Le Voyage artistique à Bayreuth / V- Analyse musicale – (14/14) Parsifal

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Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 471-504).

PARSIFAL


DÉSIGNATION
des principaux Leit-motifs de
PARSIFAL
dans l’ordre de leur première
apparition intégrale.
1er  ACTE 2me  ACTE 3me ACTE
[P = Prélude] P P P
SCÈNES[1] : 1 2 3 1 2 3 1 2
La Cène
Le Graal
La Foi
La Lance
La Souffrance
La Promesse
La Galopade
Kundry
Le Baume
La Brise
La Magie
Klingsor
Les Filles-Fleurs
Parsifal
Herzeleide
L’Appel au Sauveur
Plainte des filles-fleurs
Le Deuil d’Herzeleide
Le Vendredi Saint
Le Désert
L’Expiation
Deuxième forme du Désert
Le Charme du Vendredi Saint
PARSIFAL

Prélude. — Par le Prélude même, nous sommes de suite initiés à tous les grands motifs symboliques de la religion du saint Graal.

Le premier son qui émerge des profondeurs de « l’abîme mystique », un simple la bémol grave de la 4e corde des 32 violons, dans un mouvement démesurément lent, ce son « désorientant » en ce qu’il semble surgir à la fois de tous les points de la salle, est la note initiale du mystérieux motif de La Cène,

LA CÈNE
[partition à transcrire]


motif d’une ampleur inouïe dans sa calme et majestueuse simplicité ; d’abord présenté à découvert, sans aucune espèce d’accompagnement, il est aussitôt répété harmonisé par d’enveloppants arpèges auxquels la harpe apporte son caractère hiératique.

Après un long silence, le même motif reprend, mais en mineur cette fois, ce qui lui communique une extraordinaire expression de souffrance, encore plus pénible lorsqu’elle est soulignée par l’harmonisation.

Nouveau silence, très long ! Ces silences solennels sont prodigieusement éloquents et expressifs ; on sent que sur le sujet unique qui vient d’être exposé il y a à méditer profondément, et on médite.

Dans des analyses plus détaillées, on verra comment ce premier motif peut être décomposé en plusieurs fragments dont chacun possède une signification mystique spéciale.

Le deuxième thème qui apparaît, c’est Le Graal,

LE GRAAL
[partition à transcrire]


qui représente musicalement le vase sacré, et par extension le temple où il est pieusement conservé. En troisième lieu, toujours sans quitter le ton de la bémol, l’austère motif de La Foi,

LA FOI
[partition à transcrire]


longuement et pompeusement développé, un instant coupé par un retour du Graal, et s’épanouissant magnifiquement.

Un mystérieux roulement de timbales, auquel succède un trémolo prolongé des instruments à cordes, annonce et accompagne la réapparition de La Cène avec de nouvelles et curieuses harmonies, dont se détache un motif formé de quatre de ses notes, qui personnifiera La Lance

LA LANCE
[partition à transcrire]


et reparaîtra constamment dans toutes les parties de l’ouvrage, saut dans le Prélude du 2me  acte et dans la scène des Filles-Fleurs. Bien que fort court, il est aisément reconnaissable et souvent orchestré d’une façon mordante et incisive qui appelle sur lui l’attention.

[Ces quatre motifs, La Cène, Le Graal, La Foi et La Lance constituent, avec un cinquième qui paraîtra bientôt (La Promesse), l’élément religieux et en quelque sorte liturgique qui domine dans les actes I et III. Seul parmi ces motifs importants, celui de La Foi est soumis à des transformations harmoniques et rythmiques qui peuvent empêcher de le reconnaître à première vue, et dont il est bon d’être prévenu ; c’est pourquoi j’ouvre ici une parenthèse pour le présenter sous plusieurs aspects différents qu’il revêt dès le commencement du 1er  acte (aux mesures 34, 134, 404 et 486), toujours dans le rôle de Gurnemanz, le chevalier à robuste croyance, dont c’est, naturellement, le thème favori.]

[partition à transcrire]
[partition à transcrire]

Après un court développement de La Lance, le motif de La Cène vient enchaîner le Prélude au 1er  acte.

1er  Acte.

— Parsifal n’étant pas divisé par scènes, nous devrons, pour la clarté de l’analyse, établir des démarcations de convention entre les diverses parties d’un même acte.

Pour le 1er , distinguons trois parties : 1, du début à l’arrivée de Parsifal ; 2, de l’arrivée de Parsifal au changement de décor ; 3, la scène dans le temple. —

Les motifs de La Cène, du Graal, de La Foi et encore de La Cène donnent le signal du réveil et de la prière matinale. Le dialogue s’engage entre Gurnemanz et deux de ses jeunes compagnons, deux écuyers du Graal ; ici l’orchestre nous présente La Foi sous la première transformation indiquée ci-dessus (en si maj.), et, quatre mesures plus loin, un douloureux dessin de basse nous raconte La Souffrance physique du roi, d’Amfortas, qui descend, porté sur une litière, prendre le bain qui seul lui apporte un soulagement momentané.

LA SOUFFRANCE
[partition à transcrire]

À la 65e mesure de l’acte, rorchestre indique expressivement, mais encore vaguement, le motif de La Promesse, qu’on saisira mieux quelques pages plus loin (voir p. 479).

Un bruissement de feuilles donnant la sensation d’une course échevelée se fait entendre, suivi du rythme nerveux et saccadé de La Galopade,

LA GALOPADE
[partition à transcrire]


qui, après avoir persisté pendant quelques mesures, grandissant et approchant, vient se terminer sur une sorte de ricanement convulsif, qui accompagnera presque toujours les apparitions de l’étrange personnage de Kundry.

KUNDRY
[partition à transcrire]

Ces trois derniers motifs, celui si pénible de la Souffrance corporelle du roi, ceux si violents de la Galopade et du farouche hennissement de Kundry, arrivant après les harmonies graves et pleines d’onction des thèmes religieux du Prélude, produisent un effet de contraste vivement saisissant.

Celui-ci, de moindre importance, et qui accompagne les quelques mots rudes et entrecoupés de Kundry, est attaché à l’idée du Baume qu’elle a été quérir, sans ordre, et de son propre chef, au fond de l’Arabie.

LE BAUME
[partition à transcrire]

Le cortège d’Amfortas s’avance ; nous reconnaissons à l’orchestre La Souffrance, La Foi dans une deuxième transformation (page 473 en bémol) et un court emprunt à La Cène. La Souffrance reprend encore, mais elle semble atténuée par la venue du charmant et rafraîchissant motif de La Brise.

LA BRISE
[partition à transcrire]
la brise bienfaisante qui apaise pour un instant les

douleurs de l’infortuné Amfortas, et vient se terminer par les dernières notes du thème de La Cène.

[Le motif de La Brise se retrouvera légèrement indiqué au 3e acte peu après l’arrivée de Parsifal à la cabane de Gurnemanz, mais modifié d’aspect, en mi majeur et à 4/4.]

[partition à transcrire]

Quelques notes du récit du Roi nous font connaître le thème prophétique de La Promesse sur la foi duquel il attend un sauveur, lequel ne peut être qu’« un Simple, un Pur, qu’instruit son cœur» !

LA PROMESSE
[partition à transcrire]

Le flacon que lui remet Gurnemanz rappelle le motif du Baume, avec celui de La Galopade et le sinistre ricanement de Kundry ; pendant que, farouche, elle refuse les remerciements du roi, des dessins tortueux et sournois, nénssés de notes chromatiques, nous révèlent quelque chose de sa nature bizarre ; ils se terminent par un retour plus violent du rire nerveux. Le cortège s’étant remis en marche, aux gémissements de La Souffrance cruelle, pourtant tempérée par La Brise, la conversation reprend intime et affectueuse entre le chevalier Gurnemanz et les jeunes écuyers avides de s’instruire. Sur quoi peut-elle rouler ? Sur le saint Graal, objet de toutes les préoccupations des pieux chevaliers, sur les allures singulières et énigmatiques de Kundry, sur sa Galopade encore récente ; sur La Cène, qui forme la base symbolique du culte du Graal ; sur La Promesse d’un nouveau Rédempteur, qui viendra délivrer le roi de ses tortures ; sur La Magie,

LA MAGIE
[partition à transcrire]


qui oppose ses maléfices et ses envoûtements à la pureté de la sainte religion du Graal, de La Lance et de La Foi, que résume en un mot La Cène.

[Le thème de La Magie, ainsi que le suivant, Klingsor, prendront leur grande extension au 2e acte ; ils ne figurent ici qu’épisodiquement, pour documenter le récit.]

Un court retour de La Souffrance adoucie par La Brise a lieu au moment où deux des écuyers, remontant du lac, donnent en passant des nouvelles du roi ; puis le bon Gurnemanz continue à instruire ses élèves ; cette fois, non sans de nouvelles considérations sur La Foi, Le Graal, La Cène, La Lance (tous ces motifs s’échelonnant comme je les énonce), il leur révèle ce qu’est Klingsor,

KLINGSOR
[partition à transcrire]


son infamie, les séductions par lesquelles il tente de corrompre les saints chevaliers, l’emploi qu’il fait de La Magie (ici passent rapidement dans l’orchestre les motifs de Kundry et des Filles-Fleurs, suppôts de Klingsor), et enfin comment le malheureux Amfortas, ayant voulu le combattre, fut sa victime, perdant à la fois et sa chasteté et La Lance divine, rapportant de plus la terrible blessure « que rien ne peut fermer », si ce n’est, comme cela lui a été révélé prophétiquement, l’intervention du « simple et pur », l’objet de La Promesse. Émerveillés autant qu’attendris par ce récit, les Ecuyers répètent en chœur le motif de La Promesse, lorsqu’une fanfare éclatante, alors réduite à ses trois premières notes, mais dans laquelle on reconnaîtra plus tard le motif personnel de Parsifal.

PARSIFAL
[partition à transcrire]


suivie de clameurs et de cris d’effroi, met fin à l’entretien.

[Exemple musical sans titre]


[Quand Parsifal reparaît dans son armure noire, au début du 3e acte, ce motif est en si ♭ mineur ;

[partition à transcrire]


et lorsque, à la fin de l’ouvrage, devenu à son tour Prêtre-Chevaiier et Souverain du Graal, il accomplit le miracle de guérir la blessure du Roi, il prend cette forme particulièrement triomphale :]

[partition à transcrire]

Ici commence la 2e partie de l’acte. Parsifal, ignorant la loi du Graal qui veut que sur ses domaines la bête soit sacrée, vient de tuer un cygne ; cette profanation est cause de tout l’émoi. On apporte le cygne mourant au bon Gurnemanz, qui interroge et réprimande sévèrement l’inconscient. Aux premiers mots de sa réponse, son caractère nous est révélé dans toute sa naïveté.

Aux thèmes de La Cène (celui-ci à peine indiqué), de La Foi, qui accompagne toujours les discours de Gurnemanz, de La Brise bienfaisante, se mélange ici un thème nouveau, consistant en deux accords seulement, mais qui est bien nettement associé chez Wagner à l’idée du Cygne, puisqu’il l’a déjà employé dans «. Lohengrin ».

LE CYGNE
[partition à transcrire]

Sensible aux reproches paternels du bon chevalier, Parsifal ému brise son arc et jette ses flèches. Gurnemanz, poursuivant son interrogatoire, n’en peut rien tirer, sinon qu’il se souvient de sa mère, ce qui nous vaut le triste et doux motif d’Herzeleïde,

HERZELEÏDE
[partition à transcrire]


(Cœur dolent ou la Douloureuse, selon les commentateurs). Entre temps reparaît le motif du Cygne, dans les quelques mesures émues et solennelles qu’on a l’habitude d’appeler un peu exagérément « La marche funèbre du Cygne ».

Lorsque plus tard Kundry, l’aidant à rassembler ses souvenirs, lui apprend la mort de sa mère, nous retrouvons La Galopade, plusieurs éclairs de Parsifal, puis Herzeleïde ; lorsqu’il veut sauter à la gorge de la femme sauvage, c’est sur un puissant mais dissonant éclatt du motif de Parsifal, auquel succède un douloureux rappel d’Herzeleïde ; lorsque Parsifal s’évanouit, et que Kundry court lui chercher de leau, revient La Galopade, suivie du fatal ricanement ; lorsqu’elle lui offre cette eau, ce soulagement, c’est Le Graal qui l’inspire, l’idée du Baume s’intercale ; c’est la Kundry bienfaisante, mais aussitôt elle est reprise par les motifs sataniques, La Magie et ses envoûtements, Klingsor qui déjà l’appelle : elle frémit, cherche à se raidir, tombe à terre en proie à des convulsions, puis elle s’endort profondément.

C’est alors que le décor se déroulant nous donne l’impression de faire, en compagnie de Gurnemanz et Parsifal, l’ascension du Montsalvat ; dans ces pages presque exclusivement symphoniques, et dont le motif principal annonce la sonnerie des Cloches du Graal, se retrouvent nécessairement tous les thèmes de caractère religieux, et en plus le douloureux dessin, moins fréquemment employé jusqu’ici, mais pourtant caractéristique, de L’Appel au Sauveur.

L’APPEL AU SAUVEUR
[partition à transcrire]
Vers la fin de cet intermède, le motif de La Cène, à laquelle

nous allons assister, prend une importance prédominante, jusqu’au moment où les Cloches (voir p. 502), sonnant à toute volée, nous introduisent dans le sanctuaire même. Pendant toute cette troisième partie de l’acte, Parsifal va rester immobile, comme pétrifié d’étonnement, tournant le dos au public, contemplant en silence la scène grandiose et émouvante de l’office du saint Graal.

Sur un rythme pesant que scande la sonnerie des Cloches, les chevaliers, se rendant à l’appel du Graal, viennent se ranger solennellement autour des tables ; sur le même rythme, mais en doublant le pas, de jeunes écuyers, plus alertes, entrent à leur tour et prennent place. Des voix de Jeunes Gens, formant un chœur à trois parties, placé à mi-hauteur de la coupole, font entendre L’Appel au Sauveur, que l’orchestre accompagne des notes de La Lance, puis de l’harmonie du Graal. Un autre chœur, d’Enfants celui-ci, à quatre parties, et placé tout en haut de la coupole, entonne à son tour le thème de La Foi, traité en manière de choral. (Ce curieux échelonnement de trois chœurs placés à des hauteurs différentes, les hommes sur le sol du temple, les adolescents à mi-hauteur et les enfants au sommet du dôme, qui produit un effet des plus saisissants, avait été essayé par Wagner longtemps avant, en 1843, à l’église Notre-Dame de Dresde, dans « La Cène des Apôtres ».)

La voix de Titurel, sortant des profondeurs d’une sorte de crypte, ordonne à son fils daccomplirle saint sacrifice ; Amfortas, sur le motif de L’Appel au Sauveur, supplie qu’on le dispense de remplir sa tâche ; mais Titurel, soutenu par deux saints rappels du Graal, commande qu’on découvre le vase sacré. Alors commencent les effroyables tortures du malheureux Prêtre-Roi déchu, tortures bien plus morales que physiques, que nous révèlent de cuisants souvenirs de Kundry, se mêlant aux thèmes sacrés du Graal, de La Cène, de L’Appel au Sauveur, de La Lance, avec lesquels lutte le motif satanique de La Magie, pendant qu’il nous décrit les cruelles souffrances endurées par lui chaque fois qu’il est contraint d’exercer son sacerdoce. Du chœur de Jeunes Gens tombe mystérieusement le souvenir de La Promesse ; les chevaliers imposent à l’infortuné l’accomplissement de son devoir, et la voix de Titurel, encore plus impérative, exige qu’on découvre Le Graal.

Alors La Cène se fait entendre dans toute sa majesté, à peu près dans la même disposition orchestrale qu’au début du Prélude, sauf que les Violons sont remplacés par les voix d’Enfants qui semblent venir du ciel, avec les paroles de la Consécration. C’est pendant ce temps que s’accomplit le miracle.

On entend de nouveau Les Cloches ; alors les trois chœurs, d’abord celui des Enfants, ensuite celui des Jeunes Gens, et en dernier lieu celui des Chevaliers, entonnent un cantique d’action de grâces. Puis, par une disposition inverse, les hommes d’abord, puis les adolescents et enfin les enfants, s’élèvent en une sorte d’acte de foi, d’espérance et de charité qui a pour harmonie le thème du Graal, et va se perdre dans les hauteurs de la coupole.

Le cortège du Roi se retire, puis celui des Chevaliers, et les théories de Jeunes Garçons, toujours marchant d’un pas plus agile, escortés des mêmes motifs qui ont accompagné leur entrée et du carillon des Cloches du Graal.

Gurnemanz et Parsifal restés seuls en scène, l’orchestre, dans une combinaison singulièrement expressive, rappelle les motifs de La Promesse, de L’Appel au Sauveur, Parsifal et Le Cygne ; et lorsque Gurnemanz, après avoir chassé Parsifal, s’est retiré lui-même, quand la scène reste vide, une voix prophétique fait encore entendre La Promesse, à laquelle répondent comme un écho céleste les voix de la coupole, par Le Graal et La Lance.

2me  Acte.

— Procédant comme nous l’avons fait pour le 1er  acte, nous diviserons celui-ci en trois parties qui s’imposent naturellement : 1, l’évocation de Kundry ; 2, les Filles-Fleurs ; 3, la scène de Kundry avec Parsifal, et la victoire de celui-ci sur Klingsor. —

Le Prélude fait entièrement corps avec la scène ; il serait complètement formé des motifs diaboliques de Klingsor, de La Magie et de Kundry, sans l’immixtion de L’Appel au Sauveur, qu’on ne s’explique pas de suite : l’évocation a lieu par La Magie, par Klingsor, mais l’apparition même de Kundry ramène L’Appel au Sauveur, unique et suprême aspiration de la malheureuse damnée ; elle s’y cramponne désespérément, cherchant à se soustraire par cette ardente prière à l’influence du magicien. Chacun de ces eff*orts impuissants est accentué par un farouche cri de Kundry, de la femme sauvage dont la terrible destinée est d’être alternativement soumise aux puissances infernales et aux doux effluves du temple saint.

Klingsor lui rappelle leurs nombreuses victoires, La Lance que grâce à elle il a réussi à ravir, et lui désigne la nouvelle victime qu’il lui réserve pour aujourd’hui : « Un simple, un pur, » celui que personnifie le motif de La Promesse. Le reste de cette scène, pendant laquelle Kundry ne cesse de tenter une résistance inutile à la volonté dominatrice de l’envoûteur, motive de fréquents retours des motifs précédents, entremêlés de rappels de La Souffrance d’Amfortas, dont se réjouit le hideux enchanteur ; du Graal, dont il croit conquérir le sceptre ;… de nouveau retentit la fanfare de Parsifal… Klingsor, grimpant sur les créneaux de sa tour, le voit avec bonheur mettre hors de combat tous les défenseurs de son castel, qu’il excite à la bataille, pendant que Parsifal continue à avancer, accompagné tantôt par son propre thème, Parsifal, tantôt par celui qui symbolise son caractère et sa mission inconsciente, La Promesse. Entre temps, Kundry, définitivement subjuguée, a disparu pour se préparer à son rôle de séductrice.

Deuxième tableau : les Filles-Fleurs. À cette scène sombre et farouche succède instantanément, par un de ces violents contrastes que Wagner recherche toujours, le tableau séduisant, sinon par le décor, au moins par la musique et l’action, des Jardins Enchantés, du lieu de perdition créé par Klingsor à l’intention des chevaliers du Graal. Là, de séduisantes et perfides créatures, moitié femmes, moitié fleurs, vont soumettre notre chaste héros aux épreuves pour lesquelles il est le moins préparé. Avant son arrivée, tout effarées, elles exhalent leur Plainte en un dialogue très serré, où intervient fréquemment ce dessin caractéristique :

PLAINTE DES FILLES FLEURS
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elles ne songent qu’à déplorer l’agression qui vient de

semer la terreur parmi leurs amants, les asservis de Klingsor ; mais, dès qu’apparaît Parsifal, leurs allures se modifient subitement, elles ne sont plus que des enjôleuses ; la Plainte s’éteint graduellement et fait place à des motifs pleins de grâce et de charme, parmi lesquels plusieurs formes enveloppantes, telles que celles-ci,

LES FILLES FLEURS
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s’enlacent de la façon la plus voluptueuse et la plus chatoyante. Moitié chanteuses, moitié danseuses (mimes), les Filles-Fleurs renouvellent bien des fois leurs assauts, que Parsifal repousse toujours avec une douceur qui n’est pas exempte d’une certaine curiosité, bien excusable en présence de si provocantes agaceries ; de là de fréquents entrelacements du motif typique du chaste héros et de ceux, pleins de perverse câlinerie, des charmeuses séductrices.

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C’est alors que Kundry entre enjeu ; c’est aussi la première fois que le nom de Parsifal est prononcé, et les notes sur lesquelles il est prononcé ne sont autres que celles du motif de La Promesse. La perfide enchanteresse commence par l’attendrir en lui parlant longuement de sa mère, Herzeleïde, après avoir renvoyé la folâtre troupe dont on reconnaît encore La Plainte.

La grande scène de séduction, fortement développée et l’une des plus importantes de l’œuvre, met en action plusieurs des thèmes déjà connus, et nous en fait connaître deux nouveaux; voici à peu près dans quel ordre les uns et les autres se présentent : La Promesse, personnifiant le caractère chaste et pur du héros ; La Lance, qu’il vient conquérir ; La Magie, qui lui tend ses filets ; Herzeleïde, Le Deuil d’Herzeleïde qu’on appelle souvent 2me  motif d’Herzeleïde),

LE DEUIL D’HERZELEÏDE
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Ensuite reparaît le thème propre à Kundry ; le baiser de celle-ci appartient à La Magie ; mais aussitôt Parsifal se souvient de La Cène à laquelle il a assisté, de L’Appel au Sauveur, il comprend le rôle odieux de Kundry, La Souffrance d’Amfortas lui revient à l’esprit avec Le Graal, La Lance… Tous ces motifs, puissamment développés, luttent avec ceux de La Magie et de Kundry, qu’il reconnaît pour être celle qui a perdu le Roi. Elle-même lui révèle sa nature psychique, la malédiction qui pèse sur elle, et la faute par laquelle elle a mérité ce châtiment : qu’elle a vu le Sauveur (La Cène), au jour de son supplice (Le Vendredi Saint [2]),

LE VENDREDI SAINT
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qu’elle a ri (Kundry), qu’elle est la cause des douleurs d’Amfortas (La Souffrance), qu’elle agit sous la puissance de l’envoûtement d’un magicien (Klingsor, La Magie). Parsifal promet à Kundry sa rédemption (La Promesse, La Foi) ; elle, de plus en plus passionnée, déploie de nouveau tous ses moyens de séduction, elle le supplie (Plainte des Filles-Fleurs), elle le menace, le poursuit (La Galopade), elle veut de force l’étreindre dans ses bras (Kundry)… Soudain apparaît Klingsor, brandissant La Lance dont il menace Parsifal ; mais l’arme reste suspendue immobile au-dessus de la tête de celui-ci, qui s’en saisit et trace dans les airs le signe de la croix (Le Graal)[3]. À ce signe, les jardins s’effondrent, les fleurs magiques se dessèchent, Klingsor tombe mort.

On voit avec quel art admirable le procédé des Leit-motifs est exploité dans cette scène capitale, dont, grâce à eux, on peut suivre pas à pas les émouvantes péripéties, même dans l’ignorance de la langue ou sans distinguer les paroles.

3me  Acte.

— Ce dernier acte se divise de lui-même en deux tableaux : 1, la cabane du vieux chevalier Gurnemanz, sur les domaines du Graal ; 2, la scène dans le Temple. —

Le Prélude, qui, ici encore, s’unit directement à l’action, nous présente, dès le début, un des aspects à la fois riants et austères de la campagne avoisinant le burg du Montsalvat, celui du Désert fertile et pittoresque.

LE DÉSERT
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où a établi sa retraite le pieux serviteur du Graal, ainsi que les sujets qui font l’objet de sa méditation constante, l’énigmatique Kundry, La Promesse d’un nouveau rédempteur, les sortilèges de La Magie, La Lance que seul « un pur et simple » pourrait reconquérir, le rôle diabolique des Filles-Fleurs (représentées par leur Plainte) et du sorcier Klingsor. L’attention de Gurnemanz est attirée par des gémissements qui semblent partir d’un buisson, et auxquels sa piété le porte aussitôt à rattacher l’idée de

L’EXPIATION
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L’Expiation ; en effet, sous des broussailles, il découvre

le corps inerte de Kundry, encore sous l’influence occulte de La Magie. Il réussit à la ranimer, et en s’éveillant, avec un souvenir de La Plainte, de son sommeil hypnotique, bien que désormais sous la douce influence du Graal, elle pousse un grand cri, que continue sinistrement le dessin fantastique du ricanement de Kundry ; un rappel du Baume démontre clairement que nous sommes en présence de la Kundry bienfaisante et repentante. Gurnemanz remarque pourtant un changement dans ses allures, qu’il attribue à la sainteté du jour béni entre tous au Graal, le Vendredi Saint. Tout en vaquant à des occupations qui paraissent lui être habituelles, elle prévient par signe Gurnemanz qu’un étranger s’approche du côté de la forêt. De suite l’orchestre nous apprend quel est cet étranger ; c’est Parsifal, couvert d’une armure noire, visière baissée, et que Gurnemanz ne peut reconnaître. Il le reçoit pourtant avec bienveillance, avec le salut du Graal, et lui apprend qu’en ce jour de Vendredi Saint on ne marche pas en armes sur le domaine sacré. Parsifal alors se dépouille de son armure, et la dispose en une sorte de trophée, devant lequel il s’agenouille pieusement. Alors aussi Gurnemanz et Kundry le reconnaissent, ce qui ramène nécessairement les motifs saints de La Cène, de La Lance, que Gurnemanz revoit avec une fervente émotion, de La Promesse, de L’Appel au Sauveur, du Vendredi Saint, et, au moment où Parsifal achève sa prière, du Graal.

Ici se présente, sous quelques mots du vieux Chevalier, un court dessin mélodique qui se reproduira avec une certaine fréquence, et qu’on peut considérer comme un nouvel aspect de la campagne environnante, une deuxième forme du Désert ;

2me  forme du DÉSERT
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huit mesures plus loin, remarquer un joli et séduisant retour de La Brise. Tous les motifs qui s’entre-croisent pendant la suite de la scène sont maintenant trop connus du lecteur pour qu’il y ait lieu de les lui signaler ; de même, pendant la scène d’essence biblique ou plutôt évangélique où Kundry lave les pieds de Parsifal, où Gurnemanz le sacre et l’oint roi du Graal, nous retrouvons nécessairement tous les thèmes de caractère sacré, avec quelques rares allusions, comme soumises, à ceux de nature démoniaque, tels que celui de la Plainte des Filles-Fleurs, devenue à partir d’ici la Plainte de Kundry. Lorsqu’à son tour Parsifal baptise la pécheresse, c’est La Foi qui domine : le sinistre ricanement nerveux s’est tu et ne reparaîtra plus désormais.

Aussitôt après le baptême, une ravissante phrase, un dessin enveloppant et empreint de la plus douce onction, s’impose doucement à l’attention (il a déjà été annoncé d’une façon vague et sous un rythme syncopé, dans le ton de la bémol, tel que je le reproduis ci-dessous,

[partition à transcrire]
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peu après le début de l’acte, à l’arrivée de Parsifal, quand Kundry annonce à Gurnemanz l’approche d’un étranger) ; sans constituer absolument un Leit-Motif, car une seule allusion y sera faite par la suite, il a une très grande importance dans cette scène, sur laquelle il répand un intense sentiment de calme et de doux recueillement ; on l’appelle Le Charme (ou l’Enchantement) du Vendredi Saint [4].

LE CHARME DU VENDREDI SAINT
[partition à transcrire]
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Au cours de ce suave et placide épisode, pendant lequel Gurneraanz explique à son nouveau roi comment ce jour, que tous considèrent comme néfaste et maudit, est au contraire envisagé au Montsalvat comme celui de la suprême bénédiction, nous retrouvons dans la trame orchestrale : L’Expiation, plusieurs fois répétée ; La Cène, le Vendredi Saint, La Lance, L’Appel au Sauveur, Le Graal, la Plainte des Filles-Fleurs (plainte de Kundry), et finalement La Promesse. Mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’on y trouve aussi cet emploi, si caractéristique du style wagnérien, de la marche harmonique et mélodique qui forme le milieu des deux Chœurs des Pèlerins dans « Tannhauser », sur lequel j’ai déjà appelé l’attention page 295.

Il ne faudrait pas croire à une ressemblance fortuite ou à une simple réminiscence ; en présence de sentiments identiques, il était rationnel d’employer un mode d’expression identique, et c’est ce que l’auteur a fait sans hésiter.

[partition à transcrire]

Les Cloches du Montsalvat nous rappellent vers le saint lieu. Comme au 1er  acte, un décor mouvant nous y conduit. Nous y pénétrons même avant l’arrivée des personnages.

Là, dans le même décor qu’au 1er  acte, nous voyons d’abord deux cortèges se croiser, portant, l’un le cercueil de Titurel, l’autre la litière d’Amfortas, et de nouveau ce dernier est mis en demeure par tous les Chevaliers d’accomplir encore une fois ses fonctions sacerdotales ; mais ni L’Appel au Sauveur, ni La Foi, ni La Cène et Le Vendredi Saint ne peuvent l’y déterminer ; La Souffrance à endurer le remplit d’épouvante.

C’est alors qu’apparaît Parsifal, suivi de Gurnemanz et de Kundry, encore mieux escorté par les divins motifs du Graal et de La Lance, qu’il tient dans sa main. De la pointe de l’arme sainte, il touche la cruelle blessure, et La Souffrance vient s’évanouir dans le thème de La Promesse, désormais réalisée.

Le motif de Parsifal résonne alors triomphant, suivi de La Foi, de La Lance, et à son tour il commande « qu’on découvre le saint Graal ». Entre ses mains alors, le miracle se renouvelle ; au milieu d’étincelants arpèges se font entendre les thèmes du Graal, de La Cène, de La Foi, et les trois chœurs étagés, cette fois marchant ensemble, chantent en un puissant alléluia : « Rédemption au Rédempteur ».

Puis les motifs de La Foi, et finalement de La Cène, terminent grandiosement l’épilogue symphonique. « Fort est le Désir ; mais plus puissante est la Résistance. » (R. Wagner.)

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On peut encore, dans le courant de l’œuvre, relever un certain nombre de thèmes secondaires ayant plus ou moins caractère de Leit-motifs, mais dont la connaissance n’est pas indispensable pour l’intelligence de l’œuvre, en raison de l’emploi purement épisodique qui en est fait. J’en signale ici quelques-uns seulement, dans le seul but de faciliter les recherches, en répétant qu’une fois entré dans cette voie, on peut, ici comme ailleurs, en découvrir un bien plus grand nombre :

L’Ardeur, qui n’apparaît que daufi la deuxième partie du Duo entre Kundry et Parsifal, au 2e acte :

L’ARDEUR
[partition à transcrire]

La Résignation, seulement esquissée quelques pages plus loin, mais qu’on retrouve dans la forme exacte où je la donne ici, dans la 1re  scène du 3e acte, lorsque Kundry apporte de l’eau à Parsifal défaillant :

LA RÉSIGNATION
[partition à transcrire]

La Bénédiction, qui succède immédiatement au motif précédent :

LA BÉNÉDICTION
[partition à transcrire]

Les Lamentations de Gurnemanz sur la mort de Titurel, qui ne sont séparées de la Bénédiction que par 26 mesures, et se retrouveront aux premières paroles du chœur des Chevaliers (dernier tableau) :

LES LAMENTATIONS
[partition à transcrire]

Les Cloches du Montsalvat, dont le grave et solennel tintement accompagne ou annonce presque toujours les cérémonies religieuses,

LES CLOCHES DU MONTSALVAT
[partition à transcrire]
lequel, par une transformation toute naturelle, devient le

rythme de marche sur lequel défilent les Chevaliers du saint Graal, etc.

Séparateur



En terminant par la sonnerie des cloches du Montsalvat cette brève analyse du style créé par Wagner, je ne puis manquer de placer ici une remarque (qui vient à l’appui de ce que nous avons déjà dit, pages 263, 269, 270, 275, 276, 296, 298, 371 et autres, et qui sera mieux compris maintenant) sur ce qu’on pourrait appeler les racines de la langue musicale wagnérienne.

Si on compare entre eux certains motifs bien caractéristiques, notamment :

Les Cloches du Montsalvat, qui fournissent la marche des chevaliers, [partition à transcrire]
L’Amour naissant des « Maîtres Chanteurs », [partition à transcrire]
La Bastonnade du 2me  acte du même ouvrage, [partition à transcrire]
La Valse des apprentis du 3me  acte, [partition à transcrire]
L’Amour de la vie, dans « Siegfried », [partition à transcrire]
et La Décision d’aimer également dans « Siegfried », 3me  acte, [partition à transcrire]


on est frappé par l’analogie de structure qu’ils présentent, avec leurs descentes régulières par quartes justes successives, comme de la similitude des sentiments exprimés par les uns et par les autres : c’est toujours l’idée du mouvement volontaire et de la décision, d’une résolution prise.

Il est donc indiscutablement certain que cette forme particulière et énergique se présentait naturellement à l’esprit de Wagner chaque fois qu’il s’agissait d’exprimer l’idée de l’action volontaire, du mouvement libre, sans contrainte, et qu’il employait ainsi. Que ce soit de parti pris ou inconsciemment, peu importe : c’est un fait.

Et cette remarque devient encore plus intéressante si l’on constate que Beethoven, qui est à coup sûr un des ancêtres géniaux de Wagner, le plus indiscutable de ses précurseurs, avait déjà employé une formule identiquement semblable dans le but d’exprimer un acte de laborieuse décision : la — sol — si ♭ — fa.

Der schwer gefasste Entschluss
[partition à transcrire] [5]. »


Voilà une racine. — Il y en a d’autres, il y en a beaucoup d’autres, dont quelques-unes seulement ont pu être indiquées par des rapprochements, au cours de ce chapitre. — C’est toute une mine inexplorée à exploiter pour les savants chercheurs musicographes qui voudront pénétrer plus profondément les mystères de la philosophie wagnérienne, où tout n’est pas encore découvert.

  1. Pour Parsifal, cette division par scènes est purement arbitraire, mais correspond à celle adoptée dans l’analyse ci-après.
  2. Il faut bien se garder de confondre ce motif avec Le Charme du Vendredi Saint (ci-après, p. 498), d’un tout autre caractère.
  3. À l’instant précis où Klingsor lance l’arme sacrée dans la direction de Parsifal, un curieux effet d’orchestre mérite d’être signalé à l’auditeur attentif : pour produire l’impression du sifflement de la lance dans l’air, Wagner emploie un long glissando des harpes, sur une étendue de deux ortaves, singulièrement descriptif.
  4. On l’appelle aussi parfois : La Prairie fleurie. Il a été écrit longtemps avant le reste de la partition.
  5. « La résolution difficilement prise » (mot à mot). « Le faut-il ? — Il le faut ! il le faut ! » (Beethoven, épigraphe du quatuor en fa majeur, op. 135.)