La Légende des siècles/Le titan

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La Légende des sièclesCalmann-Lévy1 (p. 35-57).


LE TITAN


I

SUR L’OLYMPE


 
Une montagne emplit tout l’horizon des hommes ;
L’Olympe. Pas de ciel. Telle est l’ombre où nous sommes.
L’orgueil, la volupté féroce aux chants lascifs,
La guerre secouant des éclairs convulsifs,
La splendide Vénus, nue, effrayante, obscure,
Le meurtre appelé Mars, le vol nommé Mercure,

L’inceste souriant, ivre, au sinistre hymen,
Le parricide ayant le tonnerre à la main,
Pluton livide avec l’enfer pour auréole,
L’immense fou Neptune en proie au vague Éole,
L’orageux Jupiter, Diane à l’œil peu sûr,
Des fronts de météore entrevus dans l’azur,
Habitent ce sommet ; et tout ce que l’augure,
Le flamine, imagine, invente, se figure,
Et vénère à Corinthe, à Syène, à Paphos,
Tout le vrai des autels qui dans la tombe est faux,
L’oppression, la soif du sang, l’âpre carnage,
L’impudeur qui survit à la guerre et surnage,
L’extermination des enfants de Japhet,
Toute la quantité de crime et de forfait
Que de noms révérés la religion nomme,
Et que peut dans la nuit d’un temple adorer l’homme,
Sur ce faîte fatal que l’aube éclaire en vain,
Rayonne, et tout le mal possible est là, divin.

Jadis la terre était heureuse ; elle était libre.
Et, donnant l’équité pour base à l’équilibre,
Elle avait ses grands fils, les géants ; ses petits,
Les hommes ; et tremblants, cachés, honteux, blottis
Dans les antres, n’osant nuire à la créature,
Les fléaux avaient peur de la sainte nature ;
L’étang était sans peste et la mer sans autans ;
Tout était beauté, fête, amour, blancheur, printemps ;

L’églogue souriait dans la forêt ; les tombes
S’entr’ouvraient pour laisser s’envoler des colombes ;
L’arbre était sous le vent comme un luth sous l’archet ;
L’ourse allaitait l’agneau que le lion léchait ;
L’homme avait tous les biens que la candeur procure ;
On ne connaissait pas Plutus, ni ce Mercure
Qui plus tard fit Sidon et Tharsis, et sculpta
Le caducée aux murs impurs de Sarepta ;
On ignorait ces mots, corrompre, acheter, vendre.
On donnait. Jours sacrés ! jours de Rhée et d’Évandre !
L’homme était fleur ; l’aurore était sur les berceaux.
Hélas ! au lait coulant dans les champs par ruisseaux
A succédé le vin d’où sortent les orgies ;
Les hommes maintenant ont des tables rougies ;
Le lait les faisait bons et le vin les rend fous ;
Atrée est ivre auprès de Thyeste en courroux ;
Les Centaures, prenant les femmes sur leurs croupes,
Frappent l’homme, et l’horreur tragique est dans les coupes.
Ô beaux jours passés ! terre amante, ciel époux !
Oh ! que le tremblement des branches était doux !
Les cyclopes jouaient de la flûte dans l’ombre.

La terre est aujourd’hui comme un radeau qui sombre.
Les dieux, ces parvenus, règnent, et, seuls debout,
Composent leur grandeur de la chute de tout.
Leur banquet resplendit sur la terre et l’affame.
Ils dévorent l’amour, l’âme, la chair, la femme,

Le bien, le mal, le faux, le vrai, l’immensité.
Ils sont hideux au fond de la sérénité.
Quels festins ! Comme ils sont contents ! Comme ils s’entourent
De vertiges, de feux, d’ombre ! Comme ils savourent
La gloire d’être grands, d’être dieux, d’être seuls !
Comme ils raillent les vieux géants dans leurs linceuls !
Toutes les vérités premières sont tuées.
Les heures, qui ne sont que des prostituées,
Viennent chanter chez eux, montrant de vils appas,
Leur offrant l’avenir sacré, qu’elles n’ont pas.
Hébé leur verse à boire et leur soif dit : Encore !
Trois danseuses, Thalie, Aglaé, Terpsychore,
Sont là, belles, croisant leurs pas mélodieux.
Qu’il est doux d’avoir fait le mal qui vous fait dieux !
Vaincre ! être situés aux lieux inabordables !
Torturer et jouir ! Ils vivent formidables
Dans l’éblouissement des Grâces aux seins nus.
Ils sont les radieux, ils sont les inconnus.
Ils ont détruit Craos, Nephtis, Antée, Otase ;
Être horribles et beaux, c’est une double extase ;
Comme ils sont adorés ! Comme ils sont odieux !
Ils perdent la raison à force d’être dieux ;
Car la férocité, c’est la vraie allégresse,
Et Bacchus fait traîner par des tigres l’ivresse.
Ils inspirent Dodone, Éléphantine, Endor.
Chacun d’eux à la main tient une coupe d’or
Pure à mouler dessus un sein de jeune fille.
Sur son trépied en Crète, à Cumes sous sa grille,

La sibylle leur livre à travers ses barreaux
Le secret de la foudre en ses vers fulguraux,
Car cette louve sait le fatal fond des choses ;
Toute la terre tremble à leurs métamorphoses ;
La forêt, où le jour pâle pénètre peu,
Quand elle voit un monstre a peur de voir un dieu.
Quelle joie ils se font avec l’univers triste !
Comme ils sont convaincus que rien hors d’eux n’existe !
Comme ils se sentent forts, immortels, éternels !
Quelle tranquillité d’être les criminels,
Les tyrans, les bourreaux, les dogmes, les idoles !
D’emplir d’ombre et d’horreur les pythonisses folles,
Les ménades d’amour, les sages de stupeur !
D’avoir partout pour soi l’autel noir de la peur !
D’avoir l’antre, l’écho, le lieu visionnaire,
Tous les fracas depuis l’Etna jusqu’au tonnerre,
Toutes les tours depuis Pharos jusqu’à Babel !
D’être, sous tous les noms possibles, Dagon, Bel,
Jovis, Horus, Moloch et Teutatès, les maîtres !
D’avoir à soi la nuit, le vent, les bois, les prêtres !
De posséder le monde entier, Éphèse et Tyr,
Thulé, Thèbe, et les flots dont on ne peut sortir,
Et d’avoir, au delà des colonnes d’Hercule,
Toute l’obscurité qui menace et recule !
Quelle toute-puissance ! effarer le lion,
Dompter l’aigle, poser Ossa sur Pélion,
Avoir, du cap d’Asie aux pics Acrocéraunes,
Toute la mer pour peuple et tous les monts pour trônes,

Avoir le sable et l’onde, et l’herbe et le granit,
Et la brume ignorée où le monde finit !
En bas, le tremblement des flèches dans les cibles,
Le passage orageux des meutes invisibles,
Le roulement des chars, le pas des légions,
Le bruit lugubre fait par les religions,
D’étranges voix sortant d’une sombre ouverture,
L’obscur rugissement de l’immense nature,
Réalisent, au pied de l’Olympe inclément,
On ne sait quel sinistre anéantissement ;
Et la terre, où la vie indistincte végète,
Sous ce groupe idéal et monstrueux qui jette
Les fléaux, à la fois moissonneur et semeur,
N’est rien qu’une nuée où flotte une rumeur.
Par moments le nuage autour du mont s’entr’ouvre ;
Alors on aperçoit sur ces êtres, que couvre
Un divin flamboiement brusquement éclairci,
Des rejaillissements de rayons, comme si
L’on avait écrasé sur eux de la lumière ;
Puis le hautain sommet rentre en son ombre altière
Et l’on ne voit plus rien que les sanglants autels ;
Seulement on entend rire les immortels.

Et les hommes ? Que font les hommes ? Ils frissonnent.
Les clairons dans les camps et dans les temples sonnent,
L’encens et les bûchers fument, et le destin
Du fond de l’ombre immense écrase tout, lointain ;

Et les blêmes vivants passent, larves, pygmées ;
Ils regardent l’Olympe à travers les fumées,
Et se taisent, sachant que le sort est sur eux,
D’autant plus éblouis qu’ils sont plus ténébreux ;
Leur seule volonté c’est de ne pas comprendre ;
Ils acceptent tout, vie et tombeau, flamme et cendre,
Tout ce que font les rois, tout ce que les dieux font,
Tant le frémissement des âmes est profond !


II

SOUS L’OLYMPE


 
Cependant un des fils de la terre farouche,
Un titan, l’ombre au front et l’écume à la bouche,
Phtos le géant, l’aîné des colosses vaincus,
Tandis qu’en haut les dieux, enivrés par Bacchus,
Mêlent leur joie autour de la royale table,
Rêve sous l’épaisseur du mont épouvantable.

Les maîtres, sous l’Olympe, ont, dans un souterrain
Jeté Phtos, l’ont lié d’une corde d’airain,
Puis ils l’ont laissé là, car la victoire heureuse
Oublie et chante ; et Phtos médite ; il sonde, il creuse,
Il fouille le passé, l’avenir, le néant.
Oh ! quand on est vaincu, c’est dur d’être géant !
Un nain n’a pas la honte ayant la petitesse.
Seuls, les cœurs de titans ont la grande tristesse ;
Le volcan morne sent qu’il s’éteint par degrés,
Et la défaite est lourde aux fronts démesurés.
Ce vaincu saigne et songe, étonné.

Ce vaincu saigne et songe, étonné.Quelle chute !
Les dieux ont commencé la tragique dispute,
Et la terre est leur proie. Ô deuil ! Il mord son poing.
Comment respire-t-il ? Il ne respire point.
Son corps vaste est blessé partout comme une cible.
Le câble que Vulcain fit en bronze flexible
Le serre, et son cou râle, étreint d’un nœud d’airain.
Phtos médite, et ce grand furieux est serein ;
Il méprise, indigné, les fers, les clous, les gênes.


III

CE QUE LES GÉANTS SONT DEVENUS


 
Il songe au fier passé des puissants terrigènes,
Maintenant dispersés dans vingt charniers divers,
Vastes membres d’un monstre auguste, l’univers ;
Toute la terre était dans ces hommes énormes ;
À cette heure, mêlés aux montagnes sans formes,
Ils gisent, accablés par le destin hideux,
Plus morts que le sarment qu’un pâtre casse en deux.
Où sont-ils ? sous des rocs abjects, cariatides
Des Ténares ardents, des Cocytes fétides ;
Encelade a sur lui l’infâme Etna fumant ;
C’est son bagne ; et l’on voit de l’âpre entassement
Sortir son pied qui semble un morceau de montagne ;
Thor est sous l’écueil noir qui sera la Bretagne ;
Sur Anax, le géant de Tyrinthe, Arachné
File sa toile, tant il est bien enchaîné ;

Pluton, après avoir mis Kothos dans l’Érèbe,
A cloué ses cent mains aux cent portes de Thèbe ;
Mopse est évanoui sous l’Athos, c’est Hermès
Qui l’enferme ; on ne peut espérer que jamais
Dans ces caves du monde aucun souffle ranime
Rhœtus, Porphyrion, Mégatlas, Évonyme ;
Couché de tout son long sous le haut mont Liban,
Titlis souffre, et, saisi par Notus, vil forban,
Scrops flotte sous Délos, l’île errante et funeste ;
Dronte est muré sous Delphe et Mimas sous Prœneste ;
Cœbès, Géreste, Andès, Béor, Cédalion,
Jax, qui dormait le jour ainsi que le lion,
Tous ces êtres plus grands que des monts, sont esclaves,
Les uns sous des glaciers, les autres sous des laves,
Dans on ne sait quel lâche enfer fastidieux ;
Et Prométhée ! Hélas ! quels bandits que ces dieux !
Personne au fond ne sait le crime de Tantale ;
Pour avoir entrevu la baigneuse fatale,
Actéon fuit dans l’ombre ; et qu’a fait Adonis ?
Que de héros brisés ! Que d’innocents punis !
Phtos repasse en son cœur l’affreux sort de ses frères ;
Star dans Lesbos subit l’affront des stercoraires ;
Cerbère garde Ephlops, par mille éclairs frappé,
Sur qui rampe en enfer la chenille Campé ;
C’est sur Mégarios que le mont Ida pèse ;
Darse endure le choc des flots que rien n’apaise ;
Rham est si bien captif du Styx fuligineux
Qu’il n’en a pas encor pu desserrer les nœuds ;

Atlas porte le monde, et l’on entend le pôle
Craquer quand le géant lassé change d’épaule ;
Lié sous le volcan Liparis, noir récif,
Typhée est au milieu de la flamme, pensif.
Tous ces titans, Stellos, Talémon, Ecmonide,
Gès dont l’œil bleu faisait reculer l’euménide,
Ont succombé, percés des flèches de l’éther,
Sous le guet-apens brusque et vil de Jupiter.
Les géants qui gardaient l’âge d’or, dont la taille
Rassurait la nature, ont perdu la bataille,
Et les colosses sont remplacés par les dieux.
La terre n’a plus d’âme et le ciel n’a plus d’yeux ;
Tout est mort. Seuls ces rois épouvantables vivent.
Les stupides saisons comme des chiens les suivent,
L’ordre éternel les semble approuver en marchant ;
Dans l’Olympe, où le cri du monde arrive chant,
Où l’étourdissement conseille l’inclémence,
On rit. Tant de victoire a droit à la démence.
Et ces dieux ont raison. Phtos écume. — Oui, dit-il,
Ils ont raison. Eau, flamme, éléments, air subtil,
Vous ne vous êtes pas défendus. Votre orage
N’a pas eu dans la lutte affreuse assez de rage ;
Vous vous êtes laissés museler lâchement.
Le mal triomphe ! — Et Phtos frémit. Écroulement !
Tous les géants sont pris et garrottés. Que faire ?
Il songe.


IV

L’EFFORT


 
Il songe.Quoi ! L’eau court, le cheval se déferre,
L’humble oiseau brise l’œuf à coups de bec, le vent
Prend la fuite, malgré l’éclair le poursuivant,
Le loup s’en va, bravant le pâtre et le molosse,
Le rat ronge sa cage, et lui, titan, colosse,
Lui dont le cœur a plus de lave qu’un volcan,
Lui Phtos, il resterait dans cette ombre, au carcan !
Ô fureur ! Non. Il tord ses os, tend ses vertèbres,
Se débat. Lequel est le plus dur, ô ténèbres !
De la chair d’un titan ou de l’airain des dieux ?
Tout à coup, sous l’effort… — ô matin radieux,
Quand tu remplis d’aurore et d’amour le grand chêne,
Ton chant n’est pas plus doux que le bruit d’une chaîne
Qui se casse et qui met une âme en liberté ! —
Le carcan s’est fendu, les nœuds ont éclaté !
Le roc sent remuer l’être extraordinaire ;

Ah ! dit Phtos, et sa joie est semblable au tonnerre ;
Le voilà libre !

Le voilà libre !Non, la montagne est sur lui.
Les fers sont les anneaux de ce serpent, l’ennui ;
Ils sont rompus ; mais quoi ! Tout ce granit l’arrête ;
Que faire avec ce mont difforme sur sa tête ?
Qu’importe une montagne à qui brisa ses fers !
Certe, il fuira. Dût-il déranger les enfers,
Certe, il s’évadera dans la profondeur sombre !
Qu’importe le possible et les chaos sans nombre,
Le précipice en bas, l’escarpement en haut !
Fauve, il dépave avec ses ongles son cachot.
Il arrache une pierre, une autre, une autre encore ;
Oh ! quelle étrange nuit sous l’univers sonore !
Un trou s’offre, lugubre, il y plonge, et, rampant
Dans un vide où l’effroi du tombeau se répand,
Il voit sous lui de l’ombre et de l’horreur. Il entre.
Il est dans on ne sait quel intérieur d’antre ;
Il avance, il serpente, il fend les blocs mal joints ;
Il disloque la roche entre ses vastes poings ;
Les enchevêtrements de racines vivaces,
Les fuites d’eau mouillant de livides crevasses,
Il franchit tout ; des reins, des coudes, des talons,
Il pousse devant lui l’abîme et dit : Allons !
Et le voilà perdu sous des amas funèbres,

Remuant les granits, les miasmes, les ténèbres,
Et tout le noir dessous de l’Olympe éclatant.
Par moments il s’arrête, il écoute, il entend
Sur sa tête les dieux rire, et pleurer la terre.
Bruit tragique.

Bruit tragique.À plat ventre, ainsi que la panthère,
Il s’aventure ; il voit ce qui n’a pas de nom.
Il n’est plus prisonnier ; s’est-il échappé ? Non.
Où fuir, puisqu’ils ont tout ? Rage ! ô pensée amère !
Il rentre au flanc sacré de la terre sa mère ;
Stagnation. Noirceur. Tombe. Blocs étouffants.
Et dire que les dieux sont là-haut triomphants !
Et que la terre est tout, et qu’ils ont pris la terre !
L’ombre même lui semble hostile et réfractaire.
Mourir, il ne le peut ; mais renaître, qui sait ?
Il va. L’obscurité sans fond, qu’est-ce que c’est ?
Il fouille le néant et le néant résiste.
Parfois un flamboiement, plus noir que la nuit triste,
Derrière une cloison de fournaise apparaît.
Le titan continue. Il se tient en arrêt,
Guette, sape, reprend, creuse, invente sa route,
Et fuit, sans que le mont qu’il a sur lui s’en doute,
Les olympes n’ayant conscience de rien.


V

LE DEDANS DE LA TERRE


 
Pas un rayon de jour ; nul souffle aérien ;
Des fentes dans la nuit ; il rampe. Après des caves
Où gronde un gonflement de soufres et de laves,
Il traverse des eaux hideuses ; mais que font
L’onde et la flamme et l’ombre à qui cherche le fond,
Le dénouement, la fin, la liberté, l’issue ?
Son crâne est son levier, sa main est sa massue ;
Plongeur de l’Ignoré, crispant ses bras noueux,
Il écarte des tas d’obstacles monstrueux,
Il perce du chaos les pâles casemates ;
Il est couvert de sang, de fange, de stigmates ;

Comme, ainsi formidable, il plairait à Vénus !
La pierre âpre et cruelle écorche ses flancs nus,
Et sur son corps, criblé par l’éclair sanguinaire,
Rouvre la cicatrice énorme du tonnerre.

Glissement colossal sous l’amoncellement
De la nuit, du granit affreux, de l’élément !
L’eau le glace, le feu le mord, l’ombre l’accable ;
Mais l’évasion fière, indignée, implacable,
L’entraîne ; et que peut-il craindre, étant foudroyé ?
Il va. Râlant, grinçant, luttant, saignant, ployé,
Il se fraie un chemin tortueux, tourne, tombe,
S’enfonce, et l’on dirait un ver trouant la tombe ;
Il tend l’oreille au bruit qui va s’affaiblissant,
S’enivre de la chute et du gouffre, et descend.
Il entend rire, tant la voix des dieux est forte.
Il troue, il perce, il fuit… — Le puits que de la sorte
Il creuse est effroyable et sombre, et maintenant
Ce n’est plus seulement l’Olympe rayonnant
Que ce fuyard terrible a sur lui, c’est la terre.
Tout à coup le bruit cesse.

Tout à coup le bruit cesse.Et tout ce qu’il faut taire,
Il l’aperçoit. La fin de l’être et de l’espoir,

L’inhospitalité sinistre du fond noir,
Le cloaque où plus tard crouleront les Sodomes,
Le dessous ténébreux des pas de tous les hommes,
Le silence gardant le secret. Arrêtez !
Plus loin n’existe pas. L’ombre de tous côtés !

Ce gouffre est devant lui. L’abject, le froid, l’horrible,
L’évanouissement misérable et terrible,
L’espèce de brouillard que ferait le Léthé,
Cette chose sans nom, l’univers avorté,
Un vide monstrueux où de l’effroi surnage,
L’impossibilité de tourner une page,
Le suprême feuillet faisant le dernier pli !
C’est cela qu’on verrait si l’on voyait l’oubli.
Plus bas que les effets et plus bas que les causes,
La clôture à laquelle aboutissent les choses,
Il la touche, et dans l’ombre, inutile éclaireur,
Il est à l’endroit morne où Tout n’est plus. Terreur.
C’est fini. Le titan regarde l’invisible.

Se rendre sans avoir épuisé le possible,
Les colosses n’ont point cette coutume-là ;
Les géants qu’un amas d’infortune accabla
Luttent encore ; ils ont un fier reste de rage ;
La résistance étant ressemblante à l’outrage
Plaît aux puissants vaincus ; l’aigle mord ses barreaux ;
Faire au sort violence est l’humeur des héros,

Et ce désespoir-là seul est grand et sublime
Qui donne un dernier coup de talon à l’abîme.
Phtos, comme s’il voulait, de ses deux bras ouverts,
Arracher le dernier morceau de l’univers,
Se baisse, étreint un bloc et l’écarte…


VI

LA DÉCOUVERTE DU TITAN


 
Se baisse, étreint un bloc et l’écarte…Ô vertige !
Ô gouffres ! l’effrayant soupirail d’un prodige
Apparaît ; l’aube fait irruption ; le jour,
Là, dehors, un rayon d’allégresse et d’amour,
Formidable, aussi pur que l’aurore première,
Entre dans l’ombre, et Phtos, devant cette lumière,

Brusque aveu d’on ne sait quel profond firmament,
Recule, épouvanté par l’éblouissement.

Le soupirail est large et la brèche est béante.
Phtos y passe son bras, puis sa tête géante ;
Il regarde.


*


Il regarde.Il croyait, quand sur lui tout croula,
Voir l’abîme ; eh bien non ! L’abîme, le voilà.
Phtos est à la fenêtre immense du mystère.
Il voit l’autre côté monstrueux de la terre ;
L’inconnu, ce qu’aucun regard ne vit jamais ;
Des profondeurs qui sont en même temps sommets,
Un tas d’astres derrière un gouffre d’empyrées,
Un océan roulant aux plis de ses marées
Des flux et des reflux de constellations ;
Il voit les vérités qui sont les visions ;
Des flots d’azur, des flots de nuit, des flots d’aurore,
Quelque chose qui semble une croix météore,
Des étoiles après des étoiles, des feux

Après des feux, des cieux, des cieux, des cieux, des cieux !
Le géant croyait tout fini ; tout recommence !
Ce qu’aucune sagesse et pas une démence,
Pas un être sauvé, pas un être puni
Ne rêverait, l’abîme absolu, l’infini,
Il le voit. C’est vivant, et son œil y pénètre.

Cela ne peut mourir et cela n’a pu naître,
Cela ne peut s’accroître ou décroître en clarté,
Toute cette lumière étant l’éternité.
Phtos a le tremblement effrayant qui devine.
Plus d’astres qu’il n’éclôt de fleurs dans la ravine,
Plus de soleils qu’il n’est de fourmis, plus de cieux
Et de mondes à voir que les hommes n’ont d’yeux !
Ces blancheurs sont des lacs de rayons ; ces nuées
Sont des créations sans fin continuées ;
Là plus de rives, plus de bords, plus d’horizons.
Dans l’étendue, où rien ne marque les saisons,
Où luisent les azurs, où les chaos sanglotent,
Des millions d’enfers et de paradis flottent,
Éclairant de leurs feux, lugubres ou charmants,
D’autres humanités sous d’autres firmaments.
Où cela cesse-t-il ? Cela n’a pas de terme.
Quel styx étreint ce ciel ? Aucun. Quel mur l’enferme ?
Aucun. Globes, soleils, lunes, sphères. Forêt.
L’impossible à travers l’évident transparaît.

C’est le point fait soleil, c’est l’astre fait atôme ;
Tant de réalité que tout devient fantôme ;
Tout un univers spectre apparu brusquement.
Un globe est une bulle ; un siècle est un moment ;
Mondes sur mondes ; l’un par l’autre ils se limitent.
Des sphères restent là, fixes ; d’autres imitent
L’évanouissement des passants inconnus,
Et s’en vont. Portant tout et par rien soutenus,
Des foules d’univers s’entrecroisent sans nombre ;
Point de Calpé pour l’aube et d’Abyla pour l’ombre ;
Des astres errants vont, viennent, portent secours ;
Ténèbres, clartés, gouffre. Et puis après ? Toujours.
Phtos voit l’énigme ; il voit le fond, il voit la cime.

Il sent en lui la joie obscure de l’abîme ;
Il subit, accablé de soleils et de cieux,
L’inexprimable horreur des lieux prodigieux.
Il regarde, éperdu, le vrai, ce précipice.
Évidence sans borne, ou fatale, ou propice !
Ô stupeur ! Il finit par distinguer, au fond
De ce gouffre où le jour avec la nuit se fond,
À travers l’épaisseur d’une brume éternelle,
Dans on ne sait quelle ombre énorme, une prunelle !

*


Cependant sur le haut de l’Olympe on riait ;
Les Immortels, sereins sur le monde inquiet,
Resplendissaient, debout dans un brouillard de gloire ;
Tout à coup, une étrange et haute forme noire
Surgit en face d’eux, et Vénus dit : Quelqu’un !
C’était Phtos. Comme un feu hors du vase à parfum,
Ou comme un flamboiement au-dessus du cratère,
Le colosse, en rampant dans l’ombre et sous la terre,
S’était fait libre, était sorti de sa prison,
Et maintenant montait, sinistre, à l’horizon.
Il avait traversé tout le dessous du monde.
Il avait dans les yeux l’éternité profonde.
Il se fit un silence inouï ; l’on sentit
Que ce spectre était grand, car tout devint petit ;
L’aigle ouvrit son œil fauve où l’âpre éclair palpite,
Et sembla regarder du côté de la fuite ;
L’Olympe fut noirci par l’ombre du géant ;
Jupiter se dressa, pâle, sur son séant ;
Le dur Vulcain cessa de battre son enclume
Qui sonna si souvent, dans sa forge qui fume,
Sur les fers des vaincus lorsqu’il les écrouait ;
Afin qu’on n’entendît pas même leur rouet
Les trois Grâces d’en haut firent signe aux trois Parques ;

Alors le titan, grave, altier, portant les marques
Des tonnerres sur lui tant de fois essayés,
Ayant l’immense aspect des sommets foudroyés
Et la difformité sublime des décombres,
Regarda fixement les Olympiens sombres
Stupéfaits sur leur cime au fond de l’éther bleu,
Et leur cria, terrible : Ô dieux, il est un Dieu !