Leconte de Lisle et Jean Marras. Documents inédits

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Leconte de Lisle et Jean Marras. Documents inédits
Louis Barthou


(Texte introductif sans titre)[modifier]

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Il n’y a pas de grand homme dont le véritable caractère ne se révèle ou ne se confirme par le choix qu’il a fait de ses amis. Leconte de Lisle n’apporta pas une exception à cette règle générale. Difficile en tout, susceptible, méfiant et autoritaire, il préféra la qualité de ses relations à leur quantité. Rien en lui n’était banal. Aussi n’eut-il que des amis de choix. Beaucoup furent illustres et quelques-uns célèbres. Mais il y en eut d’autres, inconnus ou déjà oubliés, qui furent aussi près que les plus grands de son esprit et de son cœur. Parmi ceux-ci Jean Marras occupa le premier rang. L’auteur des Poèmes barbares trouva en lui dans les heures difficiles de sa vie un appui et un conseil. Il lui livrait avec une affectueuse confiance ses secrets les plus intimes. Le souvenir d’une telle amitié ne doit pas périr.

Jean Marras manqua sa destinée. Elle ne répondit pas à ses dons variés et supérieurs. Il ne laisse aucune œuvre. S’il avait écrit ses Mémoires, il serait célèbre, car il fréquenta les milieux les plus curieux, où il promenait un regard aigu, et il vécut dans l’ombre de plusieurs gloires. Il savait observer, raconter et juger. L’histoire, celle des lettres, des arts et de la politique, aurait eu en lui un témoin qu’elle n’aurait pas négligé, s’il avait pris la peine de lui réserver ses confidences.

En 1870, Jean Marras avait trente-trois ans. C’est le moment où des lettres, jusqu’ici inédites, de Leconte de Lisle marquent le caractère si particulièrement confiant de leur

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amitié. Ils venaient, l’un de Cette, l’autre de l’Île Bourbon. La vie de Paris fit leur rencontre. Jean Marras était d’origine italienne. Il justifiait par sa naissance ce que Renan devait dire plus tard de l’Italie : « le pays où l’ethnographie est la plus embarrassée », et l’un de ceux, parmi les nobles nations, « où le sang est le plus mêlé ». Son père était florentin et sa mère romaine. L’un et l’autre avaient une ascendance napolitaine. Parmi leurs ancêtres il y eut des poètes et des artistes. Le grand-père de Jean Marras avait même été le miniaturiste du sultan. Quoique demeuré obscurs, ces ascendants avaient pétri une hérédité. Jean Marras avait profité des leçons de son père, organiste, professeur de musique et même quelque peu compositeur, qui avait mené une vie de labeur à Cette, à Marmande et à Bordeaux. Il eut besoin de son fils pour vivre. Employé aux Assurances maritimes, celui-ci dut former lui-même son éducation intellectuelle. Il prépara seul son baccalauréat dont les droits d’inscription lui opposèrent un obstacle plus difficile à franchir que l’examen lui-même. La double vie qu’il devait mener ne rebutait pas sa ténacité. Familier de la bibliothèque publique de Cette, on le voyait désaltérer dans le Novum Organum sa jeunesse ardente et avide.

Afin de s’assurer un meilleur sort, la famille partit pour Paris. Elle y retrouva un camarade de Bordeaux, le peintre Bénassit, qui déjà s’était fait une place. Il était l’un des habitués de la brasserie des Martyrs où se réunissait une jeunesse tumultueuse qui discutait de tout, sans oublier le resle. Jean Marras l’y accompagna. C’est là que se révélèrent ses dons de causeur éblouissant. Mais ce méridional savait aussi se taire. Il fréquentait les cabarets, humbles et bruyants, où un café de deux sous permettait aux écrivains en herbe et aux futurs chefs politiques d’échanger leurs idées, d’opposer leurs programmes et de contrôler leurs espérances. Toute la nuit y passait. Ignoré dans son coin, Jean Marras les écoutait. Un hasard l’arracha brusquement un soir à sa solitude silencieuse. Ce soir-là un chiromancien avait pénétré dans le cabaret. Toutes les mains se tendaient vers lui, Jean Marras, enhardi par la curiosité, lui offrit les siennes. Le devin n’en voulut pas voir d’autres. Il tira à lui violemment la main droite du jeune homme inconnu, dont personne ne savait ni le nom ni la

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situation. Parmi tant de clients pressés et impatients, son inspiration faisait un élu. Il voulait voir de plus près le visage que l’obscurité du cabaret lui cachait. Tel fut plus tard Jean Marras, au dire d’un témoignage pieusement autorisé, tel il devait être alors : « un front immense, grand nez busqué et profil d’aigle, la mimique et le geste outré du méridional enflammé, la voix véhémente, les yeux chauds sous le sourcil terrible. » Je ne sais caque fut la prédiction du chiromancien, mais Jean Marras acquit du coup une autorité dans le groupe dont il n’avait été jusque-là que l’observateur. De la rue des Martyrs cette autorité haussa le jeune Cettois jusqu’au café de Madrid, où, connu de tous, il connut tout le monde. Là et ailleurs, il se créa des relations qui doivent être évoquées comme un hommage. On est jugé par les amitiés que l’on se fait. Jean Marras aurait pu, s’il n’avait pas été modeste, s’enorgueillir des siennes, Il leur témoigna sa gratitude par sa fidélité, que tous lui rendirent. ,

Au premier rang, dominant tout le groupe, Leconte de Lisle. Après Louis Ménard, Jean Marras fut son ami le meilleur, comme le prouvent les lettres que le grand poète lui adressa. Et quelle énumération ! Judith Gautier, qui donna à son zèle wagnérien la révélation de Parsifal joué sur un théâtre de marionnettes avec une invraisemblable réussite ; Catulle Mendès, qui prononça sur sa tombe en 1901 un discours exquis ; — Villiers de l’Isle-Adam, qui, dans toutes les singulières traverses de sa vie mouvementée, comptait sur lui comme sur un autre lui-même et n’aurait pas publié une ligne sans la lui avoir lue ; — Théodore de Banville, Léon Dierx et Mallarmé. Celui-ci vint plus tard, mais l’amitié qui le lia à Jean Marras n’en fut pas moins grande et prit une sorte de caractère fraternel. Ils se voyaient à Paris toutes les semaines. Mallarmé lui lisait tous ses poèmes. Si effarants qu’ils fussent, ils ne troublaient pas sa sérénité intelligente et compréhensive. Il allait aussi à Valvins. Quand il se maria, les invités se réunirent chez Mallarmé, dont la femme devint l’amie intime de la sienne. Il y a peu d’exemples dans l’histoire des Lettres d’une semblable fraternité intellectuelle et familiale.

Louis Ménard, tout rempli des visions de l’Inde, à laquelle il se consacrait dans une période particulièrement laborieuse de sa vie, venait parfois le matin mettre Jean Marras au cou-

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rant de ses études et de ses découvertes. Il appréciait son goût éclairé et indépendant. Entre eux la grande amitié de Leconte de Lisle était un lien. Pourtant sa mort fut l’occasion d’une légère querelle. Farouche dans son intransigeance de démocrate, Jean Marras, qui n’avait pas aimé les relations du poète avec une noblesse de rang médiocre, se refusa à des politesses où il craignait qu’on ne vît une abdication, Louis Ménard était plus souple. Mais il dut céder devant un refus formel.

Si tels étaient les amis de Jean Marras, la liste de ses relations ne serait pas complète sans la mention de Heredia, de Coppée, de Verlaine, d’Henri de Régnier, d’Anatole France. Tous lui offrirent leurs livres, conservés par sa fille comme un trésor, avec de flatteuses paroles. L’exemplaire de Thaïs porte cet envoi: « Vous êtes de ceux pour qui j’ai écrit ce livre. »

Anatole France, on le voit, n’excellait pas moins dans les dédicaces que Victor Hugo. Celui-ci avait reçu Jean Marras, que Judith Gautier lui avait présenté en 1813. Il l’invita à ses dîners hebdomadaires et à ses soirées, quoiqu’il trouvât souvent en lui un contradicteur. Pendant que les autres convives s’inclinaient avec adoration devant la pensée de celui qu’ils appelaient le Père ou le Maître, l’admiration de Jean Marras ne s’abaissait pas à des complaisances qui en auraient à ses propres yeux altéré la sincérité. II fut de la fête des Quatre-vingts ans. Il fut aussi du Comité des funérailles. Tandis que certains élus désignés pour veiller le grand mort sous l’Arc de Triomphe oublièrent les devoirs de cet honneur, Jean Marras y passa deux nuits. Sa fidélité n’avait jamais de défaillances.

Le goût des lettres, affirmé par tant de glorieuses relations, n’était pas le seul qui animât l’âme ardente de Jean Marras. Il avait la passion de la politique. Doué d’un réel talent de parole, il fut un ouvrier militant de la République qui s’annonçait ou qui se fondait. Il avait le geste, l’accent, l’autorité. Il était capable d’entraîner les foules et de conquérir en quelques minutes un public qu’il aurait conduit à l’action. Seule la souplesse lui faisait défaut. Aussi prépara-t-il la victoire sans en recueillir les fruits. Là aussi i1 manqua son destin.

Il fut de la Commune. Italien au moment de la guerre de 1870, il s’engagea dès le début des hostilités pour conquérir des droits certains à une naturalisation dont il avait été trop pauvre pour acquitter les frais. Quand on l’interrogeait sur

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sa participation aux premiers actes du mouvement insurrectionnel, il l’expliquait par la révolte de son patriotisme. Il pensait, comme tant d’autres dont l’intention peut excuser la folle conduite, qu’on devait continuer la guerre et ne pas abandonner Paris. Cette espérance le souleva jusqu’au jour où le débordement populaire transforma et détourna le but que la plupart des premiers chefs de la Commune avaient voulu atteindre. Jean Marras dut fuir. Il gagna l’Espagne. L’atroce misère où son père étaU tombé le ramena à Paris. Mais il dut régler ses comptes avec la justice militaire. Quand il comparut devant le Conseil de guerre, il eut pour témoin Catulle Mendès, qui l’avait gardé chez lui pendant plusieurs jours avant son départ pour l’exil. Ce poète avait une âme plus virile que son œuvre, Il savait courir des risques avec une mâle simplicité. Comme il se croyait l’obligé de Jean Marras à cause de l’honneur que celui-ci lui avait fait en le choisissant pour une hospitalité périlleuse, il fit de l’aventure où son ami pouvait sombrer un récit que l’imagination embellissait. Le président du Conseil de guerre coupa son effet par une observation judicieuse. « Tout cela est très bien, monsieur, et tout à l’éloge de l’accusé. Malheureusement, vous n’êtes pas d’accord avec lui et c’est lui qui vous contredit ». Catulle Mendès s’en tira avec une rare élégance, « En ce cas, messieurs, c’est moi qui me trompe, car Marras, lui, ne ment jamais. Le Conseil de guerre acquitta.

À L’APPROCHE DE LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE[modifier]

Tel était l’homme, ramené à ses traits essentiels, que Leconte de Lisle honora de son amitié, de sa confiance et de ses confidences. En 1870 ils étaient des amis intimes. Au mois de juillet, Leconte de Lisle était, avec sa femme, à Saint-Ideuc Paramé, l’hôte du ménage de Heredia. Il y avait vingt jours, le 10 juillet, qu’il avait quitté Paris. Il se sentait gagné par un « abêtissement » dont il faisait l’aveu à Jean Marras.

À Jean Marras

«  Le châlet que nous habitons est trop petit pour que chacun puisse se réfugier en sûrêté dans son trou, selon le droit imprescriptible d’une légitime misanthropie. Ajoutez à ce très

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grave inconvénient que la mer n’est pas à notre porte et qu’il faut marcher entre deux murs et dans la poussière pendant vingt minutes pour y arriver. Le pays est triste. Peu d’arbres, des blés chétifs, une population misérable, une multitude singulière d’ânes et d’ânesses. En revanche, sur la grève, un admirable horizon, une mer magnifique, des îles noires qui hérissent la côte entière, du cap Fréhel à Cancale. J’oublie souvent mes misères en regardant cela, et j’en rapporterai, il faut l’espérer, quelques vers passables, c’est-à-dire le seul bénéfice que j’aurai retiré de mon voyage, car les bains ne me guérissent pas. Bref, mon ami, j’éprouve de nouveau ce que j’ai toujours ressenti loin de Paris, de mes livres et de mon travail intellectuel accoutumé. Aussi abrégerons-nous autant que possible notre séjour à Saint-Ideuc. Dierx, qui vient de passer dix jours avec nous, retourne aujourd’hui à Paris. Je le regrette beaucoup; il me reposait et me consolait de la trépidation perpétuelle qui me secoue. Tâchez donc de venir passer une huitaine ici. Avec une passe, le voyage vous coûterait dix à douze francs de chambre et nous vous offrons de grand cœur et en toute amitié l’hospitalité pour le reste. Si la chose est possible, arrivez et vous nous ferez le plus sincère plaisir.

« Que fait-on à Paris ? N’oubliez pas de me répondre quelques lignes et surtout acceptez notre invitation.

« Tout à vous de cœur et d’estime. — LECONTE DE LISLE. »

La « misanthropie» de Leconte de Lisle, si attaché qu’il fût à son intimité avec le ménage dont il était l’hôte, pourrait se passer de son aveu. Elle se dégage suffisamment du ton général de sa lettre. Il avait la nostalgie de Paris et l’obsession de ce qui s’y faisait. Les événements lui répondirent plus tôt sans doute que Jean Marras lui-même. C’était le moment où la diplomatie impériale commençait à trébucher sous les pièges de Bismarck, Leconte de Lisle écrivait, le 17 juillet, à son ami avec une amère franchise dont la liberté. d’une confidence suffit à expliquer et à justifier l’accent

À Jean Marras

« Je ne vous demande pas ce que vous pensez de cette bouffonnerie hispano-franco-prussienne. Tout cela est cousu de câbles blancs. On a dit avec raison qu’il était impossible de

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s’imaginer à quel point il suffisait d’être bête pour gouverner les hommes, mais que dirions-nous donc des misérables nations ?

« Quand on songe que ce même peuple stupide a remué les races modernes de fond en comble à coups d’énergie, de vigueur et d’héroïsme, si merveilleux que la mémoire ne s’en perdra jamais, n’est-on pas en droit de désespérer de l’intelligence et du sens moral dans les multitudes, et de se réfugier en soi, sans plus de souci des choses de ce monde ? Sans doute nous n’avons qu’un jour et les peuples ont la vie longue, mais leur décrépitude est plus affreuse que la nôtre. Eschyle prétend que Prométhée a doué les hommes d’aveugles espérances. Pour mon compte, s’il m’en reste quelques-unes d’ultra-terrestres, il y a longtemps que je n’attends plus rien du pêle-mêle insensé de mes contemporains ... Quel temps que celui où les victoires sont mille fois plus funestes que les défaites ! Nous verrons cela bientôt, si, toutefois, l’aventure ne finit pas par l’invasion. Vous me croirez sans peine, mon ami, si je vous affirme que l’impossibilité où vous êtes de venir nous rejoindre m’attriste beaucoup. N’échappant à l’agacement que pour être happé par lirritation, j’eusse été heureux de causer avec vous de mille choses que nous aimons et comprenons tous deux, saturé que je suis des niaiseries que je dis et de celles que j’entends.

« Dans un mois environ, nous serons de retour. J’ai hâte de mettre fin à notre escapade un peu insensée. Outre les dépenses qui, si faibles qu’elles soient pour tout autre, sont encore trop grandes pour nous, je ne puis ni penser, ni écrire. D’autre part, Lemerre ne m’envoie rien ; les deux volumes qui auraient dû être prêts pour octobre ne paraîtront pas avant décembre, si je ne vais pas harceler compositeurs et éditeur. Par surcroît de félicité, nous avons ici de la pluie, de la boue et du froid. La mer, il est vrai, est fort agitée et d’autant plus belle, mais le chemin, qui y mène est désagréable et long. Nous passons nos soirées en compagnie d’une douzaine de provinciaux stupides, à jouer le Bog ou Mylord Pouff, deux jeux de cartes qui ont déjà gravement altéré la substance grise de mon encéphale. — LECONTE DE LISLE. »

Quinze jours après cette lettre, les événements, tout en

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s’aggravant, n’avaient pas encore créé l’état de guerre. Aussi Leconte de Lisle pouvait-il prêter à ses préoccupations toute la fantaisie que son caractère permettait. Il en usait avec une liberté d’autant plus grande que ses relations avec Jean Marras étaient affectueuses et sûres. Il lui écrivait le 2 août :

« Pourquoi diable avez-vous mis trois timbres bleus sur la dernière lettre que vous m’avez écrite ? Vous n’êtes pas homme à commettre de telles distractions. Révélez-moi le sens de ce fait mystérieux, je vous en supplie, car, depuis neuf jours à peu près, sauf quelques heures de repos, j’en suis absolument perturbé ! Remarquez que je n’exagère pas. Soit que mon malaise cérébral s’en mêle, soit que l’incommensurable vacuité dans laquelle je roule donne à mon infusoire atteint d’anémie les proportions d’un rhinocéros, toujours est-il que ces trois timbres bleus hantent mes nuits agitées. Un mot d’éclaircissement, se vi piace.

« J’assiste ici à des choses inimaginables. J’ai vu danser la Marseillaise arrangée en galop et le Chant du Départ arrangé en polka. Si les souvenirs sublimes qui se rattachent à ces vers et à cette musique permettaient qu’on pût les déshonorer, la chose serait faite. Jamais l’incurable bêtise de la province ne m’avait aussi profondément stupéfié. Vous ne sauriez pas vous imaginer un tel abîme et je sens, pour ma part, que le vertige aidant, je m’y précipiterais irrésistiblement avant trois mois, si je devais vivre ici. Nous retournons par bonheur à Paris dans trois semaines. — LECONTE DE LISLE. »

Pour tuer le temps, on lisait. Ami de Villiers de l’Isle-Adam, Leconte de Lisle s’intéressait à son œuvre. Lemerre lui avait envoyé la Révolte. C’était une occasion de tromper une attente faite de tant d’incertitudes, si non même de tant d’angoisses. Leconte de Lisle continuait ainsi sa lettrre :

« J’ai lu la Révolte à trois jeunes femmes et à une vieille fille. Les dames ont déclaré avec assez de justesse que le mari était une odieuse brute et que la femme bavardait dans le vide. Quant à la vieille fille, elle n’a été ni touchée, ni scandalisée : elle n’a pas remué, elle n’a pas souri, elle n’a pas levé les yeux, elle est restée muette, elle n’a rien compris depuis la première jusqu’à la dernière ligne. En somme, j’en ai été pour ma lecture, et Villiers pour l’insuccès le plus avéré qu’on puisse rêver. On ne m’y reprendra plus. J’en reviens au Bog,

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jeu ravissant qui me coûte cinquante centimes chaque soir, outre les protestations indignées que me valent mes oublis et mes maladresses. Je commence à passer pour un furieux imbécile. C’est pourquoi nous jouerons au Bog cet hiver et vous y prendrez un plaisir infini. Consolez-vous donc de mon bonheur.

« Mes journées sont fort occupées, d’ailleurs. Vers six heures du matin, je vais me promener çà et là, par les chemins ou sur la grève. Je reviens à dix heures. Nous déjeunons. À deux heures je vais faire une partie d’échecs avec une charmante femme qui ne sait pas jouer et qui me gagne toujours. À quatre heures nous allons prendre un bain ; à six heures nous dînons, et de huit à dix nous jouons au Bog. Le bain est parfois compliqué d’une pêche à la senne. Nous prenons trois crabes et quatre crevettes, et nous revenons écorchés des pieds à la tête. C’est délicieux. J’ai mal dans toutes les articulations et je suis couleur de vieil acajou.

« Amitiés à Dierx, Villiers, Mendès et mon ennemie Judith. — LECONTE DE LISLE. »

LA RÉVÉLATION DES PAPIERS SECRETS[modifier]

Deux mois après, Leconte de Lisle traversa une des crises les plus douloureuses d:une existence que le bonheur n’avait pas l’habitude de visiter. Aux malheurs, qu’il ressentit cruellement, de la France vaincue à Sedan, il dut associer l’amertume d’une révélation inattendue qui prit les proportions d’une catastrophe personnelle. Le 30 septembre 1870, il écrivait à Jean Marras :

« Tout acte de faiblesse s’expie. Me sachant très pauvre et chargé de famille, M. Gleyre, le peintre, et MMe  Cornu m’ont offert cette allocation de 300 francs pour m’aider à faire mes traductions. Je ne savais plus où donner de la tête et j’ai accepté. J’en reçois aujourd’hui la juste punition par la publication des Papiers impériaux.

« J’ai pour vous infiniment d’estime et d’amitié et je vous dois ces quelques lignes. Voyez et jugez. »

Tout de suite, Jean Marras se rendit chez Leconte de Lisle. Il le trouva abattu, plein de confusion, accablé sous le coup qui le frappait. L’éditeur Poulet-Malassis avait publié un volume

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dont le titre Papiers secrets et Correspondançes du Second Empire ne pouvait manquer d’allécher la curiosité publique. Il y avait, dans la liste des pensions, des courtisanes, des femmes d’affaires, des espions et des espionnes. Au milieu d’eux, qu’elle ne réhabilitait pas, la pension versée à Leconte de Lisle éclatait comme un scandale. L’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares, s’il n’avait pas obtenu encore la juste situation que tant de belles œuvres devaient lui procurer plus tard, n’en était pas moins connu comme un poète d’un rare mérite. Émile Chasles, Cuvillier Fleury et Gustave Planche, — celui-ci dans la Revue en 1853, avaient salué son talent sans mesurer toute la forte originalité de son génie. Sainte-Beuve les avait tous devancés en faisant une large part à Leconte de Lisle dans son célèbre article du 9 février sur la Poésie et les Poètes en 1852. À ce moment, Leconte de Lisle n’était « encore apprécié que de quelques-uns ». Sainte-Beuve, qui faisait cette remarque, jugeait que le poète des Poèmes antiques, -le seul recueil, il est vrai, qu’il eût publié jusque là, — était digne d’une autre place. Il estimait qu’entre les poètes de ce temps, celui qui venait de l’Île Bourbon présentait « un caractère des plus prononcés et des plus dignes Il louait sa maturité, sa pensée philosophique, nourrie des études antiques, son sentiment de la nature et sa forme originale, dont il disait avec l’extraordinaire acuité qui faitde tant de ses jugements un arrêt définitif : « On ne saurait rendre l’ampleur et le procédé habituel de cette poésie, si on ne l’a entendue dans son récitatif lent et majestueux ; c’est un flot large et continu, une poésie amante de l’idéal, et dont l’expression est toute faite aussi pour des lèvres harmonieuses et amies du nombre. » Parmi les tableaux, « pleins de suavité et d’éblouissement », qu’il aurait pu citer, la divination de Sainte-Beuve s’arrêtait sur Midi, ce chef-d’œuvre immortel, qui, au bout de quatre-vingts ans, n’a pas une ride.

Les Poèmes barbares, publiés en 1862, n’échappèrent pas à son attention. Il y retrouvait la «nature très particulière du poète» et le « talent à part » qu’il avait loués dans le précédent recueil. À travers l’œuvre, dont l’harmonie et la vigueur retenaient son admiration, il découvrait l’homme, sa sérénité et son impassibîlité, son sang-froid volontaire. « C’est un contemplatif armé de couleurs et de sons, mais las et

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ennuyé du spectacle même, comme si regarder était trop accorder à l’action. Je me le figure comme une nature altière et saturée, qui est arrivée à l’ironie tranquille ... »

Sainte-Beuve se figurait Leconte de Lisle tel qu’il était réellement. Déjà, dix ans avant, il l’avait dépeint « ferme et haut ». Cette fermeté hautaine et un peu méprisante frappait ses émules eux-mêmes. Certes ils savaient qu’elle recouvrait lees délicatesses d’un cœur profondément humain ; mais il y avait dans toute l’attitude du poète une sorte de raideur. inflexible qui ne permettait de soupçonner aucune capitulation.

Quoique Leconte de Lisle ne fût mêlé directement à aucun mouvement politique, il n’avait pas renié la foi républicaine et ardemment démocratique qu’il avait affirmée en 1846 et en 1847 dans la Démocratie pacifique. Il était et il ne pouvait pas ne pas être un adversaire de l’Empire. Quel étonnement et quelle tristesse d’apprendre ainsi, tout d’un coup, après la chute du régime impérial, qu’il avait, pendant six ans, touché une allocation sur la cassette de Napoléon III ! Jean Marras ne dut pas être le moins surpris. Mais la noblesse même de la lettre que lui avait écrite Leconte de Lisle écartait toute idée de déchéance. Il eut pitié d’une misère qui dut, pour s’excuser, révéler toute sa détresse.

En 1864 Leconte de Lisle n’avait pas reçu le secours que le Conseil colonial de Bourbon lui avait alloué en même temps qu’à son compatriote Lacaussade. Occupé à ses traductions grecques, il n’avait pas de quoi vivre. Sa mère était à sa charge. Il avait dû « choisir entre la vie et la mort des siens », Cette « nécessité sans réplique » l’avait contraint à accepter la pension que Mme  Cornu avait demandée à l’Empereur. D’abord, on lui avait offert argent et honneurs s’il consentait à dédier au prince impérial une édition, qui serait magnifiquement imprimée et que Gustave Doré illustrerait, de sa traduction de l’Iliade. Leconte de Lisle refusa de se prêter, envers l’enfant impérial, à une complaisance qui lui répugnait comme une bassesse. Napoléon III, dont le cœur avait ses générosités, comprit et il n’insista pas. Au milieu des adulations qui le flattaient iltrouvait un homme que la misère atroce ne ployait pas à l’indignité d’un asservissement. Il soulagea cette misère et il respecta cette indépendance. Leconte de Lisle reçut de M. Mocquard une lettre où cet ami de l’Empereur lui annon-

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çait une indemnité littéraire de trois mille six cents francs qui lui serait versée en raison de « l’honneur que son talent faisait au pays ». Sous cette forme le poète accepta par dévouement aux siens. Il avait écrit contre l’Empire des vers d’une magnifique véhémence et d’une ironie vengeresse : ils n’ont jamais été publiés. Jamais non plus il ne prononça contre l’Empereur lui-même aucune parole désobligeante. Il garda le secret de ce qu’il appelait son « sacrifice ».

Quand il fut révélé, les injures s’abattirent sur lui. Jean Marras eut pitié de cette infortune. Il la jugea humainement et il soutint son ami dans la cruelle épreuve que le destin lui infligeait. Leconte de Lisle était si malheureux que des pensées de suicide le hantaient. Jean Marras releva son courage. Sans doute le poète lui dit-il ce que, deux jours après, il écrivait à un autre ami : « Je vous jure que si les Prussiens pouvaient me tuer, ils me rendraient un suprême service. »

Leconte de Lisle fut de garde aux remparts. Les balles prussiennes l’épargnèrent. Peu à peu il se remit de son désespoir. Pauvre, il avait accepté un secours pour achever le travail dont il devait vivre, mais il ne l’avait payé d’aucune bassesse. Il n’avait pas aliéné son indépendance. Les événements prirent d’ailleurs une tournure si tragique que leur gravité emporta jusqu’au souvenir de cette déplorable aventure. L’auteur de l’admirable Sacre de Paris vit la chute de la capitale et il assista aux convulsions de la Commune qui déshonorait l’héroïque défaite.

APRÈS LA COMMUNE[modifier]

Pendant un an, il fut sans nouvelles de Jean Marras exilé. Quand il en reçut, il s’empressa de lui répondre. Sa lettre du 14 septembre 1871 révèle toute son âme.

« Mon cher ami,

« Vous avez eu raison de penser que votre lettre serait la bienvenue, puisqu’elle met fin à l’incertitude terrible où nous étions sur votre compte. Malgré nos dissentiments probables en beaucoup de points, soyez convaincu que nul n’est plus heureux que moi d’apprendre que vous êtes à l’abri de tout danger, ni plus attristé des chagrins et des misères que vous endurerez peut-être loin de votre famille et de vos amis. Les

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personnes qui ont cru devoir vous prévenir que ma femme et moi nous étions vos ennemis acharnés ne vous en ont pas entièrement persuadé, et je vous remercie de n’avoir ajouté foi à leur assertion que dans une certaine mesure.

« J’avoue cependant, mon ami, que les honorables membres de la Commune m’ont médiocrement satisfait, et que l’existence qu’ils nous ont faite, du 18 mars à la fin de mai, ne m’a pas comblé d’allégresse. Je me souviens avec un plaisir on ne peut plus modéré de l’attention délicate qu’ils avaient eue de bourrer les Invalides, l’église Saint-Xavier et l’égout qui passe sous nos fenêtres de barils de poudre et de tonnes de pétrole. En outre, l’insistance singulière qu’ils ont mise à écraser notre quartier de boîtes à mitraille et d’obus, les incendies effroyables qui nous ont enveloppés pendant deux jours et deux nuits, les massacres de la Roquette et de Mazas, le tout mis au service de la plus monstrueuse bêtise qu’il soit possible de rêver, ne me permettent pas de leur vouer, une sympathie bien ardente.

« Ne me fiant pas à mes seuls souvenirs, j’ai lu et relu le Journal offieiel de la Commune et je n’y ai pas trouvé une phrase, une ligne, un mot qui ne certifie l’incapacité absolue de cette bande d’imbéciles furieux. Jamais je ne croirai, à moins que vous ne me l’affirmiez, que vous ayez pu vous illusionner une seconde sur leur compte, et si cela était, croyez, mon cher ami, que mon chagrin en serait aussi grand que mon attachement pour vous est sincère. Pardonnez-moi de vous parler ainsi à cœur ouvert, mais je n’hésite pas, sachant bien que vous êtes absolument étranger à tout ce qui s’est fait pendant la dernière semaine de mai. Vous me parlez, à ce propos, d’une ordonnance possible de non-lieu. En est-il question ? Avez-vous quelque renseignement précis à cet égard ? Dites-le moi.

« Ce qui se passe est presque aussi navrant que ce qui s’est passé. L’Assemblée fait tout ce qu’elle peut pour amener l’effondrement final, et elle y arrivera. La France est bien malade. On ne saurait imaginer une confusion plus totale d’idées, de haines et d’espérances opposées. Paris est calme, mais un peu morne et toujours dans l’attente de choses imprévues. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point de léthargie en est venue la vie intellectuelle. Art, poésie, littérature, tout cela est mort pour longtemps, en supposant que tout cela renaisse. Pour mon propre compte, je vois arriver l’hiver avec terreur. L’édi-

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tion définitive des Poèmes barbares et l’Eschyle vont paraître pour rentrer immédiatement dans le gouffre de l’indifférence publique. Outre le Catéchisme, j’ai aussi publié une petite Histoire de la Révolution, et j’ai sous presse une Histoire populaire du Christianisme qui sera brochée dans un mois environ. Si cela peut vous intéresser, je vous expédierai le tout.

« Vous avez sans doute des nouvelles de nos amis communs. Il me serait impossible de vous en donner, ne voyant plus personne, à l’exception de Dierx. Catulle et sa femme sont, m’a-t-on dit, à Fécamp ; Heredia, entièrement absorbé par les premières joies de la paternité, habite définitivement les Alpes-Maritimes. Les samedis du boulevard des Invalides ont vécu. En somme, les misères des deux sièges et les affreuses émotions que nous avons subies ont rendu ma pauvre Anna fort souffrante et aggravé de telle sorte ma cruelle maladie nerveuse qu’il me semble avoir tout le corps écorché. Je vous prie de croire que cet aimable état de choses ne me donne pas le meilleur caractère du monde.

« Adieu, mon cher ami. Nous vous serrons tous deux bien cordialement la main et nous espérons que vous pourrez bientôt revenir à Paris sans danger. Écrivez-moi. — LECONTE DE LISLE. »

Cette lettre, malgré les ménagements dont elle s’accompagnait, disait toute l’amertume irritée et toute l’indignation sincère que laissait à Leconte de Lisle le souvenir de la Commune. Il blâmait l’incohérence de ses principes et il flétrissait le caractère odieux de ses actes. Quoique Jean Marras se fût dégagé assez vite d’un mouvement où seul son patriotisme l’avait entraîné, et dont il n’avait pas partagé les crimes, il crut devoir protester contre la sévérité d’un jugement qui lui paraissait trop absolu. Sa lettre serait un curieux témoignage. Malheureusement, elle manque ; mais la réponse de Leconte de Lisle est assez nette pour qu’elle permette d’en deviner le sens général. Cette réponse est du 3 novembre 1871.

« Mon cher ami,

« Vous avez été, me dites-vous, en position de constater de plus près que moi la parfaite ineptie des hommes de la Commune, et vous en concluez que mon jugement sommaire n’est pas impartial. Certes, je ne conteste pas que, mieux informé,

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vous n’ayez des raisons meilleures et plus nombreuses d’affirmer que ces hommes étaient insensés et incapables, mais votre conviction, sur ce point, étant absolument identique à la mienne, le reste, au fond, importe peu. Pour vous et pour moi le fait est donc acquis. Alors, de quel droit eussent-ils désiré éviter cette insurrection ou la retarder indéfiniment ? Leur folie et leur incapacité ne leur permettaient pas un tel désir. D’ailleurs les tentatives d’octobre et de janvier prouvent contre votre assertion. Aussi, ont-ils précipité le mouvement, loin de le réprimer. Si, comme vous le dites, les meneurs de la multitude ne savent presque jamais où ils la conduisent, et si elle les pousse irrésistiblement devant elle jusqu’au jour où elle marche sur leurs cadavres pour se ruer à une servitude nouvelle, à quoi bon étudier les événements en les rattachant aux circonstances qui les précèdent, les accompagnent et les suivent ? Il est singulier que vous désespériez plus que moi de l’intelligence humaine, et que les révolutions politiques et sociales ne soient à vos yeux qu’un flux et un reflux désordonnés, inconscients et sans but déterminé. Je ne crois pas qu’il en ait été ainsi de la Révolution française, de 89 à 95. Rien, au contraire, ne me semble plus équitable en principe, plus logique dans l’action, plus efficace dans les résultats ; mais j’avoue qu’il se produit, dans l’ordre général, des perturbations soudaines et inexplicables, des mouvements irréfléchis, inopportuns, aveugles, stupides, uniquement dus à la démence individuelle et collective, et dont il ne reste rien qu’un profond ahurissement, un désastre intellectuel et moral de longtemps irréparables. La Commune de 71 ne nous aura pas laissé autre chose.

« Cependant, vous tentez l’apologie de ces hommes dont vous affirmez l’ineptie, de cette insurrection dont vous constatez l’inopportunité insensée. Vous dîtes qu’emprisonnée dès les premières heures dans une situation désespérée, la Commune, contrainte d’agir autrement en vue de la résistance, n’a pas même eu le temps d’indiquer le but qu’elle voulait atteindre. Permettez-moi de vous répondre qu’avec un peu de sens commun et d’esprit politique, on ne s’enferme pas pour commencer dans une situation désespérée. Ce fait seul, avoué par vous, donne l’idée complète et définitive de l’état intellectuel de ces malheureux. Je nie, d’ailleurs, qu’ils n’aient pas indi-

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qué le but qu’ils voulaient atteindre, car ils l’ont fait dans leur Déclaration au peuple français. Or, toute leur doctrine politique est là. Que les innombrables décrets échappés d’heure en heure de l’Hôtel de ville, et ordonnant les choses du monde les plus incohérentes et les plus risibles, fussent nécessités par la lutte extérieure et par les exigences populaires, je l’accorde pour le moment, bien que je sois très convaincu que ces législateurs, si étrangement recrutés, s’imaginaient prouver par là leur énergie surhumaine ; mais la Déclaration nous a été solennellement adressée comme étant la pensée organique et constituante de la Commune.

« Ici, les contradictions et les absurdités, pullulent de telle sorte qu’il y a quelque pudeur à les rappeler, car en vérité, c’est vouloir démontrer l’évidence. Constituer quarante mille communes autonomes, souveraines, adhérant ou n’adhérant pas à la Fédération générale, ou libres de s’en séparer quand elles le voudront, c’est décréter l’émiettement et l’anéantissement du pays. En outre, aucune de ces communes ne pourrait subsister vingt-quatre heures, toute culture, toute industrie, toute transaction, toute convention intercommunale devenant autant d’impossibilités. Que vous dirai-je ? Je me perds dans cet abîme de non-sens, et je me demande comment vous avez pu entrevoir une analogie quelconque entre les hommes de 1889 et de 1893 et de tels idiots.

« Si les Constituants ne prévoyaient ni le supplice de Louis XVI, ni les massacres de septembre, ni la Terreur, leurs décrets n’en ont pas moins établi des principes politiques qui ne seront plus jamais oubliés et qui ont, en fait, renouvelé le monde moderne. Si, en 1792, l’étranger eût anéanti les armées de la République et ramené avec la royauté tout le vieil attirail du despotisme, ces mêmes décrets n’en eussent pas moins assuré dans l’avenir l’exercice des droits qu’ils proclamaient. Quant à la Convention, ni le supplice de tous ses membres, ni l’écrasement de la République, rien n’eût fait oublier qu’elle avait combattu pour le salut du pays contre la coalition intérieure et étrangère ; tandis que la Commune de 1871, en face de l’ennemi campé sous les murs de Paris, n’a su, à la tête de trois cent mille fédérés armés jusqu’aux dents, que décréter des inepties et massacrer des otages, surtout parce que la plupart de ces prisonniers étaient prêtres, ce qui, de toutes les

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façons de combattre l’esprit clérical, est assurément la plus stupide. Je ne puis donc croire, mon ami, que, vous illusionnant aussi peu sur les hommes, vous puissiez vous imaginer que les faits auxquels nous avons assisté aient été autre chose que des accidents fortuits et monstrueux.

« En somme, l’insurrection parisienne, fomentée et menée par des imbéciles furieux, a tué la République et donné une nouvelle vie à la réaction politique et cléricale. Victorieuse, elle eût anéanti le pays. La répression qui l’a écrasée a été sans merci, parce que la Commune massacrait et incendiait. Il est évident que si l’entrée des troupes eût tardé de huit jours, Paris disparaissait avec ses bibliothèques et ses musées. D’ailleurs, tout n’est pas dit, et le jour de cette ruine totale n’est peut-être pas éloigné. Le prolétariat triomphera inévitablement, et ce sera la fin de la France. Après tout, ni les civilisations, ni les nations ne sont immortelles. Quand un peuple doit disparaître, qu’importe q’u’il soit englouti par une invasion barbare ou qu’il se mange lui-même ?

« En attendant, mon cher ami, je souhaite vivement que vous puissiez revenir bientôt au milieu de nous. Je sais qu’on doit vous faire des propositions au Rappel ; si elles sont acceptables, n’hésitez pas. Vous auriez ainsi, en arrivant à Paris, une situation toute faite et un avenir assuré dans la presse démocratique.

« Je vous serre bien cordialement la main. — LECONTE DE LISLE. »

Quoique cette lettre intime emprunte à la phraséologie politique deux ou trois termes qui s’accordent mal avec le style si personnel et si altier de Leconte de Lisle, elle est dans son ensemble d’une grande beauté. Elle ne ménage ni les mots, ni les choses, ni les hommes. Elle ne cherche pas à atténuer par de molles épithètes l’horreur du poète devant la Commune. Elle est un jugement. La signification en est d’autant plus grande que l’auteur des Poèmes barbares avait des idées très avancées qui trouvèrent leur expression ou leur écho dans les petites brochures dont il annonçait à Jean Marras la publication ou la préparation. Le Catéchisme populaire républicain fit au Sénat, dans la séance du 6 février 1872, l’objet d’une question adressée par M. de Gavardie à Dufaure, garde des

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sceaux. Cet incident tumultueux n’empêcha pas plus tard Leconte de Lisle d’être nommé sous-bibliothécaire au Luxembourg par les efforts heureusement associés de François Coppée qui lui céda la place, et de Jules Simon, qui la lui fit obtenir. Mais il retarda l’entrée du poète à l’Académie française.

À L’ ACADÉMIE FRANÇAISE[modifier]

Âgé de trente-cinq ans, Leconte de Lisle avait assisté en 1853 à la séance annuelle de l’Académie. Villemain y faisait son rapport, qu’il trouva « pâteux ». Son nom y était prononcé. Le secrétaire perpétuel, après avoir annoncé la médaille obtenue par la Psyché de V. de Laprade, regrettait que cette même distinction n’eût pas pu être attribuée « à d’autres essais poétiques où le talent ne s’annonce pas sans éclat, à quelques beaux vers dus à la plume savante de M. Leconte de Lisle ». C’était vraiment peu pour les Poèmes antiquesMidi, la Fontaine aux Lianes et le Dies Irae, que je cite sans vouloir faire tort à tant d’autres poésies admirables, pouvaient déjà. passer pour d’impeccables chefs-d’œuvre. Leconte de Lisle en eut quelque humeur. Il écrivit à Louis Ménard le 15 août 1853 une lettre assez vive, dont il faut bien se garder pourtant de prendre au mot les images volontairement outrancières. A. propos des prix de vertu décernés à une « vingtaine de pauvres diables qui avaient commis une belle action », il disait : « Rien n’était plus hideux que d’entendre ces vieux gredins d’académiciens couverts de crimes parler dévouement et grandeur d’âme en versant des larmes de crocodiles ! j’en ai encore des maux de cœur. » Leconte de Lisle excellait dans l’ironie amère, mais il avait la plaisanterie lourde. Celle qu’il dirigeait contre l’Académie ne renfermait pas d’ailleurs, comme il advint à d’autres qui durent se démentir, l’engagement de ne pas s’y présenter.

C’était risquer une singulière gageure que de poser, en 1873, une candidature contre le P. Gratry. L’échec était certain, surtout si peu de temps après les trois brochures où Leconte de Lisle avait affirmé sans ménagement l’audace de ses opinions politiques et le néant de sa foi religieuse. II fut battu. Mais il se fit sur son nom un assez prompt apaisement. L’Académie lui donna en compensation un prix où ses amis vou-

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lurent voir le gage d’une promesse. De leur côté, les républicains, instruits de la détresse qui lui avait fait accepter une pension de Napoléon III, lui avaient pardonné. Il était vainqueur avec eux.

Ainsi Victor Hugo, qui n’était pas encore revenu à l’Académie au moment de l’élection de 1873, vota pour Leconte de Lisle, de nouveau candidat en 1877. C’était au fauteuil d’Autran, dont la succession était également sollicitée par le duc d’Audiffret-Pasquier et par Sardou. Il fallait dix-neuf voix pour obtenir la majorité. Trois tours de scrutin furent nécessaires. Au premier tour, Leconte de Lisle obtint deux voix, celle de Victor Hugo et celle d’Auguste Barbier. Victor Hugo lui resta fidèle. Mais, au troisième scrutin, Barbier assura l’élection de Sardou, qui fut élu par dix-neuf voix contre dix-sept à Pasquier. Comment ne pas rappeler le remerciement de l’auteur des Poèmes barbares à celui de la Légende des siècles ? Il lui écrivait le 8 juin : « Cher et illustre Maître. En m’honorant trois fois de votre suffrage dans la dernière élection académique, vous m’avez largement récompensé de toute une vie. de travail, uniquement consacrée à l’art suprême dont vous êtes la plus glorieuse lumière. Mon ambition la plus haute est satisfaite. Vous m’avez nommé. Je suis élu ... »

La lettre est belle. Mais une seule voix, si grande qu’elle soit, ne fait pas une élection. Leconte de Lisle devait encore attendre sept ans. D’un commun accord le fauteuil de Victor Hugo lui était réservé. Il y fut appelé le 11 février 1886, à l’âge de soixante-huit ans, et il prit séance le 31 mars 1887. Jean Marras n’assista pas à la réception. II félicita son ami de son discours dans une lettre, la seule d’ailleurs que je possède, qui peint bien la force de son caractère.

« Mon cher ami, bien que je sois un absent, à peu près oublié, j’ai pris ma part de votre jour de fête en lisant le noble discours que vous venez de prononcer devant l’Académie.

« Grâce à vous, pour la première fois peut-être, la voix d’un grand désillusionné, vibrant à travers cette vieille coupole de l’Institut de France, a su glorifier, en dépit des profanes, le verbe sacré des sublimes illusions.

« C’est une belle heure de triomphe parmi tant d’autres d’amertume. Nous vous envoyons, ma femme et moi, notre

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hommage cordial à vous et à madame Leconte de Lisle. Votre vieil admirateur — MARRAS. »

Cette lettre était datée de Fontainebleau, où les amis de Jean Marras lui avaient obtenu un poste au Palais. Son éloignement, qui lui assurait les moyens de vivre, sans éclat mais avec une philosophie résignée, suffit à expliquer qu’il ne rencontrât plus guère Leconte de Lisle, entraîné d’ailleurs dans des relations nouvelles et peut-être moins littéraires. Pourtant, son absence n’avait pas créé l’oubli. Les félicitations q’il adressa au poète, dont personne n’admirait mieux que lui l’œuvre puissante, lui valurent presque tout de suite une réponse. Au milieu des occupations et des devoirs qu’entraîne pour un élu le lendemain d’une réception académique, Leconte de Lisle prit tout de suite le temps de remercier l’ami qui lui avait été si dévoué dans les heures difficiles. Peut-être éprouvait-il le regret de n’avoir pas vu sous la Coupole, dans le jour qui consacrait sa gloire, le regard ardent et affectueux de Jean Marras. Mais un académicien est tenu pour cette cérémonie, à tant de politesses qu’il doit parfois sacrifier des amis qui lui sont chers. D’ailleurs Jean Marras était trop fier pour solliciter, même un strapontin. Le 7 avril, Leconte de Lisle lui écrivit :

« Je vous remercie bien cordialement de votre souvenir affectueux. Croyez que de mon côté je ne vous ai point oublié. Quant à ma réception académique, j’en suis encore malade d’ennui et d’irritation, avec le regret de n’avoir pas dit le quart de ce que je pensais à ces ennemis naturels de toutes mes convictions. Les injures dont on m’accable dans les journaux cléricaux et monarchiques me font expier déjà la sottise que j’ai faite en me fourvoyant dans cet éteignoir. Je reçois des lettres désolées et indignées, vers et prose, où des idiots me réclament leur âme immortelle, comme si je tenais boutique d’âmes immortelles. Conçoit-on que des croyants soient désespérés parce que je doute de leur immortalité ? Est-il donc possible qu’il y ait tant d’imbéciles dans ce monde ?

« Je ne vous parle pas de la mine correcte et gênée de mes confrères académiques. Les deux ducs se tiennent à l’écart avec une pieuse horreur ... »

Que fallait-il donc à Leconte de Lisle pour exprimer toute sa pensée ? Évidemment, il n’avait pas opposé à la foi des

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croyants le nihilisme qui lui avait inspiré tant de chefs-d’œuvre. Mais une réception académique perdrait son caractère si elle dégénérait en polémique. La Coupole a ses traditions et ses convenances. Leconte de Lisle sut les respecter sans abdiquer ses opinions. Il passa dans son discours altier des accents qui étaient faits pour surprendre même d’autres auditeurs que les deux ducs. N’était-ce pas assez, par exemple, de dénoncer l’ « abominable barbarie du moyen âge, l’atrocité des mœurs et la tyrannie sanglante du fanatisme religieux », ou de parler, en laissant tomber d’un œil crispé un monocle dédaigneux, des « dogmes arbitraires des religions révélées » ? La prudence, que les règles du genre imposaient à Leconte de Lisle, ne fut pas une abdication et l’éloge, par endroits magnifique, qu’il fit du génie de Victor Hugo, lui fournit l’occasion de se définir avec une exacte et fière fidélité. Il resta lui-même.

Alexandre Dumas fils, qui le recevait, ne recula devant aucune des difficultés d’une tâche que l’esprit de la Compagnie et celui de l’auditoire rendaient plutôt périlleuse. Il lui dit avec une sincerité profonde, où il entrait comme une sorte de respect :

« J’éprouve une véritable joie, je vous assure, à honorer publiquement, tout en le contredisant un peu, un homme d’un grand talent et d’un beau caractère. » La contradiction, toujours spirituelle et souvent pressante, n’atténua pas l’éloge. Alexandre Dumas fils, en s’aventurant dans un domaine qui n’était pas le sien, ne perdit pas la partie. Il parla de la poésie, de son origine, de ses moyens et de son action avec une grande pénétration. Ce fut une belle séance.

Entre Leconte de Lisle et Jean Marras, quoique celui-ci fût devenu conservateur au Dépôt des marbres, les relations s’espacèrent. Accablé, comme il l’écrivait, par des « soucis et des chagrins, toujours plus nombreux, plus lourds et plus amers », le poète aspirait au repos que la vie avait troublé. Jean Marras, son cadet de dix-neuf ans, mourut sept ans après lui, en 1901. Curieux de tout, il avait défendu Mallarmé, Rodin et Wagner. Il ne connut pas la célébrité, mais il fut digne des amitiés glorieuses qui recherchaient en lui la finesse de l’intelligence, la sûreté du jugement et la hauteur morale du caractère.

LOUIS BARTHOU.