Le Voile d’Isis (Leconte de Lisle)

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La Phalange de 18464 (p. 164-170).

POÉSIES.

le voile d’isis.


le thérapeute.


Ô sainte et vieille Égypte, empire radieux,
Impénétrable temple où se cachaient les dieux,
Ô terre d’Osiris, ô reine des contrées,
Heureux qui vit le jour dans tes plaines sacrées !
Bienheureux l’étranger ! — Vînt-il des bords aimés
Où l’Hymète frémit de souffles embaumés,
Où la belle Aphrodite en passant illumine
Des reflets de sa conque Andros ou Salamine ;
Eût-il surpris, caché dans l’ombre du vallon,
Le roseau pastoral aux lèvres d’Apollon !
Bienheureux ! — Eût-il vu la fille de Latone,
Sous le chêne touffu que le pampre festonne,
De son cothurne d’or détachant le lien,
Éveiller d’un baiser le blond Thessalien !
Eût-il d’un pied poudreux foulé sous d’autres nues
Du Gange et de l’Indus les rives inconnues,
Et, des dieux endormis troublant la morne paix,
Interrogé le brahme au fond des bois épais ;
Eût-il sur la montagne où s’incline le mage
Adoré de Mithra la rayonnante image…
Heureux qui, reprenant le bâton voyageur,
Vers ton large horizon tourne un regard songeur !
Qui, long-temps fatigué du vulgaire esclavage,
S’arrête pour un jour sur ton divin rivage,
Et voit passer de loin, tout couronnés d’épis,
La symbolique Isis avec le grave Apis !
Thèbes, perle du Nil, Thèbes législatrice,
Des antiques cités antique impératrice ;

Thèbes, livre sublime aux pages de granit,
Le regard te dévore et l’esprit te bénit !
Ô fille du soleil, reine, des vastes sables,
À tes pieds affermis les races périssables
Roulent sans t’ébranler de leurs flots orageux…
Pour ton éternité les siècles sont des jeux !
Ô temple lumineux, ô vivant Cosmolabe,
Heureux qui de ce livre a lu quelque syllabe !
Bienheureux qui, couché parmi les verts roseaux,
Voit le fleuve sacré mener ses grandes eaux ;
Et, l’oreille tendue aux paroles des sages,
D’un regard plein d’amour contemplant leurs visages,
Sous les cieux élargis, avec sérénité,
Adore gravement la sainte vérité !
Quand vint l’heure où ma lèvre encore inassouvie
Dut boire en frémissant à la coupe de vie,
Temple d’Isis, autel de mon mythique hymen,
Tes voiles sont tombés au devant de ma main ;
Et dans les profondeurs de ton ombre sévère
Que le profane ignore et que l’esprit révère,
Pauvre aveugle inondé de vie et de clarté,
J’ai passé du néant à l’immortalité !
Égypte vénérable, ô féconde nourrice,
Ton lait coule à doux flots sans que rien le tarisse ;
Et pourtant, de ton sein aussitôt détachés,
Combien de tes enfants au tombeau sont couchés !
Combien n’ayant que l’ombre et le doute en partage
Ont été dépouillés du céleste héritage !
Ils ont vécu, sont morts, et sans cesse à leurs yeux
Le symbole impassible a dérobé les cieux !
Ah ! si l’humble étranger épris de ta sagesse,
Mérita mieux sa part d’une telle largesse ;
Si j’ai quitté pour toi mon pays enchanteur,
Mes amours et mes dieux et mon toit protecteur,
Ah ! laisse-moi pleurer plus d’une larme amère
Sur ces peuples enfants qu’a rejetés leur mère,
Et dont l’œil n’a point lu, dans les pages du ciel,
La science et la vie et le monde éternel !


pharaon.


Je suis le Pharaon, le roi des Pyramides,
Le pasteur glorieux de cent troupeaux timides !

Seul, j’ai leur toison d’or. Comme un magicien
Dans mon ombre j’enclos le monde égyptien.
Si Thèbes et Memphis ne me peuvent suffire,
Je rêve des cités d’ivoire et de porphyre,
Où mille sphinx, plus noirs que mes fiers Éthiopiens,
S’accroupiront au seuil de palais olympiens,
Je suis le Pharaon, le bâtisseur sublime,
Et le temps sur mon œuvre ébréchera sa lime !
Qui me disputerait l’empire et la splendeur ?
Tous les rois du soleil vénèrent ma grandeur.
Craignant de mon courroux l’irrésistible lave,
Sous mes pieds indomptés s’agite un monde esclave ;
Et, couché dans mes bains aux murmures joyeux,
La vie et la mort sont dans l’éclair de mes yeux.
J’ai cent faisceaux d’airain conquis dans mes batailles ;
Mes aïeux embaumés, gardant leurs hautes tailles,
Sont là, debout ! — Charge du glaive paternel,
Mon fils veille aux côtés de mon trône éternel ;
Et le vieil Anubis, le dieu cynocéphale,
Aboie en mon honneur d’une voix triomphale !
Non ! quel que soit le sort, sinistre ou fortuné,
Quel que soit l’avenir que nul n’a deviné,
Non, rien n’ébranlera les bases impassibles
D’où s’élancent aux cieux mes œuvres invincibles.
Ô mes peuples, debout ! — Je veux un monument
Inabordable et haut comme le firmament :
Sentinelle de pierre, immuable colonne,
Contre qui le désert que l’ouragan sillonne,
Comme un vaste lion, dressant ses sables roux,
Brisera plein de rage un impuissant courroux.
Ce sera mon tombeau, mon temple et ma montagne,
Des cieux escaladés immortelle compagne !
D’où mon ombre parfois, avec félicité,
Planera fièrement sur ma belle cité !
Suez le sang et l’eau, peuples impérissables,
Et portez ma pensée aux cieux infranchissables.
Moi, laissant pour gardiens démon palais sacré
Mes sphinx de granit noir et de granit pourpré,
Où le prêtre hautain qui me fuit dans les ombres
Grave le long feston des hiéroglyphes sombres ;
Attelant à mon char d’émeraude émaillé
Un grand alligator largement écaillé,

Au fond du temple noir d’où la terreur exile
D’Isis, ma fière sœur, je vais forcer l’asile !
Dans son étable d’or, sur ses riches tapis,
J’ai flatté de ma main le vénérable Apis ;
Et du serpent sacré le corps souple et mobile
Tressaille de plaisir à ma parole habile !
Ne suis-je plus le maître et le dompteur des dieux ?
Sous un voile d’airain, inaccessible aux yeux,
Seule, enchaînant mon peuple à son joug illusoire,
L’invisible déesse a méconnu ma gloire.
Allons ! je me sens las de la terre, et je veux
Toucher cet autre monde où s’envolent mes vœux !
Oh ! que de fois, pensif, dans l’ombre de mes salles,
Tandis que projetant leurs formes colossales,
Aux lueurs de la nuit, sur les sables dormants,
Montaient, calmes et noirs, mes lointains monuments ;
Que de fois, l’œil tendu vers la nue enflammée
De ces astres si beaux dont la route est fermée,
Refoulant le désir dans mon cœur agité.
J’ai pleuré comme un homme, impuissant et dompté !
Ô terreur ! mes aïeux, ma famille immobile,
Contemplant à leurs pieds leur héritier débile,
Et déchirant soudain le papyrus sacré,
Touchaient de leurs bras froids mon front déshonoré !
Isis ! Isis ! La nuit de ma vie est profonde !
Dût la foudre d’Ammon me dérober au monde,
Tordant ton seuil de bronze avec des mains en fou,
Je foulerai l’autel où l’on devient un Dieu !


le thérapeute.


Arrête, roi du Nil, fils des pasteurs antiques !
Le profane jamais n’a foulé ces portiques…
Pharaon ! Pharaon ! crains les dieux immortels !
Les implacables dieux, gardiens de leurs autels,
Dévouant au malheur ta tête criminelle,
Vont déchaîner sur toi leur colère éternelle !
Ô roi des chars guerriers, homme au cœur inhumain,
Tes palais vacillants vont s’écrouler demain !
Ouvre les yeux ! la nuit, la nuit lugubre et lourde
Étreint l’Empire entier plein d’une rumeur sourde…
Écoute, ô Pharaon, la tempête a rugi
Et fauche la moisson dans le sillon rougi.

Le Nil gonfle son sein. La peste délirante
Abat sur tes cités une aile dévorante…
Ô roi, brise ton sceptre et ton glaive sanglant,
Et sur le sol natal presse ton front tremblant.
Déjà la mère expire et l’enfant agonise…
Les grands sphinx du désert qu’un peuple divinise,
Tordus, et s’écroulant au fleuve rugissant,
Creusent dans ses limons un tourbillon puissant.
Tes aïeux effrayés, palpitantes momies,
Troublent de leurs clameurs tes salles endormies ;
Ton héritier chancelle, et tes hauts monuments
Poussent jusques au ciel d’horribles craquements !


pharaon.


Tu mens, ô Thérapeute, ô guérisseur de l’âme !
Osiris luit aux cieux de sa plus belle flamme ;
Et mes aïeux, debout dans leurs linceuls de lin,
Reposent à l’abri de leur fils orphelin.
Le mien, tout rayonnant de l’éclat de son père,
Aux bras des voluptés coule un destin prospère.
En nappes de flots purs, largement épanchés,
Le Nil fuit. — Dans ses joncs les enfants sont couchés.
Des airs générateurs, le souffle pacifique,
Fait sourire au soleil l’Égypte magnifique,
Et la moisson dorée embaume les champs verts.
Tu mens, ô Thérapeute, et mes yeux sont ouverts !
Rien n’a déraciné mes œuvres sans pareilles ;
Les louanges du monde emplissent mes oreilles…
Mais la sombre tristesse est au fond de mon cœur :
Le désir m’a blessé d’un aiguillon vainqueur !
Étranger, le sais-tu ? toi de qui l’œil contemple
Isis resplendissante au milieu de son temple,
Sais-tu de ce désir l’irrésistible ardeur ?
Parle ! qui suis-je ? où vais-je ! Et dans la profondeur
Des cieux, ardents palais, impalpables abîmes,
Quel Dieu m’emportera sur des ailes sublimes ?
Quel regard a doré la belle immensité ?
Parle ! ou n’écoutant plus que mon cœur irrité,
Thérapeute fertile en sinistres présages,
J’irai dans l’ombre obscure où rampent tes faux sages ;
De douleur, décolère et de haine brûlé,
Je briserai l’autel d’où je suis exilé

Et pour clore à Memphis ma fête triomphante,
Mon lion mangera le pâle hiérophante !


le thérapeute.


Si la moisson terrestre est pleine de fraîcheur,
La divine moisson est en proie au faucheur !
Si tes aïeux de chair, ce peu de cendre aride,
Gisent, muets toujours, dans ton palais torride,
Leur souvenir, ô roi, comme un pâle remord
Ne t’a-t-il point parlé des ombres de la mort ?
Ô profane insensé ! la couronne et ton glaive,
Ton char d’airain armé de la faulx qu’il soulève,
Tes guerriers et ton peuple et ton pouvoir lointain,
N’ont pas rempli ce cœur inflexible et hautain !
D’un pied dominateur, toi qui foules l’Empire,
Accours ! brise l’autel où ton orgueil aspire,
Ô profane ignorant ! Mais sache qu’en tous lieux
Le sage porte en soi les temples et les dieux,
Et, brûlé d’un désir que rien ne désaltère,
Sans connaître le ciel prends en haine la terre !
Il est peu de fouler les hommes de son pié,
De s’abreuver du sang tôt ou tard expié,
D’atteler à son char les rois qu’on humilie,
Si le trouble du cœur à la gloire s’allie.
Malheur à l’ignorant ceint du bandeau royal !
Ses yeux ont vu le jour sous un astre fatal.
Les dieux entre ses mains au labeur condamnées
Des vastes nations ont mis les destinées…
Malheur ! si dédaignant la claire vérité,
De ce flambeau divin il meurt déshérité !
Le bonheur et la paix que cette terre envie
Ici bas comme aux cieux fuiront sa morne vie,
Et le temps roulera son honteux souvenir
Comme un débris immonde aux flots de l’avenir.
Mais heureux l’homme obscur couronné de justice !
Il vit, sans que jamais la mort l’anéantisse !
Sous un tissu de neige, attentif et pieds nus,
Le front illuminé de rayons inconnus,
Il frappe au seuil du temple où l’on apprend à vivre,
Et le ciel à ses yeux s’entr’ouvre comme un livre !
Ô champs de l’infini, souffles originels,
Univers enlacés en groupes fraternels ! —

Astres de l’amitié, divinités charmantes !
Étoiles de l’amour, ô sereines amantes
Des soleils fécondants aux baisers radieux !
De l’Être universel membres harmonieux !
Il sait, il voit ! — Au loin, plus heureuse et plus belle
Aux desseins créateurs cessant d’être rebelle,
L’humanité surgit à ses yeux étonnés ;
Et de liens fleuris les peuples enchaînés,
Des concerts éclatants de leur joie infinie,
Chantent dans sa beauté la nature bénie !
Heureux ce juste, heureux ce sage, heureux ce Dieu !
L’amour et la science ont accompli son vœu ;
Et désormais sa vie est comme une onde pure
Qui dans un lit plein d’ombre et de soleil murmure,
Certaine qu’au delà d’un monde encor terni,
Elle se bercera dans l’arôme infini !
Pharaon ! le temps passe et tes paroles vaines
N’échauffent pas le sang qui se glace en tes veines…
Pharaon ! Pharaon ! le sceptre trop pesant
Va tomber à jamais de ton bras faiblissant ;
Le soleil de tes jours se voile de nuages…
Viens ! approche du port respecté des orages !
Le front ceint de lotus, calme et fort, l’œil baissé,
Apaisant le désir dont ton cœur est blessé,
Aux pieds sacrés d’Isis où ma voix te convie, !
Ô roi, voici l’empire ! — ô mort, voici la vie !


Leconte de Lisle.