Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 22

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 140-144).

CHAPITRE XXII.

On pardonne aisément quand on aime.

Le lendemain matin, je pris ma fille en croupe, et nous voilà trottant vers le logis. Chemin faisant, je m’efforçais, par tous les moyens de persuasion, de calmer ses chagrins et ses frayeurs, et de l’armer de courage pour supporter la présence d’une mère offensée. Dans le spectacle du beau pays que nous traversions, je saisissais toutes les occasions de prouver combien le ciel est pour nous meilleur que nous ne le sommes l’un pour l’autre ; combien, du fait de la nature, les malheurs sont peu de chose. Je lui protestais que jamais elle ne verrait de changement dans ma tendresse, et que, durant toute ma vie qui pouvait être longue encore, elle trouverait toujours en moi un protecteur et un guide. Je l’armais contre les censures du monde ; je lui montrais que les livres sont les meilleurs amis des malheureux, ceux dont il n’a jamais de reproches à craindre ; que s’ils ne peuvent nous donner les joies de la vie, au moins ils nous apprennent à les supporter.

Le cheval de louage que nous montions devait, ce soir même, être laissé dans une auberge sur la route, à cinq milles environ de mon habitation. Voulant préparer ma famille à recevoir Olivia, je résolus de la laisser, cette nuit, dans l’auberge, et de revenir avec Sophie la chercher de bonne heure le lendemain. La nuit arriva avant que nous eussions atteint notre station. J’y trouvai pour ma fille une chambre convenable, et, après avoir donné à l’hôtesse l’ordre de préparer tout ce qu’il lui fallait pour se refaire des fatigues de la journée, je l’embrassai et je pris le chemin de ma demeure.

Mille sensations délicieuses faisaient battre mon cœur à mesure que j’approchais de ce paisible séjour ; je ressemblais à l’oiseau qu’un moment de frayeur a chassé de son nid ; mes impatients désirs, devançant mon pas que je m’efforçais de hâter, voltigeaient autour de mon coin du feu chéri, avec tous les transports de l’attente ; j’amassais tout ce que j’avais de douces choses à dire ; j’anticipais sur la bienvenue dont quelques instants me séparaient ; je sentais déjà le tendre embrassement de ma femme ; je souriais à la joie de mes jeunes enfants. Mais, comme je marchais lentement, la nuit avançait. Tout ce qui avait travaillé, pendant le jour, reposait ; les lumières étaient éteintes dans chaque chaumière ; on n’entendait au loin, dans l’espace, que le chant perçant du coq et le sourd aboiement du chien de garde. Je touchais à mon asile bien-aimé, et, avant que j’en fusse à cent pas, notre dogue fidèle, accourant à moi, me saluait de ses caresses.

Il était minuit environ quand j’avançai pour frapper à ma porte ; tout était calme et silencieux, un bonheur ineffable dilatait mon cœur. Tout à coup, ô surprise !… je vois un jet de flamme s’élancer de la maison, et l’incendie rougir toutes les ouvertures. Je pousse un cri perçant, convulsif, et je tombe sans mouvement sur le trottoir. À ce cri, mon fils qui dormait se lève épouvanté, aperçoit la flamme, réveille ma femme et ma fille. Tous, nus, effarés, se précipitent dehors ; leurs cris me rappellent à la vie, et alors nouvelle scène d’effroi !… La flamme avait gagné le comble qui croulait par parties, tandis que ma famille, immobile, muette, les yeux attachés sur l’incendie, semblait contempler avec plaisir son affreuse clarté. Mes regards se portaient tour à tour sur elle, sur la flamme ; je cherche mes deux jeunes fils, et ne les voyant pas : « Malheur ! m’écriai-je ; où sont mes deux petits ? — Ils sont morts dans les flammes, me répond froidement ma femme, et je vais mourir avec eux ! » En ce moment j’entends dans la maison le cri des deux enfants réveillés par le feu ; rien ne peut me retenir… « Où sont, où sont mes enfants ! répétai-je en courant au travers de la flamme et brisant la porte de la chambre dans laquelle ils étaient enfermés… Où êtes-vous, mes petits ? — Ici, papa ! nous sommes ici ! » répondirent-ils à la fois, le feu s’attachant déjà au lit dans lequel ils étaient couchés. Je les saisis tous deux dans mes bras, je les portai à travers la flamme aussi loin que je pus ; et, au moment où je sortais de la maison, toute la toiture s’écroula. « À présent, oh ! que la flamme dévore tout ce que je possède !… je les tiens. J’ai sauvé notre trésor ! le voici, ma chère, le voici, notre trésor ! et nous pouvons encore être heureux ! « Nous couvrions les pauvres petits de mille baisers ; et, tandis que, les bras passés autour de notre cou, ils semblaient partager nos transports, la mère riait et pleurait tour à tour.

Immobile devant l’incendie, je le contemplais d’un air calme, lorsque, au bout de quelques instants, je m’aperçus que j’avais le bras jusqu’à l’épaule horriblement brûlé. Impossible donc d’aider Moïse ou à sauver nos effets ou à empêcher la flamme de gagner notre grain. L’alarme cependant s’était répandue, et tous nos voisins d’accourir à notre secours ; mais tous ne pouvaient faire autre chose que de rester, comme nous, spectateurs du désastre. Mes effets, entre autres les billets de banque que j’avais mis de côté pour doter mes filles, furent entièrement consumés, sauf une boîte et quelques papiers qui se trouvaient dans la cuisine, et deux ou trois autres objets de peu d’importance que mon fils avait sauvés au commencement de l’incendie. Tous nos voisins s’efforcèrent, autant qu’ils purent, d’alléger notre détresse. Ils nous apportèrent des vêtements, et meublèrent d’ustensiles de cuisine un des communs de notre habitation, en sorte qu’au lever du jour, nous avions un asile, un pauvre asile, il est vrai. L’honnête Flamborough et ses enfants ne furent pas les moins empressés à nous fournir tout ce qui nous était nécessaire, et à nous prodiguer toutes les consolations que peut imaginer une bienveillance naturelle.

Les craintes de ma famille, un peu dissipées, firent place au désir de connaître le motif de ma longue absence. Je leur en contai tous les détails, et les préparai à la réception de notre brebis égarée ; car, bien que nous n’eussions plus à partager avec elle que la misère, je voulais assurer sa bienvenue à ce qui nous restait. Ma tâche eût été plus difficile sans notre récente catastrophe qui avait humilié l’orgueil de ma femme, qui l’avait émoussé par de plus poignants chagrins. Ne pouvant aller moi-même chercher ma pauvre fille, parce que mon bras me faisait beaucoup souffrir, j’envoyai Moïse et Sophie, qui furent bientôt de retour, soutenant la pauvre pécheresse. Elle n’eut pas la force de lever les yeux vers sa mère que toutes mes exhortations n’avaient pu décider à une réconciliation complète ; car les femmes gardent, à une faute de femme, bien plus de rancune que les hommes. « Cette habitation, madame, dit la mère, va vous sembler bien misérable, après tant de plaisirs et de luxe. Nous sommes, ma fille Sophie et moi, de peu de ressource pour les personnes qui n’ont hanté que le grand monde. Oui, miss Livy, nous avons, votre pauvre père et moi, bien souffert dans ces derniers jours ; mais le ciel, j’espère, vous pardonnera ! » Pendant cette allocution, l’infortunée victime était là, pâle, tremblante, sans pouvoir pleurer ni répondre ; je ne pus rester plus longtemps spectateur de son affreuse situation. Donnant à mon ton et à mon maintien une dose de sévérité qui ne manquait jamais d’obtenir obéissance immédiate : « Femme, dis-je, je veux qu’en ce moment on m’écoute bien, une fois pour toutes. Je vous ai ramené une malheureuse qui a été trompée. Toutes les misères réelles de cette vie viennent de nous frapper à la fois ; ne les aggravons pas par la mésintelligence intérieure. Si nous vivons en parfaite harmonie, nous pouvons être encore heureux ; car nous sommes assez forts pour fermer la bouche aux méchants, pour faire tous bonne contenance. Le ciel a promis sa miséricorde au repentir, imitons son exemple. Nous ne pouvons en douter, la vue d’un pécheur repentant est plus agréable au ciel que celle de quatre-vingt-dix-neuf justes, qui ne sont pas un moment sortis du droit chemin. Et c’est chose sage ; car le seul effort qui nous arrête sur la pente de l’abîme est par lui-même un acte de vertu plus grand que cent bonnes œuvres. »