Le Triangle d’or/II/3

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XIV.

Un étrange individu

Ce n’était pas encore tout à fait la mort. En cet état d’agonie, ce qui persistait de sa conscience mêlait, dans une espèce de cauchemar, les réalités de la vie aux réalités imaginaires du monde nouveau où il se trouvait et qui était celui de la mort.

Dans ce monde, Coralie n’existait plus, ce qui lui causait un chagrin fou. Mais il lui semblait entendre et voir quelqu’un dont la présence se révélait par le passage d’une ombre devant ses paupières baissées.

Ce quelqu’un, il se le représentait, sans aucune raison d’ailleurs, sous l’apparence du vieux Siméon, lequel venait constater la mort de ses victimes, commençait par emporter Coralie, puis revenait vers lui, Patrice, l’emportait également et l’étendait quelque part. Et tout cela était si précis que Patrice se demandait s’il n’était pas réveillé.

Ensuite, il s’écoula des heures… ou des secondes. À la fin, Patrice eut l’impression qu’il s’endormait, mais d’un sommeil infernal, durant lequel il souffrait, physiquement et moralement, comme doit souffrir un damné. Il était revenu au fond du trou noir d’où il faisait des efforts désespérés pour sortir, comme un homme tombé à la mer et qui chercherait à regagner la surface. Il traversait ainsi — avec quelles difficultés ! — des couches d’eau, dont le poids l’étouffait. Il devait les escalader, en s’accrochant des pieds et des mains à des choses qui glissaient, à des échelles de corde qui, n’ayant pas de points de support, s’affaissaient.

Pourtant les ténèbres devenaient moins épaisses. Un peu de jour glauque s’y mêlait. Patrice se sentait moins oppressé. Il entrouvrit les yeux, respira plusieurs fois et vit autour de lui un spectacle qui le surprit : l’embrasure d’une porte ouverte, auprès de laquelle il était couché, en plein air, sur un divan.

Sur un autre divan, à côté de lui, il aperçut Coralie, étendue. Elle remuait et semblait souffrir infiniment.

Il pensa :

— Elle remonte du trou noir… Comme moi, elle s’efforce… Ma pauvre Coralie…

Entre eux, il y avait un guéridon, et, sur ce guéridon, deux verres d’eau. Très altéré, il en prit un. Mais il n’osa l’avaler. À ce moment, quelqu’un sortit par la porte ouverte qui était, Patrice s’en rendit compte, la porte du pavillon, et ce quelqu’un, Patrice constata que ce n’était pas le vieux Siméon, comme il l’avait cru, mais un étranger qu’il n’avait jamais vu.

Il se dit :

— Je ne dors pas… Je suis sûr que je ne dors pas et que cet étranger est un ami.

Et il essayait de dire ces choses-là, à haute voix, pour que sa certitude en fût mieux établie. Mais il n’avait pas de force.

Pourtant l’étranger s’approcha de lui et prononça doucement :

— Ne vous fatiguez pas, mon capitaine. Tout va bien. Tenez, il faut boire.

L’étranger lui présenta alors un des deux verres, que Patrice vida d’un trait, sans défiance, et il fut heureux de voir que Coralie buvait de même.

— Oui, tout va bien, dit-il. Mon Dieu ! comme c’est bon de vivre ! Coralie est bien vivante, n’est-ce pas ?

Il n’entendit pas la réponse et s’endormit d’un sommeil bienfaisant.

Lorsqu’il se réveilla, la crise était finie, bien qu’il éprouvât encore quelques bourdonnements dans le cerveau et du mal à respirer jusqu’au bout de son souffle. Cependant, il se leva, et il comprit que toutes ses sensations avaient été exactes, qu’il se trouvait à l’entrée du pavillon, que Coralie avait vidé le deuxième verre d’eau et qu’elle dormait paisiblement. Et il répéta, à haute voix :

— Comme c’est bon de vivre !

Il voulait agir cependant, mais il n’osa pas pénétrer dans le pavillon, malgré les portes ouvertes. Il s’en éloigna, côtoya le cloître réservé aux tombes, puis — et sans but précis, car il ne savait pas encore la raison de ses actes, ne comprenait absolument rien à ce qui lui arrivait, et marchait au hasard — il revint vers le pavillon, sur l’autre façade, celle qui dominait le jardin, et, tout à coup, s’arrêta.

À quelques mètres en avant de la façade, au pied d’un arbre qui bordait le sentier oblique, un homme était renversé sur une chaise-longue en osier, la tête à l’ombre, les jambes au soleil. Il semblait assoupi. Un livre était entr’ouvert sur ses genoux.

Alors, et seulement alors, Patrice se rendit compte nettement que Coralie et lui avaient échappé à la mort, qu’ils étaient bien vivants tous deux, et que leur sauveur ce devait être cet homme dont le sommeil indiquait un état de sécurité absolue et de conscience satisfaite.

Il l’examina. Mince, les épaules larges, le teint mat, une fine moustache aux lèvres, quelques cheveux gris aux tempes, l’inconnu semblait avoir tout au plus une cinquantaine d’années. La coupe de ses vêtements indiquait un grand souci d’élégance. Patrice se pencha et regarda le titre du volume : Les Mémoires de Benjamin Franklin. Il lut aussi les initiales qui ornaient la coiffe d’un chapeau posé sur l’herbe : L. P.

- C’est lui qui m’a sauvé, se dit Patrice, je le reconnais. Il nous a transportés tous les deux hors de l’atelier et il nous a soignés. Mais comment un tel miracle s’est-il produit ? Qui nous l’a envoyé ?

Il lui frappa l’épaule. Tout de suite, l’homme fut debout et sa figure s’éclaira d’un sourire.

— Excusez-moi, mon capitaine, mais ma vie est si remplie que, quand j’ai quelques minutes, j’en profite pour dormir… n’importe où… comme Napoléon, n’est-ce pas ? Mon Dieu, oui, cette petite ressemblance n’est pas pour me déplaire… Mais c’est assez parler de moi. Et vous, mon capitaine, comment ça va-t-il ? Et madame « maman Coralie », son indisposition est finie ? Je n’ai pas cru, après avoir ouvert les portes et vous avoir transportés dehors, qu’il fût utile de vous éveiller. J’étais tranquille, j’avais fait le nécessaire. Vous respiriez tous les deux. Le bon air pur se chargerait du reste.

Il s’interrompit, et, devant l’attitude interloquée de Patrice, son sourire fit place à un rire joyeux.

— Ah ! j’oubliais, vous ne me connaissez pas ? C’est vrai, la lettre que je vous ai écrite a été interceptée. Il faut donc que je me présente don Luis Perenna, d’une vieille famille espagnole, noblesse authentique, papiers en règle…

Son rire redoubla.

— Mais je vois que cela ne vous dit rien. Sans doute, Ya-Bon m’aura désigné autrement quand il écrivait mon nom sur le mur de cette rue, il y a une quinzaine de jours, un soir ? Ah ! ah ! vous commencez à comprendre… Ma foi, oui, le monsieur que vous appeliez à votre secours… Dois-je prononcer le nom tout crûment ?… Allons-y, mon capitaine. Donc, pour vous servir, Arsène Lupin.

Patrice était stupéfait. Il avait complètement oublié la proposition de Ya-Bon et l’autorisation distraite qu’il avait donnée au Sénégalais de faire appel au fameux aventurier. Et voilà qu’Arsène Lupin était là devant lui, et voilà qu’Arsène Lupin, d’un seul effort de sa volonté, par un miracle incroyable, l’avait retiré, ainsi que Coralie, du fond même de leur cercueil hermétiquement clos.

Il lui tendit la main et prononça :

— Merci.

— Chut ! dit don Luis gaiement. Pas de merci ! Une bonne poignée de main, ça suffit. Et l’on peut me serrer la main, croyez-le, mon capitaine. Si j’ai sur la conscience quelques peccadilles, j’ai commis en revanche un certain nombre de bonnes actions qui doivent me gagner l’estime des honnêtes gens… à commencer par la mienne. Donc…

Il s’interrompit de nouveau, sembla réfléchir, et, tout en prenant Patrice par un des boutons de son dolman, il articula :

— Ne bougez pas… on nous espionne…

— Mais qui ?

— Quelqu’un qui se trouve sur le quai, tout au bout du jardin… Le mur n’est pas haut. Il y a une grille en dessus. On regarde à travers les barreaux de cette grille et on cherche à nous voir.

— Comment le savez-vous ? Vous tournez le dos au quai, et il y a les arbres en plus.

— Écoutez.

— Je n’entends rien de spécial.

— Si, le bruit d’un moteur… le moteur d’une auto arrêtée. Or, que ferait une auto arrêtée sur le quai, en face d’un mur auprès duquel il n’y a point d’habitation ?

— Et alors, selon vous, qui serait-ce ?

— Parbleu ! le vieux Siméon.

— Siméon ?

— Certes. Il se rend compte si décidément je vous ai sauvés tous les deux.

— Il n’est donc pas fou ?

— Fou, lui ? Pas plus que vous et moi.

— Cependant…

— Cependant, vous voulez dire que Siméon vous protégeait, que son but était de vous réunir tous les deux, qu’il vous a envoyé la clef du jardin, etc.

— Vous savez tout cela ?

— Il le faut bien. Sans quoi, comment vous aurais-je secourus ?

— Mais, dit Patrice avec anxiété, si ce bandit revient à la charge, ne devons-nous pas prendre certaines précautions ? Retournons au pavillon. Coralie est seule.

— Aucun danger.

— Pourquoi ?

— Je suis là.

La stupeur de Patrice augmentait. Il demanda :

— Siméon vous connaît donc ? Il sait donc que vous êtes ici ?

— Oui, par une lettre que je vous ai écrite sous le couvert de Ya-Bon et qu’il a interceptée. J’annonçais mon arrivée et il s’est hâté d’agir. Seulement, suivant mon habitude en ces occasions, j’ai avancé mon arrivée de quelques heures, de sorte que je l’ai surpris en pleine action.

— À ce moment, vous ignoriez que ce fût lui l’ennemi… vous ne saviez rien…

— Rien du tout…

— C’était ce matin ?

— Non, cet après-midi, à une heure trois quarts.

Patrice tira sa montre.

— Et il en est quatre. Donc, en deux heures…

— Même pas, il y a une heure que je suis ici.

— Vous avez interrogé Ya-Bon ?

— Si vous croyez que j’ai perdu mon temps ! Ya-Bon m’a simplement répondu que vous n’étiez pas là, ce qui commençait à l’étonner.

— Alors ?

— J’ai cherché où vous étiez.

— Comment ?

— J’ai d’abord fouillé votre chambre, et, en fouillant votre chambre, comme je sais le faire, j’ai fini par découvrir qu’il y avait une fente au fond de votre bureau à cylindre, et que cette fente s’ouvrait en regard d’une autre fente pratiquée dans le mur de la pièce voisine. J’ai donc pu attirer le registre sur lequel vous teniez votre journal et prendre connaissance des événements. C’est ainsi, d’ailleurs, que Siméon était au courant de vos moindres intentions. C’est ainsi qu’il a su votre projet de venir ici, en pèlerinage, le 14 avril. C’est ainsi que, la nuit dernière, vous voyant écrire, il a préféré, avant de vous attaquer, savoir ce que vous écriviez. Le sachant, et apprenant, par vous-même, que vous étiez sur vos gardes, il s’est abstenu. Vous voyez combien tout cela est facile. M. Desmalions, inquiet de votre absence, aurait tout aussi bien réussi, mais il aurait réussi… demain.

— C’est-à-dire trop tard, fit Patrice.

— Oui, trop tard. Ce n’est pas son affaire, ni celle de la police. Aussi j’aime mieux qu’elle ne s’en mêle pas. J’ai demandé le silence à vos mutilés sur tout ce qui peut leur paraître équivoque. De sorte que, si M. Desmalions vient aujourd’hui, il croira que tout est en ordre. Et puis, tranquille de ce côté, muni par vous des renseignements nécessaires, j’ai, en compagnie de Ya-Bon, franchi la ruelle et pénétré dans ce jardin.

— La porte en était ouverte ?

— Non, mais au même moment, Siméon sortait du jardin. Malchance pour lui, n’est-ce pas ? et dont j’ai profité hardiment. J’ai mis la main sur la clenche, et nous sommes entrés, sans qu’il osât protester. Et certes il a bien su qui j’étais.

— Mais vous, vous ignoriez alors que ce fût lui l’ennemi ?

— Comment, je l’ignorais ?… Et votre journal ?

— Je ne me doutais pas…

— Mais, mon capitaine, chaque page est une accusation contre lui. Il n’y a pas un incident auquel il n’ait été mêlé, pas un forfait qu’il n’ait préparé !

— En ce cas, il fallait le prendre au collet.

— Et après ? À quoi cela m’aurait-il servi ? L’aurais-je contraint à parler ? Non, c’est en le laissant libre que je le tiendrai le mieux. C’est alors qu’il se perdra. Vous voyez bien, le voilà déjà qui rôde autour de la maison, au lieu de filer. Et puis, j’avais mieux à faire, vous secourir d’abord tous les deux… s’il en était temps encore. Ya-Bon et moi, nous avons donc galopé jusqu’à la porte du pavillon. Elle était ouverte, mais l’autre, celle de l’escalier, était fermée à clef et au verrou. Je tirai les deux verrous, et ce fut un jeu pour nous de forcer la serrure.

»  Alors, rien qu’à l’odeur du gaz, j’ai compris. Siméon avait dû brancher un vieux compteur sur quelque conduite extérieure, probablement celle qui alimente les réverbères de la ruelle, et il vous asphyxiait. Il ne nous restait plus qu’à vous sortir tous les deux et à vous donner les soins habituels, massages, tractions, etc. Vous étiez sauvés.

Patrice demanda :

— Sans doute a-t-il enlevé toute son installation de mort ?

— Non. Il se réservait évidemment de revenir et de mettre tout en ordre, afin que son intervention ne pût être établie et que l’on crût à votre suicide… suicide mystérieux, décès sans cause apparente, bref, le même drame qu’autrefois, entre votre père et la mère de maman Coralie.

— Vous savez donc ?…

— Eh quoi, n’ai-je pas des yeux pour lire ? Et l’inscription du mur, les révélations de votre père ? J’en sais autant que vous, mon capitaine… et peut-être davantage.

— Davantage ?

— Mon Dieu, l’habitude… l’expérience. Bien des problèmes, indéchiffrables pour les autres, me semblent à moi les plus simples et les plus clairs du monde. Ainsi…

— Ainsi ?…

Don Luis hésita, puis, à la fin, répondit :

— Non, non…, il est préférable que je ne parle pas… L’ombre se dissipera peu à peu. Attendons. Pour l’instant…

Il prêta l’oreille.

— Tenez, il a dû vous voir. Et, maintenant qu’il est renseigné, il s’en va.

Patrice s’émut :

— Il s’en va ! Vous voyez… Il eût mieux valu s’emparer de lui. Le retrouvera-t-on jamais, le misérable ? Pourrons-nous nous venger ?

Don Luis sourit.

— Voilà que vous traitez de misérable l’homme qui veille sur vous depuis vingt ans, et qui vous a rapproché de maman Coralie ! Votre bienfaiteur !

— Ah ! est-ce que je sais ! Tout cela est tellement obscur ! Je ne puis que le haïr… Je suis désolé de sa fuite… Je voudrais le torturer, et cependant…

Il avait eu un geste de désespoir et se tenait la tête entre les mains. Don Luis le réconforta.

— Ne craignez rien. Jamais il n’a été plus près de sa perte qu’à la minute actuelle. Je l’ai sous la main comme cette feuille d’arbre.

— Mais comment ?

— L’homme qui conduit son automobile est à moi.

— Quoi ? Que dites-vous ?

— Je dis que j’ai mis l’un de mes hommes sur un taxi ; que ce taxi, selon mon ordre, rôdait au bas de la ruelle et que Siméon n’a pas manqué de sauter dedans.

— C’est-à-dire que vous le supposez… précisa Patrice, de plus en plus interloqué.

— J’ai reconnu le bruit du moteur au bas du jardin, quand je vous ai averti.

— Et vous êtes sûr de votre homme ?

— Certain.

— Qu’importe ! Siméon peut se faire conduire loin de Paris, donner un mauvais coup à cet homme… Et alors, quand serons-nous prévenus ?

— Si vous croyez que l’on sort de Paris et qu’on se balade sur les grandes routes sans un permis spécial !… Non, s’il quitte Paris, Siméon se fera conduire d’abord à une gare quelconque, et nous le saurons vingt minutes après. Et aussitôt, nous filons.

— Comment ?

— En auto.

— Vous avez donc un sauf-conduit, vous ?

— Oui, valable pour toute la France.

— Est-ce possible ?

— Parfaitement, et un sauf-conduit authentique encore : au nom de don Luis Perenna, signé par le ministre de l’intérieur et contresigné…

— Et contresigné ?

— Par le président de la République.

L’ahurissement de Patrice se changea tout à coup en une violente émotion. Dans l’aventure terrible où il se trouvait engagé, et où, jusque-là, subissant la volonté implacable de l’ennemi, il n’avait guère connu que la défaite et les affres d’une mort toujours menaçante, il advenait soudain qu’une volonté plus puissante surgissait en sa faveur. Et, brusquement, tout se modifiait. Le destin semblait changer de direction, comme un navire qu’un bon vent imprévu amène vers le port.

— Vraiment, mon capitaine, lui dit don Luis, on croirait que vous allez pleurer, comme maman Coralie. Vous avez les nerfs trop tendus, mon capitaine… Et puis, la faim, peut-être… Il va falloir vous restaurer. Allons…

Il l’entraîna vers le pavillon à pas lents, en le soutenant, et il prononça, d’une voix un peu grave :

— Sur tout cela, mon capitaine, je vous demande la discrétion la plus absolue. Sauf quelques anciens amis, et sauf Ya-Bon, que j’ai rencontré en Afrique et qui m’a sauvé la vie, personne, en France, ne me connaît sous mon véritable nom. Je m’appelle don Luis Perenna. Au Maroc, où j’ai combattu, j’ai eu l’occasion de rendre service au très sympathique roi d’une nation voisine de la France, et neutre, lequel, bien qu’obligé de cacher ses vrais sentiments, souhaite ardemment notre victoire. Il m’a fait venir, et, comme conséquence, je lui ai demandé de m’accréditer et d’obtenir pour moi un sauf-conduit.

J’ai donc officieusement une mission secrète, qui expire dans deux jours. Dans deux jours, je retourne… d’où je venais et où, pendant la guerre, je sers la France à ma façon… qui n’est pas mauvaise, croyez-le bien, comme on le verra un jour ou l’autre[1].

Ils arrivaient tous deux près du siège où dormait maman Coralie. Don Luis arrêta Patrice.

— Un mot encore, mon capitaine. Je me suis juré, et j’ai donné ma parole à celui qui a eu confiance en moi, que mon temps, durant cette mission, serait exclusivement consacré à défendre, dans la mesure de mes moyens, les intérêts de mon pays. Je dois donc vous avertir que, malgré toute ma sympathie pour vous, je ne saurais prolonger mon séjour d’une seule minute à partir du moment où j’aurai découvert les dix-huit cents sacs d’or. Je n’ai répondu à l’appel de mon ami Ya-Bon que pour cette unique raison. Lorsque les sacs d’or seront en notre possession, c’est-à-dire au plus tard après-demain soir, je m’en irai. D’ailleurs, les deux affaires sont liées. Le dénouement de l’une sera la conclusion de l’autre. Et maintenant, assez de paroles, assez d’explications, présentez-moi à maman Coralie, et travaillons !

Il se mit à rire :

— Pas de mystère avec elle, mon capitaine. Dites-lui mon vrai nom. Je n’ai rien à craindre : Arsène Lupin a toutes les femmes pour lui.

Quarante minutes plus tard, maman Coralie était dans sa chambre, bien soignée et bien gardée. Patrice avait pris un repas substantiel, tandis que don Luis se promenait sur la terrasse en fumant des cigarettes.

— Ça y est, mon capitaine ? Nous commençons ?

Il regarda sa montre.

— Cinq heures et demie. Nous avons encore plus d’une heure de jour ; c’est suffisant.

— Suffisant ?… Vous n’avez pas la prétention, je suppose, d’arriver au but en une heure ?

— Au but définitif, non, mais au but que je m’assigne, oui… et même avant. Une heure ? Pour quoi faire, mon Dieu ? Dans quelques minutes, nous serons renseignés sur la cachette de l’or.

Don Luis se fit conduire à la cave creusée sous la bibliothèque et où Essarès bey enfermait les sacs d’or jusqu’au moment de leur expédition.

— C’est bien par ce soupirail que les sacs étaient jetés, mon capitaine ?

— Oui.

— Pas d’autre issue ?

— Pas d’autre que l’escalier qui monte à la bibliothèque et que le soupirail correspondant.

— Lequel ouvre sur la terrasse ?

— Oui.

— Donc, c’est clair. Les sacs entraient par le premier et sortaient par le second.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais, mon capitaine. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Voyez-vous, le tort qu’on a toujours, c’est d’aller chercher midi à quatorze heures.

Ils regagnèrent la terrasse. Don Luis se posta près du soupirail et inspecta les alentours immédiats. Ce ne fut pas long. Il y avait, à quatre mètres en avant des fenêtres de la bibliothèque, un bassin rond, orné, en son centre, d’une statue d’enfant qui lançait un jet d’eau par l’entonnoir d’une conque.

Don Luis s’approcha, examina le bassin, et, se penchant, atteignit la statuette qu’il fit tourner sur elle-même, de droite à gauche.

Le piédestal tourna en même temps d’un quart de cercle.

— Nous y sommes, dit-il en se relevant.

— Quoi ?

— Le bassin va se vider.

De fait, très rapidement, l’eau baissa et le fond de la vasque apparut.

Don Luis descendit et s’accroupit. La paroi intérieure était recouverte d’une mosaïque de marbre à larges dessins blancs et rouges, composant ce que l’on appelle une grecque. Au milieu de l’un de ces dessins, s’encastrait un anneau que don Luis souleva et tira. Toute la portion de la paroi que formait l’ensemble du dessin, répondit à cet appel, et s’abattit, laissant un orifice d’environ trente centimètres sur vingt-cinq.

Don Luis affirma :

— Les sacs s’en allaient par là. Seconde étape. On les expédiait de la même manière, au moyen d’un crochet qui glissait sur un fil de fer. Voilà, en haut de cette canalisation, le fil de fer.

— Crebleu ! s’écria le capitaine Belval. Mais le fil de fer, nous ne pouvons le suivre

— Non, mais il nous suffit de savoir où il aboutit. Tenez, mon capitaine, allez jusqu’au bas du jardin, près du mur, en suivant une ligne perpendiculaire à la maison. Là, vous couperez une branche d’arbre un peu haute. Ah ! j’oubliais, il me faudra sortir par la ruelle. Vous avez la clef de la porte ? Oui ? Donnez-la-moi.

Patrice donna la clef, puis se rendit auprès du mur qui bordait le quai.

— Un peu plus à droite, commanda don Luis. Encore un peu. Bien. Maintenant, attendez.

Il sortit du jardin par la ruelle, gagna le quai, et, de l’autre côté du mur, appela :

— Vous êtes là, mon capitaine ?

— Oui.

— Plantez votre branche d’arbre de façon que je la voie d’ici… À merveille !

Patrice rejoignit alors don Luis, qui traversa le quai.

Tout le long de la Seine, en contrebas, s’étendent des quais, construits sur la berge même du fleuve, et réservés au cabotage. Les péniches y abordent, déchargent leurs cargaisons, en reçoivent d’autres, et souvent restent amarrées les unes auprès des autres.

À l’endroit où Patrice et don Luis descendaient par les marches d’un escalier, le quai offrait une série de chantiers, dont l’un, celui auquel ils accédèrent, paraissait abandonné, sans doute depuis la guerre. Il y avait, parmi des matériaux inutiles, plusieurs tas de moellons et de briques, une cabane aux vitres brisées, et le soubassement d’une grue à vapeur. Une pancarte suspendue à un poteau portait cette inscription : « Chantier Berthou, construction ».

Don Luis longea le mur de soutènement, au-dessus duquel le quai formait terrasse.

Un tas de sable en occupait la moitié et l’on apercevait dans le mur, les barreaux d’une grille en fer dont le sable, maintenu par des planches, cachait la partie inférieure.

Don Luis dégagea la grille et dit en plaisantant :

— Avez-vous remarqué que, dans cette aventure, aucune porte n’est fermée ?… Espérons qu’il en sera de même pour celle-ci.

L’hypothèse se trouva confirmée, ce qui ne manqua pas, malgré tout, d’étonner don Luis, et ils pénétrèrent dans un de ces réduits où les ouvriers serrent leurs instruments.

— Jusqu’ici, rien d’anormal, murmura don Luis, qui alluma une lampe électrique. Des seaux, des pioches, des brouettes, une échelle… Ah ! ah ! voilà bien ce que je pensais… Des rails…, tout un système de rails à petit écartement… Aidez-moi, capitaine, débarrassons le fond. Parfait… Nous y sommes.

Au ras du sol, et face à la grille, s’ouvrait un orifice rectangulaire exactement semblable à celui du bassin. On apercevait le fil de fer en haut. Une suite de crochets y étaient suspendus.

Don Luis expliqua :

— Donc, ici, arrivée des sacs. Ils tombaient pour ainsi dire dans un de ces petits wagonnets que vous voyez en ce coin. Les rails étaient déployés, la nuit bien entendu, traversaient la berge, et les wagonnets étaient dirigés vers une péniche où ils déchargeaient leur contenu… simple mouvement de bascule !

— De sorte que ?…

— De sorte que l’or de la France s’en allait par là… je ne sais où… à l’étranger.

— Et vous croyez que les dix-huit cents derniers sacs ont été expédiés aussi ?

— J’en ai peur.

— Alors, nous arrivons trop tard ?

Il y eut un assez long moment de silence entre les deux hommes. Don Luis réfléchissait. Patrice, bien que déçu par un dénouement qu’il ne prévoyait point, demeurait confondu de l’extraordinaire habileté avec laquelle, en si peu de temps, son compagnon était parvenu à débrouiller une partie de l’écheveau.

Il murmura :

— C’est un vrai miracle. Comment avez-vous pu ?

Sans un mot, don Luis sortit de sa poche le livre que Patrice avait avisé sur ses genoux, Les Mémoires de Benjamin Franklin, et lui fit signe de lire quelques lignes qu’il montra du doigt.

Ces lignes avaient été écrites durant les dernières années du règne de Louis XVI. Elles disaient :

« Chaque jour, nous allons au village de Passy qui touche à mon habitation, et où l’on prend les eaux dans un jardin admirable. Les ruisseaux et les cascades y coulent de toutes parts, amenés et reconduits par des canaux fort bien aménagés.

»  Comme on me sait amateur de belle mécanique, on m’a montré le bassin où toutes les eaux des sources sont recueillies. Il suffit de tourner d’un quart de cercle vers la gauche un petit bonhomme de marbre, et tout s’en va, en droite ligne, jusqu’à la Seine, par un aqueduc qui s’ouvre dans la paroi… »

Patrice ferma le livre. Don Luis expliqua :

— Les choses ont changé depuis, sans doute du fait d’Essarès bey. L’eau s’échappe autrement, et l’aqueduc servait à l’écoulement de l’or. En outre, le lit du fleuve a été resserré. Des quais ont été construits, sous lesquels passe la canalisation. Vous voyez, mon capitaine, que tout cela était facile à trouver, étant donné que ce livre me renseignait. Doctus cum libro.

— Oui, certes, mais encore fallait-il le lire, ce livre.

— Un hasard. Je l’ai déniché dans la chambre de Siméon et je l’ai mis dans ma poche, curieux de savoir les raisons pour lesquelles il le lisait.

Patrice s’écria :

— Eh ! c’est justement ainsi qu’il aura découvert, lui également, le secret d’Essarès bey, secret qu’il ignorait. Il a trouvé le livre parmi les papiers de son maître, et il s’est documenté de cette façon. Qu’en pensez-vous ? Non ? On croirait que vous n’êtes pas de mon avis ? Avez-vous quelque idée ?

Don Luis Perenna ne répondit pas. Il regardait le fleuve. Le long des quais et un peu à l’écart du chantier, il y avait une péniche amarrée, où il semblait qu’il n’y eût personne. Mais un mince filet de fumée commençait à monter d’un tuyau qui émergeait du pont.

— Allons donc voir, dit-il.

La péniche portait l’inscription : La Nonchalante-Beaune.

Il leur fallut enjamber l’espace qui la séparait du quai et franchir des cordages et des barriques vides dont étaient couvertes les parties plates du pont. Une échelle les conduisit dans une sorte de cabine qui servait de chambre et de cuisine. Un homme s’y trouvait, solide d’aspect, le buste large, les cheveux noirs et bouclés, la figure imberbe. Comme vêtements, une blouse et un pantalon de treillis, sales et rapiécés.

Don Luis lui tendit un billet de vingt francs que l’homme prit avec vivacité.

— Un renseignement, camarade. As-tu vu, ces jours-ci, devant le chantier Berthou, une péniche ?

— Oui, une péniche à moteur qui est partie hier.

— Le nom de cette péniche ?

— La Belle-Hélène. Les gens qui l’habitaient, deux hommes et une femme, étaient des gens de l’étranger qui causaient… je ne sais pas en quelle langue… anglais, je crois, ou espagnol… à moins que… bref, je ne sais pas…

— Le chantier Berthou ne travaille pourtant plus ?

— Non, le patron est mobilisé, qu’on m’a dit… et puis les contremaîtres… Tout le monde y passe, n’est-ce pas, même moi. J’attends une convocation… quoique le cœur soit malade.

— Mais si l’on ne travaille plus au chantier, qu’est-ce que ce bateau faisait là ?

— Je l’ignore. Cependant, ils ont travaillé toute une nuit. Ils avaient déployé des rails sur le quai. J’entendais les wagonnets, et on chargeait… quoi ? J’ignore. Et puis, au petit matin, démarrage.

— Où allaient-ils ?

— Ils descendaient la rivière du côté de Mantes.

— Merci, camarade, c’est ce que je voulais savoir.

Dix minutes plus tard, en arrivant à l’hôtel Essarès, Patrice et don Luis trouvaient le chauffeur de l’automobile où Siméon Diodokis avait pris place après sa rencontre avec don Luis. Selon la prévision de don Luis, Siméon, s’était fait conduire à une gare, la gare Saint-Lazare, où il avait pris son billet.

— Pour quelle destination ? demanda don Luis.

Le chauffeur répondit :

— Pour Mantes !

  1. La prochaine aventure d’Arsène Lupin que publiera le Journal, sera intitulée Les Dents du Tigre.