Le Voyage artistique à Bayreuth / V- Analyse musicale – (10/14) Lohengrin

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Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 297-308).



LOHENGRIN


DESIGNATION
des principaux Leit-motifs de
LOHENGRIN
dans l’ordre de leur première
apparition intégrale.
1er  ACTE 2me  ACTE 3me ACTE
Pr.[1] I.[2] I+M[3]
SCÈNES : 1 2 3 1 2 3 4 5 1 2 3
Le Graal .. .. .. .. .. .. .. ..
Elsa .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Lohengrin .. .. .. .. .. .. .. ..
La Gloire .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Le Jugement de Dieu .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Harmonie du Cygne .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Le Mystère du Nom .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Les Projets ténébreux .. .. .. .. .. .. .. ..
Le Doute .. .. .. .. .. .. .. ..


PRÉLUDE

Le Prélude de Lohengrin nous transporte dans les régions sacrées du Montsalvat. Un seul motif, merveilleusement développé, en fait tous les frais ; il symbolise le Graal.

LE GRAAL

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En effet, comme Wagner nous l’a dit lui-même, c’est le retour du Saint-Graal sur la montagne des pieux chevaliers, au milieu d’une troupe d’anges, que cette introduction a pour mission d’exprimer.

Le motif mystérieux apparaît d’abord dans les régions suraiguës des violons divisés, passe aux instruments en bois, de là aux altos, violoncelles, clarinettes, cors et bassons, éclate aux trompettes et trombones, puis, après ce prodigieux crescendo, s’éteint graduellement et meurt dans le scintillement des violons en sourdine, nous laissant un éblouissement de vision surnaturelle qui est comme un avant-goût de « Parsifal[4] ».

1er  Acte.

Les trompettes et le Héraut proclament L’Appel du Roi. Après un noble récitatif du Roi, coupé de quelques répliques du chœur, vient la dénonciation de Frédéric, qui porte plainte contre Elsa.

Nouvel appel du Héraut, puis entrée d’Elsa ; à ce moment se fait entendre à l’orchestre ce motif,

ELSA
[partition à transcrire]


plein d’espérance et de résignation, qui lui restera personnellement attaché.

[Il va d’ailleurs se représenter presque aussitôt, sous une forme légèrement modifiée, dans le récit qu’Elsa fait de son rêve.]

[partition à transcrire]
[Exemple musical : suite et fin de l’exemple de la page précédente]
[partition à transcrire]

Dans ce même morceau, qui dès son début est comme placé sous l’invocation du Graal, apparaît un nouveau thème étincelant, représentant Lohengrin revêtu de sa blanche armure d’argent, tel qu’elle l’a vu dans son songe,

LOHENGRIN
[partition à transcrire]


et tel que nous-mêmes le verrons bientôt.

[Ce motif si caractéristique, svelte, audacieux et chevaleresque, escortera le vaillant chevalier dans toutes les circonstances héroïques, avec peu de transformations.

Nous le retrouverons jusqu’à la dernière page de l’ouvrage, au moment où Lohengrin part ; mais là, après s’être présenté sous la forme triomphale qui lui est habituelle, il prend le deuil, il emprunte la tonalité mineure.]

[partition à transcrire]

C’est également pendant le récit du Rêve d’Elsa qu’on entend pour la première fois cet autre motif, complétant en quelque sorte celui de Lohengrin, dont il semble proclamer La Gloire et célébrer les hauts faits.

LA GLOIRE
[partition à transcrire]

[Celui-là se retrouvera à la scène suivante, à l’arrivée du héros,

[partition à transcrire]


puis à la scène finale du 3e acte.]

Frédéric maintenant son accusation calomnieuse, le Roi propose Le Jugement de Dieu [5],

LE JUGEMENT DE DIEU
[partition à transcrire]


dont le motif est bientôt suivi de celui d’Elsa. Le Héraut et ses quatre trompettes font entendre deux appels successifs ; Elsa tombe en prière, accompagnée par un chœur de femmes, et sa prière se termine par un émouvant rappel de son propre motif. C’est alors que Lohengrin apparaît au loin dans une nacelle traînée par un cygne ; l’orchestre fait entendre les motifs de Lohengrin et de La Gloire, qui ont ici un caractère spécialement pompeux et impressionnant. Un bel ensemble vocal salue son arrivée.

À peine à terre, il bénit son Cygne et lui fait ses adieux,

HARMONIE DU CYGNE
[partition à transcrire]


précédés d’un rappel du Graal. Ce rappel se renouvelle lorsque, après avoir salué le Roi, il s’adresse à Elsa et lui fait connaître qu’il ne peut prendre sa défense qu’à la condition expresse qu’elle ne saura jamais son nom, et ne cherchera même pas à le savoir.

Ici le thème à la fois étrange et imposant : Le Mystère du nom,

LE MYSTÈRE DU NOM
[partition à transcrire]


qui fait partie du beau récitatif dentrée de Lohengrin, et qu’il répète deux fois avec insistance, la deuxième fois sur un ton plus élevé, qui lui donne plus de force.

L’ensemble reprend, puis se déroule la superbe scène du combat, dont tout d’abord le Héraut proclame les lois, ce qui ramène Le Jugement de Dieu ; ensuite un beau morceau d’ensemble : Prière du Roi et Quintette avec chœur. Le combat commence ; à chaque attaque de l’un ou l’autre adversaire, le thème du Jugement de Dieu, traité en canon, fait une nouvelle entrée ; le motif de Lohengrin le remplace pourtant triomphalement lorsque celui-ci va porter le coup décisif.

Une belle phrase enthousiasmée d’Elsa salue sa victoire ; cette même phrase est reprise ensuite par le chœur, mais avec un développement nouveau tiré du motif de La Gloire. Ce grand et puissant ensemble, très étendu, couronne brillamment l’acte, puis, au moment où le rideau va se fermer, l’orchestre entonne encore une fois le motif de Lohengrin.

2me  Acte.

Le 2e acte ne nous révélera que deux nouveaux motifs typiques, tous deux contenus dans la sourde phrase qui gronde aux violoncelles au commencement du Prélude. D’abord, Les Projets ténébreux d’Ortrude, ainsi représentés :

LES PROJETS TÉNÉBREUX
[partition à transcrire]


[Ce motif reparaîtra notamment au cours du récitatif dialogué entre Ortrude et Frédéric, qui ouvre l’acte.]

[partition à transcrire]
[partition à transcrire]

Le deuxième, caractérisant Le Doute qu’Ortrude veut jeter dans l’âme d’Elsa, doute qui doit la perdre, est exposé dans cette même phrase des violoncelles, dix mesures après son début,

LE DOUTE
[partition à transcrire]


et la voici telle qu’on la retrouve, peu de pages plus loin, dans le même long récitatif dialogué déjà cité,

[partition à transcrire]


mélangée à de significatifs rappels du Mystère du nom.]

Il est impossible de dire plus clairement en musique qu’Ortrude projette d’insinuer perfidement dans l’âme d’Elsa des doutes sur la pureté et l’origine de son chevalier, et veut lui inspirer la curiosité de percer le mystère dont il tient à entourer son nom.

Quand on en pénètre le sens intime, ce sombre et ténébreux épisode constitue l’une des plus belles pages de l’œuvre. Il se termine par une terrible phrase d’imprécation, chantée à l’octave par les deux voix, et qui scelle leur odieux pacte de vengeance.

Elsa paraît et exhale une suave cantilène ; dans la seconde partie de son Duo avec Ortrude on reconnaît à l’orchestre le motif du Doute, immédiatement suivi du Mystère du nom ; les projets ténébreux s’accomplissent, le venin est inoculé et fera son œuvre.

Le jour se lève. De longues sonneries de fanfares se font entendre, se répondant de tour en tour, sur les notes de l’accord ré-fa #-la, puis, quand subitement le ton d’ut lui succède, c’est L’Appel du Roi qui résonne. Aussitôt après, le ton de ré reparaît. Procédé audacieux, d’un effet saisissant. Dans cette scène comme dans celles qui suivent : Elsa se rendant à l’église, l’irruption scandaleuse d’Ortrude, l’arrivée du Roi et de Lohengrin, il n’est fait aucun emploi des Leit-motifs, jusqu’à la scène v, qui débute par L’Appel du Roi, immédiatement suivi du motif de Lohengrin ; puis, lorsque Frédéric s’avise d’attribuer à la ruse ou à la magie la victoire de son adversaire, signalons une réapparition du Jugement de Dieu, qu’on ose suspecter.

Ensuite, et successivement jusqu’à la fin de l’acte, reparaissent dans l’orchestre : Le Doute, Le Mystère du nom, Les Projets ténébreux ; puis, au moment où le Roi va franchir, avec Elsa et Lohengrin, le seuil de l’église, retentit de nouveau L’Appel du Roi, immédiatement suivi du Mystère du nom, et le rideau tombe.

3me  Acte.

Le 3me  acte n’ajoutera rien à la liste des motifs typiques ; mais tous y seront activement mis en œuvre. Pas au début, pourtant.

Tout d’abord, servant d’introduction, c’est la splendide Marche des Fiancailles, aussi joyeuse que pompeuse, suivie, dès le lever du rideau, d’un charmant chœur, gracieux épithalame ; arrive le Duo entre Elsa et Lohengrin ; là, peu après une belle phrase de Lohengrin, et dès qu’Elsa manifeste sa coupable curiosité, Le Mystère du nom se rappelle par deux fois ; le motif du Doute entre en jeu, toujours de plus en plus envahissant ; puis, une courte allusion au Cygne qu’Elsa croit voir, ou feint de croire voir ; enfin, quand elle a formulé la question fatale, Le Mystère du nom éclate furieusement ; lorsque Lohengrin vient de tuer Frédéric, Le Doute subsiste encore ; on emporte le corps, rappel du Jugement de Dieu ; Lohengrin annonce à Elsa qu’il va apprendre à tous qui il est, de nouveau Le Mystère du nom, suivi, cette fois, du Graal ! Est-ce assez explicite ?

Et quand, au dernier tableau, Elsa comparaît devant le Roi, les Nobles et les Guerriers, c’est encore par Le Mystère du nom, qu’elle a violé, qu’elle est annoncée ; à présent il s’est fait lugubre, et s’enchaîne directement avec le fatal Doute ; le motif d’Elsa ne paraît qu’en troisième, et se termine en mineur ; il semble être aussi honteux quelle-même. Quand on apporte devant le Roi les restes de Frédéric, Le Jugement de Dieu nous rappelle que c’est lui qui l’a frappé ; quand Lohengrin, en un récit des plus émouvants, raconte les splendeurs du Montsalvat, Le Graal en dévoile le mystère ; quand, enfin, il prononce son propre nom, Lohengrin est redit par les fanfares les plus éclatantes, mais aussitôt l’orchestre s’assombrit.

Le reste est court. Lohengrin va partir : malgré les supplications d’Elsa, du Roi, des Seigneurs, il est inébranlable, il le faut. Le Cygne reparaît, avec sa jolie et calme harmonie ; le chevalier fait à Elsa ses tendres adieux, lui remet son cor, son épée, son anneau, l’embrasse au front, met le pied sur la nacelle :... ici, pas de Leit-motifs. Mais aux dernières pages, après l’odieuse malédiction d’Ortrude, quand la blanche colombe vient planer au-dessus de la tête du héros, se place, avec plus de solennité que jamais, le thème du Graal, puis, très large aussi, celui de Lohengrin, avec La Gloire ; Lohengrin disparu, le même thème est en mineur ; enfin, l’ouvrage s’achève comme il a commencé, par l’harmonie sacrée du Graal.

  1. Prélude.
  2. Introduction.
  3. Introduction marche.
  4. Il ne faut nullement s’étonner de voir ainsi apparaître, dès « Tannhauser » et « Lohengrin ». des germes qui, après s’être développés, s’épanouiront, bien des années plus tard, dans « Parsifal », la merveille des merveilles. C’est ainsi que Wagner a formé son propre langage ; il a toujours assimilé une pensée philosophique soit à un contour mélodique, soit à une forme harmonique ou rythmique, dont l’expression, étant donnés des cas identiques, se conserve à travers tous ses ouvrages ; et en étudiant son œuvre on peut observer de nombreux faits analogues.
  5. À remarquer une analogie avec Le Traité, dans l’Anneau du Nibelung.