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Le salut est en vous/Chapitre 7

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Traduction par inconnu.
Perrin (p. 181-200).

CHAPITRE VII

SIGNIFICATION DU SERVICE OBLIGATOIRE

Les hommes instruits des classes supérieures cherchent à cacher la nécessité chaque jour plus évidente d’un changement dans l’ordre de choses actuel, mais la vie, qui continue à se développer et à se compliquer sans changer sa direction, augmente les contradictions et les souffrances des hommes et les amène à cette limite extrême qui ne peut être dépassée. Cette dernière limite de la contradiction est le service obligatoire pour tous.

On croit généralement que le service militaire universel et l’augmentation des armements qui en résulte, ainsi que l’augmentation des impôts et des dettes d’état chez tous les peuples, sont un phénomène passager produit par une certaine situation politique de l’Europe, et que pourraient faire disparaître certaines conventions internationales sans qu’il soit besoin de modifier l’ordre de choses actuel.

C’est absolument inexact. Le service obligatoire est une contradiction intérieure qui est entrée complètement dans la conception sociale de la vie, et qui n’est devenue évidente que parce qu’elle atteint ses dernières limites à un moment de développement matériel assez grand.

La conception sociale de la vie consiste, on le sait, en ce que le sens de la vie est transporté de la personnalité au groupement à ses divers degrés : famille, tribu, race, état.

D’après cette conception, il ressort que, comme le sens de la vie réside dans le groupement des personnalités, ces personnalités sacrifient volontairement leurs intérêts à ceux du groupe. C’est ce qui s’est produit et se produit encore réellement dans certaines formes du groupement, dans la famille ou la tribu, dans la race et même dans l’état patriarcal. Par suite de mœurs transmises par l’éducation et confirmées par la suggestion religieuse, les personnalités subordonnaient leurs intérêts à ceux du groupe et les sacrifiaient à la communauté sans y être obligées. Mais plus les sociétés devenaient compliquées, plus elles devenaient grandes, plus elles s’augmentaient de membres nouveaux par la conquête, et plus s’affirmait la tendance des personnalités à poursuivre leur intérêt personnel au détriment de l’intérêt général ; et plus alors le pouvoir devait recourir à la violence pour maîtriser ces personnalités insoumises. Les défenseurs de la conception sociale cherchent d’ordinaire à confondre la notion du pouvoir, c’est-à-dire la violence avec la notion de l’influence morale, mais cette confusion est absolument impossible.

L’influence morale agit sur les désirs mêmes de l’homme et les modifie dans le sens de ce qu’on lui demande. L’homme qui subit l’influence morale agit selon ses désirs. Tandis que le pouvoir, dans le sens ordinaire de ce mot, est un moyen de forcer l’homme à agir contrairement à ses désirs. L’homme soumis au pouvoir agit non pas comme il le veut, mais comme il est obligé de le faire ; et c’est seulement par la violence physique, c’est-à-dire l’emprisonnement, la torture, la mutilation, ou par la menace de ces châtiments, qu’on peut forcer l’homme à faire ce qu’il ne veut pas. C’est en cela que consiste et a toujours consisté le pouvoir.

Malgré les efforts incessants des gouvernants pour le cacher et pour donner au pouvoir une autre signification, il est pour l’homme une corde, une chaîne dont il sera garrotté et traîné, le knout dont il sera meurtri, le couperet ou la hache qui lui couperont les bras, les jambes, le nez, les oreilles, la tête ; et cela était ainsi sous Néron et Gengis-Kan ; et cela est ainsi aujourd’hui encore sous le gouvernement le plus libéral, celui de la république américaine ou de la république française. Le payement des impôts, l’accomplissement des devoirs sociaux, la soumission aux punitions, toutes choses qui semblent volontaires, ont toujours au fond la crainte d’une violence.

La base du pouvoir est la violence physique ; et la possibilité de faire subir aux hommes une violence physique est due surtout à des individus mal organisés de telle façon qu’ils agissent d’accord tout en se soumettant une seule volonté. Ces réunions d’individus armés qui obéissent à une volonté unique forment l’armée. Le pouvoir se trouve toujours dans la main de ceux qui commandent l’armée, et toujours tous les chefs de pouvoir — depuis les césars romains jusqu’aux empereurs russes et allemands — se soucient de l’armée plus que de toute autre chose, et ne flattent qu’elle, sachant que, si elle est avec eux, le pouvoir leur est assuré.

C’est cette composition et cette force de l’armée, nécessaires à la garantie du pouvoir, qui ont introduit dans la conception sociale de la vie le germe démoralisateur.

Le but du pouvoir et sa raison d’être sont dans la limitation de la liberté des hommes qui voudraient mettre leurs intérêts personnels au-dessus des intérêts de la société. Mais que le pouvoir soit acquis par l’armée, par l’hérédité ou par l’élection, les hommes qui le possèdent ne se distinguent en rien des autres hommes et, comme eux, sont portés à ne pas subordonner leur intérêt à l’intérêt général ; au contraire. Quels que soient les moyens employés, on n’a pas pu, jusqu’à présent, réaliser cet idéal de ne confier le pouvoir qu’à des hommes infaillibles, ou seulement d’enlever à ceux qui le détiennent la possibilité de subordonner aux leurs les intérêts de la société.

Tous les procédés connus, et le droit divin, et l’élection, et l’hérédité, donnent tous les mêmes résultats négatifs. Tout le monde sait qu’aucun de ces procédés n’est capable d’assurer la transmission du pouvoir aux seuls infaillibles, ou même d’empêcher l’abus du pouvoir. Tout le monde sait qu’au contraire ceux qui le possèdent — qu’ils soient souverains, ministres, préfets ou sergents de ville — sont toujours, parce qu’ils ont le pouvoir, plus enclins à l’immoralité, c’est-à-dire à subordonner les intérêts généraux à leurs intérêts personnels, que ceux qui n’ont pas le pouvoir. Cela, d’ailleurs, ne peut pas être autrement.

La conception sociale ne pouvait se justifier que tant que les hommes sacrifiaient volontairement leur intérêt aux intérêts généraux ; mais, aussitôt qu’il y en eut qui ne sacrifiaient pas volontairement leur intérêt, on sentit le besoin du pouvoir, c’est-à-dire de la violence, pour limiter leur liberté, et alors est entré dans la conception sociale et dans l’organisation qui en résulte le germe démoralisateur du pouvoir, c’est-à-dire de la violence des uns sur les autres.

Pour que la domination des uns sur les autres atteignît son but, pour qu’elle pût limiter la liberté de ceux qui font passer leurs intérêts privés avant ceux de la société, le pouvoir eût dû se trouver aux mains d’infaillibles, comme cela se suppose chez les Chinois, ou comme on l’a cru au moyen âge et comme le croient encore aujourd’hui ceux qui ont foi dans la grâce de l’onction. Ce n’est que dans ces conditions que l’organisation sociale pouvait se comprendre.

Mais comme cela n’existe pas, comme au contraire les hommes qui ont le pouvoir sont toujours bien loin d’être saints, précisément parce qu’ils ont le pouvoir, l’organisation sociale basée sur l’autorité ne peut plus être justifiée.

Si même il y eut un temps où, par suite de l’abaissement du niveau moral et de la disposition des hommes à la violence, l’existence du pouvoir a offert quelque avantage, la violence de l’autorité étant moindre que celle des particuliers, il est évident que cet avantage ne pouvait être éternel. Plus la tendance des personnalités à la violence diminuait, plus les mœurs s’adoucissaient, plus le pouvoir se démoralisait par suite de sa liberté d’action, plus cet avantage disparaissait.

Ce changement du rapport entre le développement moral des masses et la démoralisation des gouvernements est toute l’histoire des derniers deux mille ans.

Voici simplement comment les choses se sont passées :

Les hommes vivaient en familles, en tribus, en races, se provoquant, se violentant, se dépouillant, s’entre-tuant. Ces violences se commettaient en grand et en petit : individu contre individu, famille contre famille, tribu contre tribu, race contre race, peuple contre peuple. Le groupement le plus nombreux, le plus fort, s’emparait du plus faible, et, plus il devenait fort, plus les violences intérieures diminuaient, et plus la durée et la vie du groupement semblaient assurées.

Les membres de la famille ou de la tribu réunis en un seul groupe sont moins hostiles les uns aux autres, et la famille ou la tribu ne meurent pas comme l’individu isolé. Parmi les membres d’un état soumis à une seule autorité, la lutte entre personnalités semble plus faible encore, et la durée de l’état plus certaine.

Ces réunions en groupes de plus en plus grands se sont produites non pas parce que les hommes ont eu conscience d’y trouver un avantage, comme on le raconte dans la légende de l’appel des Varègues en Russie, mais à cause de l’accroissement des populations et par suite des luttes et des conquêtes.

Après la conquête, en effet, le pouvoir du conquérant fait disparaître les dissensions intestines, et la conception sociale de la vie reçoit sa justification. Mais cette justification n’est que temporaire. Les dissensions intestines ne disparaissent qu’en raison d’une pression plus forte du pouvoir sur les personnalités qui étaient en hostilité. La violence de la lutte intérieure, étouffée par le pouvoir, renaît dans le pouvoir lui-même. Il se trouve entre les mains d’hommes qui, comme tous les autres, sont enclins à sacrifier le bien général à leur bien personnel, avec cette différence que les violentés ne peuvent leur résister, et qu’ils subissent l’influence démoralisatrice du pouvoir. C’est pourquoi le mal de la violence, en passant dans le pouvoir, ne cesse d’augmenter et devient plus grand que celui dont le pouvoir a été le remède. Et cela, pendant que chez les membres de la société les tendances à la violence s’affaiblissent de plus en plus, et que la violence du pouvoir devient par conséquent de moins en moins nécessaire.

Le pouvoir gouvernemental, si même il fait disparaître les violences intérieures, introduit toujours dans la vie des hommes des violences nouvelles, toujours de plus en plus grandes, en raison de sa durée et de sa force. De sorte que, si la violence du pouvoir est moins évidente que celle des particuliers, parce qu’elle se manifeste non par la lutte, mais par l’oppression, elle n’existe pas moins et le plus souvent à un degré plus élevé.

Et cela ne peut être autrement, car, outre que le pouvoir corrompt les hommes, les calculs ou même la tendance inconsciente de ceux qui le possèdent auront toujours pour objectif le plus grand affaiblissement possible des violentés, puisque, plus ils sont faibles, et moins d’efforts il faut pour les maîtriser.

C’est pourquoi la violence augmente toujours jusqu’à la limite extrême qu’elle peut atteindre sans tuer la poule qui pond les œufs d’or. Et, si cette poule ne pond plus, comme les Indiens d’Amérique, les Fuegiens, les nègres, on la tue malgré les sincères protestations des philanthropes.

La meilleure confirmation de ceci est la situation des ouvriers de notre époque, qui, à vrai dire, ne sont rien que des serfs.

Malgré tous les prétendus efforts des classes supérieures pour améliorer le sort des travailleurs, ceux-ci sont soumis à une loi de fer immuable qui ne leur accorde que le strict nécessaire, afin qu’ils soient toujours obligés au travail tout en conservant assez de force pour travailler au profit de leurs maîtres, dont la domination rappelle celle des conquérants de jadis.

Cela a toujours été ainsi. Toujours, à mesure de l’augmentation et de la durée du pouvoir, les avantages pour ceux qui y étaient soumis diminuaient, et les inconvénients augmentaient.

Cela a été et cela est, indépendamment des formes gouvernementales dans lesquelles vivent les peuples ; avec cette seule différence que dans la forme autocratique le pouvoir est concentré entre les mains d’un petit nombre de violents, et la forme des violences est plus sensible, tandis que dans les monarchies constitutionnelles et la république, comme en France, en Amérique, le pouvoir est réparti entre un plus grand nombre de violents, et la forme dans laquelle se traduit la violence, moins sensible ; mais son résultat — les désavantages du gouvernement plus grands que ses avantages — et son processus — affaiblissement des opprimés — sont toujours les mêmes.

Telle a été et telle est la situation des opprimés, mais ils l’ignoraient jusqu’à présent et, pour la plupart, croyaient naïvement que le gouvernement existait pour leur bien ; que sans gouvernement ils seraient perdus ; qu’on ne peut, sans sacrilège, exprimer la pensée de vivre sans gouvernement ; que ce serait une doctrine terrible — pourquoi ? — d’anarchie et qui se présente accompagnée d’un cortège de calamités.

On croyait, comme à quelque chose d’absolument prouvé, que puisque jusqu’à présent tous les peuples se sont développés sous la forme d’états, cette forme reste à jamais la condition essentielle du développement de l’humanité.

C’est ainsi que cela a continué des centaines et des milliers d’années, et les gouvernements se sont toujours efforcés et s’efforcent encore de maintenir les peuples dans cette erreur.

Cela se passait ainsi sous les empereurs romains, et cela se passe encore ainsi de nos jours, bien que l’idée de l’inutilité et même des inconvénients du pouvoir pénètre de plus en plus dans la conscience des masses, et cela se passerait ainsi éternellement si les gouvernements ne se trouvaient dans l’obligation d’augmenter sans cesse leurs armées pour maintenir leur autorité.

On croit généralement que les gouvernements augmentent les armées uniquement pour la défense extérieure du pays, alors que les armées leur sont surtout nécessaires pour leur propre défense contre les sujets opprimés et réduits à l’esclavage.

Cela a toujours été nécessaire et cela le devient de plus en plus à mesure que s’étend l’instruction, à mesure que les relations entre les peuples et entre les habitants d’un même pays deviennent plus faciles, et surtout à cause du mouvement communiste, socialiste, anarchiste et ouvrier en général. Les gouvernements le sentent et augmentent la force de leurs armées[1].

Récemment au reischtag allemand, en répondant à l’interpellation qui demandait pourquoi on avait besoin de fonds pour augmenter la solde des sous-officiers, le chancelier a franchement déclaré qu’il fallait des sous-officiers sûrs pour lutter contre le socialisme. M. de Caprivi n’a fait que dire tout haut ce que chacun sait dans le monde politique, mais ce qu’on cache soigneusement au peuple. C’est pour le même motif qu’on formait des gardes suisses ou écossaises pour les rois de France et pour les papes, et qu’aujourd’hui encore, en Russie, on mêle si soigneusement les recrues, de façon que les régiments tenant garnison dans le centre se composent de soldats appartenant aux provinces frontières, et réciproquement.

Le sens du discours de M. de Caprivi traduit en langue vulgaire est que l’argent est nécessaire non pas contre l’ennemi extérieur, mais pour acheter des sous-officiers prêts à marcher contre les travailleurs opprimés.

Caprivi a dit involontairement ce que tout le monde sait bien ou ce que sentent ceux qui ne le savent pas, à savoir : que l’ordre de choses actuel est tel non parce qu’il doit être ainsi tout naturellement, non parce que le peuple veut qu’il soit ainsi, mais parce que le gouvernement le maintient ainsi par la violence, appuyé sur l’armée avec ses sous-officiers et ses généraux achetés.

Si le travailleur n’a pas de terre, s’il est privé du droit le plus naturel, celui d’extraire du sol sa subsistance et celle de sa famille, ce n’est point parce que le peuple le veut ainsi, mais bien parce qu’une certaine classe, les propriétaires fonciers, a le droit d’y admettre ou de ne pas y admettre le travailleur. Et cet ordre de choses contre nature est maintenu par l’armée. Si les immenses richesses amoncelées par le travail sont considérées comme appartenant non pas à tous, mais à quelques-uns ; si le prélèvement des impôts et leur emploi sont abandonnés au bon plaisir de quelques personnalités ; si les grèves des ouvriers sont réprimées, et celles des capitalistes protégées ; si certains hommes peuvent choisir les procédés d’éducation (religieuse ou laïque) des enfants ; si certains hommes ont le privilège de faire des lois auxquelles tous les autres doivent se soumettre, et de disposer ainsi des biens et de la vie de chacun, — tout cela a lieu non parce que le peuple le veut et que cela doit être naturellement, mais bien parce que les gouvernements et les classes dirigeantes le veulent ainsi pour leur profit et l’imposent au moyen d’une violence matérielle.

Chacun le sait, ou, s’il ne le sait pas, il l’apprendra à la première tentative d’insoumission ou de changement à cet ordre de choses.

Mais il n’y a pas qu’un seul gouvernement. Il en existe d’autres à côté de lui, qui dominent également par la violence et qui sont toujours prêts à enlever au voisin le produit de ses sujets déjà réduits à l’esclavage. C’est pourquoi chacun d’eux a besoin d’une armée non seulement pour se maintenir à l’intérieur, mais encore pour défendre son butin contre des voisins rapaces. Les états sont donc réduits à rivaliser dans l’augmentation des armées, et cette augmentation est contagieuse, comme l’a fait remarquer Montesquieu il y a cent cinquante ans.

Toute augmentation d’effectifs dirigée par un état contre ses sujets devient inquiétante pour l’état voisin, et l’oblige à renforcer lui aussi son armée.

Si les armées se dénombrent aujourd’hui par millions d’hommes, ce n’est pas seulement parce que chaque état a été menacé par ses voisins, mais surtout parce qu’il lui a fallu réprimer des tentatives de révoltes intérieures. L’un est le résultat de l’autre : le despotisme des gouvernements augmente avec leur force et leur succès extérieurs, et leurs dispositions agressives augmentent avec leur despotisme intérieur.

Cette rivalité dans les armements a amené les gouvernements européens à la nécessité d’établir le service universel, qui seul procurait le plus grand nombre de soldats avec le moins de dépense possible. L’Allemagne en a eu l’idée la première, et les autres nations ont suivi. Et alors tous les citoyens ont été appelés sous les armes pour maintenir les injustices qui se commettent entre eux, de sorte que les citoyens sont devenus leurs propres tyrans.

Le service universel est une nécessité logique à laquelle on devait arriver, mais il est aussi la dernière expression de la contradiction intérieure de la conception sociale, contradiction qui s’est révélée lorsqu’il a fallu pour son maintien recourir à la violence.

Dans le service universel cette contradiction est devenue évidente. En effet, le sens de la conception sociale consiste en ce que l’homme, ayant conscience de la barbarie de la lutte entre personnalités et du manque de sécurité, a transporté le sens de sa vie dans l’association des personnalités. Avec le service universel, il arrive que les hommes, ayant fait tous les sacrifices possibles pour éviter les cruautés de la lutte et l’instabilité de la vie, sont appelés quand même à courir tous les dangers qu’ils ont cru éviter, et que, de plus, l’association — état — à laquelle ils ont sacrifié leurs intérêts personnels, court les mêmes dangers de mort qui menaçaient auparavant l’individu isolé.

Les gouvernements devaient éviter aux hommes la lutte entre individus, et leur donner la certitude de l’inviolabilité du régime adopté ; au lieu de cela ils exposent l’individu aux mêmes dangers, avec cette différence qu’à la place d’une lutte entre personnalités du même groupement, c’est une lutte entre groupements.

L’établissement du service universel fait songer à un homme qui, pour que sa maison ne s’écroule pas, la remplirait tellement de supports, d’étais, de poutres et de planches, qu’il ne parviendrait à la maintenir qu’en la rendant absolument inhabitable.

De même le service universel rend nuls tous les avantages de la vie sociale qu’il est appelé à défendre.

Les avantages de la vie sociale consistent dans la sécurité de la propriété et du travail et dans la possibilité d’une amélioration générale des conditions de la vie. Or le service universel détruit tout cela.

Les impôts perçus pour les dépenses militaires absorbent la plus grande partie du produit du travail que l’armée doit défendre.

L’incorporation sous les drapeaux de tous les hommes valides compromet la possibilité du travail lui-même. Les menaces de la guerre, toujours prête à éclater, rendent inutiles et vaines toutes les améliorations des conditions de la vie sociale.

Si jadis on avait dit à l’homme que sans l’état il serait en butte aux attaques des malfaiteurs, des ennemis intérieurs ou extérieurs, qu’il aurait à se défendre seul contre tous, que sa vie serait menacée, que, par suite, il était avantageux pour lui de se soumettre à quelques privations pour éviter ces malheurs, l’homme pouvait y croire puisque le sacrifice qu’il faisait à l’état lui donnait l’espoir d’une vie tranquille dans un ordre de choses qui ne pouvait pas disparaître. Mais aujourd’hui que ses sacrifices ont décuplé et que les avantages qu’il pouvait en espérer ont disparu, il est naturel que chacun se demande si sa soumission à l’état n’est pas absolument inutile.

Mais ce n’est pas dans ce fait que réside la signification fatale du service militaire comme manifestation de la contradiction qu’enferme la conception sociale. La manifestation principale de cette contradiction consiste en ce que, avec le service obligatoire, tout citoyen devient le soutien de l’ordre de choses actuel et participe à tous les actes de l’état sans en reconnaître la légitimité.

Les gouvernements affirment que les armées sont nécessaires partout pour la défense extérieure. C’est faux. Elles sont nécessaires surtout contre les citoyens eux-mêmes, et chaque soldat participe malgré lui aux violences de l’état sur les citoyens.

Pour se convaincre de cette vérité il suffit de se rappeler ce qui se commet dans chaque état, au nom de l’ordre et de la tranquillité du peuple, et dont l’armée est toujours l’instrument. Toutes les querelles intestines de dynasties ou de partis, toutes les exécutions qui accompagnent ces troubles, toutes les répressions d’émeutes, toutes les interventions de la force armée pour dissiper les rassemblements ou empêcher les grèves, toutes les extorsions d’impôt, toutes les entraves à la liberté du travail, — tout cela est fait, ou directement à l’aide de l’armée, ou par la police appuyée par l’armée. Tout homme qui accomplit le service militaire, participe à toutes ces pressions qui parfois lui semblent douteuses, mais le plus souvent absolument contraires à sa conscience.

Ainsi des hommes se refusent à abandonner la terre qu’ils cultivent de père en fils depuis plusieurs générations, d’autres ne veulent pas circuler comme l’exige l’autorité, d’autres ne veulent pas payer d’impôts ; d’autres ne veulent pas reconnaître comme obligatoires des lois qu’ils n’ont pas faites ; d’autres ne veulent pas perdre leur nationalité, — et moi, remplissant le service militaire, je suis obligé d’aller attaquer ces gens-là ? Je ne puis pas, en prenant parti dans ces répressions, ne pas me demander si elles sont justes ou injustes, et si je dois concourir à leur exécution.

Le service universel est le dernier degré de la violence nécessaire au maintien de l’organisation sociale, c’est la limite extrême que puisse atteindre la soumission des sujets ; c’est la clef de voûte dont la chute déterminera celle de l’édifice tout entier.

Avec les abus grandissants des gouvernements et leur antagonisme, on en est arrivé à réclamer des sujets non seulement des sacrifices matériels, mais même des sacrifices moraux tels que chacun se demande : Puis-je obéir ? Au nom de qui dois-je faire des sacrifices ? — Ces sacrifices se demandent au nom de l’état. Au nom de l’état on me demande de sacrifier tout ce qui peut être cher à un homme : le bonheur, la famille, la sécurité, la dignité humaine. Mais qu’est donc cet état qui réclame des sacrifices si épouvantables ? En quoi nous est-il si nécessaire ?

L’état, nous dit-on, est nécessaire d’abord parce que, sans l’état, vous et moi, nous tous serions sans défense contre la violence des méchants ; ensuite parce que sans l’état nous serions restés sauvages et n’aurions eu ni religion, ni instruction, ni éducation, ni industrie, ni commerce, ni moyens de communication, ni autres institutions sociales, et enfin parce que sans l’état nous aurions couru le danger d’être conquis par les peuples voisins.

« Sans l’état, nous dit-on, nous aurions couru le danger de subir les violences des méchants dans notre propre patrie. »

Mais qui donc sont ces méchants, de la méchanceté et de la violence desquels nous préservent notre état et notre armée ? Il y a trois ou quatre siècles, quand nous étions fiers de nos talents militaires et de nos armes, quand tuer était une action glorieuse, il y avait des hommes de ce genre, mais aujourd’hui il n’y en a plus, et les hommes de notre temps ne portent plus d’armes, et chacun prêche des lois d’humanité, de pitié pour le prochain et désire ce que nous désirons : la possibilité d’une vie tranquille et stable. Cela veut dire qu’il n’y a plus de ces violents contre lesquels l’état doit nous protéger. Et si l’état doit nous défendre contre les hommes qui sont considérés comme criminels, nous savons que ce ne sont pas des hommes d’une autre nature, comme les bêtes féroces entre les brebis, mais des hommes comme nous tous, qui n’aiment pas plus que nous à commettre des crimes. Nous savons aujourd’hui que les menaces et les châtiments ne peuvent pas faire diminuer le nombre de ces hommes, et qu’il ne sera diminué que par le changement de milieu et l’influence morale. De sorte que la protection de l’état contre les violents, si elle était nécessaire il y a trois ou quatre siècles, ne l’est plus aujourd’hui. Maintenant c’est plutôt le contraire qui est vrai : l’action du gouvernement avec ses moyens cruels de coercition, en retard sur l’état de notre civilisation, tels que les prisons, les bagnes, la potence, la guillotine, concourt à la barbarie des mœurs bien plus qu’à leur adoucissement et, par suite, augmente plutôt qu’il ne diminue le nombre des violents.

« Sans l’état, nous dit-on, nous n’aurions eu ni religion, ni éducation, ni industrie, ni commerce, ni voies de communication, ni autres institutions sociales. »

Sans l’état, nous n’aurions pu organiser les institutions qui nous sont nécessaires à tous. Mais cet argument aurait pu avoir quelque valeur il y a aussi quelques siècles. S’il y a eu un temps où les hommes étaient si peu communicatifs, et où les moyens de se rapprocher et d’échanger des idées manquaient tellement qu’on ne pouvait s’accorder pour aucun effort commercial, industriel ou économique sans un centre d’état, ces obstacles ont disparu. Les voies de communication si largement développées et l’échange des idées ont fait que, pour la formation des sociétés, des corporations, des congrès, des institutions économiques et politiques, les hommes de notre temps non seulement peuvent se passer des gouvernements, mais le plus souvent sont gênés par l’état, qui les empêche plutôt qu’il ne les aide dans la réalisation de leurs projets.

Depuis la fin du siècle dernier, presque chaque pas en avant de l’humanité, au lieu d’être encouragé, a été entravé par les gouvernements. C’est ce qui est arrivé pour la suppression des peines corporelles, de la torture, de l’esclavage, ainsi que pour l’établissement de la liberté de la presse et de la liberté de réunion. Non seulement le gouvernement n’aide pas, mais il s’oppose à tout mouvement qui aboutirait à de nouvelles formes de la vie. La solution des questions ouvrières, agraires, politiques, religieuses, loin d’être encouragée, est empêchée par l’autorité gouvernementale.

« Sans l’état et le gouvernement, le peuple aurait été conquis par les peuples voisins. »

Inutile de répondre à cet argument, il porte sa réfutation en lui-même. Le gouvernement et son armée nous sont, dit-on, nécessaires pour nous défendre contre les peuples voisins qui pourraient nous soumettre : mais tout cela se dit par tous les gouvernements, chez toutes les nations, et cependant nous savons bien que tous les peuples de l’Europe exaltent les principes de la liberté et de la fraternité. Ils n’ont donc pas à se défendre les uns contre les autres. Mais, si on parle des barbares, la millième partie des troupes en ce moment sous les armes suffirait pour les tenir en respect. Nous voyons donc juste le contraire de ce qu’on nous dit. Non seulement l’exagération des forces militaires ne nous préserve pas des attaques de nos voisins, mais elle seule, au contraire, pourrait être le motif de ces attaques.

Cela fait que pour tout homme qui, par le service obligatoire, est amené à réfléchir sur le gouvernement au nom duquel on lui demande le sacrifice de son repos, de sa sécurité et de sa vie, il est clair que ce sacrifice n’est plus justifié par rien aujourd’hui.

Non seulement il est évident que les sacrifices demandés par le gouvernement n’ont en théorie aucune raison d’être, mais même pratiquement, c’est-à-dire devant les pénibles conditions dans lesquelles l’homme se trouve par la faute de l’état, chacun voit forcément que pour lui-même satisfaire aux exigences du gouvernement et se soumettre au service militaire est souvent bien plus désavantageux que ne le serait la rébellion.

Si la plupart préfèrent la soumission, ce n’est point après mûre réflexion sur le bien ou le mal qui peut en résulter, mais c’est parce qu’on est, pour ainsi dire, hypnotisé. En obéissant, les hommes se soumettent simplement aux ordres qu’on leur donne sans réfléchir et sans faire un effort de volonté. Pour ne pas obéir, il faut réfléchir avec indépendance, et c’est un effort dont tout le monde n’est pas capable. Mais, si on mettait de côté la signification morale de la soumission ou de la rébellion, et qu’on en pesât seulement les avantages matériels, on verrait que la rébellion est, en général, plus profitable que la soumission.

Qui que je sois, que j’appartienne à la classe aisée et oppressive ou à la classe ouvrière et opprimée, dans l’un ou dans l’autre cas les avantages de la rébellion seront plus grands que ceux de l’obéissance.

Si j’appartiens à la classe oppressive, la moins nombreuse, mon refus d’obéir au gouvernement aura pour inconvénient de me faire passer en jugement comme rebelle, et ce qui peut m’arriver de mieux, c’est qu’on m’acquitte, ou, comme on fait chez nous pour les ménonites, qu’on m’oblige à faire mon temps de service dans les travaux civils. Mais on peut me condamner à la déportation ou à l’emprisonnement pour deux ou trois ans (je parle des cas qui se sont produits en Russie), ou peut-être pour une durée plus longue. On peut même me condamner à mort, bien qu’une telle condamnation soit improbable. Voilà les inconvénients du refus d’obéir.

Les inconvénients de la soumission consistent en ceci : Dans le cas le plus favorable on ne m’enverra pas tuer des hommes, on ne me fera pas courir la chance d’être moi-même mutilé ou tué, mais on me soumettra à l’esclavage militaire. Je serai revêtu d’un uniforme de bouffon ; chacun de ceux qui ont un grade me commandera, depuis le caporal jusqu’au feld-maréchal ; chacun m’obligera à des contorsions du corps selon son plaisir, et, après m’avoir gardé de un à cinq ans, on me laissera pendant dix ans encore dans cette situation d’être à chaque instant rappelé pour exécuter les ordres que tous ces gens-là me donneront. Dans le cas moins favorable il arrivera que, en plus de cet esclavage, on m’enverra à la guerre où je serai obligé de tuer des hommes de pays étrangers qui ne m’ont rien fait, où je peux être estropié ou tué, ou envoyé à une mort certaine comme à Sébastopol, ou, ce qui est encore plus cruel, mené contre mes propres compatriotes et obligé de tuer mes frères, pour des intérêts dynastiques ou gouvernementaux qui me sont tout à fait étrangers. Tels sont les inconvénients respectifs.

Quant aux avantages de l’obéissance ou de la rébellion, les voici : Pour celui qui n’a pas refusé le service militaire, qui a passé par toutes ces humiliations, et accompli toutes ces cruautés, il peut, s’il n’est pas tué, recevoir sur son habit de bouffon des ornements rouges ou dorés ; il peut, dans le cas le plus heureux, commander à des centaines de mille hommes aussi abrutis que lui, et s’appeler feld-maréchal, et gagner beaucoup d’argent.

Pour l’insoumis, il aura pour avantages de garder sa dignité d’homme, d’être estimé des gens honorables et surtout d’avoir conscience d’accomplir une œuvre de Dieu, c’est-à-dire une œuvre utile aux hommes.

Tels sont les avantages et les inconvénients dans les deux cas pour un homme de la classe aisée et oppressive. Quant à l’homme de la classe ouvrière pauvre, les avantages et les inconvénients seront les mêmes, mais avec une notable augmentation des inconvénients ; en outre, en participant au service militaire, il raffermit par son appui l’oppression à laquelle il est soumis.

Mais ce n’est pas par des réflexions sur l’utilité plus ou moins grande de l’état auquel les hommes prêtent leur appui en participant au service militaire, et encore moins par des réflexions sur les avantages ou les désavantages de la soumission ou de la rébellion, qu’on peut résoudre la question de la nécessité d’un gouvernement. Cette question ne peut être résolue d’une manière définitive et sans appel que par la conscience de tout homme à qui elle se pose malgré lui avec le service militaire obligatoire.




  1. Le fait que les abus du pouvoir existent en Amérique malgré le nombre restreint des soldats, non seulement ne contredit pas cette donnée, mais encore ne fait que la confirmer. Il y a moins de soldats aux États-Unis que chez les autres nations. C’est pourquoi il n’existe nulle part une oppression moins grande des classes laborieuses, et on ne prévoit nulle part une disparition aussi prochaine des abus gouvernementaux et du gouvernement lui-même. En ces derniers temps, à mesure que les travailleurs s’unissent davantage, des voix de plus en plus fréquentes s’élèvent pour demander l’augmentation de l’armée, bien qu’aucune attaque extérieure ne menace la République. Les classes dirigeantes savent que 50,000 soldats ne suffiront bientôt plus, et, ne comptant plus sur l’armée de Pinkerton, elles sentent que la garantie de leurs privilèges est seulement dans une augmentation de forces militaires.