Le Second Rang du Collier/Chapitre XII

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Félix Juven (p. 331-334).


XII


Mohsin-Khan m’avait demandée à mon père. Mais un mystère planait sur cette démarche, qui ne semblait pas avoir été accueillie très favorablement. Je ne m’expliquais pas pourquoi on ne m’en disait rien, et j’étais curieuse de connaître la cause de cette réserve. Ce fut Marguerite de la Grangerie qui me la révéla. Le général avait été obligé de faire un aveu, d’expliquer sa situation, qui, très normale en Asie, pouvait paraître singulière à un Européen : il était marié en Perse, mais dans des conditions particulières ; il s’agissait d’un mariage temporaire, qui se dénouait de lui-même, après un certain nombre d’années, si l’on ne renouvelait pas l’engagement. Le terme fixé était échu ; Mohsin-Khan allait retourner dans son pays, pour régler cette affaire et revenir complètement libre.

Mon père jugea qu’en l’état des choses il n’était pas possible d’examiner la demande, ni d’y faire aucune réponse, qu’il fallait attendre, pour cela, le fait accompli et le retour de Perse. On fit même comprendre au général, très assidu à Neuilly, qu’il devait, jusqu’à nouvel ordre, espacer ses visites.

Mohsin fut désolé de cette décision et chercha à nous rencontrer, dans des maisons amies, ou au théâtre. Il était toujours, je ne sais comment, très bien renseigné ; il trouvait le moyen, aux premières représentations, de louer la loge voisine de la nôtre.

Mon père fut très irrité par ces manigances et faillit se fâcher tout à fait. Cependant, avant le départ pour la Perse, il accueillit aimablement la visite d’adieu, et laissa même le général me parler en particulier, quelques instants.

Au moment de s’éloigner, pour une année au moins, Mohsin me suppliait de lui promettre, sans pour cela m’engager avec lui, de ne pas me marier avant son retour. Il était certain de revenir, investi de hautes fonctions diplomatiques ; il pourra alors m’offrir des conditions de bonheur qui me décideraient peut-être.

Mais j’étais mal disposée ; l’idée de cette femme lointaine, dont l’avenir dépendait de moi et qui serait gardée, peut-être, si je ne promettais rien, me gênait et m’agaçait ; de plus, Théophile Gautier, si épris qu’il fût de l’Orient, le redoutait aussi et tâchait de me faire partager ses craintes : malgré le charme, l’intelligence et l’évidente bonté de Mohsin-Khan, il n’était pas très rassuré.

— Les Orientaux sont délicieux, disait-il, ils ont une douceur, une placidité incomparables ; mais ils ont aussi des colères farouches : la femme ne doit pas broncher ; à la moindre frasque ils lui font couper la tête.

Il me traçait alors un tableau effroyable de malheureuses cousues vivantes dans des sacs, en compagnie de serpents, de crapauds, de scorpions, puis jetées à l’eau.

Je ne croyais guère à tout cela, ce qui ne m’empêchait pas de taquiner méchamment Mohsin en lui disant qu’il serait peut-être capable, un jour, de me faire couper la tête.

— Comment un homme de génie peut-il avoir de pareilles idées ? s’écriait-il, vraiment désolé ; comment ne devine-t-il pas qu’il ne pourra jamais confier le bonheur de son enfant à quelqu’un qui en aurait plus de soin que moi ?

Il me décrivait alors la beauté d’un voyage en traîneau à travers la Russie et la Perse, les châteaux mystérieux, les fêtes royales, les parures constellées de pierreries, tout ce pays des Mille et une Nuits, dont j’avais tant rêvé, et qui, sans doute, était ma vraie patrie.

— Vous êtes comme une plante née par hasard dans un sol étranger, me disait-il ; vous deviez être une princesse persane : ne repoussez pas l’occasion qui s’offre d’accomplir votre destinée.

Cependant je ne voulus m’engager à rien : il s’en alla, les larmes aux yeux, n’emportant aucune promesse.

Il était dit que je ne verrais pas la neige du Mont Albroz étinceler au soleil, par-dessus les platanes, qui font de Téhéran un bouquet de verdure : je décidai de m’envoler moins loin, et, lorsque Mohsin Khan, nommé ambassadeur à Londres, revint en Europe, j’avais quitté le nid paternel.