Le Soviet de Pétrograd

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La Revue de Parisannée 24, tome 4, juillet-août 1917 (p. 650-672).


LE SOVIET DE PÉTROGRAD

I

De tous les organismes créés par la dernière Révolution russe, le Conseil des Soldats et des Ouvriers a le plus étonné l’opinion publique en France. Il ne répond à aucun des rouages auxquels nous a habitués la longue histoire de nos tourmentes révolutionnaires. Le langage tenu par ce Conseil dans ses manifestes nous a même effrayés, et notre inquiétude s’est parfois traduite par des appréciations injustes, ce qui a provoqué un mécontentement non dissimulé dans une partie de la presse russe.

Au moment où les deux démocraties unissent leurs forces pour vaincre un ennemi commun, quand elles tentent de réaliser, par un effort combiné, un idéal de justice internationale, il importe qu’elles s’expliquent et s’entendent.

Le malentendu provient d’abord d’une certaine méconnaissance de la mentalité russe, et de ce que nous faisons trop abstraction du passé des révolutionnaires russes, soudainement appelés à prendre la tête du mouvement ; il provient aussi de ce que certains détails de la Révolution nous sont fort mal connus.


Commençons d’abord par expliquer ce qu’est le Conseil des Ouvriers et des Soldats, que l’on nomme en russe le Soviet, tout court. Il est une création spontanée, comme, dans les révolutions françaises, les gouvernements de l’Hôtel de Ville ; mais pour bien le comprendre, il faut se représenter exactement la marche de la Révolution russe.

Cette révolution n’a pas été l’œuvre unique de la Douma. La lutte de cette dernière contre le gouvernement tsariste, le duel de Milioukoff contre les ministres du tsar l’ont préparée, il est vrai ; mais elle a éclaté dans la rue. La Douma avait espéré canaliser le mouvement et faire accepter à Nicolas II un régime parlementaire à l’occidentale ; elle s’était ralliée à une monarchie constitutionnelle par l’organe de son président Rodzianko ; elle avait négocié jusqu’à la dernière minute avec la dynastie. Mais la Révolution, triomphante dans la rue, était déjà un fait accompli à Pétrograd quand les délégués de la foule se présentèrent au palais de Tauride pour demander à la Douma de se joindre au mouvement et même de se placer à leur tête.

De qui se composait cette foule ? D’abord de bourgeois, hommes et femmes, qui protestaient contre la famine et contre le gâchis de l’approvisionnement ; puis d’ouvriers qui s’étaient mis en grève pour soutenir la Douma que l’ancien régime venait de suspendre ; puis de soldats qui, au lieu de réprimer la révolte populaire, fraternisaient avec la foule et l’avaient aidée à venir à bout de la police montée, des agents de police et des mitrailleuses préparées par Protopopoff, lequel espérait, par un acte de provocation, pousser à l’émeute la foule et, à la faveur de la répression, décimer les forces organisées de la démocratie et la Douma elle-même.

Ce mouvement était d’abord désordonné et chaotique, laissé à lui-même par la Douma qui cherchait la solution ailleurs ; les chefs des partis socialistes en prirent la direction, et ils agirent d’après les précédents de la crise de 1905, en créant immédiatement un Conseil des Ouvriers. On ignore généralement qu’en octobre 1905, au milieu de la formidable grève des chemins de fer qui arracha à Nicolas II la charte constitutionnelle, un Conseil des Ouvriers s’était formé et avait essayé de diriger le mouvement gréviste. Ce Conseil eut un moment de puissance ; il parla d’égal à égal avec le comte de Witte, mais il échoua quand, abandonnant le terrain politique, il tenta de faire une révolution économique. Le Conseil fut alors décimé par des poursuites, et la crise avorta lamentablement en décembre sur les barricades de Moscou, où se fit sentir déjà l’action de Lénine.

Ce fut ce rouage que l’on reconstitua en pleine tourmente révolutionnaire le 4 mars (vieux style) 1917, d’après le principe suivant : un représentant était nommé par chaque millier d’ouvriers (de Pétrograd) et par chaque compagnie ou bataillon des soldats ayant participé à la Révolution. Bientôt le Soviet compta 2 000 délégués militaires et 800 délégués ouvriers. L’introduction de l’élément militaire a été dictée par l’expérience de la crise de 1905 où le mouvement populaire échoua, faute d’appui de la part de l’armée. Le Soviet décida de siéger à Pétrograd, au palais de Tauride.

Là, il se rencontra avec un comité élu par la Douma ou plutôt pris dans la Douma et dont la composition, au moins implicitement, fut soumise à l’approbation du Soviet. Ce Comité prit le titre de Gouvernement provisoire. Le Soviet ayant, de son côté, choisi dans son sein un comité exécutif, les premiers manifestes furent publiés au nom de ces deux comités. Kerensky formait un trait d’union entre eux, désigné à la fois par le Soviet et par le comité de la Douma.

Entre les deux comités, l’entente se fit d’abord très vite, dans l’angoisse et la fièvre de la Révolution. Tous craignaient en effet un retour offensif de l’ancien régime ; on savait que le général Ivanoff marchait sur Pétrograd ; on sentait la nécessité de se grouper autour du même drapeau. Goutchkoff — les éléments avancés du Conseil l’ont trop oublié — avait usé de son autorité pour empêcher les détachements qui arrivaient du front de faire acte d’hostilité contre la Révolution.

Les bases de l’entente furent les suivantes : déchéance de la dynastie des Romanoff, toute idée de régence étant écartée ; ajournement du choix d’une forme définitive de gouvernement jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante ; au point de vue de la guerre, abandon de toute idée de conquête et d’annexion, les buts de guerre de la nouvelle démocratie devant être : « guerre d’accord avec les Alliés pour aboutir à une paix universelle sur la base des droits des peuples de décider de leurs destinées ». Les buts de guerre ainsi stipulés ont été précisés dans une déclaration du 28 mars[1].

Le Soviet se compose de diverses fractions des partis socialistes, et notamment du « parti social-démocrate ». Ce parti qui adopte la formule marxiste de la lutte des classes comprend deux éléments : un dit maximaliste bolchéviki, opposé à toute collaboration avec un gouvernement bourgeois, adepte d’une action révolutionnaire systématique ; l’autre, minimaliste mencheviki, qui, depuis la crise de 1905, s’était déclaré en faveur d’une collaboration loyale avec la Douma. La scission entre ces deux fractions s’est affirmée au Congrès de Londres en 1909 ; elle a persisté, ranimée par des querelles intestines, et elle a éclaté plus forte que jamais après la Révolution de 1917.

Dans l’intervalle, l’élément modéré a obtenu la majorité. Le président et la majorité des vice-présidents du Soviet appartiennent à cette nuance. Les minimalistes sont soutenus par les « Socialistes-révolutionnaires » qui professent une espèce de communisme rural, prenant son point de départ dans le mir (propriété collective de la commune rurale en Russie). Par leurs origines et par leurs attaches ainsi que par leurs traditions, les socialistes révolutionnaires exercent une action particulière sur les masses rurales, notamment depuis la constitution d’un parti paysan, au cours de la première Douma qui avait compté près de 190 députés paysans. Les paysans, n’ayant pas de cadres à eux, avaient emprunté, pour les élections au second degré, ceux des Socialistes révolutionnaires et ils se fondirent plus tard dans le grand parti des travaillistes. Le terme « travailliste » fut employé pour la première fois à Saratoff, où l’on désigne par le terme troudoviki (travaillistes) ceux qui travaillent la terre ou qui vivent du produit de leur travail manuel dans les usines. Les travaillistes, représentés par Kerenski, celui qu’on appelle le Danton russe, les socialistes-révolutionnaires, ayant comme interprète Victor Tchernoff, se sont unis à la majorité modérée des social-démocrates avec, en tête, Tzeretelli, homme de grand talent, Sokoloff, homme de beaucoup d’énergie et de séduction, Tchkeidzé, un vétéran des luttes politiques, qui préside le Soviet de Pétrograd et qui a été également désigné pour présider le Congrès de tous les Soviets régionaux, récemment clos.

Le Soviet, ainsi défini dans sa composition et dans ses tendances, a créé des sections, dont l’une s’occupe des questions de politique extérieure. C’est elle qui a élaboré l’appel aux peuples au nom des socialistes russes et la convocation à une conférence internationale.

Le Soviet a un organe qui s’appelle Izwésti, bulletin ou « Informations », dans lequel sont publiées les décisions officielles du comité et aussi — il ne faut pas l’oublier — des articles de collaborateurs qui expriment leurs opinions particulières et n’engagent pas la majorité. De ces articles, on a parfois détaché des fragments pour en faire endosser les tendances à tout le Soviet, d’où des erreurs et des confusions regrettables.

À peine organisé, le Soviet a obtenu des adhésions dans toutes les régions de la Russie, où d’autres soviets ont été créés, avec la même composition, comprenant à la fois des ouvriers et des soldats, parfois des officiers ; souvent, ces derniers ont formé un conseil à part.

D’autre part, reprenant également une tradition établie en 1905, des congrès paysans ont commencé à fonctionner, avec l’encouragement des soviets ; ils représentent plus spécialement les aspirations des masses rurales.

L’armée a reçu le droit de nommer des délégués pris dans chaque compagnie ; ils ont tenu des congrès, pris des résolutions.

Entre ces divers rouages, un lien s’est établi ; les délégués de l’armée gravitent autour des soviets, et notamment autour du Soviet de Pétrograd qui, groupant ainsi autour de lui les ouvriers organisés et les délégués de l’armée, c’est-à-dire les forces agissantes des masses révolutionnaires, dispose d’une grande puissance. Le Gouvernement provisoire, sans son aide, ne pouvait gouverner et unifier la Russie nouvelle.

Mais comment ces deux pouvoirs allaient-ils s’entendre ? En vertu de ses principes classiques, le parti socialiste ne pouvait pas participer au pouvoir ; il ne pouvait que contrôler ; mais ayant le pouvoir effectif ou, si l’on veut, la force, son pouvoir de contrôle frisait de très près le gouvernement.

Le Soviet de Pétrograd s’est très énergiquement défendu de toute idée de s’immiscer dans le pouvoir et de créer un dualisme. Son point de vue a été le suivant : il représente des tendances socialistes ; il se rend compte que la société russe n’est pas mûre pour le collectivisme ni pour l’internationalisme ; par sagesse, il ajourne la réalisation de l’intégralité de ses idées sociales ; il s’engage à prêter au Gouvernement provisoire toute l’autorité morale et matérielle nécessaire en vue d’organiser le pays ; mais il lui demande la liberté de la presse, celle des réunions et surtout une certaine politique internationale. À ces conditions il prêterait et maintiendrait son concours.

Un conflit ne tarda pas à se produire. Le 18 avril (vieux style), Milioukoff, dans une célèbre déclaration, fit connaître que le nouveau Gouvernement entendait maintenir les conventions passées par l’ancien régime ; alors des troubles éclatèrent à Pétrograd. Lénine voulut renverser le Gouvernement ; il échoua, mais le Gouvernement provisoire dut subir un remaniement et accepter une nouvelle formule de politique extérieure, ou plutôt revenir à celle du 28 mars. En revanche, le Soviet a assumé, sans peut-être prévoir toutes les conséquences qui allaient en résulter, la responsabilité du pouvoir ; il a délégué cinq membres pour prendre place dans le nouveau Gouvernement. L’entente se fit dans la nuit du 4 au 5 mai, à 2 heures.

Désormais, le Soviet nous apparaît sous un double aspect : il fait partie intégrante du Gouvernement et, à ce titre, use de son prestige et de son influence pour l’appuyer auprès du pays ; d’autre part, il représente le socialisme organisé, et c’est à ce titre qu’il a obtenu du Gouvernement russe le droit de convoquer une conférence internationale dans un pays neutre pour préparer la liquidation de la guerre avec, comme objet, la paix universelle.

II

Le Soviet a formulé ses idées directrices dans un manifeste du 14 mars 1917 (vieux style) et dans une série de documents dont la pensée dominante est la suivante :

La Russie ne saurait penser à une paix séparée qui serait une honte pour la démocratie russe et pour l’Internationale. Seule, une paix universelle peut résoudre le problème de la guerre. La paix doit avoir pour base le droit des peuples à disposer de leurs destinées, et exclure toutes contributions et indemnités. En attendant cette paix, l’armée doit garder toute sa force combative et être prête à l’offensive.

Comme moyen pratique d’arriver à cette paix, le socialisme russe, agissant comme organe de l’Internationale, convoque une conférence internationale, où doivent s’élaborer les principes du nouveau droit international. Le public, en Europe, a vu dans cet appel à la paix universelle un acte déplorable ; il lui a attribué l’inaction de l’armée russe et les désertions en masse. On a été jusqu’à insinuer que le Soviet penchait pour une entente avec l’Allemagne. Les documents que nous citerons, et qui datent du mois de mars 1917, prouvent que cette opinion est complètement erronée et qu’au contraire le Soviet a usé de toute son autorité pour maintenir les soldats dans les tranchées, pour leur faire comprendre que désormais, la guerre n’étant plus une guerre de conquête, mais une guerre d’émancipation, en vue d’établir les bases d’une paix durable et bienfaisante, les soldats de la Révolution doivent déployer plus de bravoure que jamais.

Il s’est trouvé qu’en fait le Soviet a été meilleur psychologue que les observateurs étrangers : tandis que la prise de Constantinople, l’annexion de la Galicie n’enflammaient plus l’imagination des soldats et des masses révolutionnaires, l’idée de faire ce que les révolutionnaires appellent, dans leurs documents, une « guerre d’émancipation » les a ramenés dans les tranchées, a maintenu la discipline et les a conduits dans les batailles où, d’après l’aveu des communiqués allemands, les soldats russes se sont montrés plus braves que jamais.

On verra par la succession des extraits qui vont suivre comment, à mesure que le Soviet s’employait à démontrer la nécessité d’une guerre offensive, il multipliait ses efforts pour hâter la convocation d’une conférence internationale ; à la date du 30 juin, les journaux annoncent que les délégués du Soviet partent pour Stockholm : et le 1er juillet se déclenche l’offensive russe en Galicie ; le 2 juillet, le Soviet de toutes les Russies envoie une adresse enthousiaste à l’armée en répétant la formule : « Maintenant que vous êtes sûrs de vous battre pour une cause juste, remplissez votre devoir vis-à-vis du pays, de la Révolution et de l’Internationale. »

Cette idée, précisée et complétée après un contact avec les socialistes de l’Entente, a été celle de la majorité du Soviet.

III

Suivons cette pensée du Soviet. Elle apparaît très nette dans le manifeste du 14 mars. Mais ce manifeste est précédé d’articles dus à des collaborateurs divers.

Un de ces articles s’intitule : la Guerre contemporaine. Après avoir déclaré, conformément aux principes du parti, que « les masses populaires ont été entraînées dans la guerre contre leur volonté », il continue :

Nous devons déclarer que nous ne voulons pas répandre notre sang pour l’intérêt des classes dominantes. Sans doute, nous ne voulons pas subir le joug de l’Allemagne, mais nous n’avons pas besoin de faire la guerre uniquement pour conquérir de nouveaux territoires. De notre côté, nous ne pouvons pas contraindre les classes gouvernantes en Allemagne, et Guillaume et ses alliés, à renoncer à leurs projets de conquêtes. Il ne nous reste qu’à faire appel aux prolétaires et aux travailleurs allemands et austro-hongrois pour les convier à exercer sur leurs gouvernements une pression énergique en vue de les obliger à renoncer à leurs projets de violence et de conquêtes. Par-dessus la tête des gouvernants, les travailleurs doivent essayer de trouver une base pour la paix future… Il ne peut pas être question de faire une paix avec Guillaume et son gouvernement. Tant que le gouvernement de Guillaume menace la Russie, la continuation de la guerre est inévitable. Nous ne pouvons conclure la paix qu’avec le peuple allemand, quand il aura forcé son gouvernement à déposer les armes. Nous ferons le même appel aux masses ouvrières et populaires de l’Entente, et ce n’est que quand le droit de discuter les conditions de la paix passera entre les mains des peuples qu’on pourra songer à mettre fin à la guerre [2].

Cet article, conforme à la doctrine socialiste sur les rapports internationaux, n’est pas une déclaration gouvernementale ; c’est seulement une opinion exprimée dans le journal du Soviet et cette opinion est révolutionnaire à l’extrême : elle repousse, pourtant, l’idée d’une paix séparée.

Cette opinion s’inspire de l’espérance que la Révolution russe aura une répercussion retentissante en Allemagne, et y entraînera les masses ouvrières à une action révolutionnaire contre la dynastie des Hohenzollern. Mais cet espoir du début est suivi d’une déception qu’un article du 14 mars nous révèle ; il a pour titre la Russie et l’Allemagne :


La Russie démocratique, sans distinction de partis, attend avec impatience des nouvelles de la répercussion de la Révolution russe en Allemagne. Jusqu’à présent, les nouvelles sont maigres. À Dresde et à Leipzig, et dans quelques autres villes, il y a eu des manifestations populaires ; un radio, que nous croyons émaner des social-démocrates allemands, nous est arrivé, contenant ces mots : « Salut, camarades ! Hourrah » ; mais c’est tout. Notre fête de délivrance est obscurcie par les horreurs de la guerre… Si la noblesse prussienne et la dynastie de Hohenzollern réussissent à maintenir dans les liens de la discipline le prolétariat allemand, ils tenteront demain de se forcer un passage jusqu’à nous pour annihiler les effets de la Révolution russe et ramener l’ancien régime. Les Hohenzollern redoutent la contagion de l’exemple. Mais que, sur ce point, il n’y ait pas l’ombre d’un doute : pour lutter contre ce danger, la Russie révolutionnaire et républicaine ne ménagera aucun effort, parce qu’elle ne connaît point de pire sort que celui de retomber sous le talon ensanglanté des Romanoff ramenés par les Hohenzollern.


Ainsi s’affirme l’idée que l’écrasement du militarisme prussien peut seul garantir la Révolution russe contre un retour offensif de l’ancien régime ; et l’auteur continue :


Ce serait d’une suprême naïveté que de croire qu’il suffirait du simple fait de la Révolution russe pour pousser les prolétaires allemands vers une démarche révolutionnaire, rien que par sympathie pour la Révolution russe. Il faut se dire sans ambages que le prolétariat allemand ne peut être poussé vers une révolte que par une double cause : une crise intérieure et la situation extérieure.


Dès lors le plan mûrit : il faut laisser entendre aux révolutionnaires allemands que l’armée russe ne profitera pas d’une révolte en Allemagne pour tomber sur leur pays et que, d’autre part, la crise intérieure n’empêchera pas l’armée russe de se défendre contre tout agresseur. Il faut donc, après avoir démocratisé cette armée, la garder plus forte que jamais pour défendre la cause de la Révolution ; mais en même temps il faut donner au monde l’impression que tout ce qui est humainement possible sera fait en vue d’abréger la durée de la guerre.

Nous arrivons ainsi au célèbre manifeste signé par le Soviet, à la date du 28 mars (nouveau style).

Ce manifeste accuse une double tendance. Il s’adresse « aux peuples de l’univers ». C’est donc un appel aux nations qui rappelle le grand cri jeté par la Révolution française. Et c’est en effet de cet exemple que les membres du comité se sont inspirés. Un des orateurs du Soviet, Stekloff, l’a dit très nettement en faisant allusion à toutes les révolutions françaises, notamment à celle de 1848 qui a provoqué une émotion profonde, même en Allemagne et en Autriche, et que, seule, l’intervention de Nicolas Ier semble, d’après lui, avoir rendue stérile[3]. Mais, d’autre part, le manifeste débute par ces mots d’une inspiration nettement socialiste : — Camarades et prolétaires de tous les pays — et finit par ceux-ci, connus depuis le fameux appel de l’Internationale en 1864 — Prolétaires de tous les pays, unissez-vous — qui, comme nous avons eu l’occasion de le démontrer, sont dus à l’initiative des socialistes français, dont la tendance constante a été de donner une portée universelle et internationale à leurs manifestations démocratiques[4].

Le document poursuit :


Nous, ouvriers russes et soldats, nous vous annonçons le grand événement de la Révolution russe et nous vous adressons nos vœux enflammés… Notre victoire est une grande victoire de la liberté universelle et de la démocratie. Le Gouvernement russe n’est plus le pilier principal de la réaction universelle et le gendarme de l’Europe… Consciente de sa force révolutionnaire, la démocratie russe déclare que, de tout son pouvoir, elle s’opposera à la politique de conquête des classes dominantes, et elle appelle toutes les nations de l’Europe à des efforts combinés en vue des démarches en faveur de la paix universelle. Et nous nous adressons aussi à vous, frères prolétaires de la coalition austro-hongroise et, avant tout, au prolétariat germanique. Depuis le commencement de la guerre, on a essayé de vous persuader que, prenant les armes contre la Russie autocratique, vous défendiez la culture de l’Europe contre le despotisme asiatique. Beaucoup d’entre vous ont vu, dans ce fait, la justification de l’appui que vous avez prêté à la guerre. Désormais, ce prétexte n’existe plus ; la Russie démocratique n’est plus une menace à la liberté et à la civilisation… Nous défendrons énergiquement notre propre liberté contre toutes les tentatives réactionnaires, aussi bien extérieures qu’intérieures. La Russie révolutionnaire ne reculera pas devant les baïonnettes de l’envahisseur et ne se laissera pas écraser par une force extérieure ; nous vous appelons ! Secouez, vous aussi, à notre exemple, le joug de votre pouvoir semi-autocratique… ; n’acceptez plus d’être un instrument de conquête entre les mains de vos rois, de vos propriétaires fonciers et de vos banquiers ; par des efforts combinés, tâchons de mettre fin à ces sanglants massacres qui souillent l’humanité et qui attristent les grands jours de la naissance de la liberté russe.


Que l’on note bien que ce manifeste n’est pas dû à l’inspiration de Lénine, qui n’était pas encore arrivé en ce moment en Russie. Le rédacteur et l’auteur du manifeste et des résolutions qui l’ont suivi est Tzeretelli, le ministre des Postes et Télégraphes, qui, dans le Gouvernement actuel, a montré, avec Kerenski, le plus de sens gouvernemental. Le manifeste a été suivi de commentaires, de réserves et de discussions, et c’est là que Tzeretelli a eu l’occasion d’expliquer sa pensée :


Dans cet appel aux nations de l’univers du 14 mars, le Conseil des Ouvriers et des Soldats annonçait la ferme intention de la démocratie russe de réaliser, dans le domaine de la politique extérieure, les principes de liberté et de justice qu’elle est décidée à appliquer dans sa vie intérieure… Mais ces conditions ne sont pas encore réalisées et, tant que dure la guerre, la démocratie russe reconnaît que l’ébranlement de l’armée, l’affaiblissement de sa force, de sa stabilité, de son aptitude aux opérations actives seraient le plus grand coup qu’on pourrait porter à la liberté et aux intérêts vitaux du pays. Précisément pour défendre énergiquement la Russie révolutionnaire contre toutes les atteintes du dehors, pour lui permettre d’opposer une résistance résolue à toutes les tentatives faites pour arrêter son développement, le Conseil des Ouvriers et des Soldats appelle la Russie démocratique à mobiliser toutes les forces vives du pays, afin de renforcer le front et l’arrière : cela est impérieusement exigé, dans les moments que nous traversons, pour assurer le succès de la Révolution russe. Le Conseil des Ouvriers et des Soldats fait un appel pressant aux ouvriers de toutes les usines, aux employés des chemins de fer, des mines, des postes et télégraphes et de toutes les autres entreprises qui travaillent pour l’armée, afin de mener le travail avec la plus grande intensité. Non seulement les conquêtes économiques des classes ouvrières et leurs efforts légitimes vers d’autres améliorations ne doivent point affaiblir la force de leur labeur, mais au contraire ils doivent pousser l’intensité de leurs forces productrices jusqu’à leur extrême limite, en vue d’assurer le nécessaire et aux populations et à l’armée.


Même ainsi précisé et éclairé, l’appel sembla dangereux, notamment à la fraction du Conseil composée de militaires : une fraction de l’armée ne serait-elle pas tentée d’interpréter l’appel comme le signe précurseur d’une paix bâclée ? Cette confusion se produisit en effet : des soldats en avertirent les membres du Soviet ; pour bien faire comprendre le sens de l’appel, Tzeretelli dut déclarer :


…Jusqu’à ce moment, nous demandons aux soldats et aux ouvriers de rester à leur poste et d’observer les principes de l’organisation militaire ; les soldats ne doivent pas se contenter de défendre la frontière, ils doivent prendre l’offensive, s’il est nécessaire. Il n’est pas question, pour la Russie, de déclarer son désir d’entrer en paix avec l’Allemagne par-dessus la tête des Alliés. Ce n’est pas le chemin que la démocratie russe veut suivre, que l’Internationale nous recommande. Il ne s’agit pas pour nous de quitter les rangs de nos alliés ; jamais la démocratie russe n’a placé la question sur ce terrain ; ce serait néfaste pour la Russie révolutionnaire, parce qu’alors elle serait obligée de conclure une paix honteuse, parce qu’alors, restée seule face à face avec la coalition ennemie, elle serait écrasée ; ce ne serait même pas dans l’intérêt de l’Internationale, parce que l’Internationale est intéressée à la cessation de la guerre en général… Si nous entrions en pourparlers avec l’Allemagne par-dessus la tête des Alliés, nous aurions volontairement abandonné une arme puissante et nous adopterions une tactique qui couvrirait de honte et d’infamie et la Russie révolutionnaire et l’Internationale.


Le compte rendu sténographique ajoute que ces déclarations de Tzeretelli ont été saluées par une tempête d’applaudissements[5].

Ces déclarations, remontant à plus de deux mois, se sont retrouvées identiques dans le langage que les journaux ont prêté au même Tzeretelli à la fin de juin. Sachons donc que, depuis le commencement, le Soviet dans son immense majorité et Tzeretelli particulièrement, qui en est l’expression et l’organe, n’ont jamais varié sur ce point précis.

C’est encore à cette même date que Tzeretelli a prononcé ces paroles :


Qui doit décider s’il y a lieu de passer à l’offensive ou que l’attaque est nécessaire ? Est-ce aux soldats de scruter dans chaque cas la nature de l’opération ? C’est seulement au point de vue politique que nous disons que nous ne faisons pas une guerre de conquête ; il serait désastreux que les soldats nous comprennent comme leur conseillant de s’abstenir de toute opération offensive.


Désormais, la guerre sera définie guerre pour la liberté. C’est le titre de l’article paru en première page dans les Informations du Soviet du 17 mars 1917. En voici un extrait :


N’est-ce pas, camarades soldats, ne vaut-il pas mieux remplacer le mot d’ordre obscur et comportant des interprétations contradictoires « la guerre jusqu’à la victoire », par un autre mot qui exprime plus complètement notre pensée : « guerre pour la liberté »… Par le viril courage de nos cœurs qu’a enflammés la victoire remportée sur l’ancien régime, nous allons rendre invincible l’armée russe qui a été désorganisée par la maladresse criminelle de l’ancien régime. Et, ayant reconquis notre liberté, nous allons accomplir la grande œuvre de l’émancipation de tous les peuples.


Pour faire ressortir plus complètement la tendance et l’esprit du Soviet, il faut faire remarquer que son Bulletin insérait les résolutions votées par d’autres corps, qui insistaient sur la nécessité de vaincre l’Allemagne en vue de consolider les libertés russes : par exemple, une résolution votée par les délégués des officiers de Pétrograd, de la flotte baltique et de quelques autres détachements, qui s’étaient déclarés pour la dévolution dès le premier jour :


Le Conseil des députés des officiers décide de conduire la guerre contre le militarisme allemand jusqu’à la victoire, de lutter contre les tentatives de la contre-révolution d’où qu’elle vienne ; de saluer l’entente intervenue entre le Conseil des Ouvriers et des Soldats et le Gouvernement provisoire ; d’envoyer des vœux à l’armée active et à la flotte, les assurant que l’arrière travaille avec énergie et sans aucune interruption pour leur fournir les approvisionnements nécessaires, tout en veillant aux libertés conquises.

Les mêmes tendances s’affirment dans une résolution votée par les soldats, officiers et étudiants réunis dans la grande salle de l’Institut technologique, le 16 mars 1917[6] :


Proposer au Comité exécutif des Soldats et des Ouvriers de publier un appel aux ouvriers de toute la Russie, en vue de faire un effort suprême pour intensifier au plus haut degré la production des munitions nécessitées par la défense nationale ; demander à toutes les parties de l’armée et de la flotte de renforcer leur puissance combative ; aux paysans et à toutes les classes laborieuses de la population, d’aider le front dans la cause de la défense des libertés russes contre Guillaume et Charles ; consacrer toutes les forces à la consolidation et à l’élargissement des libertés conquises, en se plaçant sous l’égide du Conseil des Soldats et des Ouvriers.


Conformément à ces suggestions, le Soviet est en effet intervenu pour régler des conflits entre les patrons et les ouvriers, et pour obtenir de ces derniers la cessation des grèves, la reprise immédiate du travail dans les usines, celles surtout qui travaillaient pour la défense nationale. Et toutes les fois qu’une insinuation était lancée contre les ouvriers de Pétrograd, prétendant que, dans un intérêt égoïste de classe, ils compromettaient la défense du pays, le Soviet intervenait pour vérifier le fait, pour envoyer des délégués de l’armée dans les usines ; il publiait le résultat de ces enquêtes dans son Bulletin. Un de ces documents mérite d’être cité ; c’est un appel, lancé le 17 avril 1917, par 203 délégués pris dans toutes les parties de la première armée :


Dans les jours mémorables de la Révolution, nous, soldats, nous avons combattu côte à côte avec vous, ouvriers… Par nos efforts communs, nous avons conquis la liberté. Mais cette liberté est menacée par l’ennemi extérieur et intérieur… Le premier, s’il arrive à forcer les tranchées, donnera la main à notre ennemi intérieur, pour nous imposer une double chaîne… Camarades ouvriers ! la plupart d’entre nous sommes des prolétaires comme vous… Nous vous prions de ne pas remettre à l’ordre du jour, d’un seul coup, toutes les questions ; usez de la liberté pour améliorer votre sort, mais n’abandonnez pas le travail, car l’ennemi vigilant est tout près. — Signé : Président, Tchentzof ; secrétaire, Romanoukha.

Voilà qui n’est pas mal parlé pour une prétendue armée de déserteurs. Et voici les constatations faites par des délégués :


Camarades citoyens ! Notre cœur saigne à entendre les insinuations diffamatoires des gens qui prétendent que les ouvriers, dans un intérêt de classes, ont négligé la défense nationale. Nous avons fait le tour de toutes les usines de Pétrograd, sous le tonnerre des machines ; nous avons nous-mêmes entendu et vu nos frères ouvriers travailler à la fabrication de tout ce qui est nécessaire à l’armée moderne. Nos frères ouvriers nous disaient, avec des larmes dans les yeux, que toutes leurs forces, toute leur vie, ils les donneraient pour le bien de la société et de l’armée. Nos frères ouvriers n’ayant pas de pain, ayant faim, se procurent des vivres par n’importe quel moyen, et pas un grain de la matière qui leur est confiée n’est perdue pour la production… ; tout est utilisé et la quantité et la productivité ne font qu’augmenter de minute en minute… À toute la Russie, nous adressons cet appel : ne croyez pas à ces inventions mensongères ; sachez que, seuls, les agents provocateurs vous disent le contraire. Frères ouvriers, nous qui avons vu vos larmes sacrées d’indignation, offensés que vous êtes dans votre dignité de citoyens, nous porterons dans les tranchées la nouvelle joyeuse que nos frères sont dans les ateliers et que la liberté de la Russie n’a rien à redouter[7].

IV

Ayant nettement tracé son programme, le Soviet va essayer de le faire passer dans le domaine de la pratique. Les circonstances l’ont forcé à participer plus étroitement au pouvoir qu’il ne l’aurait voulu. Le souci de renforcer l’esprit combatif de l’armée se manifeste d’une façon plus nette à partir du jour où cinq de ses membres ont consenti à faire partie du Gouvernement provisoire ; mais à mesure que l’activité militaire semble ainsi constituer la partie essentielle de son programme, il affirme de plus en plus énergiquement son désir de convoquer une conférence internationale, afin de se mettre en rapport avec les socialistes de tous les pays, pour élaborer un programme commun de paix universelle.

Une section spéciale, comme nous avons vu, a été formée par le Soviet pour s’occuper des questions extérieures ; en vertu d’une entente avec le Gouvernement provisoire, elle se réserve le droit de faire des communications directes à l’étranger[8]. Le 24 avril (vieux style), la section des Affaires extérieures envoie, par l’intermédiaire de l’Agence télégraphique de Pétrograd, une communication en Grande-Bretagne, en France, en Italie, en Suisse et en Suède, par laquelle elle invite les représentants des majorités et des minorités socialistes à se rendre à Pétrograd. En même temps, par l’intermédiaire du ministère des Affaires étrangères, elle adresse aux Gouvernements britannique, français et italien, une dépêche ainsi conçue : « Le comité exécutif du Soviet exprime l’espoir que les Gouvernements… prêteront tout leur appui pour seconder le voyage de Russie aux délégués invités par le comité exécutif à Pétrograd du parti social-démocrate et des représentants des partis ouvriers… »

Le 26 avril, la même section a fait connaître en Grande-Bretagne, en France, en Italie et en Suède la décision du comité du Soviet de convoquer une conférence internationale dans un pays neutre. En mai, le comité a publié un nouvel appel aux socialistes de tous les pays, pour exposer le programme de la future conférence. Le document débute comme suit :


La Révolution russe est née dans la tourmente de la guerre mondiale. Cette guerre est un crime monstrueux des impérialistes de tous les pays… La Révolution russe est une révolution de travailleurs, d’ouvriers et de soldats ; elle n’est pas seulement une révolte contre le tsarisme, mais aussi contre les horreurs de ce massacre universel… Ce n’est pas seulement une révolution nationale, mais aussi la première étape d’une révolution internationale qui mettra fin à l’opprobre de la guerre, qui rendra la paix à l’humanité. Dès sa naissance, la Révolution russe a consciemment poursuivi cette tâche… La démocratie révolutionnaire de Russie ne veut point entendre de paix séparée qui laisserait les coudées franches à la coalition austro-hongroise. Elle sait qu’une pareille paix serait une trahison à la cause de la démocratie de tous les pays qui se trouverait livrée pieds et mains liés à l’impérialisme triomphant. La Russie sait qu’une pareille paix amènerait la défaite militaire des autres pays et établirait pour longtemps en Europe des idées de revanche, la laisserait hérissée de baïonnettes comme elle l’était après la guerre franco-allemande de 1870 et rendrait inévitable une nouvelle guerre dans un avenir prochain… La démocratie révolutionnaire russe fait appel avant tout aux socialistes des pays alliés. Vous ne devez pas laisser parler dans la solitude la voix de notre Gouvernement provisoire. Vous devez forcer vos Gouvernements respectifs à déclarer catégoriquement et clairement qu’ils acceptent comme base de paix la formule « pas d’annexions ni de contributions » et le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes. Vous donnerez ainsi à notre armée révolutionnaire, qui a inscrit sur son drapeau : « Paix parmi les peuples », la certitude que ses nouveaux et sanglants sacrifices ne seront pas vains. Vous lui donnerez la possibilité de remplir sa nouvelle tâche de lutte avec toute l’ardeur de son enthousiasme révolutionnaire. Vous renforcerez en elle la foi que, en défendant les libertés conquises par la révolution, elle lutte aussi pour les intérêts de la démocratie internationale. Vous obligerez les Gouvernements des pays ennemis, ou à renoncer définitivement et sans retour à toute politique de conquête ou de violence, ou à avouer publiquement ces desseins criminels et à déchaîner sur leurs têtes la juste colère des peuples.


Le même document, s’adressant aux socialistes austro-hongrois, les interpelle dans ces termes :


Vous ne pouvez pas admettre qu’à la faveur de la joie qui s’est emparée de l’armée russe, vos Gouvernements massent toutes leurs armées sur le front occidental pour écraser d’abord la France et se précipiter ensuite sur la Russie, sauf à être plus tard vous-mêmes victimes du même nœud coulant qui étranglera la démocratie internationale[9].


On voit que le langage de ce dernier manifeste diffère quelque peu du premier. C’est que, dans l’intervalle, le Soviet s’est trouvé en présence d’un sentiment plus clair de sa responsabilité, et d’autre part il a eu le temps de prendre contact avec des socialistes français. La mission d’Albert Thomas, d’Henderson et de Vandervelde a également commencé à produire ses effets.

Quel a été l’état d’esprit auquel les délégués ont eu à faire face, quelles ont été les difficultés qu’ils ont eues à surmonter ? C’est encore au Bulletin du Soviet que nous laissons le soin de l’exposer. Sous le titre : la Nouvelle victoire de l’internationalisme, nous trouvons ces lignes :


On sait que, jusqu’à présent, les tentatives de convoquer une conférence Internationale des socialistes se sont heurtées à la resistance des partis socialistes belge, français et anglais. Les représentants de ces partis, dont deux appartiennent à des pays envahis, se refusaient obstinément à toute rencontre avec les social-démocrates allemands. Cet état de choses continua jusqu’à la grande Révolution russe, qui la dernière a donné une grande impulsion à l’idée de la renaissance de l’Internationale… De tous les coins sont venus des saluts et des délégués pour se rendre compte de la réalité russe… Il y a quelques semaines, sont venus à Pétrograd des délégués des majorités socialistes d’Angleterre et de France. Les attaches de ces délégations avec les Gouvernements français et britannique dès le commencement ne faisaient pas de doute, et cela nous donnait l’espoir de nous entendre avec eux sur le terrain d’une plate-forme internationale. Des pourparlers engagés entre eux et le comité exécutif, il résultait en apparence qu’ils acceptaient notre programme, mais en fait il était visible que leur sympathie allait ailleurs. On se rendait bien compte qu’ils n’appréciaient pas assez l’influence du triomphe de la démocratie révolutionnaire en Russie et qu’ils ne savaient pas de quel degré de confiance le Soviet jouit auprès des masses laborieuses en Russie. Au cours de la première visite faite au Soviet de Pétrograd, l’entente définitive a été impossible : ils ont voulu obtenir des explications sur les termes : « sans annexions ni indemnités » dans le sens qui leur était désirable. Le Comité tenait, avant tout, à apprendre d’eux s’ils étaient disposés à assister à une conférence internationale où les socialistes de tous les pays seraient à même de résoudre entre eux les questions litigieuses et d’élaborer les conditions d’une paix solide basée sur des principes de droit et de justice… Ayant eu l’occasion de voyager en Russie et au front, les délégués français et anglais ont pu s’assurer que le Conseil des Soldats et des Ouvriers exprimait l’état d’esprit des masses laborieuses en Russie… En même temps et pendant leur absence de Pétrograd, le courant pacifiste est devenu plus intense en Europe et notamment les minorités française et anglaise des partis socialistes, contrairement aux décisions des majorités, ont décidé de prendre part à une conférence internationale convoquée d’abord par les camarades hollandais, et actuellement par le Soviet… Après de nombreux pourparlers avec le comité exécutif, les délégués français et anglais, satisfaits des explications et des dernières déclarations du Soviet, ont déclaré d’abord qu’ils se chargeaient d’amener leurs camarades appartenant à la majorité socialiste à accepter la conférence et ensuite qu’ils s’engageaient à exercer une pression sur leurs Gouvernements en vue de les obliger à renoncer ouvertement et publiquement à toute annexion et contribution, ce qui permettrait à toutes les puissances de l’Entente de réviser sur cette base les traités antérieurement conclus.


Et quelques jours plus tard, dans un nouvel article intitulé : Vers la paix universelle, le Soviet soulignait le même résultat en ajoutant : « Donc, la démocratie russe n’est plus seule dans la lutte pour la paix universelle. La démocratie française est prête à la soutenir dans cette bataille[10]. »

Le congrès du front auquel les délégués français et anglais ont assisté nous est raconté par un journal socialiste, la Gazette Ouvrière[11]. Nous y apprenons que le président du Congrès des délégués leur a confirmé les idées du Soviet, les a rassurés contre toute idée de paix séparée, mais a formellement déclaré que l’armée russe ne serait pas disposée à se battre pour des projets de conquête formés et élaborés par l’ancien régime[12].

V

Une fois les assurances prises pour la limitation des buts de guerre dans un sens démocratique, le Soviet accentua son action en vue de consolider et de renforcer l’armée. En même temps qu’il a publié son appel aux socialistes, il en a adressé un autre à l’armée, qui débute comme suit :


Camarades soldats au front !… Les partis socialistes se sont adressés à tous les peuples, les conviant à mettre fin à la guerre… La Russie attend la réponse à cet appel ; mais rappelez-vous, camarades soldats, que nos appels ne seront qu’un vain mot si les régiments de Guillaume démolissent l’armée révolutionnaire russe avant que les autres nations aient le temps de répondre à rappel de nos frères. Nos appels ne seront qu’un coup d’épée dans l’eau s’ils ne s’appuient pas sur toute la force de notre peuple en révolution ; si, sur les ruines de la liberté russe, se consolide le triomphe de Guillaume de Hohenzollern. La perte de la Russie libre sera un malheur irréparable, non seulement pour nous tous, mais pour les travailleurs du monde entier… Les ouvriers et les paysans russes aspirent à la paix de toutes leurs forces ; mais cette paix doit être une paix universelle de tous les peuples. Que va-t-il arriver si nous acceptons une paix séparée ?… Il arrivera qu’après avoir abattu nos alliés en Occident, l’impérialisme allemand se précipitera sur nous de tout le poids de ses armes. Il arrivera que l’empereur allemand, les propriétaires fonciers allemands, les capitalistes allemands nous écraseront sous leur talon, prendront nos terres, nos villes et nous frapperont de lourdes contributions… En défendant votre liberté, évitez les pièges et les provocations. La fraternisation sur le front est un de ces pièges. Avec qui peuvent fraterniser nos armées révolutionnaires ? Seulement avec une armée révolutionnaire qui aurait pris la décision de mourir pour la paix et la liberté. Pour le moment, ce n’est pas le cas de l’armée allemande ou austro-hongroise, même s’il y a des hommes de conscience et de probité dans son sein. Là, les armées suivent leur Guillaume et leur Charles, leurs propriétaires fonciers, leurs capitalistes ; ils combattent pour accaparer des terres, pour piller ; leur état-major escompte à la fois notre crédulité et l’aveugle obéissance de ses soldats… Écartez de vous tout ce qui peut diminuer la force combative de votre armée, tout ce qui peut abattre votre esprit ; votre puissance de combat sert la cause de la paix.


Lénine ne s’est pas mépris sur l’esprit de cet appel à l’armée ; il l’a fortement combattu dans son journal Pravda. Sans se laisser émouvoir, le Soviet a continué de prêcher contre la fraternisation sur le front ; en même temps, il insiste sur la nécessité de jeter les bases d’une union étroite entre les soldats et les officiers.

Tout le monde, en effet, s’est aperçu, dès les premiers jours de la Révolution, que l’affaiblissement de l’armée provenait en grande partie de la méfiance qui existait entre les soldats et les chefs, quelques-uns de ces derniers renonçant difficilement aux habitudes de l’ancien régime et notamment à la pratique des châtiments corporels ; on a compté, dans une seule unité, 143 officiers sur 144 ayant coutume de gifler leurs soldats.

L’attitude du Soviet s’est encore accentuée après que ses membres se sont décidés à entrer dans le Gouvernement provisoire reconstitué. L’entente s’établit alors sur le programme extérieur ; c’est le nouveau ministre des Affaires étrangères, M. Teretchenko, qui l’a formulée, et sa formule se trouve rapportée dans le No du Bulletin du Soviet, en gros caractères :


Mon programme est bref : obtenir le plus vite possible une paix universelle sans annexions ni contributions, sur la base du droit des peuples de disposer de leurs destinées, en étroite union avec nos alliés et les démocraties de l’Occident. Je constate avec une profonde satisfaction qu’il ne s’est pas trouvé un seul parti qui, comme les partis réactionnaires de l’ancien régime, prêchât l’idée d’une paix séparée. Je sais qu’il y a une question qui agite de nombreux groupes de la démocratie russe : c’est la question des traités conclus par l’ancien régime ; cette question excite les passions. Mais je crois devoir toucher à cette question et l’élucider complètement. La démocratie russe redoute que, liée par les anciens traités, elle ne se trouve obligée de servir à de certains projets de conquête. On demande la divulgation immédiate de ces traités. Une pareille divulgation équivaudrait à une rupture avec les Alliés ; il faudra donc choisir une autre voie. Sur la base de la confiance à l’égard des démocraties occidentales, due à une sympathie réciproque, nous pouvons établir que le Gouvernement provisoire sera à même d’arriver à une entente avec les Alliés conformément aux déclarations du 27 mars. Mais pour obtenir ce résultat, la Russie libre doit prouver qu’elle est capable de remplir fidèlement ses obligations vis-à-vis des Alliés : obligation d’unir nos forces et de nous prêter assistance réciproque. Pour cela, il est de toute nécessité de créer et de maintenir la puissance armée de la Russie.


En relatant ce programme, le rédacteur du Soviet ajoute que l’on n’y trouve pas un seul mot que le comité ne puisse s’approprier et, dans un article intitulé : Que veut le nouveau Gouvernement provisoire ? Paix et guerre, le rédacteur conclut : « Pour obtenir la paix universelle, il faut continuer la guerre ; sans cette action militaire, la paix dont nous rêvons ne sera jamais réalisée. » Déduisant les conséquences de cette affirmation, l’article insiste sur la nécessité de se préparer à des opérations offensives, et il fait remarquer que ce programme, en précisant le rôle de l’armée et l’importance de la collaboration militaire, est plus clair et plus net que l’ancien.

Depuis la constitution du nouveau Gouvernement provisoire, l’autorité du Soviet a décliné quelque peu ; ses séances ne sont plus aussi régulièrement suivies, mais à Pétrograd même s’est réuni le Congrès du Soviet de toutes les Russies, qui, sur la question de la guerre, sur la nécessité d’une offensive, a confirmé purement et simplement les résolutions du Soviet de Pétrograd.

Une de ces résolutions a été publiée quelques jours avant l’offensive russe ; la presse allemande l’a accueillie avec mépris. Dans un article du Berliner Tageblatt reproduit par le Times, nous lisons ces lignes : « Mais, de la conception à la réalisation, la route est longue. Il faut d’abord constater, que, si les deux tiers de l’assemblée, excités à la fois par l’or et par l’alcool, ont voté l’offensive, un tiers, conduit par Lénine, l’a repoussée. » Le général von Ardenne a écrit de son côté : « L’armée actuelle en Russie n’est pas l’instrument pliant et aveugle qui, pendant les deux premières années, a supporté les pertes les plus terribles avec résignation. » Quelques jours après, l’offensive russe se déclenche ; le langage des journaux allemands change subitement. La Gazette de Cologne constate que jamais l’armée russe n’a déployé une pareille fougue, jamais son offensive n’a été aussi bien préparée. Mais qu’on se rappelle encore (et cette fois, on comprendra le rôle du Soviet) que, la veille même de l’offensive, ses délégués se sont rendus à Stockholm pour, de là, aller en tournée dans les pays alliés et préparer le terrain d’une entente internationale. Le jour de l’offensive, le Soviet de Pétrograd et le Congrès des Soviets ont publié cet appel :


pour une paix générale et prochaine


Soldats et Officiers,

Le Gouvernement provisoire révolutionnaire russe vous a appelés à l’offensive. Organisés sur une base démocratique, trempés dans le feu de la Révolution, vous vous êtes lancés hardiment au combat. À vous qui, sur les champs de bataille, défendez la cause de la Révolution, qui dépensez votre sang pour la liberté, pour la paix universelle, le Congrès des Conseils des délégués des Ouvriers et Soldats de toute la Russie, et le Comité exécutif de l’Union des délégués des Paysans de toute la Russie envoient un salut fraternel.

La Révolution russe appelle depuis longtemps les peuples de tous les pays à la lutte pour la paix universelle. Tant que les peuples de l’Europe ne répondent pas à notre appel, la guerre continue, mais non par notre faute. Votre organisation et la force dont témoigne votre offensive donneront du poids à la voix de la Russie révolutionnaire ; ses appels aux pays qui luttent contre elle ainsi qu’aux neutres et aux Alliés, rapprocheront la fin de la guerre.

Toutes nos pensées sont avec vous, fils de l’armée révolutionnaire. En cette heure décisive, le Congrès des Conseils des délégués de toute la Russie et le Comité exécutif du Conseil des délégués des Paysans de toute la Russie appellent le pays à concentrer tous ses efforts pour aider l’armée.

Paysans, donnez votre pain à l’armée ; ouvriers, que l’armée ne souffre pas du manque de munitions.

Soldats et officiers de l’arrière, formez des détachements des régiments de renfort ; allez au front au premier ordre. Citoyens, rappelez-vous votre devoir : que personne ne cherche, dans le moment actuel, à se soustraire à l’accomplissement de son devoir à l’égard de la patrie. Les Conseils des délégués des Ouvriers et Soldats et les représentants des Paysans veillent à la liberté de la Russie.

Soldats et officiers, que vos cœurs n’éprouvent aucun doute. Vous luttez pour la liberté et le bonheur de la Russie, pour une paix générale et prochaine ; nous vous envoyons le salut chaleureux de vos frères.

Vive la Révolution ! Vive l’armée révolutionnaire !


Maintenant que nous connaissons l’ensemble des documents et des idées du Soviet de Pétrograd, nous comprenons son langage et la portée de son programme de paix universelle.

Cependant, il faut ajouter que le contact personnel des socialistes de l’Entente avec les socialistes russes a dissipé plus d’un malentendu. Le langage du Soviet est devenu plus clair depuis que, dans les entretiens avec les socialistes alliés, il a pu donner à ses pensées une formule plus précise et plus concrète.

De nouvelles conversations, de nouvelles marques de confiance, sortira une communion plus intime entre les deux démocraties ; elle permettra d’expliquer ce qu’il y a de justifié dans la prétention des Alliés d’obtenir des réparations et des garanties. M. Ernest Lavisse, dans un article que le Temps a publié (le 25 mai), en rendant hommage à l’œuvre de la Révolution russe, a parfaitement bien exposé pourquoi la question de l’Alsace-Lorraine n’est pas aussi vivement sentie en Russie qu’en France ; mais la démocratie russe, si sensible aux idées généreuses, finira par admettre la justesse des revendications de la France. Il faudra pour cela que le contact entre des hommes de pensée et de cœur de ces deux démocraties soit plus fréquent. Toutes les révolutions ne se font pas sur le même modèle : si quelques phénomènes de la Révolution russe nous étonnent, pénétrons-nous bien de cette idée que nous nous trouvons en présence d’un grand peuple qui cherche sa voie vers une organisation démocratique libre, parmi les ruines d’un régime qui s’est écroulé de vétusté, et qu’une pareille recherche ne peut être exempte de tâtonnements.

j. tchernoff
  1. Voir, pour le détail de ces négociations, la brochure sur les premières journées de la Révolution, publiée en russe par M. V. Tchernoff, actuellement ministre de l’Agriculture dans le nouveau Gouvernement de coalition.
  2. Voir Publications du Soviet, No.
  3. Voir Informations du Soviet, no 18.
  4. Voir notre Histoire du Parti républicain au Coup d’État et sous le Second Empire, p. 439.
  5. Voir Informations du Conseil des Ouvriers et des Soldats, compte rendu sténographique, no 34, 20 avril 1917.
  6. Voir Informations du Soviet, No.
  7. Voir Informations du Conseil des Ouvriers et des Soldats, no 32.
  8. Voir Bulletin du Soviet, no 22.
  9. Voir Bulletin du Soviet, no 55.
  10. Voir Bulletin du Soviet, 6 mai 1917, no 59.
  11. Voir Bulletin du Soviet, du 6 mai 1917, No.
  12. Voir dans le Rétch du 1er juin, l’organe des cadets, les réserves faites sur l’attitude des délégués des partis socialistes de l’Entente. L’auteur de l’article : les Alliés et les Zimmervaldistes, souligne ironiquement le fait que le Soviet, après avoir semblé accepter une ligne de conduite commune, a lancé une nouvelle convocation à une conférence internationale qui a provoqué des réserves formelles de la part de MM. Albert Thomas, Henderson et Vandervelde.