Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 28

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 173-183).

CHAPITRE XXVIII.

Les joies et les maux d’ici-bas sont, aux yeux de Dieu, choses de peu de valeur et dont la répartition n’est pas digne de ses soins.

Il y avait plus de quinze jours que j’étais détenu, et depuis mon entrée en prison je n’avais pas eu la visite de ma chère Olivia ; il me tardait bien de la voir. Je fis part à ma femme de mon désir, et, le lendemain, la pauvre fille parut dans mon cachot, appuyée sur le bras de sa sœur. Je fus frappé du changement que je trouvai en elle. Les mille grâces dont elle était jadis parée avaient disparu, et la main de la mort semblait avoir laissé son empreinte sur chacun de ses traits pour m’effrayer. Elle avait les tempes creuses, le front tendu ; une affreuse pâleur couvrait ses joues.

« Ma chère enfant, lui dis-je, je suis bien heureux de te voir ; mais pourquoi cet abattement, Livy ? Tu m’aimes trop, j’espère, ma bonne petite, pour laisser le chagrin miner ainsi une vie qui m’est aussi chère que la mienne. Du courage ! mon enfant ; nous pouvons encore retrouver d’heureux jours.

— Vous avez toujours été excellent pour moi, me dit-elle, et ce qui double ma peine, c’est l’idée que jamais je ne pourrai partager le bonheur dont vous vous flattez. Le bonheur !… oh ! je le crains bien, il n’y en a plus ici-bas pour moi. J’ai hâte d’être hors de ce monde où je n’ai trouvé que malheur. Je vous en supplie, mon père, consentez à faire à M. Thornhill des excuses qui peut-être l’amèneront à avoir pitié de vous ; j’en mourrai, moi, plus tranquille.

— Jamais, enfant, jamais je ne consentirai à regarder ma fille comme une prostituée. Le monde peut avoir du mépris pour ta faute ; moi, j’y vois une erreur et non un crime. Chère amie, quelque triste que semble ce séjour, je ne m’y trouve pas mal ; sois sûre que, tant que j’aurai le bonheur de te conserver, jamais je ne consentirai à ce mariage qui serait pour toi un surcroît de douleur. »

Ma fille partie, Jenkinson, qui avait assisté à notre entrevue, me reprocha vivement mon refus obstiné d’une démarche qui devait me valoir la liberté. « Le reste de votre famille, me dit-il, ne doit pas être sacrifié au repos d’une de vos filles, de celle surtout qui seule a eu envers vous des torts graves. Est-il bien d’ailleurs d’entraver l’union de mari et femme, comme vous le faites aujourd’hui, en refusant votre consentement à une alliance que vous ne pouvez empêcher, que vous pouvez seulement rendre malheureuse !

— Vous ne connaissez pas, monsieur, l’homme auquel nous avons affaire. J’en suis bien sûr ; toutes les soumissions du monde ne me vaudraient pas seulement une heure de liberté. Dans ce cachot même, m’a-t-on dit, un de ses débiteurs est, il n’y a pas plus d’un an, mort de faim. Dussent mon consentement et ma soumission me faire passer de ce cachot dans le plus magnifique de ses salons, il n’aura ni l’un ni l’autre ; car quelque chose me dit tout bas que ce serait donner une sanction à l’adultère. Tant que ma fille vit, il n’y a pas pour lui d’autre mariage légal à mes yeux. Elle morte, je serais le plus vil des hommes si, par un ressentiment personnel, j’essayais de séparer deux personnes qui désirent être unies. Non, tout infâme qu’il est, je désirerais alors le voir marié, pour prévenir les suites de ses nouvelles débauches. Mais, aujourd’hui, ne serais-je pas le plus cruel des pères si, pour sortir de prison, je signais un acte qui doit mettre ma fille au tombeau ; si, pour m’épargner une souffrance d’un moment, je brisais par mille souffrances le cœur de mon enfant ? »

Cette réponse était juste ; Jenkinson le reconnut. « Mais, ajouta-t-il, je crains bien que la santé de votre fille ne soit déjà trop délabrée pour vous retenir longtemps en prison. Au surplus, si vous refusez de faire votre soumission au neveu, rien, j’espère, ne vous empêche d’exposer votre situation à l’oncle, qui est l’homme le plus juste et le plus bienveillant du royaume. Je vous conseille de lui adresser par la poste une lettre où vous lui révélerez tous les mauvais procédés de son neveu ; et, sur ma tête, avant trois jours vous aurez une réponse. » Je le remerciai de l’avis, et sur-le-champ je me disposai à le suivre. Mais je n’avais pas de papier, et malheureusement tout notre argent avait été, dans la matinée, dépensé en provisions. Jenkinson m’en fournit.

Comment ma lettre sera-t-elle reçue ?… Cette idée me tourmenta les trois jours suivants ; pendant ces trois jours, vives instances de ma femme pour que j’acceptasse toute espèce de condition plutôt que de rester sous les verrous, et, à chaque heure, nouvelles sur nouvelles de l’état de plus en plus alarmant d’Olivia. Le troisième jour se passa… le quatrième !… pas de réponse à ma lettre. Les plaintes d’un étranger contre un neveu qu’on chérissait avaient si peu de chance d’être écoutées ! Cette fois encore mes espérances s’étaient, comme par le passé, bientôt évanouies. Toutefois ma fermeté se soutenait, quoique la réclusion et le mauvais air commençassent à visiblement altérer ma santé, et que mon bras, si maltraité par l’incendie, me fît beaucoup plus souffrir.

Mes enfants étaient auprès de moi, et, tandis que j’étais étendu sur ma paille, ils me faisaient tour à tour la lecture, ou écoutaient, les larmes aux yeux, mes instructions. La santé de ma fille empirait plus vite encore que la mienne ; chaque nouvelle redoublait mes craintes et ma douleur. Il y avait cinq jours que ma lettre à sir William Thornhill était partie ; j’apprends qu’Olivia ne pouvait plus parler, on devine mon effroi. C’est alors que ma détention était pour moi un véritable supplice ; mon âme s’élançait de sa prison pour voler au chevet de mon enfant, pour la consoler, l’encourager, pour recueillir ses volontés dernières, pour montrer à son âme le chemin du ciel. Autre avis !… elle expirait, et je n’avais pas la triste consolation de pleurer sur elle. Un moment après, Jenkinson entra avec des nouvelles… les dernières !… Il m’exhorta à la résignation. Elle était morte !…

Le lendemain matin il revint et me trouva avec Bill et Dick, ma seule compagnie en ce moment. Pauvres innocents !… Ils faisaient tous leurs efforts pour me consoler ; ils me proposaient de me faire la lecture, me suppliant de ne pas pleurer, car j’étais trop vieux pour pleurer. « Papa, me disait l’aîné, notre sœur n’est-elle pas maintenant un ange ? Pourquoi donc vous désoler pour elle ? Moi aussi, je voudrais bien être un ange, être hors de ce vilain cachot, pourvu que papa fût avec moi ! — Oui, ajouta mon bon petit Bill, le ciel qu’habite ma sœur est un bien plus beau séjour que celui-ci. Il n’y a que de bonnes gens, là ! et tout le monde ici est bien méchant. »

Maître Jenkinson interrompit leur innocent babil. Maintenant, disait-il, que ma fille n’était plus, il fallait sérieusement songer au reste de ma famille, et faire en sorte de me rétablir moi-même, moi qui chaque jour dépérissais faute du nécessaire et d’un air sain. C’était pour moi un devoir de sacrifier toute vanité, tout ressentiment personnel au bien-être des miens qui n’avaient que moi pour appui. La raison tout à la fois et la justice me commandaient de tenter une réconciliation avec M. Thornhill.

« Dieu soit loué ! répondis-je ; il n’y a plus pour moi de vanité ; je maudirais mon propre cœur si je lui voyais recéler ou vanité ou ressentiment. Loin de là ; comme mon ennemi a jadis été mon paroissien, j’espère un jour le présenter, avec une âme sans tache, au tribunal de l’éternité. Non, monsieur, je n’ai pas le moindre ressentiment, et quoiqu’il m’ait ravi ce qui m’était bien plus précieux que tous ses trésors, quoiqu’il m’ait brisé le cœur… car je souffre à m’en trouver mal, oh ! je souffre cruellement, mon bon camarade !… jamais je ne songerai à me venger. Je suis tout prêt à consentir à son mariage, et, pour peu que cet aveu puisse lui faire plaisir, dites-lui que, si je lui ai fait quelque tort, j’en ai bien du regret. »

Jenkinson prit une plume et de l’encre, et écrivit ma soumission dans les termes à peu près où je venais de la formuler ; je signai. Moïse fut chargé de porter la lettre à M. Thornhill qui était en ce moment à la campagne. Il partit, et au bout de six heures environ il était de retour avec une réponse verbale. Il avait eu, nous dit-il, un peu de peine à voir le Squire tant ses gens étaient insolents et soupçonneux ! L’ayant par hasard aperçu au moment où il sortait pour les préparatifs de son mariage qui devait se célébrer dans trois jours, il s’était présenté de l’air le plus humble, et avait remis sa lettre. Après l’avoir lue : « Ces excuses, avait dit M. Thornhill, viennent trop tard et sont inutiles ; j’ai su vos démarches auprès de mon oncle ; elles ont été reçues avec le mépris qu’elles méritent ; à l’avenir, toutes vos réclamations devront être adressées à mon procureur, non plus à moi. Comme j’ai toutefois la meilleure opinion de la sagesse des deux jeunes ladies, leur intercession m’eût été fort agréable ! »

« Eh bien ! monsieur, vous le voyez, c’est bien là notre bourreau ; railleur et cruel tout à la fois !… Mais qu’il en use avec moi comme il voudra ! je serai bientôt libre, en dépit de tous les verrous sous lesquels il croit me retenir. Je m’élève en ce moment vers un séjour qui brille pour moi d’un plus vif éclat à mesure que j’en approche ; cette perspective charme mes souffrances ; je laisse après moi des orphelins sans ressource ; mais ils ne seront pas tout à fait abandonnés. Quelque ami peut-être les assistera pour l’amour de leur pauvre père ; quelque main charitable les secourra pour l’amour de leur père céleste. »

Je parlais encore quand ma femme, que je n’avais pas vue ce jour-là, entra, l’œil hagard, et faisant d’inutiles efforts pour parler. « Pourquoi, ma chère amie, lui dis-je, pourquoi redoubler ainsi mon affliction par la vôtre ? Je le sens, pas de soumission qui puisse fléchir un maître cruel ; il m’a condamné à périr dans ce séjour de misère ; nous avons perdu une fille chérie ; mais quand je ne serai plus, vous trouverez encore de la consolation dans vos autres enfants ! — Oui ! me répondit-elle, nous avons perdu une fille chérie ! Ma Sophie, ma pauvre Sophie !… partie… arrachée de nos bras, enlevée par des misérables !

— Comment ! madame, s’écria Jenkinson ; miss Sophie enlevée par des misérables ! cela ne se peut pas ! »

Un regard fixe, un torrent de larmes furent toute sa réponse. Mais la femme d’un détenu, qui se trouvait là et qui venait d’entrer avec elle, nous donna plus de détails. Elle nous apprit que, pendant que ma femme, ma fille et elle se promenaient sur la grande route, un peu en avant du village, une chaise de poste à deux chevaux vint droit à elles et s’arrêta tout court ; puis un homme bien mis, mais qui n’était pas M. Thornhill, sautant de la chaise, saisit ma fille par le milieu du corps, l’entraîna dans la voiture, donna ordre au postillon de partir, et en un moment ils disparurent.

« Maintenant, m’écriai-je, la mesure de mes malheurs est comblée, et rien au monde ne peut ajouter à ma souffrance. Quoi ! pas une ! ne pas m’en laisser une !… Le monstre ! l’enfant qui m’était la plus chère ! elle, belle comme un ange, sage presque comme un ange !… Mais soutenez cette femme, ne la laissez pas tomber… Ne pas m’en laisser une !… — Ah ! cher époux, me dit ma femme, vous avez, il me semble, plus besoin de consolation que moi ! Nous sommes bien malheureux ; mais je supporterais nos malheurs et de plus grands encore, si je vous voyais tranquille. Ils peuvent m’enlever mes enfants, tout au monde, pourvu qu’ils me laissent mon mari ! »

Moïse, qui assistait à cette scène, s’efforçait de calmer notre douleur. « Du courage ! nous disait-il, nous pourrons, j’espère, avoir encore sujet de rendre grâce au ciel ! — Mon fils, répondis-je, regarde ce monde, et vois s’il peut y avoir encore pour moi du bonheur. Toute lueur d’espérance n’est-elle pas éteinte ? Si l’avenir nous sourit, ce n’est plus que par delà le tombeau. — Mon père, voici, je l’espère, quelque chose qui va vous donner un moment de satisfaction… une lettre de mon frère George ! — De lui !… mon enfant ; sait-il nos malheurs ? Mon pauvre fils, j’espère, ne souffre pas des malheurs de sa famille. — Non, mon père ; il est parfaitement gai, parfaitement heureux ; sa lettre ne nous donne que d’excellentes nouvelles. Il est le favori de son colonel qui promet de lui faire obtenir la première lieutenance vacante.

— Es-tu bien sûr de tout cela ? reprit ma femme. Es-tu bien sûr qu’il n’est pas arrivé malheur à mon fils ? — Pas le moindre, ma mère ; vous allez voir sa lettre qui vous fera le plus grand plaisir ; et, si quelque chose peut vous consoler, ce sera elle, j’en suis sûr. -— Mais es-tu bien sûr que cette lettre est de lui, qu’il est réellement heureux ? — Oui, ma mère, elle est de lui, sans aucun doute ; il sera un jour l’honneur et le soutien de notre famille. — Oh ! alors, bénie soit la Providence de ce que ma dernière lettre à George ne lui soit pas parvenue. » Puis, se tournant vers moi : « Oui, mon ami, j’en dois convenir ; le ciel, tant de fois rigoureux pour nous, nous a, cette fois, été bien favorable. Cette dernière lettre à George, je l’avais écrite dans toute l’amertume de ma douleur ; je le pressais, s’il voulait que sa mère le bénît, s’il avait un cœur d’homme, de faire rendre prompte justice à son père, à sa sœur ; je le pressais de nous venger. Mais, grâce mille fois à celui qui règle toutes ces choses ; ma lettre s’est égarée ; je suis tranquille. — Femme, lui dis-je, vous avez fait là une grave faute ; en toute autre circonstance, mes reproches eussent été bien plus sévères. À quel épouvantable abîme vous venez d’échapper ! il vous eût dévorés, vous et votre fils, et dévorés pour jamais ! Oui ! la Providence a fait pour nous mieux que nous-mêmes ; elle l’a sauvé ce fils, pour qu’il serve de père, de protecteur à mes enfants quand je ne serai plus. Tout à l’heure je prétendais qu’il n’y avait plus de bonheur pour moi ; oh ! ma plainte était bien injuste ; car j’apprends que George est heureux, qu’il ignore nos chagrins, que le ciel le tient en réserve pour soutenir sa mère dans son veuvage, pour protéger ses frères et ses sœurs. Mais quelles sœurs lui restent ? Il n’a plus de sœurs ; elles sont bien loin d’ici… on me les a ravies ; c’en est fait de moi !… » Moïse m’interrompit : « Permettez-moi, je vous prie, mon père, de vous lire cette lettre ; je sais qu’elle vous fera plaisir. » Et, sur ma permission, il lut ce qui suit :


« Très-honoré monsieur,

« Mes regards se sont un moment détournés des plaisirs qui m’entourent pour se fixer sur quelque chose de plus doux encore, le toit paternel avec son humble et si cher coin du feu. Mon imagination me représente ce groupe naïf qui écoute, dans le plus profond silence, chaque ligne de cette lettre. Je contemple avec délices ces figures sur lesquelles n’a point passé la main flétrissante de l’ambition ou du malheur ; mais, si heureux que vous puissiez être dans votre paisible retraite, vous le serez, je n’en doute pas, un peu plus encore d’apprendre, que, loin d’elle, moi aussi je m’applaudis de ma situation nouvelle, moi aussi je suis heureux.

« Notre régiment a reçu contre-ordre ; il ne sortira pas du royaume. Le colonel, qui se dit tout haut mon ami, me présente dans toutes les maisons qu’il fréquente, et quand, après ma première visite, j’y retourne seul, je m’aperçois que je suis reçu avec plus d’égards encore. J’ai dansé, hier au soir, avec lady G… et, si je pouvais oublier vous savez qui… j’aurais ici, je crois, tout le succès imaginable. Mais c’est ma destinée de toujours songer aux absents, quand presque tous m’oublient moi-même, et j’ai bien peur, monsieur, d’être obligé de vous compter au nombre de ces amis oublieux ; car j’ai longtemps attendu de vous une lettre qui m’eût fait grand plaisir… mais j’ai vainement attendu. Olivia et Sophie m’avaient aussi promis de m’écrire ; elles m’ont, il paraît, oublié. Dites-leur que ce sont deux vilaines petites carognes, et que je suis en ce moment furieux contre elles. Je voudrais gronder ; mais je ne sais comment mon cœur ne s’ouvre qu’à de douces émotions ; dites-leur donc que, malgré tout, je les aime tendrement, et croyez que je serai toujours


Votre respectueux fils. »


« Dans tous nos malheurs, repris-je, combien nous devons remercier le ciel de ce que l’un de nous au moins en est exempt. Que le ciel lui soit en garde, qu’il lui conserve assez de bonheur pour être le soutien de sa mère veuve, le père de ces deux enfants ! Car voilà tout le patrimoine que je puis maintenant lui laisser. Puisse-t-il préserver leur innocence des tentations de la misère, et les guider dans le chemin de l’honneur ! »

Je finissais à peine, quand, de la prison au-dessous, nous crûmes entendre un bruit confus. Ce bruit cessa un moment ; puis un cliquetis de fers retentit dans le corridor qui conduisait à ma prison ; puis le geôlier entra, tenant un homme tout sanglant, blessé, chargé des plus lourdes chaînes. L’infortuné s’approcha de moi ; je le regardais d’un air de compassion ; je fus glacé d’horreur quand je reconnus mon fils. « George ! mon pauvre George ! est-ce toi que je vois en cet état ? blessé !… courbé sous des fers !… est-ce donc là ton bonheur ! Est-ce ainsi que tu me reviens ! Oh ! cette vue me brise le cœur ; j’en mourrai !…

— Où est votre courage, mon père ? répondit George d’une voix ferme. Il faut souffrir ; ma vie n’est plus à moi ; qu’ils la prennent ! J’ai du moins cette consolation que je n’ai pas commis de meurtre, quoique je ne puisse attendre de grâce. »

Je me tus quelques minutes ; j’essayai de contenir ma douleur ; mais cet effort, je crois, m’aurait tué. « Pauvre George ! mon cœur, à ta vue, se fond en larmes, et je ne puis, non ! je ne puis les retenir. Au moment où je te croyais heureux, où je priais pour toi, te revoir en cet état ! chargé de fers, blessé !… Et cependant, pour un jeune homme, la mort est un bonheur ! Mais moi je suis vieux… bien vieux… et je n’ai vécu que pour voir cette fatale journée, pour voir mes enfants tomber tous, avant le temps, autour de moi ; pour leur survivre, malheureux que je suis ; pour rester seul, debout au milieu des ruines ! Puissent toutes les malédictions, qui ont jamais accablé un coupable, tomber, de tout leur poids, sur l’assassin de mes enfants ! Puisse-t-il vivre, comme moi, pour voir !…

— Arrêtez ! mon père, ou je vais rougir de vous ! Eh quoi ! vous ! oublier votre âge, votre saint ministère, pour invoquer ainsi la justice du ciel, pour proférer ces malédictions qui ne tarderaient pas à retomber sur vos cheveux blancs, et à vous perdre ! Non, ne songez en ce moment qu’à me préparer à la mort ignominieuse que je dois bientôt subir, à m’armer d’espérance et de résolution, à me donner le courage d’avaler ce calice d’amertume qu’on va me présenter.

— Cher enfant, oh ! tu ne dois pas mourir ; tu n’as pu mériter une si honteuse peine ! Jamais mon pauvre George n’a pu se rendre coupable d’un crime qui fasse rougir de lui ses aïeux !

— Mon crime, père, est, je le crains, un de ceux pour lesquels il n’y a point de pardon. Dès que j’ai reçu la lettre de ma mère, je suis accouru, décidé à punir le traître qui nous a déshonorés ; je lui ai donné un rendez-vous auquel il a répondu, non en personne, mais par l’envoi de quatre de ses gens chargés de m’arrêter. Le premier qui a porté la main sur moi, je l’ai blessé, et, je le crains, blessé à mort ; les autres se sont emparés de moi. Il veut, le lâche, me faire appliquer la loi. Les preuves !… je ne puis les nier. J’ai envoyé un cartel, j’ai le premier violé le statut ; je ne vois pas de chances de pardon. Vous m’avez plus d’une fois charmé par vos exhortations au courage ; qu’elles se réalisent aujourd’hui par votre exemple.

— Elles vont se réaliser, mon fils. Je me sens désormais au-dessus de ce monde et de tous ses plaisirs. Je brise, en ce moment, tous les liens qui attachaient mon cœur à la terre ; nous allons tous les deux nous préparer à l’éternité. Oui, mon fils, je vais te montrer le chemin ; mon âme va guider la tienne dans son vol vers les cieux ; car nous allons prendre ensemble notre essor. Tu n’as plus ici-bas de pardon à espérer ; je le vois, j’en suis convaincu. Je ne puis que t’exhorter à l’implorer de ce tribunal suprême devant lequel nous allons comparaître tous les deux. Mais ne soyons point avares de nos exhortations ; que tous nos camarades de prison y participent ! Bon geôlier, je veux chercher à les rendre meilleurs ; permettez-leur d’entrer ici. »

À ces mots, je fis un effort pour me lever sur ma paille ; mais la force me manqua, et je ne pus que m’appuyer contre le mur. Les détenus se réunirent, comme je le désirais ; car ils aimaient à écouter mes avis. Moïse et sa mère me soutenaient de chaque côté. D’un coup d’œil, je reconnus que tous mes auditeurs étaient là ; je leur adressai l’exhortation ci-après.