Le Temps du servage

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LE TEMPS DU SERVAGE


L’automne dernier, nous chassions dans le gouvernement de Riazan. Toute la matinée, nous avions poursuivi les canards sauvages sur un grand étang ; c’était visiblement un ancien lac artificiel, creusé là pour embellir quelque parc seigneurial ; mais l’effort de la main de l’homme avait disparu depuis longtemps, sous le travail facile de la nature. Restée maîtresse de ce lieu, elle en avait changé le dessin primitif à sa fantaisie, effaçant les lignes droites sous un fouillis de roseaux, de saules et de trembles. À la queue du marais, une éclaircie entre ces arbres permettait d’apercevoir à quelque distance, dans un pli de terrain, un vaste corps d’habitation ; il était en partie masqué par les restes d’une enceinte crénelée. Cette apparition féodale m’intrigua vivement ; je n’avais jamais vu rien de semblable dans les campagnes russes. Les constructions en pierre y sont presque inconnues, les maisons seigneuriales se contentent, pour toute clôture, d’une simple palissade, tout au plus d’un mur de brique à hauteur d’homme. Les hautes murailles, armées de meurtrières et de créneaux, ne se retrouvent qu’autour de quelques vieux monastères, qui servirent jadis de forteresses avancées contre les invasions tartares. Quand le déjeuner rassembla les chasseurs, je demandai à mon voisin, un propriétaire du district si c’était là un ancien couvent.

— Mais non, me dit-il, nous sommes sur la propriété des B… [1]. Ignorez-vous l’histoire de ce château et de celui qui l’a bâti, le trop fameux Vassili Ivanovitch B… ? C’est un des plus sombres souvenirs du temps du servage.

Je connaissais vaguement les légendes attachées au nom de ce Vassili B…, qui fut l’un des plus riches et des plus cruels seigneurs de la Russie, sous le règne de l’empereur Alexandre Ier. Je me défiais de ces légendes, sachant combien les dramaturges ont noirci à plaisir le temps du servage. Le pouvoir arbitraire était presque toujours tempéré par les mœurs patriarcales de la noblesse russe. J’exposai mes doutes à mon compagnon.

— Vous avez raison, reprit-il, nous étions moins noirs qu’on ne nous a peints. Le principe était détestable l’application en fut plus douce que celle du code féodal dans maintes parties de l’Europe. Notre grand tort, à nous les civilisés d’hier, ce fut de montrer de pareilles mœurs à l’Occident alors qu’il s’en était déshabitué, qu’il était devenu prude et prompt à se scandaliser. Sa conscience lui reprochait de vieux péchés : elle s’est soulagée sur notre dos. Mais ceci dit à notre décharge, il faut bien confesser quelques exceptions douloureuses, et Vassili B… fut la plus criante de ces exceptions. Durant les premières années du siècle, il traita ce district en pays conquis. J’en aurais long à vous conter sur le terrible seigneur, si je vous redisais tous les récits qui ont épouvanté mon enfance ; je les tiens de mon père, son contemporain et son voisin.

Vassili B… vivait derrière ce rempart de pierre, entouré d’une garde de lanciers, gens de sac et de corde qui exécutaient les hautes œuvres commandées par le maître. Un trait vous donnera la mesure de ses justices sommaires. Les paysans d’un petit village qui touchait à ses domaines s’étaient révoltés contre leur propriétaire. Celui-ci se plaignait devant B… de ne pouvoir réduire la révolte. « Vends-moi ce village, je me charge de les mettre à la raison », dit Vassili Ivanovitch à son ami. Le marché fut conclu séance tenante. Le lendemain, B… se transporta avec sa garde chez les mutins ; les lanciers cernèrent le village, ils avaient la consigne de ne laisser passer ni un homme, ni une femme, ni une tête de bétail. « Que pas une poule ne sorte », avait ordonné Vassili. On apporta aux quatre coins de la paille et des fagots, on mit le feu. Tout flamba, jusqu’à la dernière hutte, et pas une poule ne sortit. B… avait tenu parole, la révolte était comprimée pour jamais.

Cet homme aimait les fleurs. Chez les pauvres diables que nous sommes devenus, rien ne peut vous donner une idée du luxe royal des grands seigneurs d’autrefois, au moins de ceux qui, comme Vassili B…, ne savaient pas le compte de leur fortune. Tout l’emplacement sur lequel nous chassons était alors un parc soigneusement entretenu. Vous voyez là-bas ces grands peupliers blancs qui avancent dans le marais ; c’est le reste d’une presqu’île artificielle, aujourd’hui enlisée dans les boues et les ajoncs. Le peuple avait donné à ce coin du parc un surnom significatif : Le Jardin terrible. C’était le lieu de justice du farouche seigneur ; un pilori, une potence, une roue y demeuraient en permanence ; ceux qu’on amenait là n’en revenaient plus guère, et les serfs y étaient conduits pour la moindre faute.

À maintes reprises, les autorités administratives tentèrent de mettre le holà à cette tyrannie, et toujours en vain. Vassili B… avait la main longue, la bourse bien garnie, des avocats puissants à Pétersbourg. Un conflit de juridictions le servait à souhait, en lui permettant toujours de gagner du temps. La maison que vous apercevez est bâtie sur la limite des gouvernements de Riazan et de Vladimir ; la ligne de démarcation qui sépare les deux provinces passe exactement dans l’axe du grand salon, où elle est figurée par une rainure du parquet. Quand le gouverneur de Riazan venait faire une enquête, B… le recevait poliment, passait de l’autre côté de la rainure, et déclinait la compétence de ce fonctionnaire qui n’avait plus le droit de l’appréhender. Le gouverneur de Vladimir s’avisait-il à son tour de l’importuner, Vassili Ivanovitch rétrogradait dans le salon de Riazan et renvoyait le délégué du Tsar aux affaires de son ressort. Une fois, après le scandale du village brûlé, les deux gouverneurs, résolus d’en finir, se donnèrent rendez-vous au château. À la dernière station de poste, celui de Riazan trouva un exprès, porteur d’un gros pli ; il tourna bride brusquement, sous prétexte d’affaires urgentes qui le rappelaient. Les méchantes langues racontèrent plus tard que ce pli renfermait cent mille roubles.

De tous les récits que faisait mon père sur Vassili B…, une scène est demeurée particulièrement gravée dans mon imagination enfantine. Il me semble y avoir assisté, tant je l’ai souvent entendu conter par l’homme véridique qui en fut le témoin oculaire. Vassili Ivanovitch était déjà vieux, quand une maladie le surprit et le terrassa en quelques jours ; un matin, le glas de l’église seigneuriale apprit aux serfs que leur maître était mort. Vous pouvez croire que ce glas sonna pour eux comme le plus joyeux Te Deum. De tous les villages voisins, les paysans se précipitèrent sur les pas du prêtre, pour aller vérifier de leurs yeux l’heureuse nouvelle. Ils envahirent le château ; l’effrayant seigneur était couché dans la grande salle, plus effrayant que jamais, avec le pouvoir de la mort sur le visage ; il gisait sur la table, tout seul entre les cierges. Ses proches, mandés de Pétersbourg, n’avaient pu encore arriver ; ses lanciers s’étaient dérobés dans quelque retraite, craignant les représailles populaires. Le prêtre lui ferma les yeux, récita l’office et partit, laissant selon l’usage son bedeau, pour psalmodier jusqu’au lendemain des prières sur le corps.

Mais les paysans ne sortirent pas avec leur pasteur ; ils ne pouvaient se lasser de regarder leur ennemi mort. Restés maîtres du château, ils écoutèrent d’abord en silence les litanies du bedeau, qui murmurait, dans un angle de la salle, les paroles des vengeances divines ; bientôt, ils s’enhardirent dans leur joie, les propos bruyants couvrirent la voix du psalmiste. Un jeune vaurien s’offrit pour aller chercher de l’eau-de-vie ; on apporta les brocs, on commença de boire et de s’enivrer. Mon père et quelques autres voisins tentèrent vainement d’arrêter cette orgie sacrilège ; les paysans ne se possédaient plus ; ils dansaient en rond autour du cadavre, se tenant par la main, chantant, hurlant, accablant le défunt d’injures et de défis. Les plus furieux le tiraient par les moustaches et lui arrachaient des poignées de cheveux. Le jeune gars qui avait été chercher la vodka vida le verre d’eau bénite, le remplit de liqueur et l’introduisit de force entre les dents du mort, criant : « Bois à la santé de tes pauvres petits esclaves, fils de chienne ! » Soudain, le verre tomba de ses mains et se brisa sur le sol ; l’homme bondit en arrière, pâle de terreur.

Les yeux que le prêtre venait de fermer s’étaient rouverts. Ils promenaient sur l’assistance un regard diabolique, plein des choses vues dans l’enfer. En une seconde, le silence et l’immobilité se firent dans la foule ; chacun demeura pétrifié à la place où le regard l’avait atteint ; la plupart tombèrent à genoux. On n’entendit plus que le nasillement du bedeau qui continuait son office, penché sur le psautier. Il lisait : « Je me lèverai, j’atteindrai ceux qui m’insultent, je les réduirai en poussière… » Comme il achevait ce verset, le seigneur se redressa lentement sur son séant. Après les yeux, les lèvres se rouvrirent ; il sembla aux paysans anéantis qu’elle venait aussi de l’enfer, la voix qui remontait sur ces lèvres. C’était pourtant la voix habituelle du maître. Elle commanda : « Eustap, toi qui m’as outragé, avance ici ; et toi, Pacôme, qui as touché ma tête ; et toi, Micha, qui as tiré mes moustaches… » – il nomma chacun de ceux qui avaient porté la main sur lui, rappelant exactement le méfait, – « demain, vous serez pendus. Les autres seront passés par les verges. Eh ! mes gens, des cordes, qu’on les lie ! »

Le vieux majordome alla rechercher les lanciers. Jusqu’à leur arrivée, personne n’eut la pensée de bouger, de résister ou de fuir. Quand ils entrèrent, le maître était debout, dominant la foule agenouillée. Il indiqua ceux qu’on devait lier. Puis, prenant un rouble dans la poche du valet de chambre, il le jeta au bedeau, avec cet avertissement : « Toi, va-t’en plus vite, imbécile ; et si tu reviens jamais faire ici ton métier avant que je ne te l’ordonne moi-même, tu seras fouetté comme les autres. » Le lendemain, les coupables se balançaient aux potences, dans le Jardin terrible.

B… raconta ensuite à mon père qu’il n’avait pas eu, durant cet accès de catalepsie, un seul instant de défaillance mentale ; il avait reconnu chaque voix, noté chaque incident, jusqu’au moment où la paralysie céda, soit par l’effet d’un violent mouvement de colère, soit sous l’action de la liqueur brûlante qu’on lui versait dans la gorge. Mais quand le médecin du district voulut expliquer à quelques paysans comment leur seigneur était revenu de léthargie, il perdit sa peine, vous l’imaginez bien. Pour tout le peuple de Riazan, Vassili Ivanovitch était ressorti de l’enfer, afin de faire pendre encore quelques serfs. De ce jour-là, les pauvres gens perdirent tout espoir de délivrance ; il leur fut prouvé que leur maître se jouait de la puissance de Dieu, comme il s’était joué de celle du Tsar. Beaucoup demeurèrent persuadés que ce maître n’était autre que Satan l’immortel.

B… vécut et sévit pendant de longues années encore ; on n’osa même plus murmurer dans ses villages. Quand il mourut pour tout de bon, personne n’y voulut croire, et ses héritiers s’étonnèrent longtemps de la docilité exemplaire de leurs serfs. Ces âmes simples attendaient toujours le retour de Vassili le réprouvé. Aujourd’hui encore, les vieux paysans se signent quand ils longent ce marais. Les jeunes ; les esprits forts, admettent bien que Vassili Ivanovitch a fini par mourir ; mais ils ajoutent que son corps n’a pourri dans sa tombe que depuis le 19 février, le jour de l’émancipation. Au fond, ils ont raison à leur manière ; c’est depuis ce jour que la race des Vassili B… est à jamais morte en Russie.

— Et maintenant, le soleil baisse ; allons relever ce vol de halbrans, qui vient de s’abattre derrière le Jardin terrible

  1. Cette histoire étant rigoureusement exacte dans ses moindres détails, on n’a pas cru pouvoir imprimer un nom de famille bien connu en Russie.