Le néokantisme en France. La morale critique

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LE NÉO-KANTISME EN FRANCE




I. — LA MORALE CRITICISTE


Depuis plusieurs années s’est produit en France un mouvement néo-kantien qui n’est pas sans importance. Les disciples de Kant espèrent faire tout ensemble la part de la science et la part de la foi en fondant la métaphysique et la religion sur la morale. Primauté de la raison pratique, souveraineté de la morale sur la métaphysique et peut-être même sur la science, telle est la thèse que, de nos jours, plus d’un philosophe soutient en France comme en Allemagne. Cette thèse suppose le kantisme préalablement en possession d’une morale certaine, dont les principes absolus et indiscutables peuvent s’opposer aux hypothèses aventureuses des métaphysiciens. C’est la légitimité de cette prétention, c’est la valeur et la certitude de la morale néo-kantienne que nous nous proposons d’examiner, comme nous avons examiné ailleurs la morale et la morale positiviste[1]. En morale comme en métaphysique le kantisme ne serait-il point une simple transition, une de ces positions intermédiaires que la pensée traverse au moment d’entrer dans une ère nouvelle, mais où elle ne peut s’arrêter ? — L’histoire même de la philosophie kantienne semblerait l’indiquer : Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer et ses disciples actuels s’en sont-ils tenus à la position de Kant ? Ils sont revenus à la métaphysique et ont construit avec de vieux matériaux un nouveau panthéisme. En Angleterre, la philosophie s’en est-elle tenue au kantisme plus ou moins confus d’ailleurs de Hamilton ? Elle est allée en avant vers le naturalisme. En France, les philosophes ont-ils généralement accepté la suspension de jugement des kantiens ou celle du positivisme, qui est par certains côtés un kantisme sans critique préalable de l’intelligence ? Les uns sont retournés au spiritualisme de Leibniz et de Descartes ; les autres (parmi lesquels les positivistes mêmes, malgré leurs protestations de neutralité) ont contribué à l’établissement du naturalisme et ont soutenu même un naturalisme exclusivement matérialiste. Parmi les kantiens eux-mêmes, il en est, comme M. Renouvier, qui sont revenus au phénoménisme de Hume. Ainsi, à ne consulter que les faits, on voit se vérifier l’adage cher aux Allemands : la roue de l’histoire ne saurait demeurer immobile ; si elle tourne parfois sur place, elle finit toujours par avancer. Comment donc l’école néo-kantienne se flatterait-elle de nous ramener ou à peu près en l’an 1781 ou 1788, où furent publiées la Critique de la Raison pure et celle de la Raison pratique ? — Nous espérons montrer que, dans la morale du moins, on ne saurait s’en tenir au point de vue de Kant ; et comme c’est pour la morale que les kantiens travaillent, comme ils font dépendre de leur morale leur métaphysique même, l’insuffisance de leur philosophie pratique fera peut-être pressentir l’insuffisance de leur philosophie spéculative. Pour nous, Kant nous semble un scolastique de génie qui met fin à la scolastique, un théologien profond qui met fin à la théologie, un moraliste de l’ancienne école qui met fin à la morale traditionnelle. Sa grande gloire est d’avoir entr’ouvert les portes à une philosophie nouvelle ; mais, en philosophie plus qu’ailleurs, la logique veut qu’une porte soit entièrement ouverte ou entièrement fermée. Aussi croyons-nous que les esprits rigoureux, s’ils ne veulent pas revenir en arrière du kantisme, s’élanceront en avant : tous en sortiront.

Nous étudierons aujourd’hui la morale du criticisme français, qui, à nos yeux, ne peut se soutenir qu’en revenant à la morale du kantisme pur. Celle-ci, seule logique à notre avis, n’est elle-même que la forme dernière et rigoureuse de la morale traditionnelle ; nous en ferons l’objet d’études ultérieures.


I

MÉTHODE GÉNÉRALE DU CRITICISME. PRIMAUTÉ DE LA MORALE.


Le néo-kantisme si vigoureusement soutenu par M. Renouvier est beaucoup moins orthodoxe que celui de plusieurs autres philosophes français contemporains et devrait s’appeler plutôt un semi-kantisme. Kant, pour concilier la science et la conscience morale, dont les exigences seraient à ses yeux contradictoires si elles étaient du même « ordre », avait placé les objets de la science dans le monde des phénomènes, régi par un déterminisme inflexible, et les objets de la conscience, devoir et liberté dans le monde des noumènes, auquel ne peuvent plus s’appliquer les lois scientifiques. M. Renouvier, reconnaissant dans le noumène un reste de la vieille métaphysique, le rejette et fait ainsi descendre le kantisme du ciel sur la terre, de la région transcendante des « choses en soi » dans la région immanente des phénomènes. Mais comment se représenter ces phénomènes ? Là est la difficulté. Faut-il les concevoir comme liés par les lois du déterminisme et de la nécessité, ou comme laissant place aux hiatus du libre arbitre et de la contingence ? Devant la thèse et l’antithèse qui se posent en ces termes, M. Renouvier ne peut plus, comme Kant, se tirer d’affaire par le renvoi de l’antithèse, c’est-à-dire de la liberté et de la contingence, à une région située par delà des nues, car il n’admet pas une telle région ; d’autre part, ne concevant aucune idée de la liberté intérieure et de la moralité qui lui semble compatible avec le déterminisme, il se trouve forcé à faire un choix entre des thèses désormais contradictoires. Ce choix est déterminé par un acte de volonté : sic volo. Aussi peut-on appliquer à M. Renouvier ce qu’on a dit d’un autre savant admirateur de Kant « sa critique aboutit à une crise ». Pour éviter l’anarchie intérieure, il accomplit une sorte de coup d’État intérieur, il sort de la légalité pour rentrer dans la loi. La légalité lui semble être la science avec son déterminisme ; la vraie loi lui semble être la morale de l’impératif catégorique et du libre arbitre : M. Renouvier prend donc parti pour cette morale et sacrifie résolument les idées de raison suffisante, d’enchaînement universel des causes et des effets, de déterminisme et de mécanisme, sur lesquelles repose la science. Dès lors, plus d’infinité, plus de continuité, plus d’évolution régulière dans la nature ; la contingence et le hasard reparaissent dans l’univers, et le libre arbitre échappe chez l’homme à toute loi. À vrai dire, c’est la Raison pure de Kant presque en entier qui se trouve ainsi rejetée pour les besoins de la Raison pratique ; le kantisme est disloqué dans sa partie théorique et scientifique, conservé seulement, avec beaucoup de mélange, dans sa partie morale. La morale envahit même la science, car, selon M. Renouvier, la prétendue certitude scientifique est encore une foi volontaire ; l’acte de foi se retrouve donc partout : il fonde la science comme il fonde la morale, comme il fonde la religion. M. Renouvier en effet, de degré en degré, va jusqu’à la foi religieuse ; il s’efforce seulement d’en maintenir l’accord avec la raison et la conscience, ne concédant aux religions positives que la faculté de trouver des symboles qui ne soient pas en contradiction avec la moralité intérieure. Aussi, tandis que d’autres kantiens français, allant jusqu’au bout dans la même voie, ne sembleront trouver leur repos que dans la religion de Pascal, M. Renouvier s’arrête au protestantisme et même au protestantisme libéral. Il conçoit d’ailleurs l’espoir (bien chimérique) d’y convertir la France entière ou, selon son expression, de protestantiser la France pour l’arracher au catholicisme. De même, dans l’ordre politique, au lieu de pencher, comme semblent le faire d’autres philosophes, pour les doctrines aristocratiques, M. Renouvier met toute son ardeur (et on ne saurait trop s’en féliciter) au service de la démocratie, qui lui semble l’expression politique la plus parfaite du criticisme et de la morale kantienne.

Avant d’examiner dans ses principes le système moral du criticisme faisons d’abord quelques réflexions, nécessairement incomplètes, sur cette méthode générale, fort en faveur de nos jours, qui consiste à faire dépendre la métaphysique de la morale. La méthode criticiste, nous dit en d’excellents termes M. Renouvier, « est la primauté de la morale dans l’esprit humain à l’égard de l’établissement possible ou non des vérités transcendantes desquelles on prétendait jadis, inversement, déduire la morale. Le criticisme subordonne tous les inconnus aux phénomènes, tous les phénomènes à la conscience, et, dans la conscience même, la raison théorétique à la raison pratique. » (Science de la morale. I, 92.)

Il est sans doute très rationnel de « subordonner », comme dit M. Renouvier, « les inconnus aux phénomènes, les phénomènes à la conscience ; » mais subordonner la raison théorétique à la pratique, n’est-ce pas précisément renverser l’ordre d’une philosophie vraiment critique ? Une telle méthode n’est-elle point illogique, antiscientifique, pleine de cercles vicieux ? — À notre avis, elle repose en effet sur une conception inexacte de ces trois choses : 1o la distinction de la raison théorique et de la raison pratique ; 2o leur rapport naturel de subordination ; 3o le principe de leur réduction à une unité fondamentale.

1o La distinction de la raison théorique et de la raison pratique dans le criticisme, nous semble artificielle. La raison pratique n’y peut être que la raison théorique appliquée, et nous ne voyons pas quelle distinction essentielle le criticisme peut établir entre les deux, — à moins qu’il ne commette une pétition de principe. — La pratique sur laquelle vous voulez prendre votre point d’appui indépendamment des spéculations théoriques est-elle aveugle, quelle lumière pourrez-vous en tirer pour la philosophie ? Si elle est éclairée, elle doit être vraiment une raison pratique qui se rend compte d’ell-emême, et alors ce qui dirige les actes, ce sont les idées et les raisons ; or ces idées et ces raisons, pour avoir une valeur rationnelle, doivent être du domaine des choses dont on raisonne, sur lesquelles on peut soit acquérir une science positive, soit instituer des hypothèses intelligibles : elles sont donc objet ou de science ou de métaphysique. La pratique, en général, n’est qu’une conséquence, une mise en pratique d’idées et de théories qui, en elles-mêmes, sont toujours des spéculations de la science ou de la philosophie.

Y a-t-il sous ce rapport entre la pratique morale et toute autre pratique une différence essentielle ? Kant et ses successeurs le prétendent, mais ils ne l’ont point démontré. Ils se contentent de soustraire l’idée du devoir à la critique qu’ils dirigent contre toutes les autres idées, et cela au nom d’un « intérêt pratique », comme dit Kant. Pour nous, la seule différence que nous apercevons entre la pratique morale et les autres, c’est que la première, en ses derniers fondements, est l’application d’idées métaphysiques et non plus seulement scientifiques : elle est la conformation de la conduite à certaines hypothèses sur notre essence, notre fin et nos rapports avec l’univers, par exemple sur notre liberté, sur notre puissance de désintéressement, sur le caractère universel de notre but, sur notre rôle dans le monde, sur notre pouvoir de contribuer à l’établissement d’un monde idéal où tous les êtres seraient à la fois libres, égaux, frères, conséquemment heureux. Une action morale, dans ce qu’elle a de raisonné et de raisonnable, est donc une hypothèse métaphysique en action. Mais, que les idées directrices de la conduite soient des rapports scientifiques observables et démontrables, ou qu’elles soient des conceptions métaphysiques échappant à l’observation comme à la démonstration rigoureuse, et par cela même ne se prêtant qu’à l’hypothèse ou à la probabilité, ce sont toujours des idées directrices, portant sur l’objectif, susceptibles d’analyse et de critique théorétiques. La métaphysique et la science domineront donc toujours la morale, qui n’en est que la manifestation pratique et comme l’incarnation dans des actes déterminés. C’est là une conclusion à laquelle les criticistes peuvent échapper encore moins que les kantiens purs. Kant, en effet, divisait la philosophie en deux parties, l’une ayant pour objet la connaissance des phénomènes par l’intelligence, l’autre la réalisation des noumènes par la volonté : la première était pour lui la philosophie théorique, la seconde la philosophie pratique. Cette dernière se trouvait ainsi (à la différence de la pure technique ou application des sciences) avoir un objet absolument distinct et des « principes propres », d’ailleurs purement formels et dégagés de toute considération des buts à atteindre ou des moyens naturels pour les atteindre. Mais il n’en peut être ainsi dans le criticisme, qui ne fait pas reposer la morale sur des noumènes, et qui essaie de s’élever au dessus du formalisme abstrait de Kant en faisant rentrer la morale même dans l’ordre des phénomènes ou de la nature. De cette façon, la dernière apparence de fondement est enlevée à l’opposition, toute mystique d’ailleurs, de la raison théorique et de la raison pratique.

2o La subordination de la raison théorique à la raison pratique est par cela même inintelligible dans le criticisme et contraire aux rapports naturels de la pensée et de l’action. Qu’il s’agisse de théories métaphysiques dont l’application constitue la morale, ou de théories scientifiques dont l’application constitue un art quelconque, si les idées directrices des actes sont incertaines, les actes n’auront pas le pouvoir de leur conférer un caractère apodictique et catégorique qu’elles n’ont pas. Si la raison pure n’aboutit qu’à des conceptions hypothétiques, la « raison pure pratique », régie par ces conceptions, ne sera elle-même qu’une hypothèse traduite en actes. La seule différence, c’est que la raison spéculative peut rester en suspens sur une question métaphysique, tandis que la raison pratique est souvent obligée de prendre en fait un parti pour ou contre ; mais cette décision, simple expédient pratique, ne communique évidemment pas la certitude aux idées qui ne l’avaient point et de plus elle est elle-même déterminée, quand elle n’est pas purement instinctive et machinale, par la plus ou moins grande probabilité théorique en faveur de tel ou tel parti. Le parallélisme nous paraît donc exister partout entre la spéculation et l’action. Toute science est à la fois pratique et pure, et il n’y a point de connaissance qui ne soit action ou ne tourne en action de quelque manière ; la morale, dans le criticisme, n’ayant plus pour objet des noumènes, ne peut différer des autres connaissances que par son domaine d’application : la mécanique est une application des mathématiques au mouvement et aux machines naturelles ou humaines ; la morale est une application de la psychologie, de la sociologie, de la cosmologie et de la métaphysique à la conduite de l’homme, dans la vie privée ou sociale. Ajoutons qu’elle a, selon nous, ce caractère distinctif d’être une connaissance ou une hypothèse qui s’applique elle-même en se pensant. Mais nous ne voyons partout que des connaissances ou des hypothèses appliquées. Dès lors, le criticisme n’a plus de raison pour maintenir, au sens que nous venons d’indiquer, la primauté kantienne de la raison pratique, la souveraineté de la morale, qui, comme tout le reste, a désormais son domaine dans la nature et non plus dans le surnaturel. C’est comme si l’on disait que la conclusion d’un syllogisme est souveraine sur la majeure, que celle-ci doit s’accommoder à celle-là, quoique toutes les deux soient du même ordre et qu’il n’y ait entre elle aucune différence sui generis.

En un mot, pour résumer les rapports que nous venons d’établir entre la morale et la métaphysique, on peut proposer aux criticistes ce dilemme : ou vous soumettez à la critique les fondements de la morale, ou vous ne les y soumettez pas. Dans le premier cas, les fondements de la morale, qui selon vous sont naturels et non surnaturels, peuvent se ramener soit à des faits ou lois scientifiques, soit à des hypothèses métaphysiques, ou aux deux à la fois ; votre critique sera donc elle-même ou de la science ou de la métaphysique, ou les deux à la fois ; dans tous les cas, c’est la spéculation qui dominera la morale ; ce ne sont pas la raison et la métaphysique qui se subordonneront aux prétendues nécessités ou « intérêts » de la pratique, même à cet intérêt supérieur que Kant élevait au-dessus des intérêts purement sensibles. Si au contraire vous ne faites aucune critique des principes de la morale et érigez le devoir en commandement qu’on n’a pas le droit de critiquer, il semblera sans doute possible alors d’en faire dépendre la métaphysique et la science même, de créer ainsi une métaphysique pour les besoins de votre morale ; mais en réalité vous ne pourrez faire deux pas dans cette voie sans revenir aux spéculations que vous aviez d’abord écartées. Finalement vous aurez renversé l’ordre que vous prétendiez suivre, vous aurez fait dépendre le connaissable de l’inconnaissable, vous aurez subordonné la théorie, avec ses certitudes ou ses probabilités, au transcendant et au mystère pris pour règles de conduite, par exemple à un impératif catégorique tombant des nues et préalablement admis par un pur acte de foi. Cette méthode illogique rappellera dès lors les procédés antiscientifiques de ceux qui jugent la vérité ou la fausseté des spéculations philosophiques par leurs conséquences morales ou immorales, c’est-à-dire par les besoins réels ou imaginaires de la pratique humaine. Ne risquera-t-on point de voir la métaphysique et la science même redevenir les humbles servantes de la morale traditionnelle, avec la théologie catholique ou protestante en perspective ? On songe ici involontairement aux procédés habituels de toutes les religions, qui ont toujours prétendu que leurs mystères étaient ou le fondement ou le complément nécessaire de la morale. Les prêtres de Jupiter et les conservateurs de la religion d’État disaient à Socrate, par la bouche d’Aristophane « Comment inspirer aux scélérats une crainte salutaire si l’on admet que ce n’est pas Jupiter qui lance la foudre ? » On disait de même au moyen âge : « Que deviendrait la morale sans la croyance à l’enfer ? » Et beaucoup le répètent encore de nos jours. D’autres se contentent de dire « Que deviendrait la morale si l’on n’admettait pas l’existence de Dieu ; » d’autres : « si l’on n’admettait pas le libre arbitre et la possibilité ambiguë des contraires, etc.? » L’école éclectique s’est souvent servie du recours à la morale comme procédé de démonstration, et les criticistes l’en blâment. Pourtant, n’y a-t-il aucune analogie entre ce procédé et, le leur ? Pour être plus raffinée, leur méthode n’en tend pas moins au même résultat, qu’on pourrait appeler la foi du charbonnier en morale.

3o Après avoir distingué la raison théorique et la raison pratique, toute philosophie est obligée d’en rétablir à la fin l’unité fondamentale. Ici encore, la méthode du criticisme nous semble inadmissible.

M. Renouvier reconnaît que Kant a « trop séparé » les deux raisons ; mais par quel moyen s’efforce-t-il lui-même de rétablir une plus profonde unité entre la raison pratique et la raison théorique ? C’est en leur attribuant pour fond commun la croyance, qui a elle-même pour fond, selon lui, la volonté libre. En d’autres termes, M. Renouvier place la croyance volontaire sous la science même comme sous la morale, sous la théorie comme sous la pratique, et c’est ainsi qu’il croit avoir rétabli l’unité des deux raisons. S’il entendait seulement par là qu’en fait, chez le savant, l’intelligence ne s’exerce point sans la volonté et la sensibilité, que le savant ne peut se dégager entièrement de son caractère, de ses tendances, de ses passions mêmes, rien ne serait plus évident. Nous aussi nous admettons, encore une fois, que toute spéculation enveloppe une pratique et que toute pratique enveloppe une spéculation, c’est-à-dire qu’il n’y a ni intelligence sans volonté ni volonté sans intelligence : car, à nos yeux, toute idée tend à se réaliser et est force motrice en même temps que pensée. Mais ce fait, loin de présupposer le libre arbitre, comme le croit M. Renouvier, est pour nous une preuve de plus du déterminisme intérieur, car il revient à dire : Tout déterminisme conscient et clair, c’est-à-dire tout acte d’intelligence, est accompagné d’un déterminisme inconscient et obscur, c’est-à-dire de tendances, de passions, de mouvements ; et, d’autre part, tout déterminisme obscur, toute passion et toute action, peuvent se résoudre par l’analyse en un déterminisme clair, en idées et en raisonnements. Conscience et mouvement, intelligence et action sont donc les deux faces d’un même processus. Voilà, selon nous, la véritable unité de la raison spéculative et de la raison pratique.M. Renouvier, au contraire, pour rétablir l’analogie, suppose un acte de libre arbitre sous les actes mêmes de l’intelligence, une croyance libre (au sens du libre arbitre) sous la science même. C’est là ce que Kant, pour sa part, n’aurait pas accordé. M. Renouvier, sous le nom de libre arbitre, mêle ainsi le noumène (qu’il croit avoir rejeté) ou, si l’on veut, l’inintelligible et ses mystères, par cela même le non-intelligent à l’exercice même de l’intelligence et à l’élaboration de la science. Au fond, sa prétendue unité des deux raisons demeure un dualisme plus tranché encore que celui de Kant, le dualisme du contingent et du nécessaire. Au lieu de ne voir dans la croyance qu’une science obscure, incomplète, mêlée de passion et d’habitude, il y voit l’acte d’une liberté incompréhensible, agissant sur l’intelligence et la dirigeant où elle veut. C’est là non seulement, à notre avis, multiplier les principes sans nécessité, mais encore confondre les contraires : pour un psychologue, rien au fond de moins libre que la croyance, qui n’est que la part de la passion consciente ou inconsciente dans la connaissance, la part du caractère propre, de l’instinct, de la routine, du besoin et du désir individuels dans la recherche des vérités obscures. La croyance est l’inclination personnelle vers une chose plutôt que vers une autre, inclination qui résulte des hasards de la constitution intellectuelle, c’est-à-dire, au fond, des nécessités de cette constitution. Par exemple, ne sachant où est le vrai chemin, je me lance à droite plutôt qu’à gauche en disant : — Je crois que le chemin est par ici ; — ce choix résulte soit d’un pur concours mécanique de causes, soit d’une préférence secrète ou ouverte pour tel chemin plutôt que pour tel autre. C’est en cette obscure région où règne un mécanisme aveugle que M. Renouvier installe la volonté libre comme premier moteur et première condition de toute science. Ne serait-il pas plus exact de dire que l’ignorance, la passion, le hasard et la nécessité sont l’antécédent de l’intelligence et de la science, le milieu obscur d’où elles émergent peu à peu à la lumière ? Quant au libre arbitre, c’est par simple hypothèse que vous le placez dans cette sphère, puisque, de votre propre aveu, il échappe à la conscience. C’est donc par un pur besoin moral que vous voulez rendre la science même libre à son origine : vous vous appuyez ainsi sur le but, sur la conséquence à laquelle vous tendez ; en d’autres termes, votre philosophie aboutit à un cercle vicieux, tournant de la morale à la science et de la science à la morale.

De cette méthode en quelque sorte circulaire il résulte nécessairement que le principe de la morale sera établi sans critique suffisante, comme un article de foi. Tantôt en effet M. Renouvier le présente lui-même franchement comme tel, tantôt il le soumet à une critique selon nous plus apparente que réelle. Dans sa Revue, il invoque à chaque instant l’impératif catégorique, comme pourrait le faire un pur kantien ; il l’oppose à ses adversaires comme un principe évident ou dont on doit être moralement certain ; là point de déduction : c’est un credo. Dans son livre sur la Science de la morale, au contraire, l’impératif catégorique arrive si tard qu’il semble d’abord que la morale se constitue sans lui. M. Renouvier, dans ce savant ouvrage, une des plus importantes productions de la philosophie française contemporaine, essaye une déduction rationnelle du devoir ; mais, nous allons le montrer, il n’aboutit qu’à une notion de devoir qui n’est pas plus celle des kantiens que celle des utilitaires, des stoïciens, des épicuriens, qui n’est même pas une notion de devoir quelconque.

Suivons le criticisme dans cet établissement des bases de la morale, et cherchons à quels principes successifs, ou plutôt à quelle série de postulats il sera obligé de faire appel. Nous le verrons essayer d’abord d’établir la morale sur des bases scientifiques, sur des faits observables ou des principes rationnels ; puis, dans son impuissance à conduire jusqu’au bout une véritable critique des fondements de la morale, nous le verrons se réfugier en dernier recours dans un acte de foi mystique à un impératif indéfinissable.


II

PREMIERS FONDEMENTS DE LA MORALE CRITICISTE : LA RAISON, LA LIBERTÉ APPARENTE, LE DÉSIR OU FINALITÉ RELATIVE


M. Renouvier, au début de son livre, nous apprend que la moralité a, chez l’homme, un « double fondement, nécessaire et suffisant » ; ce fondement consiste simplement en ce double fait que « l’homme est doué de raison et se croit libre ». Il est doué de raison, dit M. Renouvier, « c’est-à-dire qu’il réfléchit ou peut réfléchir à ses pensées et à ses actes, et qu’il est capable de comparer, de juger et de savoir qu’il juge, de délibérer et de savoir qu’il délibère avant d’agir. » Voilà donc tout ce que M. Renouvier entend par raison : c’est simplement l’intelligence, avec la conscience de soi qui en est inséparable, c’est l’entendement tel que Hobbes, Helvétius, Bentham l’admettent ; ce n’est plus la raison pure de Kant, distincte de l’entendement par le caractère absolu de son objet, réel ou idéal. Que M. Renouvier ait tort ou non de rejeter la « raison pure », là n’est pas la question pour le moment ; nous constatons seulement qu’il se borne à poser l’homme comme un être intelligent, ce que personne d’ailleurs ne lui contestera.

Personne ne lui contestera non plus que l’homme, au moins celui qui s’en tient aux croyances instinctives, se croit libre ; et cette « liberté apparente » consiste, ajoute M. Renouvier, en ce que dans la pratique se pose sans cesse le dilemme suivant : « faire ou ne pas faire cela, » ce qui suppose que l’homme s’attribue un double pouvoir. — Rien de mieux ; les déterministes l’accorderont très volontiers. Ils ajouteront seulement que cette apparence de liberté n’est pas distincte de l’intelligence même et du pouvoir de réfléchir précédemment admis par M. Renouvier. Un être intelligent, en effet, est capable de concevoir plusieurs manières d’agir, comme il est capable de concevoir le blanc et le noir, et il n’a pas même besoin de s’attribuer la liberté proprement dite pour admettre un « choix possible », car ce choix peut résulter précisément de l’intelligence même et du jeu de ses lois. Le choix n’est incompatible qu’avec le fatalisme oriental, qui suppose que les effets se produisent sans causes ou que notre intelligence ne fait pas partie de ces causes mêmes ; mais le déterminisme scientifique soutient que les effets ont des causes, parmi lesquelles se trouvent nos idées, nos désirs, nos actions ; il soutient aussi que nous ne pouvons prévoir l’avenir indépendamment de ces idées, de ces désirs, de ces actions ; il conclut donc à la nécessité pratique de la réflexion avant l’action, c’est-à-dire du choix intellectuel, que nous nommons plus ou moins proprement liberté, et qui sera un des facteurs de l’action même. Ainsi, au fond, les deux conditions de la moralité demandées par M. Renouvier, telles du moins qu’il les définit, se réduisent pour le psychologue à une seule : l’intelligence, avec la diversité de ses idées et l’efficacité naturelle de l’idée dominante sur la conduite.

Maintenant, comment tirer de là la moralité proprement dite, et surtout l’impératif catégorique ? — C’est une déduction qu’on peut mettre tout philosophe au défi d’opérer. Dans le fait, M. Renouvier ne l’opère qu’au moyen d’un paralogisme qui saute aux yeux de tout lecteur, et où l’on abuse de l’ambiguïté des mots devoir, bien, bien moral. « Le jugement réfléchi d’un côté, dit-il, la liberté apparente ou que l’on croit être, de l’autre, s’appliquent à des phénomènes de sensibilité, d’entendement et de passion qui… aboutissent toujours, à l’égard d’un acte, quel qu’il puisse être, à présenter une certaine fin désirable à atteindre. Cette fin est toujours représentée comme un bien pour l’agent, et l’agent ne se détermine jamais, en fait, que pour obtenir ce qu’il pense être son bien. On doit dire, par conséquent, qu’il est tenu d’agir en vue du bien, généralement parlant. » Ainsi M. Renouvier donne ici pour objet à l’intelligence et à la liberté apparente quelque chose de simplement désirable, où l’agent voit son bien ; puis il en conclut qu’il est tenu d’agir en vue du bien généralement parlant. Que de termes vagues, non définis, qui n’ont de moral que l’apparence ! La Mettrie aussi admettra le bien ainsi entendu. De même pour le devoir, dont M. Renouvier introduit l’idée sous la forme suivante : « La moralité soumise à ces conditions apparaît sur le terrain des biens opposés, dont la délibération implique le conflit. Elle consiste dans la puissance, soit, pratiquement, dans l’acte de se déterminer pour le meilleur, c’est-à-dire de reconnaître, parmi les différentes idées du faire, l’idée toute particulière d’un devoir-faire, et de s’y conformer[2] ». Cette idée, peut-on répondre, n’a réellement rien de particulier : telle que M. Renouvier l’a définie, c’est simplement celle du parti le plus « désirable » et, en conséquence, le plus rationnel ou logique pour un être doué de raison et de réflexion ; nous sommes bien loin du devoir tel que Kant l’entend. Ce que M. Renouvier vient de présenter comme le « double fondement de la morale » s’appliquerait aussi bien, non seulement à toutes les morales, — même à celle des épicuriens et des cyrénaïques (qui n’excluaient pas la réflexion), — mais encore à tous les arts, soit libéraux, soit manuels. Pour être peintre ou architecte, il faut que l’homme soit doué d’intelligence et de jugement réfléchi, afin de concevoir des plans divers de tableau ou d’édifice ; il faut aussi qu’il se croie libre, en ce sens tout empirique qu’il s’attribuera le pouvoir de réaliser l’idée qui aura prévalu dans son intelligence par la réflexion, et de réfléchir toutes les fois que l’idée même de la réflexion et de sa nécessité sera en lui dominante. Là aussi, il y a un meilleur entre plusieurs possibles, conséquemment un parti rationnel à prendre, un devoir-faire. De même, pour être pilote, il faut être intelligent et s’attribuer la liberté de mouvoir le gouvernail selon l’idée du meilleur ; pour être menuisier, cordonnier, comme dirait Socrate, les mêmes conditions sont requises. Dira-t-on donc que tous ces arts sont des applications de la moralité, du devoir, de l’impératif, de la liberté morale ? Le déterminisme intellectuel et sensible n’est-il pas ici plus que suffisant, comme il suffit au castor pour bâtir sa hutte et à l’oiseau pour choisir l’emplacement de son nid ? M. Renouvier nous dit pourtant que c’est là le « fondement nécessaire et suffisant de la moralité » ; s’il en est ainsi, le problème n’est pas difficile, et tout le monde est déjà d’accord. C’est donc pour ce mince résultat qu’il faut renverser l’ordre habituel des questions, asservir la métaphysique à la morale, introduire dans le monde le scandale du libre arbitre, etc. ? Mais, puisque ce fondement est à la rigueur « suffisant », pourquoi ne pas s’en contenter ? pourquoi combattre avec tant d’ardeur le déterminisme, l’évolutionnisme, le transformisme, l’utilitarisme ? Si M. Renouvier, critique ordinairement sévère, avait trouvé chez quelque autre philosophe cette page où les termes de bien, de meilleur, de devoir sont définis avec une ambiguïté évidente, nous inclinons à croire qu’il ne s’en serait pas contenté[3].

Une analyse rigoureuse et complète des éléments de la conscience morale était ici d’autant plus nécessaire que M. Renouvier nous imposera tout à l’heure la « constitution de la conscience » comme une chose qu’on est tenu d’admettre par cela seul qu’on est homme. Il ne donnera pas du devoir une autre justification que cette constitution même, dont il suffit à chacun de prendre conscience pour prendre aussitôt conscience du devoir. Toute la critique de la moralité se réduira ainsi à une pure analyse de la moralité dans la conscience ; mais au moins faudrait-il que cette analyse fût sérieuse et ne roulât point tout entière sur des mots à double sens, qui paraissent avoir un sens moral et n’ont au fond qu’un sens psychologique.

En réalité, M. Renouvierse trouve forcé, dès le début, pour construire la morale telle qu’il l’entend, d’introduire un nouveau principe, non mentionné expressément dans son premier chapitre : le principe de finalité, qui répond à notre faculté de désirer, et dont l’idée de bien n’est qu’une application. Pour constituer la moralité, dit en effet M. Renouvier, il suffit que l’agent « soit un être prévoyant, raisonnable, qu’il ait des fins à poursuivre, et que tous les biens ne soient pas équivalents entre eux à ses yeux[4]. » Au tome III des Essais de critique générale (p. 133), M. Renouvier déclare également que la finalité et la liberté sont les deux grands principes qui dominent toute critique de la raison pratique. Reste à savoir en quel sens nous pourrons prendre ce terme de fins.

M. Renouvier ne saurait faire ici appel à une finalité absolue, à des causes finales transcendantes, dont il n’a pas dit mot et qu’exclut d’ailleurs son système ; il veut donc simplement désigner par fins les objets de nos désirs, de nos « passions », comme il le dit d’ailleurs lui-même. « La fin, ajoute-t-il, est identique au bien, et il est clair que la morale vise à atteindre le bien[5]. » Ainsi se trouve introduit comme troisième fait servant de base à la morale, outre la raison et la liberté apparente, le désir' tendant à sa fin.

Mais en même temps vont reparaître toutes les difficultés des systèmes qui veulent fonder la morale sur la fin de l’homme. Si cette fin est objective, extérieure, hors de la conscience, la volonté se trouve soumise à une loi qu’elle ne peut réellement connaître avec certitude, car qui se flattera de connaître la fin absolue et le bien en soi ? Connût-on cette fin, elle constituerait toujours pour l’homme une loi étrangère, une hétéronomie dont M. Renouvier ne veut pas plus que Kant. Il faut donc admettre une fin purement subjective, c’est-à-dire simplement une direction de nos tendances et de nos désirs ; mais alors s’élèvera un conflit entre les désirs, entre les fins, les unes sensibles, les autres intellectuelles, les unes personnelles, les autres impersonnelles. « La fin ou le bien, remarque lui-même excellemment M. Renouvier, c’est le bonheur, c’est aussi le développement des facultés, c’est ce développement sous la conduite des passions ou sous la direction de la raison. Le mot fin n’a pas la vertu de mettre l’ordre dans ces éléments, dont l’accord n’est pas toujours apparent. » Comment donc construirons-nous la morale ? À vrai dire, les trois éléments mis jusqu’à présent en œuvre par M. Renouvier, entendement, liberté apparente et désir, c’est-à-dire finalité relative, sont ceux de toute morale utilitaire et suffiraient à édifier une morale de ce genre ; quant à en tirer autre chose qu’un utilitarisme plus ou moins déguisé, c’est une tâche à laquelle M. Renouvier ne réussira pas, tant qu’il ne se réfugiera point dans l’impératif catégorique et absolu de Kant.

M. Renouvier essaye cependant de se tirer dès à présent d’affaire en combinant l’élément intellectuel et l’élément sensible, en essayant de ramener le désir à une règle fixe par le moyen de la raison. « Les moralistes, dit-il, ne se sont pas trompés en pensant que les fins, sensibles ou rationnelles, personnelles ou impersonnelles, sont néanmoins des mobiles moraux, mais bien en ne cherchant pas une loi qui les gouverne, et ils ne se sont pas entendus sur la préférence à donner aux unes ou aux autres en tant que rectrices, puisqu’elles sont toutes bonnes, telles qu’ordinairement ils les ont définies, mais qu’il n’en est aucune qui porte règlement pour les autres ni pour elle-même[6]. » Ainsi, c’est une loi, un règlement qui, selon M. Renouvier, manque à la morale toute relative des fins identiques aux biens. À vrai dire, les partisans de cette morale pourraient lui répondre que la fin suprême est pour eux le bonheur, et que la recherche rationnelle du bonheur est bien une loi, un règlement ; la seule difficulté serait de choisir entre le bonheur personnel et le bonheur universel, mais M. Renouvier, à son propre point de vue, rencontre une difficulté semblable. C’est même pour en sortir qu’il admet que toutes les fins peuvent être recherchées, mais seulement à une condition expresse, savoir qu’elles soient susceptibles de généralisation et qu’elles rentrent ainsi dans une loi générale. Voyons donc ce que cette loi des désirs, objet ou plutôt fonction de la raison, peut être dans une doctrine qui réduit la raison même à l’entendement et à ses fonctions logiques.

Si cette doctrine était parfaitement conséquente avec elle-même, la loi y serait présentée comme purement logique, comme une simple généralisation de l’entendement, que tout être doué d’intelligence et de réflexion est capable de faire sans avoir besoin d’autres « fondements » que son « intelligence » même et sa « liberté apparente ». M. Renouvier tente bien d’abord de s’en tenir à cette conception de la loi comme généralisation logique et extension à autrui des fins que chaque individu trouve désirables pour lui-même. « Deux agents raisonnables, dit-il, se connaissant chacun soi-même et puis mutuellement comme tels, sont nécessairement portés à concevoir un bien commun résultant de leurs biens réunis, un effort de leurs efforts, une fin de leurs fins… Il ne faut rien de plus que cette qualité d’êtres raisonnables pour expliquer la situation que je viens de définir[7]. » Ceci posé, pourquoi, se demande M. Renouvier, les agents raisonnables « doivent-ils compter mutuellement sur leurs promesses, et même sur celles qu’ils supposent et ne formulent point ? et quel est le premier ou l’essentiel des biens communs dont leur association implique la connaissance ?… Une seule réponse est à faire selon la raison. Ces agents compteront sur leurs promesses mutuelles, parce qu’ils sont des personnes semblables, ou égales, entre lesquelles cette identité divisée et la substitution mutuelle toujours rationnellement possible établissent ce qu’on nomme une relation bilatérale et des rôles pratiquement renversables… Deux personnes se trouvent n’être plus moralement qu’une personne unique, mais à la condition que cette unique se pose double. » Tel est le moyen par lequel M. Renouvier espère nous amener à considérer le bien des autres comme s’il était notre propre bien, conséquemment à généraliser la maxime de nos actions.

Selon nous, dans cette théorie de la substitution possible des personnes, tant qu’on se contente de supposer avec M. Renouvier la raison, la liberté apparente et le désir, il est impossible de voir autre chose qu’une fiction logique et mathématique par laquelle on pose abstraitement l’égalité des personnes humaines, en oubliant précisément leur réelle distinction. C’est ce que nous avons déjà objecté ailleurs à M. Renouvier[8]. Celui-ci a cru que, par cette objection, nous voulions simplement opposer la réelle inégalité des personnes à leur égalité idéale, la « pratique du droit » à la théorie du droit ; mais notre objection portait bien plus profondément. C’est l’établissement même du droit théorique et de l’égalité idéale, c’est la généralisation des maximes de conduite qui nous semble impossible tant qu’on s’en tient aux abstractions de l’entendement, car ces abstractions éliminent précisément ce qui fait la personne, la différence individuelle, le moi. Moi et toi fussent-ils égaux sous tous les rapports, il y aurait toujours cette différence suprême que je suis moi, que vous êtes vous ; la raison ne peut nous identifier qu’abstraitement et fictivement : dans la réalité, pourquoi sacrifierais-je mon moi au vôtre, pourquoi même vous mettrais-je sur le même pied que moi ? Voilà ce qu’il faudrait expliquer pour fonder le droit, et je ne dis pas seulement le droit appliqué, mais le droit théorique ou, si vous aimez mieux, le devoir envers autrui avec son caractère de généralité. Au reste, M. Renouvier a fini lui-même, dans sa réponse à notre objection, par faire appel à une idée toute différente de celles qu’il avait d’abord mises en avant, je veux dire à l’idée « d’impératif, d’obligation[9]. » Mais alors pourquoi avoir feint, au début, une déduction scientifique de la moralité avec l’entendement et la liberté apparente pour principes « suffisants », quand on s’appuyait au fond sur une idée de moralité absolue et impérative, qu’on est forcé à la fin d’introduire sans l’avoir définie, ni critiquée, ni justifiée.

Rectifions donc nous-même les principes de la morale criticiste en ajoutant à l’entendement, à la liberté apparente et à la finalité relative du désir, — simples faits d’expérience admis par tous les moralistes, — ce quatrième élément : l’obligation, qui peut seul établir une différence fondamentale entre le système criticiste et le système utilitaire.


III

QUATRIÈME FONDEMENT DE LA MORALE CRITICISTE : L’OBLIGATION OU LA FORME IMPÉRATIVE DU DEVOIR.


Le criticisme se fût montré plus logique en posant franchement dès le début, comme Kant l’a fait, le principe de l’obligation. Il eût fallu surtout en faire l’analyse et la critique, pour fonder une morale vraiment rationnelle. Par malheur, cette analyse et cette critique font absolument défaut dans le système criticiste. M. Renouvier se contente de nous dire que le jugement d’obligation est « un jugement synthétique » et que « de là vient la difficulté d’en définir nettement le contenu, l’impossibilité de le déduire d’aucune notion antérieure. » Rien de plus commode que cette théorie des jugements synthétiques à priori, fort analogue à celle des idées innées, qui dispense d’analyser et de critiquer une notion : c’est de la philosophie paresseuse. Avant de déclarer ainsi que l’idée de devoir est vraiment une idée première, ne faudrait-il pas examiner préalablement les systèmes qui s’efforcent de l’expliquer par une combinaison de la raison et de l’instinct social, par une transmission héréditaire des tendances essentielles à la conservation de la race, par un phénomène quelconque de chimie mentale qui fait apparaître à l’homme les nécessités sociales comme des nécessités individuelles ? Vrais ou faux, ces systèmes méritent assurément l’examen, tout comme les doctrines qui réduisent le devoir soit à des expériences d’utilité accumulées, soit à un sentiment esthétique et à un amour naturel de l’individu pour le type idéal de l’espèce.

Au lieu de critique, M. Renouvier se borne à une simple constatation de ce qu’est la conscience dans sa constitution actuelle, la conscience de l’homme civilisé, héritier d’une multitude de générations innombrables, façonné par les mœurs et les lois, produit du temps et de l’histoire. « La conscience d’un homme, dit M. Renouvier, ne peut qu’inviter la conscience d’un autre, après avoir constaté ce qu’elle-même constate, à produire ce qu’elle-même produit et à déterminer le vouloir en conséquence[10]. » Constatons-nous donc en nous la loi toute faite, toute inscrite, comme le prétendait Cicéron ? La doctrine du criticisme ne sera plus alors autre chose que la vieille doctrine du spiritualisme classique ou, si l’on préfère, celle des intuitionistes anglais et écossais, qui admettent une intuition morale, un sens moral, une faculté morale, etc. On pourra encore la rapprocher de l’instinct divin, de l’immortelle et céleste voix de Rousseau. Si au contraire nous ne trouvons pas la loi toute faite et si nous la faisons ou produisons nous-mêmes, il faut alors nous dire expressément en quoi consiste cet acte et quelle en est la valeur. Nous devons avoir une claire conscience de ce que nous faisons réellement et surtout de ce que nous faisons librement. Là-dessus, pourtant, le criticisme ne fournit aucune réponse précise. Il se contente d’une sorte d’empirisme analogue à celui des positivistes, qui, eux aussi, constatent dans la conscience des instincts altruistes et des idées désintéressées, puis disent à l’homme Vous naissez avec ces instincts et ces notions ; suivez-les, vous serez des êtres moraux et sociaux.

M. Renouvier, il est vrai, attribue aux idées d’obligation et de justice un caractère à priori ; à l’exemple de Kant, il n’en fait point des intuitions de quelque réalité d’expérience, mais de simples formes rationnelles ou lois de conduite, objets de jugements synthétiques à priori ; malgré cela, c’est toujours de l’empirisme psychologique et moral que de constater en soi des notions prétendues irréductibles lorsqu’on n’en a pas préalablement tenté par tous les moyens la réduction et la déduction. Examinons de plus près ces deux caractères d’à priori et de jugement synthétique que M. Renouvier attribue à l’obligation. D’abord, il n’y aurait de rationnellement a priori que ce que la pensée pourrait déduire des nécessités de la pensée même, car alors on aurait montré non seulement pourquoi notre pensée est constituée de telle manière, mais encore qu’elle ne peut être autrement constituée. De même, il n’y aurait de pratiquement a priori que ce qu’on pourrait déduire des conditions sine quâ non de l’activité et de la volonté. Or, il n’en est pas ainsi pour l’idée du devoir : on peut fort bien 1o penser, 2o agir sans cette idée, en se contentant d’une notion tout empirique du meilleur, c’est-à-dire du plus agréable, du plus utile, ou encore du plus beau. Un être purement utilitaire ou purement artiste n’aurait rien de contradictoire ni au point de vue de la pensée ni au point de vue de l’action, et ne serait cependant pas un être moral au sens des kantiens : son devoir-faire se réduirait au plus utile à faire, ou au plus agréable, ou au plus beau, et les impératifs de sa conduite prendraient cette forme tout hypothétique : — Celui qui veut son bonheur doit agir de cette manière ; or je veux mon bonheur et vous voulez votre bonheur, donc je dois et vous devez agir de cette manière. — M. Renouvier n’a lui-même posé dans son premier chapitre qu’un impératif purement hypothétique sous le nom de meilleur, de devoir-être et de devoir-faire. Il n’a donc pas le droit d’introduire maintenant sans le justifier un impératif catégorique, un devoir qui est devoir par lui-même et non en vue d’un but : car, encore une fois, il n’a point démontré que cette idée fût une notion vraiment à priori et non un produit de l’expérience accumulée, de l’instinct, de la nature que nous trouvons toute faite en nous. Sa foi au devoir est tout empirique et ne saurait constituer un « jugement rationnel à priori, » plutôt plus simple préjugé ou un instinct impérieux.

Il n’a pas démontré davantage le caractère synthétique qu’il attribue au jugement de l’obligation. « Toutes les fois, dit-il, que la raison envisage une fin comme devant être atteinte en vertu de ses lois, elle l’envisage en même temps comme devant être recherchée par l’application de la volonté[11] » Autrement dit, ce qui est rationnel pour la raison l’est aussi pour la volonté qui peut le réaliser ; s’il est bon qu’une chose existe et si je puis la faire exister, il est bon que je la fasse exister ; s’il est raisonnable qu’une chose soit et s’il est possible qu’elle soit par moi, il est raisonnable qu’elle soit par moi. M. Renouvier voit là un jugement synthétique, « original et irréductible ; » mais il suffit d’un peu d’attention pour reconnaître que c’est un jugement tout analytique, un syllogisme dont la conclusion ne fait que développer la majeure. Tout s’y ramène à cette idée : — Ce qui est rationnel est rationnel ; qui veut la fin veut les moyens, et, si la volonté est un moyen pour l’existence d’une chose rationnelle, la conformité de la volonté à cette fin sera elle-même rationnelle. — De plus, M. Renouvier abuse encore ici de l’ambiguïté des termes raison, raisonnable et devoir, auxquels il donne un sens nouveau et moral après en avoir donné des définitions toutes psychologiques et empiriques ; il n’a défini jusqu’à présent la raison que comme le pouvoir de mesurer différents biens, différents désirables, sans même distinguer clairement entre les biens pour nous et les biens pour les autres. Ce que la raison ainsi entendue juge « devoir être atteint en vertu de ses lois », c’est donc simplement le plus grand désirable, qu’elle ne sert qu’à déterminer, et il s’agit là, au fond, des lois de la sensibilité, non des lois d’une raison qui n’a par elle-même aucun objet. Il en résulte que le devoir ne peut plus être une idée nouvelle ajoutée par synthèse aux précédentes ; c’est simplement la conséquence avec soi-même, l’harmonie de la volonté avec l’intelligence, l’identité de l’action avec le jugement. Si, par exemple, je crois qu’il vaut mieux pour ma santé et pour mon plaisir faire une promenade que de rester chez moi, je suis en ce sens obligé à faire la promenade, sous peine d’inconséquence ; c’est une proposition analytique et de pure logique. Où est dans tout cela la moralité ?

Enfin, en admettant que l’idée du devoir soit vraiment indécomposable et ne ressemble pas aux prétendus corps simples des anciens, il faut alors en faire une catégorie ; cependant, comme l’a remarqué un des admirateurs de M. Renouvier, le devoir ne figure pas dans le tableau des catégories[12]. C’est peut-être que, pour M. Renouvier, le devoir est simplement un cas particulier de la finalité. Étant données des fins rationnelles, celles dont la réalisation dépend de notre volonté prennent le nom de devoir. — Mais, on ne saurait trop le redire, le devoir ainsi entendu n’est toujours que la conséquence logique qui fait que ce qui est bon à posséder est bon à vouloir quand la volonté est un moyen de le posséder.

Le devoir proprement dit ne serait un simple cas original de la finalité que si le devoir était lui-même présenté comme une fin, non un moyen, et comme une fin irréductible, supérieure aux fins relatives, ayant par conséquent des caractères spéciaux. Telle est l’hypothèse à laquelle M. Renouvier est logiquement amené et qu’il finit lui-même par laisser vaguement entrevoir. « Le jugement par lequel nous nous déclarons obligés réunit, » dit-il en termes d’ailleurs fort obscurs, « dans la catégorie de finalité, les idées de fin rationnelle et de devoir moral[13]. » Et pour que cette réunion fût une vraie synthèse, ajouterons-nous, il faudrait que le devoir moral fût essentiellement différent de la fin purement rationnelle. Mais alors, nous voici arrivés bien loin du point de départ choisi d’abord par M. Renouvier : après avoir posé au début un devoir qui n’était pas plus stoïcien ou chrétien qu’épicurien, M. Renouvier est forcé maintenant d’ajouter à l’idée de fin rationnelle un devoir vraiment moral constituant une espèce de fin particulière avec des caractères sui generis. Reste à savoir si cette fin et ses caractères seront suffisamment justifiés par M. Renouvier. Pour nous en rendre compte, examinons la fin morale successivement dans sa forme propre et dans sa matière propre, selon la terminologie kantienne.

On a accusé de formalisme la doctrine de Kant sur la forme caractéristique du devoir. Cette objection, selon nous, tombe encore plus directement sur tous ceux qui admettent un devoir quelconque proprement dit avec son caractère absolu, impératif, à priori, sans admettre en même temps les noumènes de Kant. Ce dernier a eu le mérite de montrer où mène logiquement la thèse du devoir absolu. On aura beau comme l’école éclectique, comme M. Janet par exemple, combiner l’idée de l’impératif à priori avec des éléments empruntés à l’expérience, il faudra toujours, quand on érigera tel ou tel bien déterminé en devoir absolu et à priori, expliquer ce qu’on entend par cet absolu, par ce caractère impératif indépendant de l’expérience ; or on se trouvera nécessairement amené par là soit au formalisme métaphysique de Kant, qui fait du devoir la forme d’un noumène inconnu, soit à un formalisme purement logique, qui fait du devoir une forme de phénomènes. M. Renouvier admet-il, comme l’école spiritualiste, un devoir absolu ? Alors il n’échappera pas plus que les autres au dilemme suivant : Toute loi absolue est, en tant que telle, ou la forme d’un noumène ou la forme d’un phénomène ; dans le premier cas, le fondement de l’obligation est un mystère ; dans le second, ce fondement est un fait d’expérience, qui rend l’obligation toute relative ; dans tous les cas, la loi n’est qu’une forme et la morale qui la pose à priori, indépendamment de l’expérience, est un formalisme.

M. Renouvier, nous le savons, s’imagine échapper à l’objection de formalisme parce qu’il ne refuse pas d’admettre, en même temps que le motif du devoir, la légitimité d’autres motifs ou mobiles naturels à l’homme et ayant un contenu déterminé, tels que l’idée et le désir du bonheur, la considération des fins ou des résultats de l’action. « La réduction de la loi morale à la forme, indépendamment de toute matière, est vraie sans doute, dit-il, en ce sens que la loi, comme générale, se subordonne tous les cas particuliers, toutes les fins particulières ; elle n’est ni ne peut être vraie quand on entend par là que l’acte conforme à la loi devrait être fait en dehors de la tendance à la fin universelle ou au bonheur, soit même à une fin particulière quelconque et encore que justifiable par la loi[14]. » En d’autres termes, M. Renouvier croit éviter le formalisme en ajoutant à la forme à priori de la loi une matière empirique. Selon nous, c’est là au contraire un formalisme renforcé et, qui plus est, contradictoire. En effet, ce qui constitue essentiellement le formalisme moral, ce n’est pas de rejeter les mobiles de l’amour, du bonheur, etc., ce que Kant lui-même n’a pas fait dans le sens qu’on lui prête ; c’est d’admettre que le devoir oblige par son caractère à priori, car, comme nous ne pouvons, selon tous les kantiens, saisir à priori la chose en soi (s’il y en a une), mais seulement la forme que lui imprime notre pensée et qui est la propre forme de notre raison, il en résulte que le devoir est essentiellement une forme. Pour Kant, il y a sous cette forme un fond mystérieux, le noumène ; pour M. Renouvier, le noumène n’existe pas ; dès lors, le devoir ne peut plus être qu’une forme sans fond. Nous aboutissons donc à un formalisme pur et complet, pour lequel toutes les formes de la raison sont de simples catégories de l’entendement et de la logique, sans autre objet que des phénomènes. La raison n’a plus en toutes choses qu’une valeur régulative, non constitutive ; « elle intervient, dit M. Renouvier lui-même, dans les actes humains plutôt pour les régler que pour les inspirer[15]. » Par elle-même, elle est donc vide et sans objet, comme toute raison réduite au pur entendement, au simple pouvoir de réfléchir, de juger et de comparer. Elle ne saurait nous ouvrir l’accès d’un monde supérieur.

Aussi M. Renouvier soutient-il contre Kant que le criticisme « n’a point le droit de placer le fondement de l’éthique dans la région nouménale, la morale étant comme le reste de l’ordre des phénomènes et devant se formuler sur le terrain de l’expérience. L’en soi de la morale est une hypothèse métaphysique trancendante, et certainement la plus obscure qu’il y ait dans une philosophie qui ne ramène pas le devoir à Dieu[16]. » Par là, M. Renouvier se trouve amené à reconnaître avec Schopenhauer que, pour Kant, l’ « en soi » de la morale, l’absolu qui commande, la voix inconnue qui ordonne dans le for de la conscience, c’était au fond Dieu. Et rien n’est plus vrai. Kant, pourrait-on ajouter, a commencé par nous faire admettre la voix, en se réservant de nous faire ensuite admettre par postulat la bouche divine dont elle sort, et il se flatte ainsi d’avoir établi la morale en dehors de la théologie, quand, en réalité, il lui a donné un fondement déjà théologique en appelant la voix intérieure une voix absolue, impérative, nouménale, c’est-à-dire divine. Il ne lui sera pas difficile ensuite de montrer que le divin suppose un Dieu quelconque, ce Dieu fût-il nous-mêmes, le moi absolu de Fichte, le sujet-objet de Schelling, l’idée de Hegel, un-tout des panthéistes. Ce qu’il eût fallu établir, c’est que la voix intérieure, dont la nature est aussi indéterminée que les ordres sont impérieux, n’est pas une simple hallucination interne, comme les voix qui ordonnaient à Jeanne Darc d’aller trouver le roi de France.

Mais est-ce seulement sur Kant que tombe l’objection précédente ? Tout philosophe qui attribue au devoir les mêmes caractères d’impératif absolu, d’obligation inconditionnelle, n’aboutit-il pas logiquement, soit au même mystère de l’ « en soi », soit à un formalisme encore plus injustifiable ? M. Renouvier nous dit comme Kant « La propriété du principe suprême de la morale est de n’impliquer aucune connaissance expresse des biens objectifs et des fins réelles des êtres ni de soi-même, quelles qu’elles puissent être. Il vaut toujours de sa nature, ou par sa forme, indépendamment de la matière, à laquelle il s’applique d’ailleurs nécessairement[17] ». Toute la différence, encore une fois, entre Kant et ses nouveaux disciples, est donc en ce point que pour Kant le fond du devoir est une réalité nouménale, tandis que pour M. Renouvier c’est, autant que nous pouvons le connaître, une matière phénoménale. Mais, quand on veut ainsi fonder une morale sur les phénomènes et dans l’ordre de l’expérience, — ce qu’on a toujours appelé du nom de morale empirique, — a-t-on encore le droit d’invoquer une « obligation » véritable, une loi catégorique ?

M. Renouvier admet cependant l’obligation catégorique, dont il parle à chaque instant dans la Critique philosophique. Son fidèle et savant collaborateur, M. Pillon, blâme sévèrement M. Janet, qui, pour des raisons en partie analogues à celles que M. Renouvier oppose lui-même au formalisme kantien, avait réduit les impératifs catégoriques à des impératifs hypothétiques, ayant pour condition l’objet, la matière, la fin qu’ils prescrivent. M. Pillon s’efforce de montrer à M. Janet que, dans la recherche des conditions, on arrive toujours « à une dernière condition ou il faudra bien s’arrêter, c’est-à-dire à une dernière formule d’impératif qui comprendra et expliquera toutes les précédentes, et qui sera elle-même posée catégoriquement, c’est-à-dire sans condition, sans explication et sans motifM. Janet n’a pas vu, ajoute-t-il, et « je suis vraiment étonné d’avoir à relever une si prodigieuse inattention, que les impératifs moraux qu’il cite et dont il montre la raison, la condition sous-entendue, sont des cas particuliers, des applications particulières de l’impératif catégorique, lequel, en sa formule générale, ne peut être qu’un acte de foi rationnelle, un jugement synthétique à priori… Ce qu’il y a de plaisant, c’est que M. Janet déclare expressément que le devoir de respecter la personne humaine, considérée comme fin en soi, ne saurait être expliqué, démontré à qui ne le sent point… Vous voyez donc bien qu’il y a une espèce d’impératif qui se présente et s’impose à la volonté humaine, sans explication, sans condition, et sans motif. En vérité, il est bien à désirer que les études logiques se relèvent en France[18]. » On voit comment la morale criticiste est elle-même ballotée entre l’empirisme et le formalisme rationaliste. Le fondement de l’obligation y est ou bien empirique ou bien purement formel et gratuit, « sans explication et sans condition. »

La vraie thèse du criticisme, autant qu’on peut la saisir parmi beaucoup d’obscurités et de fluctuations qui ne sont pas non plus toujours très « logiques, » c’est que, si la volonté peut se déterminer pour des objets et des fins, c’est sous la condition de les universaliser, et l’universalité ainsi obtenue n’a plus elle-même besoin de condition et d’explication supérieure : elle est inconditionnelle. Mais alors va se présenter une nouvelle série de difficultés, relatives à la notion même d’universalité.

D’abord pourquoi l’universalité serait-elle quelque chose d’inconditionnel, conséquemment de catégorique et d’impératif ? On pourrait le concéder encore, peut-être, s’il agissait d’une universalité véritable, s’étendant réellement à tous les êtres parce qu’elle s’étendrait au fond même de l’être et exprimerait la réalité absolue. C’est ainsi que Kant se représentait l’universel, comme un moyen d’atteindre indirectement l’essentiel, le réel, le noumène, objet propre de la raison. Mais pour M. Renouvier, faut-il le redire ? la raison n’a pas d’objet transcendant : elle est simplement la faculté de généraliser, et son universel n’est au fond que le général. Dès lors, M. Renouvier tombe tout entier sous l’objection de Schopenhauer, qui reprochait à Kant de parler en morale d’universalité absolue et inconditionnelle quand il n’a le droit d’invoquer que la généralité, que l’humanité connue par l’expérience « Nous ne connaissons pas, dit Schopenhauer, d’autres êtres raisonnables que l’homme, et cependant Kant nous parle d’une loi s’appliquant a l’universalité des êtres raisonnables possibles, comme s’il avait fait connaissance avec les anges et avec Dieu, comme si la raison lui était connue comme une faculté plus qu’humaine[19]. » M. Renouvier, d’accord avec Schopenhauer pour repousser « la raison distincte de l’entendement, » la raison plus qu’humaine, essaye cependant de soutenir contre lui « qu’il n’est nul besoin de forcer le sens ordinaire du mot ni de sortir de l’expérience et de l’usage formel des catégories pour considérer une fonction de la raison dans l’acte de généraliser les maximes de vie et de conduite et de n’accepter comme moralement bonnes que celles qui, généralisées de la sorte, restent applicables à une société d’êtres humains[20]. » — Mais, pour qui n’admet que l’expérience et des catégories formelles, la généralisation elle-même demeure toute formelle, toute logique, et alors il devient impossible d’identifier le moralement bon avec ce qui est général, car en quoi la généralité, par elle-même, est-elle bonne ? Un joug général, par exemple, serait-il la liberté ? Une nécessité universelle serait-elle un bien ? Un malheur universel serait-il un bien ? Inversement, que le bien soit essentiellement général, c’est ce que vous ne savez pas davantage, puisque vous ne savez pas au fond ce qu’est le bien en soi, mais seulement pour nous : toute votre logique formelle ne pénétrera donc pas cette impénétrable essence, que d’ailleurs vous rejetez. Enfin, quand même vous sauriez que le bien est en lui-même quelque chose de général, il faudrait toujours montrer que la réciproque est vraie, que le bien seul est général et que par conséquent tout ce qui est général est bon. Nous ne croyons pas que M. Renouvier ait résolu ni même posé nettement ces difficultés ; elles sont pourtant encore plus graves dans son système que dans le kantisme pur, car il admet avec Schopenhauer que le prétendu universel n’est au fond que l’humain. L’affirmation de Kant, qui étend la loi de l’homme à tous les êtres raisonnables, « conclut du même au même, avoue M. Renouvier, et manque par là de valeur logique ; mais, ajouta-t-il, son prix pour nous n’en est pas diminué. » — Comment ne serait pas diminué le prix d’une loi qui, prétendant a l’universalité et nous commandant au nom de l’universalité, reste cependant tout humaine ?

Ainsi, par tous les côtés, nous sommes ramenés de la loi formelle, insuffisante par elle-même et sans fondement, au bien, qui en est la matière et le fondement objectif. Dès lors se pose la question capitale du kantisme : — Quels sont tes rapports de la loi au bien ? Est-ce parce qu’une chose est bonne que nous devons la faire, comme le croyaient les anciens métaphysiciens ? ou est-ce parce que nous devons la faire qu’elle est bonne, comme le soutient Kant ? Le criticisme sera-t-il fidèle ici à la pensée du maître ? — On pourrait d’abord le croire en lisant les vifs reproches que M. Pillon adresse à M. Janet, qui, par crainte du formalisme kantien, avait soutenu dans sa Morale l’antériorité du bien sur la loi. « M. Paul Janet, dit M. Pillon, n’est pas heureux dans ses observations critiques sur la morale de Kant… Il ne voit dans cette doctrine originale et profonde de Kant, qui met à nu, pour la détruire, la racine même de l’utilitarisme, qu’une interversion inadmissible de l’ordre naturel et logique des idées morales. Il revient à cette vue superficielle des anciens moralistes, qui lui semble l’expression même du bon sens, que c’est le bien qui donne l’explication, la raison, le motif du devoir. Il faut l’entendre réfuter la thèse kantiste… M. Janet ne peut souffrir une loi morale qui commande sans donner de raison ; il soutient que c’est de l’arbitraire et refuse de s’y soumettre ; il croit qu’il faut un pourquoi au devoir ; il s’imagine, infortuné logicien, qu’il est possible de trouver, qu’il n’est pas contradictoire de chercher ce pourquoi. Cette illusion pourrait se comprendre en des esprits dénués de culture philosophique, comme le sont les positivistes français ; chez un professeur instruit, qui a lu et médité Kant, qui le discute et prétend le réfuter, elle marque un défaut bien surprenant de pénétration. M. Janet n’a rien compris au lien qui rattache la distinction criticiste des impératifs en morale à la distinction criticiste des jugements en logique générale ; nous le montrerons[21]. » Malgré cette promesse, M. Pillon n’est pas revenu sur cette question. Est-ce oubli ? ou bien l’ardent polémiste s’est-il aperçu qu’il entrait en lutte contre lui-même et contre M. Renouvier ? M. Pillon, en effet, avait ailleurs combattu en personne cette même doctrine de Kant qu’il ne pardonne pas à M. Janet de combattre. « Avec l’autonomie de la volonté, avait-il dit, tombe le paradoxe de Kant sur la notion du bien et du mal ; le concept du bien et du mal, dit Kant, n’est le fondement de la loi morale qu’en apparence ; il en procède au lieu de la déterminer… On ne saurait établir, dirons-nous, un rapport de succession et de filiation entre l’idée d’obligation et celle de fin en soi, entre l’idée de loi morale et celle de bien moral… Si, dans la position de la loi, tout concept, même rationnel, d’un objet de la volonté doit être exclu, à peine d’hétéronomie, la volonté autonome en peut pas mieux s’accommoder du principe de dignité » (principe de Kant) « que de tout autre concept rationnel, que du principe de perfection par exemple » (qu’admet précisément M. Janet). » Le principe de dignité assigne en effet au vouloir un objet déterminé[22]. » D’autre part, M. Renouvier avait dit en termes encore plus exprès : « Nous repousserons en même temps le paradoxe que Kant énonce encore de cette manière : La notion du bien et du mal n’est le fondement de la morale qu’en apparence ; elle n’est pas déterminée avant elle ; au contraire, sa détermination en procède. — La loi morale ne peut être comprise ni définie sans la notion du bien et du mal… Mais la notion du bien et du mal n’atteint son universalité et sa pureté que lorsque la loi morale est conçue de manière à produire une formule abstraite, voilà ce qu’on doit accorder[23]. » Il faut donc admettre que l’ardeur de la polémique avait entraîné M. Pillon à blâmer chez M. Janet une critique de l’antériorité de la loi sur le bien qu’il avait lui-même dirigée contre Kant. En somme, la vraie doctrine du néo-kantisme français, sur ce point, n’est plus celle du kantisme pur.

Mais alors de nouveaux problèmes surgissent. Que va devenir l’autonomie de la volonté ou, si l’on préfère, de la raison, dans une doctrine qui explique en définitive la loi par le bien, la forme de la moralité par le fond ? Kant, lui, finissait par donner pour fond à la raison et à sa loi formelle la volonté se voulant elle-même ; mais cette solution n’est plus permise au criticisme. En effet, M. Renouvier et M. Pillon s’accordent tous les deux à blâmer Kant d’avoir admis l’autonomie de la volonté et de l’avoir confondue avec l’autonomie de la raison par la confusion de la raison même avec la volonté. Ce n’est pas la volonté qui est autonome, dit M. Renouvier, car elle reçoit au contraire sa loi de la raison[24] ; c’est donc à la raison qu’il faut transporter l’autonomie. — Mais, dirons-nous à notre tour, comment la raison, telle que vous la concevez, peut-elle être autonome, puisqu’elle est obligée d’emprunter à l’expérience « la notion du bien et du mal », puisqu’elle ne peut poser sa loi sans une matière à laquelle elle s’applique, puisqu’elle est une simple faculté de réflexion, d’abstraction et de généralisation qui, par elle-même, n’a pas d’objet propre ? Elle ne peut être autonome dans son objet ; il faut donc qu’elle le soit seulement dans sa forme, dans sa « formule abstraite » ; mais que signifie l’autonomie d’une abstraction, d’une formule, d’une forme logique, d’une généralité qui, à elle seule, est vide ? Vous voilà encore revenu, comme nous le soutenions tout à l’heure, à un formalisme beaucoup plus radical que celui de Kant et qu’on pourrait même appeler, en imitant la terminologie allemande, un formalisme absolu. Malgré cela, vous repoussez vous-même le formalisme ; comment donc concilier toutes ces assertions, toutes ces réfutations, toutes ces thèses qui se suivent sans se ressembler ?

En résumé, la forme du devoir, telle que le criticisme la présente, avec ses caractères de synthèse à priori, d’universalité inconditionnelle et d’autonomie, nous semble inintelligible et même contradictoire. Passons donc au fond, car, en définitive, M. Renouvier ne veut point s’en tenir au formalisme, bien que le formalisme soit la conséquence logique de sa doctrine. M. Pillon, de son côté, nous dit que, si la volonté « ne se donne pas la loi à elle-même », si elle la « reçoit de la raison », c’est que celle-ci « lui propose ou plutôt lui impose un objet comme fin en soi » ; il en conclut ensuite que « la volonté reçoit sa loi de la fin en soi perçue et affirmée par la raison[25]. » Quelle est donc cette fin en soi ?


IV

CINQUIÈME FONDEMENT DE LA MORALE CRITICISTE : L’HUMANITÉ FIN EN SOI ET FOND DU DEVOIR.


Nous pourrions nous demander d’abord si le criticisme a le droit de parler d’une fin en soi, d’une fin inconditionnelle et vraiment finale, conséquemment absolue, d’un dernier terme qui serait par soi un but. Ce langage rappelle fort celui de l’ancienne métaphysique. Dans Kant, il avait encore un sens, car Kant admettait des fins en soi et, plus généralement, des choses en soi, qui n’avaient que le défaut d’être inconnaissables ; mais le criticisme, nous le savons, déclare ne s’appuyer sur rien de pareil. Il faut donc prendre cette expression de fin en soi pour une métaphore, pour un à peu près. Par malheur, la morale a besoin d’une précision parfaite. Mais supposons que la fin en soi, comme nous l’avons dit plus haut, soit simplement la fin pour nous, c’est-à-dire ce qu’il y a pour nous de plus désirable, de plus satisfaisant pour notre volonté. Dans cette hypothèse, la fin pour nous pourrait être identifiée avec nous-mêmes, parce qu’en somme elle est la pleine satisfaction de nos facultés, la pleine satisfaction de nous-mêmes. Fin en soi = fin pour l’homme = l’homme : ainsi pourrait être posé, en son sens le plus rationnel, le principe de l’humanité fin en soi. Et c’est effectivement à un principe de ce genre que le criticisme finit par faire appel pour fonder sa morale. Voyons s’il pourra le justifier mieux que les précédents, de manière à sortir du formalisme kantien sans aboutir à l’empirisme utilitaire.

Dans Kant, le moyen de l’identification entre l’homme et la fin en soi, c’était l’hypothèse que l’homme est absolu dans son fond, dans son essence intime, en soi ; que par conséquent fin en soi, fin pour l’homme et l’humanité-fin sont des expressions équivalentes. De même, raison en soi, raison universelle et raison humaine sont même chose pour Kant. Volonté en soi, volonté universelle et volonté humaine sont encore même chose. Bien plus, raison et volonté sont identiques. Bref, tout s’identifie dans l’absolu. Cette idée de l’humanité comme fin en soi, comme fin pour les autres êtres, comme fin de l’univers, constituait assurément au fond un vrai système de métaphysique spéculative, sur lequel Kant appuyait sa morale comme sur un fondement secret. Faire de l’homme le centre moral du monde, c’est, à tort ou à raison, professer une sorte de métaphysique anthropocentrique analogue aux systèmes d’astronomie qui font tourner le ciel autour de la terre et de l’homme. Tel était, en effet, le postulat renfermé dans la doctrine de Kant : pour que la loi universelle du devoir soit identique à la personnalité humaine prise pour fin, il faut que la personne humaine, dans ses attributs essentiels, soit la fin de l’univers, soit l’univers même en son centre ; personnalité libre et raisonnable = universalité. Pensée profonde peut-être, mais à coup sûr métaphysique. Ce n’est pas le moment de voir si Kant et ses disciples orthodoxes l’ont justifiée ; en tout cas, elle nous semble injustifiable dans le kantisme hétérodoxe de M. Renouvier. En effet, l’homme ne peut être pour le criticisme qu’un ensemble de phénomènes soumis à des catégories toutes formelles : phénomènes et lois, voilà l’univers en général, voilà l’homme en particulier. Le problème qui se pose pour le criticisme, c’est de fonder là-dessus une fin absolue, inconditionnelle, qui, prise comme objet, devienne un impératif catégorique : le devoir, en effet, exige que ce qui est commandé, propose comme fin, ait une valeur absolue ; si une chose n’a qu’une valeur relative, on n’est tenu de la faire qu’autant que l’on veut atteindre la fin pour laquelle elle sert de moyen ; or, selon tous les kantiens et néo-kantiens, le devoir n’est subordonné à rien. « Rien d’extérieur, dit lui-même M. Renouvier, ne peut être opposé au droit et au devoir, à la justice dans sa pureté. Nulle impossibilité ne la touche, elle n’en reconnaît point[26]. » Par conséquent, c’est bien une fin ayant une valeur absolue qu’il faut trouver et imposer à la volonté. Encore un coup, quelle sera donc cette fin ?

Les criticistes se contentent de répondre avec Kant : C’est la personne humaine. « La loi de Kant, dit M. Renouvier, a cet incomparable mérite de n’impliquer point de fin déterminée à atteindre, mais de s’appliquer à l’une quelconque en la réglant, et en même temps cependant de poser, sous le nom de loi, la plus radicale fin qu’il y ait pour toute personne, savoir la personne même à respecter par la personne : d’où le droit et le devoir[27]. » Mais, demanderons-nous, la personne humaine peut-elle être, dans notre système, une fin vraiment inconditionnelle et, en ce sens, absolue ? M. Renouvier — autant que nous pouvons comprendre une doctrine dont l’exposition n’est pas toujours claire — n’admet rien de proprement absolu ; il a rejeté cette idée parmi les chimères ou, ce qui revient au même, parmi les noumènes de Kant. L’homme n’est donc qu’un ensemble de relations, et ses désirs, ses passions ont pour objet des fins également relatives ; or, il n’y a point, selon M. Renouvier, de fin réelle et réellement poursuivie qui ne soit, dans l’ordre concret des choses, une passion, une relation de la sensibilité aux objets également relatifs qui peuvent la satisfaire. De même, il n’y a point de fin qui puisse avoir une valeur quantitativement infinie, comme les kantiens orthodoxes le disent de la personne humaine ; car, pour M. Renouvier, cette notion de l’infini est contradictoire : on sait quelle guerre lui fait le criticisme. On ne peut donc pas dire que la personne humaine ait un caractère d’infinitude qui l’empêche d’entrer en comparaison avec toute valeur finie et limitée ; elle est au contraire limitée elle-même sous tous les rapports. Encore moins pourrons-nous supposer qu’il y ait en nous quelque chose de supérieur à l’espace et au temps, d’immense et d’éternel, en d’autres termes, une sorte d’existence intelligible (ou inintelligible), analogue à la « vie éternelle » des chrétiens et de Kant. Si nous sommes immortels, c’est dans le temps et dans l’espace, et nous ne pouvons fonder sur cette croyance à l’immortalité la valeur morale de la personne humaine, puisque c’est au contraire la croyance qui se fonde sur cette valeur.

Dans de telles conditions, nous demanderons de nouveau à M. Renouvier et à ses partisans comment ils peuvent ériger la personne humaine en une « fin en soi », absolument inviolable. M. Renouvier nous a reproché naguère à nous-même de détruire l’inviolabilité de la personne parce que nous réduisions cette inviolabilité à une pure idée, à un idéal dont on ne saurait vérifier la réalité actuelle et qu’on peut seulement réaliser de plus en plus. Il n’est que juste maintenant de lui renvoyer l’objection, si objection il y a. D’une part, en effet, il admet l’inviolabilité absolue comme réelle ; d’autre part, ses principes semblent rendre cette réalité impossible, puisque ce serait, tout bien considéré, la réalité d’un absolu. Passez en revue nos facultés ; aucune, dans le système criticiste, ne peut avoir le privilège d’être une fin en soi : la passion ne le peut, puisque le criticisme lui refuse la fixité nécessaire pour servir de fondement à la morale ; la volonté ne le peut, puisque pour le criticisme elle est un simple instrument et n’a point d’autonomie ; reste donc la raison, dont M. Renouvier veut faire « notre fin principale » ; mais, en réalité, cette raison n’est elle-même qu’un moyen, puisqu’elle se réduit au pouvoir de réfléchir sur des objets donnés, de comparer, d’abstraire, de généraliser, de calculer : c’est une « mesure », une « règle » ; comment une mesure serait-elle une fin ? comment le marchand prendrait-il pour fin le mètre dont il se sert ? « Si, par la fin de l’homme, dit cependant M. Renouvier, on n’entendait rien de plus que cette fin qui est de s’en proposer une comme être raisonnable, par-dessus toutes celles que comporte la nature sensible et passionnelle (et sans les exclure), ensuite de reconnaître à autrui une fin semblable, de la respecter et de la servir, on rentrerait dans la morale telle que je l’ai exposée[28]. » M. Renouvier profite toujours, on le voit, de l’ambiguïté du mot raisonnable, qui avait un tout autre sens chez Kant que chez lui. Le raisonnable, étant pour Kant un ordre de choses transcendant, pouvait à la rigueur servir de fin, et, étant l’absolu même, de fin absolue ; mais, pour M. Renouvier, « se proposer une fin comme être raisonnable » ne saurait signifier que : se proposer pour fin d’user de sa raison comme de toutes ses autres facultés, et même plus encore que de ses autres facultés, parce que c’est la plus importante. Cette importance, à son tour, aura pour motif soit la perfection, soit l’utilité. Dans le premier cas, nous revenons à l’ancienne morale de la perfection ou du bien, qui prétend mesurer la valeur objective des choses, indépendamment de notre moralité, pour en faire ensuite la règle de notre moralité même. Si c’est là ce que M. Renouvier admet, sa doctrine n’est plus ni kantienne ni originale ; en outre, il faut qu’il nous explique en quoi la raison est supérieure aux autres facultés sous le rapport de la perfection. La tâche n’est pas facile pour qui ne voit dans la raison qu’une faculté de généraliser et d’abstraire. Dans le second cas, si la valeur de la raison se mesure à son utilité, à la fin pour laquelle elle sert et qu’elle revêt simplement d’un caractère général par une « formule abstraite, » nous aboutissons à la morale empiriste des utilitaires. Un utilitaire admettra parfaitement que l’homme doit « se proposer pour fin d’user de la raison, » car, si nous avons la faculté de réfléchir, de comparer, d’abstraire et de généraliser, c’est pour en faire usage, pour soumettre nos passions du moment à une règle et à une règle abstraite. Seulement, que pourra être le but final et concret poursuivi par la volonté ou par le désir, avec l’aide et le contrôle de la raison, sinon le bonheur ? Un utilitaire admettra aussi parfaitement « que nous reconnaissions à autrui une fin semblable, » que nous la respections, que nous la servions tant qu’elle n’est pas incompatible avec la nôtre. — Mais quand elle est incompatible ? — Alors c’est à chacun de choisir et à la société de se mettre en garde contre les choix qui pourraient lui être désagréables. Il y a dans certains cas antinomie entre la fin de l’un et la fin de l’autre, tant il est vrai que le fond de la nature est la lutte pour la vie. M. Renouvier combat énergiquement cette doctrine, et cependant ses propres principes, bien examinés, n’en comportent pas d’autre ; nous allons le voir, lui aussi, s’acculer dans la même impasse que l’utilitarisme : l’opposition de la fin personnelle et de la fin d’autrui, du bonheur personnel et du bonheur d’autrui.

Le premier moteur de nos actes, dit M. Renouvier, n’est pas la raison ; « ce n’est pas non plus la volonté, qui a besoin d’une loi et qui la cherche soit dans les passions, soit dans la raison ; mais c’est la cause finale, principe des passions, le bien en général, le bonheur. La raison n’a pas de prix et ne se fait reconnaître qu’autant qu’elle est supposée lui être conforme et la servir[29]. » Voilà qui est formel, mais qui ne se concilie guère avec l’autonomie de la raison. Au reste, Bentham applaudirait. « Lorsque la loi morale est posée, continue M. Renouvier, il faut que l’agent moral croie qu’elle est bonne, non seulement comme obligatoire, non seulement à cause des sentiments qui le portent à se conformer à son essence raisonnable » (formule trop kantienne), « mais en tant que la plus propre de toutes à assurer le bonheur de celui qui la suit. C’est en vue du bonheur ou du bien en général, c’est-à-dire des satisfactions de tout genre que poursuit la nature sensible, passionnelle et intellectuelle de l’homme, mais considérée universellement, que la raison et le devoir envers soi d’abord, ensuite et plus éminemment la loi morale peuvent exiger de lui qu’il renonce à ce bonheur, à ces mêmes satisfactions dans les cas particuliers. Autrement, il y aurait une antinomie insoluble, une contradiction dans le système des fonctions humaines. » — Nous voilà au pied du même mur que les utilitaires. La loi de généralisation rationnelle présuppose un bien à généraliser et n’a de prix que par ce à quoi elle s’applique ; dès lors, pourquoi telle chose est-elle bonne en général et universellement, par exemple la vie, la santé ? C’est uniquement parce qu’elle est bonne pour chacun de nous en particulier, parce qu’elle est une condition du bonheur de chacun. De ce que la vie et la santé sont bonnes pour moi, ma raison déduit qu’elles sont bonnes aussi pour vous, qui êtes semblable à moi ; mais comment démontrer que votre vie ou votre santé est bonne pour moi, dans les cas où nous entrons en lutte ? Comment identifier le bien pour tous avec mon bien, la fin d’autrui avec ma fin propre ? Finalité bien ordonnée commence par soi-même. Ce cercle est infranchissable pour les utilitaires, il ne l’est pas moins pour les criticistes. « L’agent moral, dit lui-même M. Renouvier, opposera peut-être à l’obligation de justice une autre obligation, celle de sa conservation propre, et au devoir l’intérêt ; au nom de quoi lui enjoindrons-nous d’opter pour le devoir ? Nous fonderons-nous sur ce que le devoir est certain par lui-même, n’impliquant aucune connaissance extérieure à la raison[30], tandis qu’il est douteux que le véritable intérêt y soit contraire ?… L’agent, sommé de se conformer à sa nature raisonnable, opposera sa nature sensible, de laquelle il faudrait qu’il se séparât. Tel, je le veux, se portera vers la première, y trouvera son vrai bonheur, la satisfaction de son sentiment dominant ; mais ce n’est pas tout de compter sur la simple possibilité de cette assiette de la conscience, il faut pouvoir en combattre une différente. Tel autre infirmera la loi morale en alléguant le vœu de la nature et tous les jugements empiriques à l’appui, faibles pour la raison ( ?), plausibles dans la vie. Il pourra même juger la satisfaction des passions mieux adaptée aux fins de l’homme que le devoir, qui n’est peut-être qu’un pur sacrifice. Et pour l’engager à sortir de cette position, logiquement inexpugnable, il faudra lui soumettre le postulat qui réclame l’harmonie entre l’ordre complet et connu de la raison et l’ordre inconnu des phénomènes en leur enchaînement total. » Habemus confitentem : M. Renouvier reconnaît que la position est logiquement inexpugnable ; il faut pourtant en sortir pour fonder le devoir ; or il n’en sort que par le postulat de l’harmonie finale entre la vertu et le bonheur, c’est-à-dire en définitive le postulat de l’immortalité, lequel ne se fonde lui-même que sur l’idée du devoir. N’est-ce pas là un cercle vicieux ?

En vain M. Renouvier nous dira que ce postulat est simplement « le complément de la science morale, non pas un postulat de la morale, c’est-à-dire nécessaire pour la fonder ; » il est clair que l’idée même de devoir est contradictoire si on la fait reposer sur une simple généralisation rationnelle d’un bonheur qui, dans la réalité, ne peut-être général et universel, mais exige le sacrifice de tel ou tel bonheur individuel. Le criticisme reste donc partagé entre deux doctrines, dont aucune ne peut lui servir de refuge : d’une part, la doctrine du devoir absolu, valant par sa forme, antérieur et supérieur à tout bien, à toute considération de bonheur ; d’autre part, la doctrine du devoir fondé sur le bien et conçu comme une loi de généralisation ayant pour but d’assurer finalement le bonheur même. La morale, dit M. Renouvier, « ne saurait repousser l’idée d’un but universel (le bonheur), » puisqu’elle «  promulgue une loi universelle des mêmes actes qui se dirigent en fait et constamment vers un tel but, bien ou mal compris, mais toujours supposé par toute conscience[31]. » Ce qui n’empêche pas M. Renouvier d’ajouter dans la même page que la loi morale ne laisse pas d’exister, quand même elle n’atteindrait pas le but pour lequel et par lequel elle existe. « Elle s’impose toujours, et avec toute la force qu’elle tire de ses principes, les seuls pleinement rationnels et entiers, nécessaires et suffisants dont la nature humaine soit en possession. » Ne résulte-t-il pas au contraire de tout ce qui précède que la loi sans le but n’est ni nécessaire ni suffisante ? Pour nous, nous renonçons à mettre de l’harmonie entre tant d’assertions contraires, empruntées les unes au kantisme orthodoxe, les autres à un utilitarisme que l’esprit rigoureux de Kant a parfaitement démontré incompatible avec ses principes absolus. Les fluctuations du criticisme entre le formalisme pur et la morale objective, entre l’antériorité du devoir et l’antériorité du bien, entre l’autonomie de la raison et la raison servant au bien, entre l’obligation valable par elle-même et l’obligation valable par son but, entre l’absolu de la moralité et la relativité du phénoménisme universel, entre l’humanité fin en soi et l’homme fin pour soi, prouvent qu’il y a un vice secret dans la notion même du devoir telle que l’entendent les criticistes.


V

SIXIÈME FONDEMENT DE LA MORALE CRITICISTE : LE LIBRE ARBITRE MOYEN DU DEVOIR.


Le criticisme vient de faire un appel désespéré au postulat de l’immortalité personnelle comme réconciliation du devoir et du bien, de la loi et du but de la loi ; mais ce n’est pas le seul postulat nécessaire pour fonder, quoi qu’en dise M. Renouvier, l’autorité de la raison pratique. Il y en a un antre, qui est présupposé encore plus nécessairement : le postulat du libre arbitre, sans lequel « la moralité, dit M. Renouvier lui-même, n’aurait plus de valeur objective ».

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point Kant est tombé dans le cercle vicieux qu’on lui a si souvent reproché : loi morale fondée sur la liberté, liberté prouvée par la loi morale[32]. Ce qui est certain, c’est que le cercle vicieux est, chez lui, beaucoup moins manifeste que dans le criticisme. Pour Kant, en effet, il y a identité absolue entre ces trois choses : la raison, la liberté et la moralité ; c’est la raison même, en tant que pratique (c’est-à-dire en tant que se réalisant dans les actions), qui constitue la liberté, et c’est cette liberté ou autonomie qui constitue la moralité. Chez les criticistes, au contraire, raison et volonté se séparent ; d’un autre côté, la liberté du vouloir, avec ses futurs indéterminés, n’est pas non plus pour eux la moralité, mais simplement la possibilité ambiguë de la moralité ou de l’immoralité. Le criticisme n’est d’accord avec Kant que pour reconnaître le principe suivant : — La liberté n’est pas un fait d’expérience, un fait certain de conscience ; c’est un simple objet de croyance morale. — Mais cet aveu, qui mettait déjà Kant dans un si grand embarras, ne va-t-il point jeter en un embarras plus grand encore la morale criticiste ?

La raison, telle que M. Renouvier l’entend, n’est point pratique par elle-même, comme disait Kant ; elle n’agit pas par soi et a besoin de la volonté pour réaliser son objet, ou plutôt la forme qu’elle impose à l’objet de la passion. Dès lors, il est clair que, devant la loi de la raison qui commande, se pose cette question préalable : Puis-je obéir ? Si j’étais libre, je serais réellement obligé d’agir en vue du bien universel aux dépens de mon bien propre ; mais suis-je libre ? — Oui, répond-on, puisque vous êtes obligé. — Libre parce que je suis réellement obligé, réellement obligé à condition d’être libre, nous voici au rouet. Si on veut nous attribuer la conscience du devoir sans la conscience du pouvoir, nous répondrons que la première est impossible sans la seconde. Qui dit devoir dit : un possible dont la réalité serait le plus grand bien concevable et désirable. M. Renouvier a donc beau soutenir que la loi se pose tout d’abord sous forme d’un commandement catégorique et inconditionnel : Fais ceci ; je réponds qu’il faut préalablement entendre par ceci cette chose possible à vouloir, car une loi qui me dirait : Fais ou veux l’impossible, serait contradictoire et irréalisable. Si, dans le criticisme, la moralité était posée d’abord comme un simple idéal de la pensée et de la volonté humaine agissant par un attrait intellectuel et par une persuasion, non par un ordre, on pourrait admettre alors que l’idéal montre le but indépendamment de la question des moyens, et de plus qu’il suscite en nous le pouvoir de le réaliser par la force de l’idée et du désir ; mais ce n’est pas ainsi que les criticistes se figurent le devoir. Ils en font un impératif, et un impératif catégorique, inconditionnel. Or le catégorique exclut l’hypothétique sous tous les rapports : il ne faut donc pas que ce pouvoir auquel le commandement s’adresse catégoriquement soit hypothétique ; de plus, l’inconditionnel exclut le conditionnel : il ne faut donc pas que le commandement prenne cette forme contradictoire : « Fais ou veux ceci sans condition, à condition que tu puisses le faire ou le vouloir. » Commander catégoriquement à un paralytique ou à un sourd est impossible ; le seul fait qu’on s’adresse à quelqu’un pour lui donner un ordre implique qu’on lui attribue préalablement des oreilles pour l’entendre et des jambes pour l’exécuter. Y a-t-il doute sur l’état de ses oreilles et de ses jambes, la valeur de l’ordre devient elle-même douteuse. De plus, la forme même de l’impératif moral, qui me dit fais ou veux, suppose que c’est à moi qu’il s’adresse ; or comment puis-je prendre l’ordre pour moi si je ne m’attribue pas personnellement le pouvoir de l’exécuter ou plutôt de vouloir l’exécuter ? Sans ce pouvoir, la loi reste suspendue en l’air et j’écoute platoniquement ses ordres sans qu’elle me touche, comme si j’entendais une voix qui crierait : « Il faut sauter jusqu’à la lune. » Connaissant la force de mes jambes et les lois de la mécanique, je resterais tranquillement assis, en attendant que quelque être doué d’une autre nature que la mienne me donne le spectacle de l’obéissance. Si, en outre, c’est moi qui me commande à moi-même, — ce que l’autonomie implique, — à plus forte raison faut-il que la conscience du pouvoir accompagne indivisiblement la conscience du devoir. On peut concevoir ce qui est bon sans penser à la liberté, sans doute parce qu’une chose peut être et rester bonne en elle-même alors qu’elle ne serait pas possible pour nous ; mais le devoir est essentiellement un rapport du bien à la liberté, et le rapport n’est dans la conscience que si les deux termes sont également posés dans la conscience. Il est vrai que M. Renouvier dit : « Vous avez au moins une liberté apparente, vous vous croyez libre, cela suffit pour fonder la morale. » En d’autres termes, il suffit de croire qu’on peut sauter jusqu’à lune pour y être obligé. Que cela suffise pour qu’on en fasse l’essai, si l’on en a le désir, soit ; mais, si l’on s’aperçoit qu’on retombe sur terre, qu’on se blesse et que même on risque sa vie, comment prendra-t-on le devoir pour certain lorsque la force est incertaine ? Une liberté hypothétique ne peut fonder qu’une morale hypothétique : ne sachant pas si je suis réellement libre, je ne sais pas davantage si je suis réellement et catégoriquement obligé. Dès lors, parlez simplement d’une apparence d’obligation, comme vous avez parlé d’une apparence de liberté, et renoncez à prouver l’objectivité de la liberté par le devoir apparent, aussi bien que l’objectivité du devoir par la liberté apparente, si vous ne voulez pas rouler dans un cercle infranchissable. M. Renouvier distinguera-t-il ici, comme Kant, le ratio essendi et le ratio cognoscendi ? Dira-t-il que, dans l’ordre de la connaissance, le devoir peut se poser pour nous comme réel, alors que la liberté demeure simplement apparente ? Nous répéterons : Cela est aussi impossible dans l’ordre de la connaissance que dans l’ordre de l’existence ; croire au devoir, c’est croire indivisiblement et immédiatement au pouvoir ; dès que le pouvoir devient douteux, le devoir devient lui-même problématique.

Ainsi c’est la liberté, sous quelque forme que ce soit, qui est supposée comme condition dans la conscience par l’impératif prétendu inconditionnel. Au reste, M. Renouvier ne voit de liberté véritable que dans le libre arbitre, et c’est à l’apparence du libre arbitre que se ramène pour lui l’apparence de la liberté en nous. C’est cette apparence qui, à l’en croire, suffit au moraliste. « La philosophie aprioriste du droit et du devoir, » a-t-il dit en répondant à une de nos objections, « ne dépend pas du libre arbitre affirmé comme réel… On n’a affaire au libre arbitre que pour son apparence, c’est-à-dire pour un fait inniable en toute hypothèse. Illusion ou réalité, il est constant pour tout le monde que ceux de nos actes pour lesquels il peut être question de droit ou de devoir nous sont représentés comme pouvant en fait se déterminer de deux manières opposées et dont l’une exclut l’autre[33]. Mais il ne s’ensuit pas de là que la notion de l’obligation soit subordonnée à la question de savoir si cette apparence d’indétermination a ou non l’indétermination réelle pour fondement[34]. » Ainsi, quand Hercule est en présence de deux routes, dans l’apologue de Prodicus, l’obligation d’aller à droite plutôt qu’à gauche n’est nullement subordonnée à la question de savoir s’il peut aller à droite plutôt qu’à gauche !

Si encore c’était seulement la forme, la nature de la liberté, — libre arbitre, ou liberté d’indifférence, ou liberté soumise à des lois, — qui serait incertaine, tandis que nous serions certains d’être libres, n’importe comment, on pourrait alors soutenir que l’idée du libre arbitre n’est pas essentielle à la morale, que c’est seulement l’idée de liberté en général ; mais M. Renouvier n’admet pas plus la certitude de la liberté en général que celle du libre arbitre en particulier, d’autant plus que le libre arbitre est pour lui, encore une fois, la seule forme de la liberté[35]. Il donne donc finalement de son paradoxe cette expression absolue : « Le postulat de la liberté comme réelle… n’est pas réclamé pour l’existence de la morale[36]. » Dissimulé dans Kant par l’identité de la liberté et de la moralité même, qui fait que l’un des termes paraît entraîner le second, le cercle vicieux devient ainsi manifeste chez les criticistes par l’opposition établie entre la raison et la volonté, qui fait que la raison a évidemment besoin de la volonté pour être pratique et présuppose la conscience de la volonté pour être impérative : on ne commande pas à quelqu’un qui n’existe pas. Quant à la distinction du fondement nécessaire de la moralité avec son complément nécessaire, où se réfugie d’ordinaire M. Renouvier, elle serait ici tout artificielle : la liberté est un fondement et non un simple complément, comme serait la sanction. Au reste, fondement ou complément, la nécessité de la liberté pour la morale du devoir est la même dans les deux cas. Ainsi, dans le postulat d’Euclide, on peut commencer presque indifféremment par postuler un des trois ou quatre théorèmes relatifs aux parallèles, parce que, l’un admis, les autres se retrouvent ; mais il faut toujours postuler. De même, qu’on postule le devoir pour en tirer la liberté morale, ou la liberté morale pour en tirer le devoir, au fond on postule toujours, et, qui plus est, on postule réellement les deux à la fois. Il peut y avoir un meilleur ordre d’exposition et de génération des théorèmes ; mais ce qui est indémontrable demeure toujours indémontrable. Il est donc au fond contradictoire de poser un devoir certain avec une liberté incertaine ; devoir et liberté sont également incertains, et la moralité est une pure hypothèse, dont la critique reste toujours à faire. Mais alors, ne parlons plus d’un impératif catégorique qui aurait le privilège d’être l’inconcussum quid par rapport aux hypothèses de la métaphysique. Le devoir, avec la liberté qu’il présuppose, est lui-même une de ces hypothèses, la plus belle et la plus sublime, si l’on veut, mais qui ne peut, comme les autres, être acceptée que sous condition et non inconditionnellement.

Accordons cependant ce postulat de la liberté, qui n’est autre, à vrai dire, que le postulat de la moralité même, prétendue catégorique et inconditionnelle ; comment les criticistes se représenteront-ils la liberté dont on leur aura gratuitement concédé l’existence ? On le sait déjà : c’est sous la forme du libre arbitre proprement dit. Nous ne voulons pas entrer ici dans la question du libre arbitre[37] ; seulement nous devons faire voir combien s’aggrave dans le criticisme la difficulté du postulat, qui était déjà si contestable chez Kant. Ce dernier reléguait la liberté dans le monde des noumènes, où elle était insaisissable il est vrai, mais où elle ne semblait pas en contradiction formelle avec la science ni avec ce que la conscience aperçoit en elle-même. M. Renouvier, lui, comme nous l’avons remarqué déjà, installe l’inintelligible et le mystère, sous le nom de libre arbitre, en plein monde de la science, au milieu même des phénomènes et dans la région de la conscience, où la liberté se produit et cependant ne peut s’apercevoir elle-même[38]. Le criticisme admet donc dans le monde réel où nous vivons des solutions de continuité inintelligibles par nature : en nous, une liberté que nous ne pouvons, de son propre aveu, ni saisir par la conscience, ni comprendre par la raison ; en dehors de nous, une contingence qui rend possibles les dérogations aux lois scientifiques, une production du monde à un moment précis du passé sans cause antécédente ; bref, une série non plus seulement de mystères, mais de, miracles proprement dits ; car un mystère est transcendant, un miracle est immanent. Le phénoménisme criticiste, qui paraissait d’abord plus scientifique que les noumènes kantiens, ne fait donc à la fin qu’introduire dans la philosophie une difficulté de plus, car un monde de phénomènes qui ne se suivent pas selon une loi intelligible, c’est de la fantasmagorie proprement dite. Au lieu d’une substance cachée, d’un ciel inaccessible d’où jaillissent les phénomènes sans suite apparente, comme des éclairs, ce sont des phénomènes qui jaillissent tout seuls sur terre, des éclairs sortant autour de nous du néant.

Comment peut-on se flatter d’avoir éliminé le noumène quand on ne fait que l’introduire ainsi au milieu des phénomènes ? Au moins le monde inintelligible de Kant n’était pas gênant : ses divinités régnaient sans gouverner ; mais celles de M. Renouvier, comme les dieux des Grecs, combattent dans la mêlée même des phénomènes en se dérobant sous un nuage à jamais impénétrable. La science, au lieu d’avoir son domaine à part et inviolable, est envahie et bouleversée sur son propre terrain. De son côté, la métaphysique devient une série de thèses inintelligibles : 1o au début du monde, un coup de magie sans magicien, un « commencement absolu », sans cause ; 2o autour du monde, le vide, autre merveille : d’où la négation de l’immensité de l’univers ; 3o la négation de toute infinité ; 4o la négation de toute continuité et de toute évolution régulière, le monde coupé en morceaux dans le temps ; 5o la négation de l’unité, le monde partagé en divers mondes et peut-être entre divers principes ; 6o dans le microcosme humain comme dans le grand monde, l’indéterminisme, retour déguisé, inconscient, à la liberté d’indifférence, ou, ce qui est encore pire, à l’indifférence et à l’indétermination du jugement, de l’intelligence, de la passion ; — car M. Renouvier croit échapper à la liberté d’indifférence en la transportant dans le jugement même, dans les motifs et les mobiles de nos actes. C’est le clinamen non seulement dans la volonté, mais même dans l’intelligence et le désir ; c’est l’intelligence devenue inintelligible et conséquemment inintelligente. Le monde et l’homme sont donc également un poème sans unité. Aristote avait dit pourtant : — L’univers n’est pas une mauvaise tragédie, faite d’épisodes sans lien. — Cette position antiscientifique que, par une évolution nécessaire, le néo-kantisme a dû prendre, et qui en fait sous ce rapport (il le reconnaîtra lui-même volontiers) une philosophie de réaction contre l’esprit du siècle, nous semble la réfutation de la doctrine par elle-même.

Pourquoi donc ce dernier refuge réservé à l’inintelligible et à l’antiscientifique dans le monde même ? Évidemment, ce n’est pas dans un intérêt scientifique ni métaphysique que M. Renouvier le conserve. Il nous l’avoue lui-même, sans les considérations morales qui lui paraissent exiger cette part faite à l’inintelligible, il n’y aurait aucune raison pour se pas s’en tenir soit aux certitudes, soit aux hypothèses de la science et de la métaphysique. Le libre arbitre, par exemple, contredit toutes les lois de la science à nous connues et est insaisissable à la conscience psychologique ; si donc la morale n’intervenait pas, il est clair que personne n’éprouverait le besoin d’imaginer un libre arbitre. Ainsi, il est bien entendu que les besoins de la morale seuls nous entraînent, selon les criticistes comme selon Kant lui-même, à postuler des objets situés en dehors de toute connaissance ; la seule différence entre Kant et M. Renouvier, c’est la place où le mystère est introduit : Kant préfère le monde supralunaire, M. Renouvier le monde sublunaire. Tous les deux raisonnent comme quelqu’un qui dirait : « Une voix m’ordonne impérieusement de rendre un dépôt qui m’a été confié ; il est vrai que j’ai beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas avoir rien reçu, et j’ai beau chercher dans ma caisse, je n’y vois rien avec quoi je puisse payer la dette. N’importe, je puis payer, puisqu’on me l’ordonne ; je suis libre, puisque j’ai un devoir. — Kant ajoute alors : Mon créancier et son prêt appartiennent sans doute au monde intelligible, au septième ciel par exemple, puisque je ne les vois pas dans ce monde-ci ; dès lors, je dois aussi avoir un trésor intelligible, une richesse de liberté que je possède sans m’en apercevoir. — M. Renouvier, lui, replace le créancier invisible et le trésor invisible parmi les phénomènes et se dit : Puisqu’on réclame, quoique je n’aie rien et que je ne me souvienne pas d’avoir reçu, payons ; au moment d’ouvrir la main pour payer, on ne peut prévoir si je n’aurai pas la main pleine de richesses sorties du néant.

Voilà à quelles extrémités nous entraîne l’impératif catégorique joint à la liberté problématique. Mais ce qui est plus inattendu encore, et contradictoire, c’est que, après nous avoir invités à admettre ces divers miracles, M. Renouvier finit par nous dire — on s’en souvient — que la morale se contente de l’apparence de la liberté, autrement dit d’une sorte de papier-monnaie que nous ne sommes point sûrs de pouvoir changer en espèces sonnantes, sinon peut-être dans une autre vie. Il faudrait pourtant s’entendre ; si la morale n’a pas absolument besoin du libre arbitre, de la contingence, de l’indétermination des futurs, etc., pourquoi alors les introduire avec tant d’ardeur et au nom de la morale même, dans la sphère de la métaphysique ou de la science ?

En résumé, dans cette Science de la morale, — si riche d’ailleurs en détails ingénieux, en discussions approfondies sur les applications de la morale, principalement sur les problèmes de droit et de politique, — l’établissement des principes nous semble à peu près nul : l’idée de devoir, au nom de laquelle le criticisme veut imposer aux métaphysiciens une nouvelle méthode appelée méthode morale, demeure vague et amphibologique. Quand on analyse et qu’on tire de leur obscurité les principes du système, de façon à le reconstruire, — tâche que ne rendent pas toujours facile les procédés de style et de composition propres à M. Renouvier, — on voit que ces principes se ramènent a six postulats principaux, nécessaires selon lui pour fonder la morale, — sans compter les postulats nécessaires pour la compléter, tels que l’immortalité personnelle et l’existence d’un ou de plusieurs dieux. Les trois premiers postulats, — intelligence, liberté apparente et désir, — sont, à vrai dire, des faits d’expérience ; on doit donc les accorder sans difficulté au criticisme ; mais il n’en est pas plus avancé, car, avec ces trois premiers éléments, il ne peut fonder qu’une morale empirique et utilitaire, nullement une morale néo-kantienne et à priori. Restent les trois derniers principes, qui sont les vrais postulats de la doctrine ; l’obligation absolue comme forme du devoir, l’humanité fin absolue comme fond du devoir, et enfin le libre arbitre absolument imprévisible en ses effets, comme moyen du devoir. Or, 1o ce sont là des postulats qu’on peut ne pas accorder à qui les demande, car ils n’ont été justifiés par aucune critique sérieuse des fondements de la morale ; en d’autres termes, ce sont de purs articles de foi. 2o Quand c’est en particulier le criticisme qui réclame ces postulats, non seulement on peut, mais encore on doit les lui refuser, à lui plus qu’à tout autre système, parce qu’ils sont en contradiction avec ses propres principes. En effet, ce qui constitue essentiellement le criticisme et le distingue du kantisme, c’est le rejet de l’absolu au profit des phénomènes ; dès lors, comment lui concéder un principe d’obligation, qui a besoin d’être absolu, une fin absolue, un libre arbitre absolument dégagé de toute loi et de toute détermination intelligible ? Le criticisme n’a donc plus le droit d’invoquer des impératifs catégoriques et inconditionnels comme ceux de Kant, des fins en soi comme la raison à la fois humaine et universelle de Kant, une liberté indépendante des phénomènes comme la liberté nouménale de Kant. Toutes ces notions n’ont point de sens dans ce système, avec lequel elles sont incompatibles. 3o Supposons cependant qu’on accorde au criticisme les postulats qu’on doit lui refuser ; il demeurera encore impuissant à fonder sur ces principes une morale qui lui soit propre, car cette morale serait en elle-même une contradiction : ce serait, au fond, la morale de l’absolu dans le relatif, de l’inconditionné dans le conditionné, du catégorique dans l’hypothétique, du noumène dans les phénomènes. Concluons donc que le criticisme ne peut établir sa morale ni sur les faits admis des empiriques qu’on doit lui accorder, ni sur les notions transcendantes propres aux kantiens qu’on peut et qu’on doit lui refuser : il reste suspendu entre la morale des phénomènes et celle des noumènes, comme entre terre et ciel, sans aucune position tenable. L’alliance contradictoire de l’absolu moral et du phénoménisme métaphysique fait son essence et sa définition ; elle est en fait sa seule raison d’être comme système distinct du kantisme, et elle est en même temps, au point de vue de la logique, sa raison de ne pas être.

De là découlent, selon nous, tous les défauts particuliers du criticisme. En premier lieu, ayant négligé de faire la critique sérieuse de ses propres principes, le criticisme se trouve avoir critiqué tout, hormis le devoir ; c’est donc en somme un dogmatisme moral, ou, qu’on nous passe le mot, un acriticisme moral. Or tout dogmatisme moral n’est en définitive qu’une série d’affirmations arbitraires. En second lieu, le criticisme est par cela même un mysticisme, car il laisse l’obligation dans le mystère, sous le prétexte que l’obligation est un jugement synthétique à priori ; et cependant, nous l’avons vu, il n’a point placé la moralité parmi les catégories. En troisième lieu, comme ce mystère de la moralité est, selon le criticisme, immanent au phénoménisme même, il en résulte un bouleversement général du monde de la science et une juxtaposition sur le même terrain de doctrines contradictoires : par là, dans une louable pensée de rapprochement entre le kantisme et la science, on s’arrête à un véritable syncrétisme ou, si l’on veut, à un nouvel éclectisme. Par exemple, au formalisme de l’impératif catégorique on juxtapose l’action nécessaire des passions : le devoir, dit-on, oblige par sa forme, et cependant il suppose une matière ; le devoir est devoir par soi, et cependant il suppose le bien ; la raison humaine est autonome, et cependant elle n’est que l’entendement s’appliquant et servant à un objet donné. De même, on croit échapper à la liberté d’indifférence en imaginant à la fois des motifs à tout acte et cependant un acte impossible à prévoir par ses motifs et par la totalité de ses antécédents. On croit échapper à la nécessité d’une liberté nouménale et cependant on n’admet pas la conscience de la liberté dans le monde phénoménal. Enfin on croit corriger le substantialisme de Kant par un phénoménisme général, et en même temps, nous l’avons vu, on replace sous les phénomènes un noumène moral, ou, qui plus est, en dehors de nous, un noumène indifférent sous le nom de contingence et d’indétermination des futurs. Ainsi construite, progrès et recul tout ensemble par rapport au kantisme orthodoxe, la philosophie criticiste offre les mêmes caractères que le monde tel qu’elle nous l’a représenté : pluralité de morceaux, discontinuité, vides et hiatus de toutes parts. On pourrait la définir et elle pourrait se définir elle-même la philosophie des hiatus. On ne saurait sortir de l’éclectisme ou du syncrétisme que de deux manières : par un système exclusif et fortement lié, comme celui de Kant, ou par un système synthétique également lié, en un mot par l’unité. Le criticisme, peu ami d’ailleurs de l’unité, ne parvient, malgré la subtilité et la vigueur d’esprit de ses partisans, ni à être synthétique, ni, ce qu’il semblerait préférer, à être exclusif. Aussi, quoiqu’il ait pris place parmi les plus énergiques adversaires de l’éclectisme, il demeure malgré soi un éclectisme à forme scolastique au lieu d’être un éclectisme à forme oratoire ; mais la logique déductive est elle-même un des éléments de la persuasion et une partie de la rhétorique. Les éclectiques proprement dits ont cultivé surtout l’art et le sentiment, ce que les rhéteurs nomment le pathétique ; le criticisme préfère ce qu’ils appellent la dialectique et l’art des preuves, art tout déductif, fort utile d’ailleurs, mais qu’il faut se garder de confondre avec l’analyse expérimentale et féconde des savants. Au reste, l’appel fréquent du criticisme aux jugements synthétiques à priori et aux actes de foi moraux est l’équivalent de l’appel aux idées innées, au sens commun et au sens moral, si familier aux éclectiques. En un mot, le criticisme est, sous beaucoup de rapports, une forme nouvelle du spiritualisme traditionnel, auquel il croit parfois faire la guerre ; sous d’autres rapports, c’est un demi-kantisme en train de se dissoudre et cachant des inconséquences essentielles sous des apparences de rigueur. Le spiritualisme traditionnel avait cet avantage qu’il se contentait, comme croyance religieuse, de la religion naturelle, sans prétendre d’ailleurs ni remplacer ni embrasser pour son compte la religion positive : de là la théorie éclectique des deux « alliées immortelles » ; le criticisme va plus loin : il prépare ouvertement la voie à la religion positive, il favorise même le développement d’une certaine forme de religion, il amène le philosophe au temple. Et en effet, la religion positive, avec ses dogmes, ses mystères et ses actes de foi, n’est que la continuation et le prolongement de la méthode criticiste en morale, de la religion criticiste : quand on est en train de croire, il est difficile de s’arrêter à des limites fixes, au portail de l’église. Pourquoi, à la suite de Pascal, ne pas entrer ? Reste à savoir si toute morale, toute métaphysique qui se fonde uniquement sur des mystères peut être considérée à notre époque comme ayant des bases solides. Pour notre part, nous ne saurions l’admettre ; il faut économiser les mystères, les miracles et les « postulats » ; une philosophie qui les prodigue est au fond, malgré ses hautes aspirations et le talent de ses partisans, une philosophie qui abdique pour se changer en son contraire.

Alfred Fouillée.
  1. Voire la Revue des Deux-Mondes, 15 juillet, 1er septembre 1880
  2. Sc. de la morale, ch. I, p. 2 à 6.
  3. Cf. ce que dit M. Renouvier de l’existence d’un devoir-faire, en réponse à Schopenhauer (Critique philosophique, 12 février 1180), et ce qu’il dit également dans la Critique religieuse, avril 188, p. 21) : « Nul n’a dit avoir rencontré des hommes qui n’eussent point la notion d’un devoir-faire ou d’un devoir-s’abstenir, en des choses qu’ils regardent comme également possibles, celles-ci désirables pour eux-mêmes, et celle-là dangereuses… Or c’est bien là l’essence de ce que nous appelons le devoir tout court, idée que jamais autre animal que nous ne songea à opposer à son appétit, à sa passion dominante. » Si les chiens ou les chats pouvaient parler, ils nous diraient sans doute qu’ils ont la notion d’un devoir s’abstenir, en présence du rôt ou du fromage, lorsqu’ils prévoient les coups de bâton du maître, qui font que ce qui est désirable est en même temps dangereux.
  4. Ibid, p. 16.
  5. P. 218
  6. P. 181. 182
  7. P. 74. 78.
  8. « C’est là, avions-nous dit, un jeu de symboles analogue à celui des géomètres qui déclarent deux triangles égaux quand on peut les superposer, parce qu’on a eu soin d’abstraire préalablement, dans la définition générale des triangles, toute particularité individuelle. Dans la réalité, il n’y a point de triangles égaux, ni de superposition possible, ni de substitution possible entre deux triangles identiques, puisque cette identité est toute fictive. De même, c’est pas une fiction toute géométrique qu’on pose des libertés égales et équivalentes. » (L’idée moderne du droit, p. 279.)
  9. « Je me contente », répond-il à notre objection, « de renvoyer aux impératifs catégoriques de Kant et au principe suprême de la raison pratique — que je n’a fait que suivre, — le lecteur qui ne trouverait pas cette interprétation bien étrange et qui aurait besoin de se convaincre qu’il y a ici autre chose encore qu’un artifice logique et mathématique, une substitution de termes fictivement identiques. Il y a l’obligation et le précepte intérieur, auquel M. Fouillée ne pense jamais. » (Critique philosophique, 8 mai 1879). C’est au contraire parce que nous y pensons que nous forçons M. Renouvier à invoquer expressément ces principes, à les expliquer, à nous dire ce qu’il entend au juste par là.
  10. P. 85
  11. P. 26, 27.
  12. Voir les articles très substantiels et très approfondis de M. Beurier dans la Revue philosophique, année 1877.
  13. P. 27
  14. P. 178
  15. Critique philosophique, 1er janvier 1880.
  16. Science de la morale, p. 179.
  17. P. 169
  18. Critique philosophique, 23 décembre 1875.
  19. Voir Schopenhauer, Fondements de la morale, traduction Burdeau, p. 28.
  20. Critique philosophique, p. 28.
  21. Critique philosophique, 1876, t. IV, p. 342.
  22. L’année philosophique, t. I, p. 305 et 303.
  23. Essais de critique, Psychologie, t. III, p. 137.
  24. Cf. M. Pillon, ibid., p. 304.
  25. Ibid.
  26. Science de la morale, p. 170.
  27. P. 181.
  28. P. 220.
  29. Ibid, p. 172.
  30. M. Renouvier parce encore ici comme Kant, sans en avoir le droit ; sa raison réduite à elle-même ne peut donner aucune connaissance.
  31. P. 175.
  32. Nous reviendrons sur ce point dans une prochaine étude.
  33. Nous retrouveront un raisonnement semblable chez Kant.
  34. Critique philosophique, 8 mai 1879.
  35. Parfois cependant, il semble jouer sur les termes en parlant de la liberté comme s’il s’agissait de la liberté kantienne, c’est-à-dire de l’autonomie de la volonté, qu’au fond il n’admet pas. Évidemment il ne peut appeler l’autonomie de la raison, qu’il admet seule, une liberté, puisque la raison pose simplement la loi et que le pouvoir de l’appliquer est dans une volonté distincte d’elle-même.
  36. Ibid., 215, et Science de la morale, I, 7.
  37. Voir la Liberté et le déterminisme, 2e partie, et l’Idée moderne du droit, livres III et IV.
  38. Il importe de le remarquer, cette impossibilité d’avoir conscience de la liberté est une des choses les plus inexplicables, selon nous, dans le criticisme. M. Renouvier emprunte à Kant le principe que la liberté ne peut être objet de conscience, mais il laisse à Kant sa conception d’une liberté nouménale et il ramène la liberté dans le monde des phénomènes : comment alors, peut-il rejeter la conscience de la liberté ? Chez Kant, la chose était parfaitement logique, puisque placer la liberté dans les noumènes, c’était la placer dans le domaine de l’inconnaissable et de l’inconscient ; mais, répétons-le, M. Renouvier, lui, la place dans les phénomènes ; dès lors, ou bien c’est une production de phénomènes inconscient et conséquemment aveugle, qui se ramène pour la psychologie à la passion et à la fatalité naturelle, non à la liberté ; ou bien c’est un fait vraiment intellectuel autant que volontaire, volontaire même parce qu’il est intellectuel ; et, en ce cas, nous devrions en avoir conscience. C’est une preuve de plus de l’espèce de dislocation subie par le kantisme dans le criticisme ; les parties qui subsistent ne cadrent plus avec les parties rejetées. « La liberté, dit M. Renouvier, est le fait du commencement, partiellement indépendant, de certaines suites de phénomènes au sein des phénomènes antérieurs, des êtres antérieurs… Abstraction faite des conditions environnantes, elle est le commencement et l’être même ; et, sous ces conditions, elle est ce même commencement qui se connaît et cet être qui, donné à soi pour une partie, pour une autre partie se fait et s’achève (Deuxième essai de critiques générale, 1re édition, p. 489.) » Comment le commencement libre se connaît-il, au vrai sens de ce mot, s’il n’est pas conscient ? comment l’être se fait-il lui même sans être conscient de ce qu’il fait ? Cela se comprendrait encore s’il s’agissait de la liberté d’indifférence : mais M. Renouvier prétend la rejeter : il fait consister la liberté dans une initiative intelligente, qui ne s’exerce pas sans motifs, puisqu’elle produit elle-même des motifs ; — il est vrai qu’on pourrait demander si elle les produit sans motif (ce qui ramène la liberté d’indifférence) ou avec motif (ce qui ramène le déterminisme intellectuel). Toujours est-il que M. Renouvier place la liberté dans la production ou l’appel de motifs nouveaux. Dès lors, l’intelligence doit avoir conscience, directement ou indirectement, de l’apparition d’un motif nouveau en elle, d’une modification dans la série de ses idées. En effet, ou bien cette modification lui vient d’un pouvoir occulte (la volonté) placé derrière elle et en dehors, et alors elle doit avoir conscience de subir une modification : ou bien cette modification vient d’un pouvoir inséparables de l’intelligence même (et c’est ce qu’admet M. Renouvier), et alors ce pouvoir intelligent doit avoir directement conscience de produire une modification. Passive ou active, la conscience doit toujours exister pour une liberté immanente à l’ordre phénoménal. Vainement M. Renouvier a recours ici au mystère. « Le mystère de la liberté, dit-il, est la dernière et la plus haute forme de celui que nous avons atteint dans le fait du pur devenir actuel, dans celui du premier commencement, dans celui de l’être. » Un devenir intelligent et libre, répondrons-nous, ne peut s’échapper à lui-même, comme le peut un devenir inintelligent et fatal ; un commencement qu’on fait est un commencement qu’on sait et qu’on voit ; une existence libre est une existence qui se produit et a conscience de se produire. Sinon, la liberté, reléguer dans les mystères, est au fond un noumène, comme ceux de Kant, avec cette différence déjà signalée que le mystère pénètre dans la nature même et dans le domaine de la conscience, ce qui fait qu’il est doublement incompréhensible.