Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 26

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 162-167).

CHAPITRE XXVI.

Réforme dans la prison. La loi, pour être complète, devrait récompenser comme elle punit.

Le matin, de bonne heure, je fus réveillé par ma famille que je trouvai tout en larmes auprès de mon lit. Elle semblait anéantie par l’horreur de notre situation. Je lui reprochai doucement sa tristesse, protestant que jamais je n’avais dormi d’un sommeil plus tranquille ; et je demandai des nouvelles de ma fille aînée que je ne voyais pas là. J’appris que le malaise et la fatigue de la veille lui avaient donné un redoublement de fièvre, et qu’on avait cru devoir la laisser à la maison.

Mon premier soin fut ensuite d’envoyer Moïse arrêter une chambre ou deux pour la famille, aussi près de la prison que possible. Il le fit, mais il ne put trouver qu’une seule pièce qu’on lui loua bon marché pour sa mère et ses sœurs. Le geôlier consentit à le laisser, lui et ses deux petits frères, dans la prison avec moi. On leur fit donc, dans un autre coin du cachot, un lit qui me parut passable. Toutefois, je voulus préalablement savoir si les deux enfants consentiraient à rester dans un endroit qui leur avait fait grand’peur quand ils y étaient entrés.

« Eh bien ! mes enfants, leur dis-je, comment trouvez-vous votre lit ? Vous n’avez pas peur, j’espère, de rester dans cette chambre, toute noire qu’elle est ?

— Non, papa, répondit Dick ; je n’ai jamais peur là où vous êtes.

— Et moi, dit Bill qui n’avait que quatre ans, la place que j’aime le mieux est celle où est papa. »

Après cela, j’assignai à chaque membre de la famille sa besogne particulière, Sophie fut spécialement chargée de veiller sur la santé de sa sœur qui s’affaiblissait chaque jour ; ma femme dut rester auprès de moi ; mes deux jeunes enfants me faire la lecture. « Quant à toi, Moïse, ajoutai-je, c’est le travail de tes mains qui doit tous nous faire vivre. Avec l’économie convenable, le salaire de ta journée suffira amplement à notre entretien, et même à notre bien-être à tous. Tu as maintenant seize ans ; tu es fort, et cette force est pour toi, mon fils, un bien précieux don, puisqu’il faut qu’elle sauve de la faim tes parents et ta famille dont elle est l’unique ressource. Tâche, dans l’après-midi, de trouver de l’ouvrage pour demain matin, et rapporte-nous, chaque soir, pour nos besoins, l’argent que tu auras gagné. »

Ces instructions données, et tout le reste bien réglé, je descendis à la prison commune, où je trouvais plus d’air et de place. Mais, au bout de quelques instants, les malédictions, les obscénités, les actes de brutalité qui m’assaillirent de toutes parts, me forcèrent de regagner mon appartement. Là, je méditai quelque temps sur l’aveuglement étrange de ces misérables qui, voyant toute l’espèce humaine en armes contre eux, travaillaient pourtant eux-mêmes à se faire, dans l’avenir, un ennemi bien plus redoutable.

Cette stupide frénésie excita au plus haut degré ma compassion, et me fit oublier mon propre malheur. Je résolus de descendre, et, en dépit de leurs outrages, de leur donner mes avis, et de les mater par ma persévérance. Rentrant donc dans la salle commune, je communiquai mon projet à Jenkinson qui, après en avoir ri de bon cœur, en fit part aux détenus. Cette nouvelle fut accueillie par des trépignements de joie ; car elle promettait un nouveau fonds de divertissement à des hommes qui n’avaient pas d’autre moyen de plaisir que le ridicule et la débauche.

Je leur lus, à haute voix, sans affectation, une partie du service divin, et ce début mit en belle humeur tout mon auditoire. D’obscènes chuchotements, des grognements de contrition burlesques, les roulements d’yeux, les quintes de toux provoquèrent tour à tour un rire général. Je continuai avec ma solennité habituelle, convaincu que ce que je faisais pouvait en amender quelques-uns, sans pouvoir recevoir des autres aucune souillure.

Ma lecture finie, je commençai mon exhortation, cherchant d’abord plutôt à les amuser qu’à les gourmander. Avant tout, je leur rappelai que leur intérêt seul me faisait prendre la parole ; que j’étais un détenu comme eux ; que, pour le moment, mes prédications ne devaient rien me rapporter. « Vos blasphèmes, leur dis-je, me désolent parce que vous n’y gagnez rien, et que vous pouvez y perdre beaucoup. Soyez-en sûrs, mes amis (car vous êtes mes amis, à moi, bien que le monde repousse votre amitié), vous avez beau jurer vingt mille fois par jour, vos serments ne mettent pas un sou dans votre bourse ; et dès lors, que signifient ces éternelles invocations au diable ? À quoi bon tant de frais pour son amitié, quand vous le voyez si ladre pour vous. Bouche pleine de serments et ventre vide !… voilà, vous le savez bien, tout ce qu’il vous a donné ici, et, par tout ce que je sais de lui, plus tard, il ne vous donnera rien qui vaille !

« Quand nous avons à nous plaindre de nos relations avec un homme, tout naturellement nous allons ailleurs. N’est-ce donc pas la peine d’essayer comment vous vous trouveriez d’un autre maître qui, du moins, vous promet beaucoup si vous venez à lui ? À coup sûr, mes amis, le comble de la stupidité, en ce monde, c’est, quand on a dévalisé une maison, de courir se jeter dans les bras de la police ! Êtes-vous donc plus sages, vous autres ? Tous tant que vous êtes, vous demandez votre bien-être à qui vous a déjà trompés ; vous vous livrez à un compère plus méchant que pas une police au monde. Elle, en effet !… elle vous happe et vous pend ; c’est là tout. Lui !… il vous happe, vous pend, et, ce qui est le pis, ne vous lâche pas quand le bourreau a fini ! »

Mon exhortation terminée, je reçus les compliments de tout mon auditoire ; quelques détenus vinrent à moi, et, me serrant la main, me jurèrent que j’étais un brave homme, et qu’ils désiraient faire avec moi plus ample connaissance. Je promis une nouvelle lecture pour le lendemain, et je conçus réellement l’espoir d’opérer une réforme dans la prison ; car mon avis a toujours été que, pour l’homme, jamais l’heure du retour au bien n’est passée, le cœur se découvrant toujours aux traits du reproche, pour peu que l’archer vise juste.

Heureux de ce premier essai, je remontai à ma chambre où ma femme avait préparé notre frugal repas. Maître Jenkinson nous demanda la permission d’y ajouter le sien et de partager, comme il le dit poliment, le plaisir de ma conversation. Il n’avait pas encore vu ma famille ; car, passant pour arriver chez moi par cet étroit corridor dont j’ai parlé plus haut, elle évitait la prison commune. À cette première entrevue, Jenkinson parut vivement frappé de la beauté de Sophie à laquelle son air pensif donnait un nouveau charme, et les deux marmots n’échappèrent pas à son attention.

« Ah ! docteur, me dit-il, ces enfants sont trop beaux et trop bons pour un séjour comme celui-ci !

— Grâce au ciel, monsieur Jenkinson, mes enfants ont de leurs devoirs une idée convenable, et, s’ils sont bons, le reste importe peu !

— Vous devez, j’imagine, être bien heureux de voir toute cette petite famille réunie autour de vous !

— Heureux ! monsieur Jenkinson, oh ! oui, j’en suis heureux, et, pour tout au monde, je ne voudrais pas m’en séparer ; car, avec eux, un cachot peut paraître un palais. Il n’y a au monde qu’un moyen de troubler mon bonheur ; c’est de leur faire du mal.

— En ce cas, monsieur, j’ai bien peur d’être un peu coupable à vos yeux ; car voici, je crois (Jenkinson regardait Moïse), une personne à laquelle j’ai joué un mauvais tour que je la prie de me pardonner. »

Moïse reconnut à l’instant sa voix et ses traits, quoiqu’il ne l’eût vu, la première fois, que déguisé, et, lui prenant la main, il lui pardonna avec un sourire. « Mais, ajouta-t-il, à quoi aviez-vous jugé, sur ma figure, que j’étais de l’étoffe dont on fait les dupes ? J’en suis encore tout surpris.

— Ce qui m’avait enhardi, mon cher monsieur, ce n’était pas votre figure ; c’étaient vos bas blancs et le ruban noir qui nouait vos cheveux. Mais ne vous en veuillez pas à vous-même ; j’ai, dans mon temps, dupé plus fin que vous ; et pourtant, malgré toutes mes fourberies, les niais ont fini par être trop forts pour moi.

— Le récit d’une vie comme la vôtre, reprit Moïse, doit, je m’imagine, être bien instructif et bien amusant !

— Ni l’un ni l’autre, répliqua Jenkinson. Tous ces récits des ruses et des vices de notre espèce, en nous rendant plus soupçonneux ici-bas, nous retardent d’autant. Le voyageur qui se méfie de chaque passant qu’il rencontre et rebrousse chemin à l’aspect de chaque individu auquel il trouve la mine d’un voleur, ne peut arriver à temps au terme de sa course.

« Oui, d’après ma propre expérience, je trouve que, sous le soleil, l’esprit est la plus sotte chose. Dès ma plus tendre enfance, j’ai passé, moi, pour une fine mouche ; à sept ans j’étais, disaient les femmes, un petit homme fait ; à quatorze, je savais le monde, j’avais le chapeau sur l’oreille, j’adorais les femmes ; à vingt, j’étais encore l’honnêteté même, et pourtant j’avais une telle réputation de finesse, que nul ne se fiait à moi. Force me fut, à la fin, de devenir un escroc pour ma propre sûreté, et, depuis, pas un moment où ma pauvre tête n’ait été en travail d’une friponnerie nouvelle, où mon cœur n’ait battu de la crainte d’être découvert. J’avais l’habitude de rire, parfois, de Flamborough, votre honnête et naïf voisin, et, de façon ou d’autre, je le mettais dedans une fois par an. Eh bien ! ce brave homme est allé tout droit devant lui, sans jamais se défier de rien, et a fait fortune ; tandis que moi, avec tous mes tours et toute mon adresse, me voilà pauvre, sans la consolation d’être honnête… Mais vous, monsieur, quelle affaire, dites-moi, a pu vous amener ici ? Si je n’ai pas eu l’esprit d’éviter pour moi-même la prison, peut-être aurai-je celui d’en tirer mes amis. »

Pour satisfaire sa curiosité, je lui racontai la série d’accidents et de fautes qui m’avaient plongé dans mes embarras actuels, et l’impuissance où j’étais d’en sortir.

Après m’avoir entendu, il réfléchit un moment ; puis, se frappant le front, comme s’il venait de faire quelque importante découverte, il sortit avec promesse de tenter tout ce qui lui serait possible.