Le Voyage artistique à Bayreuth / V- Analyse musicale – (2/14) La Mélodie

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Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 260-263).

Il convient d’abord d’étudier la mélodie wagnérienne et de comprendre en quoi elle consiste.

La pauvreté de la langue française veut que ce mot de mélodie évoque infailliblement chez nous l’idée de la mélodie d’origine italienne, la cantilène, basée sur la carrure des phrases, le sentiment de la tonalité et la terminaison invariable par une cadence parfaite, telle qu’elle a été pratiquée non seulement en Italie, mais aussi bien en France depuis Monsigny jusqu’à Félicien David et au delà, qu’en Allemagne par Mozart et Haydn.

Or cette forme rythmique et purement tonale, d’ailleurs parfaitement logique, n’est ni inconnue de Wagner ni méprisée par lui, puisqu’il en fait souvent emploi, notamment dans la Romance de l’étoile et la Marche de Tannhauser, dans le chœur des Fileuses du Vaisseau fantôme, dans la Marche nuptiale, la Marche religieuse et le Chœur des Fiançailles de Lohengrin, dans le Chant de concours et le Motif de la couronne des Maîtres Chanteurs, et en maintes autres occasions jusqu’en ses derniers ouvrages.

Mais ce n’est là qu’une des façons de concevoir la mélodie, et il faut donner au mot lui-même une plus large acception pour saisir comment il est envisagé par Wagner, qui a déclaré que, selon son sentiment, « en musique tout est mélodie ».

La mélodie pure, la mélodie par essence, la seule à laquelle on devrait réellement réserver ce nom, serait celle qui est complète par elle-même et ne réclame aucun concours harmonique ; le langage scientifique musical l’appelle plus volontiers homophonie. Peu importe le mot ; l’homophonie et la mélopée sont des formes purement mélodiques. Les Hymnes des premiers chrétiens, tels que peut nous en donner idée le plain-chant catholique lorsqu’on l’exécute sans accompagnement, c’est-à-dire dans sa pureté native, avaient aussi caractère nettement mélodique ; on n’y trouve pourtant aucune trace de phrases carrées, et le sentiment de la tonalité est tout autrement compris que de nos jours. Il en est de même de la musique orientale, même actuelle, et de beaucoup d’airs populaires de tout pays, qui ont été conçus sans accompagnement, et auxquels on ne peut en adapter aucun sans les dénaturer plus ou moins. Le choral luthérien, lui, de création plus récente, revêt de suite la forme polyphonique et la tonalité moderne, mais toute idée de carrure en est absente ; la ponctuation seule est indiquée par des cadences suivies de points d’orgue ; personne cependant n’aura l’idée de nier que son chant constitue une véritable mélodie… Au temps de Palestrina, le chant occupait le plus souvent la partie grave de l’harmonie, la basse… Il fut un temps où le cantus firmus était dévolu au ténor, discantus ; actuellement on a l’habitude de le placer à la partie la plus aiguë… Voilà bien des acceptions diverses d’un seul mot.

Il ne faut pas oublier qu’étymologiquement mélodie vient du grec mélos (qui signifie nombre, rythme, vers, membre de phrase) et ôdé (chant, ode) ; c’est donc à proprement parler : le chant d’un membre de phrase, d’un vers. Par le mot mélos les anciens entendaient aussi la douceur de la voix articulée, le chant de la parole, la musique du discours.

Ceci posé, pour bien établir que la mélodie peut se comprendre de différentes manières, il importe de saisir que la mélodie wagnérienne n’est astreinte ni aux lois de la carrure, ni à se mouvoir dans une tonalité unique, ni à se terminer par une cadence parfaite. C’est la mélodie libre et infinie, dans le sens de non finie, c’est-à-dire ne se terminant jamais et s’enchaînant toujours à une autre mélodie, admettant aussi toutes les modulations. C’est, si on aime mieux, une suite ininterrompue de contours mélodiques, de tronçons de mélodie ayant plus ou moins le caractère vocal. L’exemple de telles mélodies discontinues est donné par Beethoven dans son développement symphonique, où il n’étonne nullement ; mais il appartenait à Wagner de transporter la symphonie au théâtre et d’en faire le commentaire vivant de l’action, le puissant auxiliaire de la parole.

Le plus souvent, donc, c’est à l’orchestre qu’est dévolue cette mélodie perpétuelle, laissant ainsi au chanteur toute liberté dans sa déclamation musicale, au grand profit de la vérité de la diction. Ces deux points, la sincérité absolue de l’accent dramatique et sa liaison intime de tous les instants avec le tissu symphonique, peuvent être considérés comme la caractéristique du style wagnérien parvenu à sa plus complète expansion.

Dans le genre, fort en vogue en France depuis quelques années, qu’on appelle l’adaptation musicale, honorable dérivé de l’ancien mélodrame, nous voyons un déclamateur, tragédien ou comédien, réciter des vers dont l’orchestre, ou parfois, hélas ! le piano, s’efforce de souligner l’accent.

Quoique hybride, cette combinaison peut atteindre à une intensité considérable[1] ; mais quelle difficulté d’exécution, et aussi quelle complication pour l’auditeur s’il veut s’intéresser également à la musique et au poème récité ? Le musicien et le déclamateur n’ayant entre eux rien de commun, ni la mesure ni l’intonation, n’ont aucun moyen de se mettre d’accord ni de marcher rigoureusement ensemble ; on doit se contenter d’un à peu près.

Qu’à la déclamation proprement dite on substitue la déclamation lyrique, que les vers soient scandés et l’intonation réglée au moyen de la notation musicale, tout en laissant à l’orchestre son rôle à la fois mélodique et symphonique, et on aura réalisé une partie du programme wagnérien, la cohésion intime de la parole chantée et de la trame orchestrale, toutes deux convergeant vers le même but, la puissance et la clarté de l’accent dramatique, et chacune d’elles conservant, avec sa liberté d’allure, ses plus énergiques moyens d’expression.

  1. Meyerbeer, l’un des premiers, en a donné l’exemple dans une des dernières scènes de Struensée.