d’instants après, la silhouette, très singulière et infiniment gracieuse, d’un jeune homme, se profila sur le fond clair de la cour, et, avec un peu d’hésitation, gêné par les trois paires d’yeux braqués sur lui d’en bas, le nouveau venu commença à descendre.

Mon père plissait ses paupières, pour mieux voir, n’osant tout de même pas mettre son monocle. Nous ressentions ce que devait éprouver cet inconnu et l’effort qu’il lui fallait faire pour avoir bonne contenance, ne pas trébucher et piquer du nez en avant, sous ces regards qui le détaillaient, avec autant de curiosité que de surprise.

Il portait un élégant costume hongrois : gilet et culotte gris perle, finement soutachés, redingote noire, garnie de brandebourgs et de passementeries, cravate de dentelle, bottes mignonnes serrant le bas de la jambe jusqu’à mi-mollet.

Quand il atteignit enfin le gravier du jardin, il retira son petit bonnet d’astrakan, et salua d’un air résolu et digne, malgré une timidité évidente, qu’il dominait.

Il avait des yeux resplendissants, un teint d’une pâleur chaude, des moustaches noires, effilées comme des aiguilles, et raidies au cosmétique.

Ses premières paroles ne furent pas banales :

— Je vous demande pardon, monsieur, d’oser ainsi me présenter sans être connu de vous et sans recommandation ; mais obtenir votre protection est pour moi une question de vie ou de mort, et c’est votre supériorité même qui m’a donné l’audace de venir à vous, et confiance en votre accueil.

— Asseyez-vous d’abord, dit mon père en lui montrant le bout libre du tapis, et dites ce que vous désirez : je n’ai pas grand pouvoir, malheureusement.

Le visiteur s’assit gentiment par terre, mais il semblait avoir épuisé toute son assurance, et ce fut en balbutiant qu’il répondit. Il était d’une noble famille hongroise, fort aisée, et, contre la volonté de son père, avait voulu être peintre. Il avait fait ses études de dessin presque en cachette et travaillé très sérieusement, se croyant la vocation. Il espérait désarmer sa famille en lui prouvant qu’il valait vraiment quelque chose : devant sa décision irrévocable de suivre la carrière artistique, on lui avait coupé les vivres, en lui promettant de le déshériter, ce qui n’avait fait que le fortifier dans son vouloir.

— C’est très beau de faire des sacrifices à son art, dit mon père ; mais c’est grave aussi de renoncer à une belle situation, pour se jeter dans une lutte incertaine et périlleuse. À ceux qui viennent me consulter sur leur vocation littéraire, je demande toujours : « Avez-vous de quoi vivre ?… » S’ils me répondent non, je leur conseille de se faire épicier, bottier, récureur d’égouts, tout plutôt que littérateur… J’en ai peut-être sauvé quelques-uns.

— Mais je n’ai pas à me plaindre : j’ai envoyé trois tableaux au Salon et ils ont été reçus ! s’écria Madarasz avec fierté.

— Avoir du talent n’est pas une raison pour réussir, au contraire !… Qu’est-ce qu’ils représentent, vos tableaux ?…

— Le principal a pour sujet : la Mort de Ladislas Hunyady, ban de Croatie. C’est un catafalque entre quatre cierges, sur lequel le mort, décapité, est étendu.

— Sujet assez farouche et pas très folâtre ! dit mon père. Je vous promets de voir votre œuvre et de la présenter au public. Mais, cette année, le Salon est arrangé par ordre alphabétique. J’ai suivi cet ordre et j’intitule mon compte rendu : « l’Abécédaire du Salon ». Je n’en suis qu’au B. Vous vous appelez Madarasz : il faudra revenir quand j’en serai à l’M.

Le jeune homme se leva, comme mu par un ressort, croyant que cette phrase l’invitait à prendre congé ; mais mon père le rattrapa.

— Je ne vous dis pas de vous en aller ! s’écria-t-il, mais seulement de revenir, quand j’en serai à votre lettre, pour que je n’oublie pas… D’ailleurs, je n’oublierai pas : vous êtes assez particulier pour que l’on se souvienne de vous, et je suis curieux de voir ce « ban de Croatie » entre ses quatre chandelles…

Mon père, maintenant, avait mis son monocle et admirait naïvement le jeune Hongrois.

— Êtes-vous heureux d’être d’un pays où il est de rigueur de porter un aussi joli costume !… Est-ce simple, élégant et commode !… Moi qui ai, en vain, tenté de réagir contre notre hideux affublement et me suis couvert de ridicule, aux yeux des bourgeois, en revêtant les toilettes les plus truculentes, j’avoue que je vous envie… Surtout ne vous avisez pas, sur le conseil de M. Prudhomme, de renoncer à votre originalité, pour être comme tout le monde ? Vos bottes et vos soutaches vous feront plus remarquer que tout le talent que vous pouvez avoir… Enfin, je souhaite que le tableau soit aussi réussi que le peintre.

Il se trouva que la grande toile, exposée en bonne place au Salon, était vraiment originale et habilement peinte. Le débutant, signalé par mon père à l’attention du public, eut un certain succès et fut très reconnaissant. Il revint souvent nous voir. Sympathique à tous, il fut bientôt un familier de la maison.



Les Goncourt venaient quelquefois à Neuilly, surtout pendant l’été. Ils arrivaient, en voiture découverte, vers la fin de notre dîner, au grand jour, car on dînait encore d’assez bonne heure en ce temps-là.

Nous entendions le fiacre s’arrêter, et, tout de suite, la sonnette, au timbre un peu grave, tintait violemment sous une main impatiente.

Jules entrait le premier, toujours, d’une allure rapide, tandis qu’Edmond n’apparaissait qu’un peu après et s’arrêtait un instant dans le cadre de la porte.

Le plus jeune des deux frères, Jules, était un blond aux yeux noirs ; sous la volute de sa moustache dorée, sa lèvre inférieure, très gonflée, faisait l’effet d’une grosse cerise pas très mûre. Il était fort élégant, rasé de frais, avec une fleur de poudre de riz qui veloutait la fraîcheur de son teint blanc et rosé. Edmond, plus brun, la figure carrée, le regard attentif, la moustache relevée, avait déjà cet air mousquetaire qu’il garda toujours.

Jules, à peine assis, contre la porte vitrée de la terrasse, engageait vivement la conversation sur quelque thème littéraire, et, quand il reprenait haleine, son frère continuait la phrase, développant l’idée, que l’autre résumait ensuite. C’était un duo tout spécial, où les voix alternaient, sans se heurter ni se mêler jamais ; seulement, tandis qu’en parlant Edmond disait : « nous », Jules toujours disait : « je ». Leur tactique consistait surtout à faire parler Théophile Gautier. Quand le dialogue était bien parti et que mon père s’échauffait, ils procédaient par questions, le poussaient, l’excitaient, heureux s’il se laissait aller à toute sa verve ; ils ne parlaient presque plus, alors, écoutant avec un plaisir et une attention extrêmes.

Une fois, aux « mille pas », mon père me demanda :

— Qu’est-ce que tu penses des Goncourt ?

— De leur personne ou de leur talent ?

— Des deux, puisque tu lis leurs livres, sans demander la permission… à mesure qu’ils paraissent. Mais procédons par ordre.

— Ils sont on ne peut plus corrects et distingués, Jules surtout ; et il est même joli, ce blond aux yeux noirs, avec son teint blanc rosé et sa lèvre rouge. Mais je les trouve l’un et l’autre trop appliqués.

— Qu’entends-tu par là ?

— Je ne sais pas comment te faire comprendre, car je ne comprends pas très bien moi-même… Quand ils sont là, on est content de les voir, très intéressé par ce qu’ils disent, et cependant on ne se sent pas à l’aise, on dirait qu’on entre en classe… qu’on n’a plus le droit de dire des bêtises… c’est drôle… Enfin je ne sais pas m’expliquer.

— Je te comprends d’autant mieux, dit mon père, que je connais la raison de ton impression, qui est bien près d’être la mienne. Malgré le charme de leur causerie, leur aisance et leur désintéressement apparent, on sent en eux une préoccupation, une tension d’esprit. Ils ne causent pas, comme moi, par exemple, simplement pour le plaisir de causer : ils étudient et ils observent ; ils se documentent…

— Oui, c’est cela. Et même nous, qui n’avons qu’à écouter, nous sommes mal à l’aise. Je vois bien que, toi aussi, tu n’es pas comme toujours et que quelque chose te gêne.

— Oui, par moments, tout à coup, je suis inquiet, et je n’ose plus me déboutonner : ils écoutent avec une attention si intense, avec la volonté si évidente de retenir, d’apprendre par cœur ce qu’ils entendent, que je suis interloqué… Comment dire tout ce qui vous passe par la tête, quand on a la sensation que l’on parle, peut-être, pour la postérité ? On devient gauche et affecté comme devant l’appui-tête du photographe… Et note bien que, s’il m’échappe quelque ânerie, — malgré la déférence respectueuse qu’ils ont pour moi, — ils sont tellement éperdus de réalisme qu’ils la saisiront au vol et la reproduiront de préférence, en la grossissant malgré eux… On court le risque d’apparaître aux populations sous un jour fâcheux, autant qu’inexact, car rien ne défigure, quelquefois, comme la photographie… Oui… j’ai l’impression qu’ils prennent des notes : quand on ne les regarde pas, ils doivent écrire sur leurs manchettes.

— La littérature est donc pour eux un devoir sans récréation ?

— Ils en sont possédés… Pour les plus belles fleurs, ils sont toujours d’actives abeilles, jamais des papillons… Maintenant, dis ce que tu penses de leur talent.

— Ce n’est pas très facile non plus, car il me déplaît autant qu’il me plaît.

— Explique-toi.

— Ce style si nouveau et si compliqué m’intéresse beaucoup, mais en même temps me distrait du roman. Les mots accrochent trop mon attention : je les remarque, et j’oublie de quoi l’on parle ; c’est d’ailleurs, le plus souvent, de choses insignifiantes. Les descriptions sont parfaites, mais les endroits décrits laids et ennuyeux ; les personnages sont saisissants de vérité, mais on aimerait autant ne pas les voir, et on les fuirait comme la peste, si on avait le malheur de les rencontrer.

— Tu exagères peut-être un peu, dit mon père : « Catalepsie — Épilepsie » ! Cependant il y a quelque chose d’assez juste dans ton observation : c’est le contraste entre le style recherché et la banalité voulue du sujet. Ils enchâssent, dans un métal précieux et tarabiscoté, des cailloux et des tessons. Ils ne veulent pas choisir les aventures rares et dignes d’être contées, ils redoutent d’embellir la vie : aussi arrivent-ils quelquefois à être ennuyeux comme elle… Cela n’empêche pas qu’ils ne soient charmants et n’aient beaucoup de talent… De plus, ce sont des gens heureux ! Je les admire, je les aime et j’en suis bassement jaloux.

— Jaloux ! pourquoi !

— Comment, pourquoi ? Ils travaillent comme des nègres, c’est vrai, comme des forçats, comme des bénédictins. Ils se créent à plaisir des difficultés insurmontables, qu’ils surmontent, et ne se donnent pas un jour de répit ; mais ils font cela à leur idée, sur les sujets qui leur plaisent, sans que rien ne les oblige ni les entrave. Ils sont indépendants et ne travaillent pas de leur art pour vivre… Ah ! oui, je les envie, et de tout mon cœur… Mais assez jaboté : moi, qui ne suis pas comme eux, et qui aimerais mieux, en ce moment, ciseler un sonnet, il faut que je descende à la forêt, pour faire du bois… Qui est-ce qui vient me faire ma raie et me mettre ma cravate ?

  1. Dans les Mémoires écrits en français, de Jacques Casanova, on peut lire à la page 179 du 2e volume de l’édition Rozez, de Bruxelles :

    « Les dieux qu’on adore ici, quoiqu’on ne leur élève pas des autels, sont la nouveauté et la mode. Qu’un homme se mette à courir et tout le monde lui court après. La foule ne s’arrêtera qu’autant qu’on découvrira qu’il est fou ; mais c’est la mer à boire que cette découverte, car nous avons une foule de fous de naissance qui passent encore pour des sages.

    « Le tabac de la Civette n’est qu’un faible exemple de la foule que la moindre circonstance peut attirer en un endroit. Le roi étant un jour à la chasse se trouva au port de Neuilly et eut envie d’un verre de ratafia. Il s’arrête à la porte du cabaret et par le plus heureux des hasards, il se trouve que le pauvre cabaretier en avait une bouteille. Le roi, après en avoir pris un petit verre, s’avisa d’en demander un second, en disant qu’il n’avait de sa vie bu de ratafia aussi délicieux. Il n’en fallait pas tant pour que le ratafia du bonhomme de Neuilly fût réputé pour être le meilleur de l’Europe. Le roi l’avait dit. Aussi les plus brillantes compagnies se succédèrent sans interruption chez le pauvre cabaretier qui est aujourd’hui un homme fort riche et qui a fait bâtir à l’endroit même une superbe maison, où l’on voit l’inscription suivante : Ex liquidis solidum, inscription assez comique dont un des quarante immortels fit les frais. Quel est le dieu que ce cabaretier doit adorer ? La sottise, la frivolité et l’envie de rire. »

    Cette « renommée » a continué sans interruption, évidemment ; je ne sais si elle existe encore en 1903, mais en 1848, quand j’étais étudiant, de même qu’on allait piquer une prune chez la mère Moreau, de même on allait prendre le ratafia à une vieille renommée dont je ne soupçonnais pas alors l’origine, mais qui était dans l’avenue de Neuilly, à gauche, assez près du pont.

    Dr  A. Guède.