Le Talon de fer/La grève générale

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 237-251).


13. La grève générale


Ernest fut élu à la fin de 1912. C’était immanquable, par suite de l’énorme glissement vers le socialisme que venait de déterminer dans une large mesure la suppression de Hearst[1]. L’élimination de ce colosse aux pieds d’argile ne fut qu’un jeu d’enfant pour la ploutocratie. Hearst dépensait annuellement dix-huit millions de dollars pour soutenir ses nombreux journaux, mais cette somme lui était remboursée, et au-delà, sous forme d’annonces, par la classe moyenne. Toute sa force financière s’alimentait à cette source unique, les trusts n’ayant que faire de la réclame[2]. Pour démolir Hearst, il leur suffisait donc de lui enlever sa publicité.

La classe moyenne n’était pas encore totalement exterminée ; elle conservait un squelette massif mais inerte. Les petits industriels et hommes d’affaires qui s’obstinaient à survivre, dénués de pouvoir, dépourvus d’âme économique ou politique, étaient à la merci des ploutocrates. Dès que la haute finance leur en signifia l’ordre, ils retirèrent leur publicité à la presse de Hearst.

Celui-ci se débattit, vaillamment. Il fit paraître ses journaux à perte, comblant de sa poche un déficit mensuel d’un million et demi de dollars. Il continua à publier des annonces qui ne lui étaient plus payées. Alors, sur un nouveau mot d’ordre de la ploutocratie, sa mesquine clientèle le submergea d’avertissements lui enjoignant de cesser sa réclame gratuite. Hearst s’entêta. Des sommations lui furent signifiées, et comme il persistait dans son refus d’obéir, il fut puni de six mois de prison pour offense envers la Cour, en même temps qu’il était acculé à la banqueroute par un déluge d’actions en dommages et intérêts. Il n’avait aucune chance de s’en tirer. La haute banque l’avait condamné, et elle avait les tribunaux en mains pour faire exécuter la sentence. Avec lui s’écroula le Parti Démocrate qu’il avait si récemment capturé.

Cette double exécution ne laissait à ses adhérents que deux voies à suivre : l’une aboutissait au Parti Socialiste, l’autre au Parti Républicain. C’est ainsi que nous recueillîmes les fruits de la propagande soi-disant socialiste de Hearst ; car la grande majorité de ses fidèles vinrent grossir nos rangs.

L’expropriation des fermiers qui eut lieu à cette époque nous aurait procuré un autre renfort sérieux sans la brève et futile poussée du Parti des Granges. Ernest et les chefs socialistes firent des efforts désespérés pour se concilier les fermiers. Mais la destruction des journaux et maisons d’éditions socialistes constituait contre eux un atout formidable, et la propagande de bouche en bouche n’était pas encore suffisamment organisée. Il arriva donc que des politiciens du genre de M. Calvin, qui n’étaient eux-mêmes que des fermiers depuis longtemps expropriés, s’emparèrent des paysans et gaspillèrent leur force politique dans une campagne absolument vaine.

— Pauvres fermiers ! — s’écriait Ernest avec un rire sardonique. — Les trusts les tiennent à l’entrée et à la sortie.

Ce mot dépeignait bien la situation. Les sept consortiums, agissant de concert, avaient fusionné leurs énormes surplus et constitué un cartel des fermes. Les chemins de fer, qui gouvernaient les tarifs de transport, et les banquiers et spéculateurs de Bourse, qui gouvernaient les prix, avaient depuis longtemps saigné les fermiers, et les avaient poussés à s’endetter jusqu’au cou. D’autre part, les banquiers et les trusts eux-mêmes avaient prêté de grosses sommes aux campagnards. Ceux-ci étaient dans le filet. Il ne restait qu’à le hisser par-dessus bord, et la combinaison des fermes s’y activa.

La crise de 1912 avait déjà produit un effroyable enlisement dans le marché des produits agricoles. Ils furent maintenant réduits de propos délibéré à des prix de faillite, tandis que les chemins de fer, à coups de tarifs prohibitifs, brisaient la colonne vertébrale au chameau du paysan. Ainsi l’on obligeait les fermiers à emprunter de plus en plus, tout en les empêchant de rembourser leurs vieux emprunts. Alors survinrent une forclusion générale des hypothèques et un recouvrement obligatoire des effets souscrits. Les fermiers furent tout simplement forcés d’abandonner leurs terres au trust. Après quoi ils furent réduits à travailler pour son compte, en qualité de gérants, surintendants, contremaîtres ou simples manœuvres, tous employés à gages. En un mot, ils devinrent des vilains, des serfs, attachés au sol pour un salaire de simple subsistance. Ils ne pouvaient quitter leurs maîtres, qui appartenaient tous à la ploutocratie, ni aller s’établir dans les villes, où elle était également souveraine. S’ils abandonnaient la terre, ils n’avaient d’autre alternative que de se faire vagabonds, c’est-à-dire de mourir de faim. Et cet expédient même leur fut interdit par des lois draconiennes votées contre le vagabondage et rigoureusement appliquées.

Naturellement, de-ci de-là, il y eut des fermiers, et même des communautés entières, qui échappèrent à l’expropriation par suite de circonstances exceptionnelles. Mais c’étaient, après tout, des isolés qui ne comptaient guère, et qui, dès l’année suivante, furent repris dans la masse de façon ou d’autre[3].

Ainsi s’explique l’état d’esprit des socialistes de marque à l’automne de 1912. Tous, à l’exception d’Ernest, étaient convaincus que le régime capitaliste touchait à sa fin. L’intensité de la crise et la multitude des gens sans emploi, la disparition des fermiers et de la classe moyenne, la défaite décisive infligée sur toute la ligne aux syndicats, justifiaient amplement leur croyance à la ruine imminente de la ploutocratie et leur attitude de défi vis-à-vis d’elle.

Hélas, que nous nous méprenions sur la force de nos ennemis ! Partout les socialistes, après un exposé exact de la situation, proclamaient leur prochaine victoire aux urnes. La ploutocratie releva le gant, et c’est elle qui, toutes choses pesées et équilibrées, nous infligea une défaite en divisant nos forces. C’est elle qui, par ses agents secrets, fit crier partout que le socialisme était une doctrine sacrilège et athée : poussant en ligne les divers clergés, et spécialement l’Église Catholique, elle nous déroba les votes d’un certain nombre de travailleurs. C’est elle qui, toujours par l’entremise de ses agents secrets, encouragea le Parti des Granges et le propagea jusque dans les villes et dans les rangs de la classe moyenne en perdition.

Le glissement vers le socialisme se produisit néanmoins. Mais, au lieu du triomphe qui nous aurait donné des postes officiels et des majorités dans tous les corps législatifs, nous n’avions obtenu qu’une minorité. Cinquante de nos candidats étaient bien élus au Congrès : mais quand ils prirent possession de leurs sièges, au printemps de 1913, ils se trouvèrent sans pouvoir d’aucune sorte. Encore étaient-ils plus fortunés que les Grangers, qui avaient conquis une douzaine de Gouvernements d’États, et à qui on ne permit même pas de prendre possession de leurs fonctions ; les titulaires en charge refusèrent de leur céder la place, et les Cours étaient entre les mains de l’Oligarchie. Mais il ne faut pas anticiper sur les événements, et je dois raconter les troubles de l’hiver de 1912.

La crise nationale avait provoqué une énorme réduction de la consommation. Les travailleurs, sans emploi, sans argent, ne faisaient pas d’achats. Par suite, la ploutocratie se trouvait plus que jamais encombrée d’un excédent de marchandises. Elle était forcée de s’en débarrasser à l’étranger, et elle avait besoin de fonds pour réaliser ses plans gigantesques. Ses efforts ardents pour disposer de ce surplus sur le marché mondial la mirent en compétition d’intérêts avec l’Allemagne. Les conflits économiques dégénéraient habituellement en conflits armés, et celui-ci ne fit pas exception à la règle. Le grand Seigneur de Guerre allemand se tint prêt ; et les États-Unis se préparèrent de leur côté.

Cette menace belliqueuse était suspendue comme un sombre nuage, et toute la scène était disposée pour une catastrophe mondiale ; car le monde entier était le théâtre de crises, de troubles travaillistes, de rivalités d’intérêts ; partout périssaient les classes moyennes, partout défilaient des armées de chômeurs, partout grondaient des rumeurs de révolution sociale[4].

L’oligarchie voulait la guerre avec l’Allemagne pour une douzaine de raisons. Elle avait beaucoup à gagner à la jonglerie d’événements que susciterait une mêlée pareille, au rebattage des cartes internationales et à la conclusion de nouveaux traités et alliances. En outre, la période d’hostilités devait consommer une masse d’excédents nationaux, réduire les armées de chômeurs qui menaçaient tous les pays, et donner à l’oligarchie le temps de respirer, de mûrir ses plans et de les réaliser. Un conflit de ce genre la mettrait virtuellement en possession d’un marché mondial. Elle lui fournirait une vaste armée permanente qu’il ne serait plus nécessaire de licencier désormais. Enfin, dans l’esprit du peuple, la devise « Amérique contre Allemagne » remplacerait celle de « Socialisme contre Oligarchie ».

Et, en vérité, la guerre aurait produit tous ces résultats, s’il n’y avait pas eu les socialistes. Une réunion secrète des meneurs de l’Ouest fut convoquée dans nos quatre petites chambres de Peel Street. On y envisagea d’abord l’attitude que le Parti devait prendre. Ce n’était pas la première fois qu’il mettait le pied sur une mèche belliqueuse[5], mais c’était la première fois que nous le faisions aux États-Unis. Après notre réunion secrète nous entrâmes en contact avec l’organisation nationale, et bientôt nos câblogrammes de convention allaient et venaient à travers l’Atlantique, entre nous et le Bureau international.

Les socialistes allemands étaient disposés à agir de concert avec nous. Ils étaient au nombre de plus de cinq millions, dont beaucoup appartenaient à l’armée permanente, et en termes amicaux avec les syndicats. Dans les deux pays, les socialistes lancèrent une protestation hardie contre la guerre et une menace de grève générale, et, en même temps, ils se préparèrent à cette dernière éventualité. En outre, les partis révolutionnaires de tous les pays proclamaient hautement ce principe socialiste que la paix internationale devait être maintenue par tous les moyens, fût-ce au prix de révoltes locales et révolutions nationales.

La grève générale fut notre grande et unique victoire à nous autres Américains. Le 4 décembre notre ambassadeur fut rappelé de Berlin. Cette nuit-là même, une flotte allemande attaqua Honolulu, coula trois croiseurs américains et un cotre douanier, et bombarda la capitale. Le lendemain, la guerre était déclarée entre l’Allemagne et les États-Unis, et, en moins d’une heure, les socialistes avaient proclamé la grève générale dans les deux pays.

Pour la première fois le Seigneur de Guerre allemand affronta les hommes de sa nation, ceux qui faisaient marcher son empire et sans lesquels lui-même ne pouvait pas le faire marcher. La nouveauté de la situation résidait dans la passivité de leur révolte. Ils ne combattaient pas : ils ne faisaient rien ; et leur inertie liait les mains de leur Kaiser. Il n’eût pas demandé mieux qu’un prétexte pour lâcher ses chiens de guerre sur son prolétariat rebelle ; mais cette occasion lui fut refusée. Il ne put ni mobiliser son armée pour la guerre étrangère, ni déclencher la guerre civile pour punir ses sujets récalcitrants. Aucun rouage ne fonctionnait plus dans son empire : aucun train ne marchait, aucun message ne courait sur les fils, car les télégraphistes et cheminots avaient cessé le travail comme tout le reste de la population.

Et les choses se passèrent aux États-Unis comme en Allemagne. Le travail organisé avait enfin compris sa leçon. Battus définitivement sur le terrain choisi par eux-mêmes, les travailleurs l’abandonnèrent et passèrent sur le terrain politique des socialistes ; car la grève générale était une grève politique. Mais les ouvriers avaient été si cruellement malmenés que désormais l’étiquette ne leur importait guère. Ils se joignirent à la grève en pur désespoir de cause. Ils jetèrent leurs outils et quittèrent le travail par millions. Les mécaniciens se distinguèrent tout particulièrement. Leurs têtes étaient encore ensanglantées, leur organisation apparemment détruite, et néanmoins ils marchèrent en bloc, avec leurs alliés de la métallurgie.

Même les simples manœuvres et tous les travailleurs libres interrompirent leur tâche. Tout était combiné dans la grève générale de façon que personne ne pût travailler. En outre, les femmes se manifestèrent comme les plus actives propagandistes du mouvement. Elles firent front contre la guerre. Elles ne voulaient pas laisser partir leurs hommes à la tuerie. Bientôt l’idée de grève générale s’empara de l’âme populaire et y réveilla la corde humoristique : dès lors elle se propagea avec une rapidité contagieuse. Les enfants se mirent en grève dans toutes les écoles, et les professeurs venus pour faire leurs cours trouvèrent les classes désertes. Le chômage universel prit l’allure d’un grand pique-nique national. L’idée de solidarité du travail, mise en relief sous cette forme, frappa l’imagination de tous. En définitive, il n’y avait aucun danger à courir dans cette colossale espièglerie. Qui pouvait-on punir quand tout le monde était coupable ?

Les États-Unis étaient paralysés. Personne ne savait ce qui se passait ailleurs. Il n’y avait plus ni journaux, ni lettres, ni dépêches. Chaque communauté était aussi complètement isolée que si des millions de lieues désertiques l’eussent séparée du reste du monde. Pratiquement, le monde avait cessé d’exister : et il resta toute une semaine en cet étrange suspens.

À San-Francisco nous ignorions même ce qui se passait de l’autre côté de la baie, à Oakland ou à Berkeley. L’effet produit sur les natures sensibles était fantastique, oppressif. Il semblait que quelque chose de grand était mort, qu’une force cosmique venait de disparaître. Le pouls du pays avait cessé de battre, la nation gisait inanimée. On n’entendait plus le roulement des tramways et des camions dans les rues, ni les sifflets d’usines, ni les murmures électriques dans l’air, ni les cris des vendeurs de journaux, — rien que les pas furtifs de gens isolés qui, par instants, glissaient comme des fantômes, et dont la démarche même était rendue indécise et irréelle par le silence.

Or, pendant cette grande semaine silencieuse, l’oligarchie apprit sa leçon, et l’apprit bien. La grève était un avertissement. Elle ne devait jamais recommencer. L’oligarchie y tiendrait la main.

Au bout de huit jours, comme il était convenu d’avance, les télégraphistes de l’Allemagne et des États-Unis reprirent leurs postes. Par leur intermédiaire, les chefs socialistes des deux pays présentèrent leur ultimatum aux dirigeants. La guerre devait être déclarée nulle et non avenue, sinon la grève continuerait. On ne fut pas longtemps à trouver un arrangement. La déclaration de guerre fut révoquée, et les populations des deux pays se remirent au travail.

Ce rétablissement de l’état de paix détermina la signature d’une alliance entre l’Allemagne et les États-Unis. En réalité, ce dernier traité fut conclu entre l’Empereur et l’Oligarchie en vue de tenir tête à leur ennemi commun, le prolétariat révolutionnaire des deux pays. Et c’est cette alliance que l’Oligarchie brisa si traîtreusement par la suite, lorsque les socialistes allemands se soulevèrent et chassèrent leur empereur du trône. Or, précisément, le but que s’était proposé l’Oligarchie en jouant toute cette partie, était de détruire sa grande rivale sur le marché mondial. Une fois l’empereur mis au rancart, l’Allemagne n’aurait plus d’excédent à vendre à l’étranger. De par la nature même d’un état socialiste, la population allemande consommerait tout ce qu’elle fabriquerait. Naturellement, elle échangerait à l’étranger certains de ses produits contre les objets qu’elle ne produirait pas elle-même ; mais cette réserve n’avait pas de rapport avec un surplus non consommé.

— Je parie que l’Oligarchie trouvera une justification, — dit Ernest en apprenant sa trahison envers l’empereur d’Allemagne. — Comme d’habitude, elle sera persuadée qu’elle a bien agi.

Et, de fait, l’Oligarchie plaida qu’elle avait agi dans l’intérêt du peuple américain, en chassant du marché mondial une rivale abhorrée pour nous permettre d’y disposer de notre surplus national.

— Et le comble de l’absurde, — disait Ernest à ce propos, — c’est que nous sommes réduits à une telle impuissance que ces idiots-là prennent en mains nos intérêts. Ils nous ont mis en mesure de vendre davantage à l’étranger, ce qui revient à dire que nous serons obligés de moins consommer chez nous.


  1. « William Randolph Hearst », jeune Californien millionnaire, qui devint le plus puissant propriétaire de journaux de la région. Ses feuilles, publiées dans toutes les villes de quelque importance, s’adressaient à la classe moyenne décadente en même temps qu’au prolétariat. Sa clientèle était si vaste qu’il réussit à prendre possession de la coquille vide du vieux parti démocratique. Il occupait une position anormale et prêchait un socialisme émasculé, mitigé de je ne sais quel capitalisme petit-bourgeois, sorte de pétrole mélangé d’eau claire. Il n’avait aucune chance d’aboutir à quoi que ce soit, mais pendant une brève période il inspira de sérieuses appréhensions aux ploutocrates.
  2. La publicité était extraordinairement onéreuse en cette époque de gâchis. La concurrence n’existait qu’entre les petits capitalistes, et c’étaient eux qui faisaient de la publicité. Dès qu’un trust se formait il n’y avait plus de rivalité possible, et par conséquent les trusts n’avaient pas besoin d’annonces.
  3. La destruction des comices romains fut bien moins rapide que celle des fermiers et petits capitalistes américains, car le mouvement du XXe siècle procédait d’une force acquise qui n’existait guère dans la Rome antique.

    Un grand nombre de fermiers, poussés par leur attachement déraisonnable à la terre, et désireux de montrer jusqu’où ils pouvaient aller dans le retour à la sauvagerie, essayèrent d’échapper à l’expropriation en se désistant de toutes transactions commerciales. Ils ne vendaient ni n’achetaient plus rien. Entre eux commença à renaître un système primitif d’échanges en nature. Leurs privations et leurs souffrances étaient horribles, mais ils tenaient bon, et le mouvement acquit une certaine ampleur. La tactique de leurs adversaires fut aussi originale que logique et simple. La ploutocratie, forte de sa possession du gouvernement, éleva les impôts. C’était le point faible de leur armure. Ayant cessé d’acheter et de vendre, ils n’avaient pas d’argent et, en fin de compte, leurs terres furent vendues pour payer leurs contributions.

  4. Il y avait longtemps que ces murmures et grondements se faisaient entendre. Dès 1906, Lord Avebury prononçait à la Chambre des Lords les paroles suivantes : « L’inquiétude de l’Europe, la propagation du socialisme et la sinistre apparition de l’anarchie sont des avertissements donnés aux gouvernements et aux classes dirigeantes que la condition des classes laborieuses devient intolérable, et que si l’on veut éviter une révolution, il faut prendre des mesures pour augmenter les salaires, réduire les heures de travail et abaisser le prix des objets nécessaires à la vie. »

    Le Wall Street Journal, organe de spéculateurs, commentait en ces termes le discours de Lord Avebury : « Ces paroles ont été prononcées par un aristocrate, par un membre de l’organisme le plus conservateur de toute l’Europe. Elles n’en prennent que plus de sens. La politique économique qu’il recommande a plus de valeur que celle enseignée dans la plupart des livres. C’est un signal avertisseur. Prenez-y garde, Messieurs du Ministère de la Guerre et de la Marine ! »

    À la même époque Sydney Brooks écrivait en Amérique, dans le Harper’s Weekly : « Vous ne voulez pas entendre parler des socialistes à Washington. Pourquoi ? Les politiciens sont toujours les derniers du pays à voir ce qui se passe sous leur nez. Ils se moqueront de ma prédiction, mais j’annonce en toute assurance qu’à la prochaine élection présidentielle les socialistes réuniront plus d’un million de voix. »

  5. C’est à l’aurore du XXe siècle que l’organisation socialiste internationale formula définitivement la politique à suivre en cas de guerre, qu’elle avait longtemps mûrie et qui peut se résumer en ces termes : « Pourquoi les travailleurs d’un pays se battraient-ils avec les travailleurs d’un autre pays au bénéfice de leurs maîtres capitalistes ? »

    Le 21 mai 1905, au moment où il était question d’une guerre entre l’Autriche et l’Italie, les socialistes d’Italie, d’Autriche et de Hongrie tinrent une conférence à Trieste et lancèrent la menace d’une grève générale des travailleurs des deux pays au cas où la guerre serait déclarée. Cet avertissement fut renouvelé l’année suivante, lorsque l’affaire du Maroc faillit entraîner à la guerre la France, l’Allemagne et l’Angleterre.