Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/VIII.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 101-114).

CHAPITRE VIII.

Faisant voir clairement que la route du véritable amour n’est
pas aussi unie qu’un chemin de fer.

La tranquille solitude de Dingley-Dell, la présence de tant de personnes du beau sexe, la sollicitude et l’anxiété qu’elles témoignaient à M. Tupman, étaient autant de circonstances favorables à la germination et à la croissance des doux sentiments que la nature avait semés dans son sein, et qui paraissaient maintenant se concentrer sur un aimable objet. Les jeunes demoiselles étaient jolies, leurs manières engageantes, leur caractère aussi aimable que possible, mais à leur âge elles ne pouvaient prétendre à la dignité de la démarche, au noli me tangere (ne me touchez pas) du maintien, à la majesté du regard, qui, aux yeux de M. Tupman, distinguaient la tante demoiselle de toutes les femmes qu’il avait jamais lorgnées. Il était évident que leurs âmes étaient parentes, qu’il y avait un je ne sais quoi sympathique dans leur nature, une mystérieuse ressemblance dans leurs sentiments. Son nom fut le premier qui s’échappa des lèvres de M. Tupman, lorsqu’il était étendu blessé sur la terre ; le cri déchirant de miss Wardle fut le premier qui frappa l’oreille de M. Tupman, lorsqu’il fut rapporté à la maison. Mais cette agitation avait-elle été causée par une sensibilité aimable et féminine, qui se serait également manifestée pour tout autre ; ou bien avait-elle été enfantée par un sentiment plus passionné, plus ardent, que lui seul, parmi tous les mortels, pouvait éveiller dans son cœur ? Tels étaient les doutes qui tourmentaient l’esprit de M. Tupman, tandis qu’il gisait étendu sur le sofa ; tels étaient les doutes qu’il se décida à résoudre sur-le-champ et pour toujours.

Le soleil venait de terminer sa carrière : MM. Pickwick, Winkle et Snodgrass étaient allés avec leur joyeux hôte assister à la fête voisine de Muggleton ; Isabella et Emily se promenaient avec M. Trundle ; la vieille dame sourde s’était endormie dans sa bergère ; le ronflement du gros joufflu arrivait, lent et monotone, de la cuisine lointaine. Les servantes réjouies, flânant sur le pas de la porte, jouissaient des charmes de la brune, et du plaisir de coqueter, d’une façon toute primitive, avec certains animaux lourds et gauches attachés à la ferme. Le couple intéressant était assis dans le salon, négligés de tout le monde, ne se souciant de personne, et rêvant seulement d’eux-mêmes. Ils ressemblaient, en un mot, à une paire de gants d’agneau, repliés l’un dans l’autre et soigneusement serrés.

« J’ai oublié mes pauvres fleurs, murmura la tante demoiselle.

— Arrosez-les maintenant, répliqua M. Tupman avec l’accent de la persuasion.

— L’air du soir vous refroidirait peut-être, chuchota tendrement miss Rachel.

— Non, non, s’écria M. Tupman en se levant, cela me fera du bien au contraire. Laissez-moi vous accompagner. »

L’intéressante lady ajusta soigneusement l’écharpe qui soutenait le bras gauche du jouvenceau, et, prenant son bras droit, elle le conduisit dans le jardin.

À l’une des extrémités, on voyait un berceau de chèvrefeuille, de jasmin et d’autres plantes odoriférantes ; une de ces douces retraites que les propriétaires compatissants élèvent pour la satisfaction des araignées.

La tante demoiselle y prit, dans un coin, un grand arrosoir de cuivre rouge, et se disposa à quitter le berceau. M. Tupman la retint et l’attira sur un siége à côté de lui.

« Miss Wardle, » soupira-t-il.

La tante demoiselle fut saisie d’un tremblement si fort que les cailloux, qui se trouvaient par hasard dans l’arrosoir, se heurtèrent contre les parois de zinc, et produisirent un bruit semblable à celui que ferait entendre le hochet d’un enfant.

« Miss Wardle, répéta M. Tupman, vous êtes un ange.

— Monsieur Tupman ? s’écria Rachel en devenant aussi rouge que son arrosoir.

— Oui, poursuivit l’éloquent pickwickien. Je le sais trop… pour mon malheur !

— Toutes les dames sont des anges, à ce que disent les messieurs, rétorqua Rachel d’un ton enjoué.

— Qu’est-ce donc que vous pouvez être alors ; à quoi puis-je vous comparer ? Où serait-il possible de rencontrer une femme qui vous ressemblât ? Où pourrais-je trouver une aussi rare combinaison d’excellence et de beauté ? Où pourrais-je aller chercher… Oh ! » Ici M. Tupman s’arrêta et serra la blanche main qui tenait l’anse de l’heureux arrosoir.

La timide héroïne détourna un peu la tête. « Les hommes sont de si grands trompeurs, objecta-t-elle faiblement.

— Oui, vous avez raison, exclama M. Tupman ; mais ils ne le sont pas tous… Il existe au moins un être qui ne changera jamais ! Un être qui serait heureux de dévouer toute son existence à votre bonheur ! Un être qui ne vit que dans vos yeux, qui ne respire que dans votre sourire ! Un être qui ne supporte que pour vous seule le pesant fardeau de la vie !

— Si l’on pouvait trouver un être semblable…

— Mais il est trouvé ! interrompit l’ardent Tupman. Il est trouvé ! Il est ici, miss Wardle ! Et avant que la dame pût deviner ses intentions, il se prosterna à ses pieds.

— Monsieur Tupman, levez-vous ! s’écria Rachel.

— Jamais ! répliqua-t-il bravement. Oh ! Rachel ! Il saisit sa main complaisante, qui laissa tomber l’arrosoir, et il la pressa sur ses lèvres. Oh ! Rachel ! dites que vous m’aimez !

— Monsieur Tupman, murmura la ci-devant jeune personne en tournant la tête, j’ose à peine vous répondre… mais… vous ne m’êtes pas tout à fait indifférent. »

Aussitôt que M. Tupman eut entendu ce doux aveu, il s’empressa de faire ce que lui inspirait son émotion enthousiaste, et ce que tout le monde fait dans les mêmes circonstances (à ce que nous croyons du moins, car nous sommes peu familiarisé avec ces sortes de choses), il se leva précipitamment, jeta ses bras autour du cou de la tendre demoiselle, et imprima sur ses lèvres de nombreux baisers. Après une résistance convenable, elle se soumit à les recevoir si passivement qu’on ne saurait dire combien M. Tupman lui en aurait donné, si elle n’avait pas tressailli tout d’un coup, sans aucune affectation, cette fois, et ne s’était pas écriée d’une voix effrayée : « Monsieur Tupman ! on nous voit ! Nous sommes perdus ! »

M. Tupman se retourna. Le gros joufflu était derrière lui, parfaitement immobile, braquant sur le berceau ses gros yeux circulaires, nais avec un visage si dénué d’expression, que le plus habile physionomiste n’aurait pu y découvrir de traces d’étonnement, de curiosité, ni d’aucune des passions connues qui agitent le cœur humain. M. Tupman regarda le gros joufflu, et le gros joufflu regarda M. Tupman ; et plus M. Tupman étudiait la complète torpeur de sa physionomie, plus il demeurait convaincu que le somnolent jeune homme n’avait pas vu ou n’avait pas compris ce qui s’était passé. Dans cette persuasion il lui dit avec une grande fermeté : « Que venez-vous faire ici ?

— Le souper est prêt, monsieur, répliqua Joe sans hésiter.

— Arrivez-vous à l’instant ? lui demanda M. Tupman, en le transperçant du regard.

— À l’instant, » répondit-il.

M. Tupman le considéra de nouveau très-fixement, mais ses yeux ne clignèrent pas ; il n’y avait pas un pli sur son visage.

M. Tupman prit le bras de la tante demoiselle, et marcha avec elle vers la maison ; le jeune homme les suivit par derrière.

« Il ne sait rien de ce qui vient de se passer, dit tout bas l’heureux pickwickien.

— Rien, » répliqua la dame.

Un bruit se fit entendre derrière eux, semblable à un ricanement étouffé. M. Tupman se retourna vivement. Non… ce ne pouvait pas être le gros joufflu : on ne distinguait pas sur son visage le moindre rayon de gaieté ; on n’y voyait que de la gloutonnerie.

« Il dormait sans doute tout en marchant, chuchota M. Tupman.

— Je n’en ai pas le moindre doute, » répartit la tante demoiselle ; et alors ils se mirent à rire tous les deux.

Ils se trompaient, cependant. Une fois en sa vie le léthargique jeune homme n’était pas endormi. Il était éveillé, bien éveillé, et il avait tout remarqué.

Le souper se passa sans que personne fît aucun effort pour rendre la conversation générale. La vieille lady était allée se coucher ; Isabella Wardle se dévouait exclusivement à M. Trundle ; les attentions de sa tante étaient réservées pour M. Tupman, et les pensées d’Émily paraissaient occupées de quelque objet lointain ; peut-être étaient-elles errantes autour de M. Snodgrass.

Onze heures, minuit, une heure avaient sonné successivement, et les gentlemen n’étaient pas revenus de Muggleton. La consternation était peinte sur tous les visages. Avaient-ils été attaqués et volés ? Fallait-il envoyer des hommes et des lanternes sur tous les chemins qu’ils avaient pu prendre ? Fallait-il… Écoutez… Les voilà ! — Qui peut les avoir tant attardés ? — Une voix étrangère ? à qui peut-elle appartenir ? Tout le monde se précipita dans la cuisine où les truands étaient débarqués, et l’on reconnut au premier coup d’œil le véritable état des choses.

M. Pickwick, avec ses mains dans ses poches et son chapeau complétement enfoncé sur un œil, était appuyé contre le buffet, et, balançant sa tête de droite à gauche, produisait une constante succession de sourires, les plus doux, les plus bienveillants du monde, mais sans aucune cause ou prétexte appréciable. Le vieux M. Wardle, dont le visage était prodigieusement enflammé, serrait les mains d’un visiteur étranger en bégayant des protestations d’amitié éternelle. M. Winkle, se soutenant à la boîte d’une horloge à poids, appelait, d’une voix faible, les vengeances du ciel sur tout membre de la famille qui lui conseillerait d’aller se coucher. Enfin M. Snodgrass s’était affaissé sur une chaise, et chaque trait de son visage expressif portait l’empreinte de la misère la plus abjecte et la plus profonde que se puisse figurer l’esprit humain.

« Est-il arrivé quelque chose ? demandèrent les trois dames.

— Rien du tout, répondit M. Pickwick. Nous… sommes… tous… en bon état… Dites donc… Wardle… nous sommes… tous… en bon état… N’est-ce pas ?

— Un peu, répliqua le joyeux hôte. Mes chéries… voici mon ami, M. Jingle… l’ami de M. Pickwick… M. Jingle… venu… pour une petite visite…

— Monsieur, demanda Emily avec anxiété, est-il arrivé quelque chose à M. Snodgrass ?

— Rien du tout, madame, répliqua l’étranger. Dîner de Club, — joyeuse compagnie, — chansons admirables, — vieux porto, — vin de Bordeaux, — bon, — très-bon. — C’est le vin, madame, le vin.

— Ce n’est pas le vin, bégaya M. Snodgrass d’un ton grave. C’est le saumon. (Remarquez qu’en pareille circonstance ce n’est jamais le vin.)

— Ne feraient-ils pas mieux d’aller se coucher, madame ? demanda Emma. Deux des gens pourraient porter ces messieurs dans leur chambre.

— Je n’irai pas me coucher ! s’écria M. Winkle avec fermeté.

— Aucun homme vivant ne me portera ! dit intrépidement M. Pickwick ; et il continua de sourire comme auparavant.

— Hourra ! balbutia faiblement M. Winkle.

— Hourra ! répéta M. Pickwick, et prenant son chapeau il l’aplatit sur la terre, saisit ses lunettes et les fit voler à travers la cuisine ; puis, ayant accompli cette heureuse plaisanterie, il recommença à rire comme un insensé.

— Apportez-nous une… une autre… bouteille ! cria M. Winkle en commençant sur un ton très-élevé et finissant sur un ton très-bas. Mais peu après sa tête tomba sur sa poitrine ; il murmura encore son invincible détermination de ne pas s’aller coucher, bégaya un regret sanguinaire de n’avoir pas, dans la matinée, fait l’affaire du vieux Tupman, puis il s’endormit profondément. En cet état il fut transporté dans sa chambre par deux jeunes géants, sous la surveillance immédiate du gros joufflu. Bientôt après M. Snodgrass confia sa personne aux soins protecteurs du jeune somnambule. M. Pickwick accepta le bras de M. Tupman et disparut tranquillement, en souriant plus que jamais. M. Wardle fit ses adieux à toute sa famille d’une manière aussi tendre, aussi pathétique, que s’il l’avait quittée pour monter sur l’échafaud, accorda à M. Trundle l’honneur de lui faire gravir les escaliers, et s’éloigna en faisant d’inutiles efforts pour prendre un air digne et solennel.

« Quelle scène choquante ! s’écria la tante demoiselle.

— Dégoûtante ! répondirent les deux jeunes ladies.

— Terrible ! terrible ! dit M. Jingle d’un air très-grave. (Il était en avance sur tous ses compagnons d’au moins une bouteille et demie.) Horrible spectacle ! très horrible.

— Quel aimable homme ! dit tout bas la tante demoiselle à M. Tupman.

— Et joli garçon par-dessus le marché, murmura Emily Wardle.

— Oh ! tout à fait, observa la tante demoiselle. »

M. Tupman pensa à la petite veuve de Rochester, et son esprit fut troublé. La demi-heure de conversation qui suivit n’était pas de nature à le rassurer. Le nouveau visiteur parla beaucoup, et le nombre de ses anecdotes fut pourtant moins grand que celui de ses politesses. M. Tupman sentit que sa faveur décroissait à mesure que celle de M. Jingle devenait plus grande. Son rire était forcé, sa gaieté était feinte, et lorsqu’à la fin il posa sur son oreiller ses tempes brûlantes, il pensa, avec une horrible satisfaction, au plaisir qu’il aurait à tenir en ce moment la tête de M. Jingle entre son lit de plumes et son matelas.

L’infatigable étranger se leva le lendemain de bonne heure, et tandis que ses compagnons demeuraient dans leur lit, accablés par les débauches de la nuit précédente, il s’employa avec succès à égayer le déjeuner. Ses efforts, à cet égard, furent tellement heureux que la vieille dame sourde se fit répéter, à travers son cornet, deux ou trois de ses meilleures plaisanteries, et poussa même la condescendance jusqu’à dire tout haut à la tante demoiselle que c’était un charmant mauvais sujet. Les autres membres présents de la famille partageaient complétement cette opinion.

Dans les belles matinées d’été, la vieille dame avait l’habitude de se rendre sous le berceau où M. Tupman s’était si bien signalé. Les choses se passaient ainsi : d’abord le gros joufflu prenait sur un champignon, dans la chambre à coucher de la vieille lady, un chapeau ou plutôt un capuchon de satin noir, un châle de coton bien chaud, puis une solide canne, ornée d’une poignée commode. Ensuite, la vieille dame ayant mis posément le capuchon et le châle, s’appuyait d’une main sur la canne, de l’autre sur l’épaule de son page bouffi, et marchait lentement jusqu’au berceau, où Joe la laissait jouir de la fraîcheur de l’air pendant une demi-heure : après quoi il retournait la chercher et la ramenait à la maison.

La vieille dame aimait la précision et la régularité, et, comme depuis trois étés successifs cette cérémonie s’était accomplie sans la plus légère infraction aux règles établies, elle ne fut pas légèrement surprise, dans la matinée en question, lorsqu’elle vit le gros joufflu, au lieu de quitter le berceau d’un pas lourd, en faire le tour avec précaution, regarder soigneusement de tous côtés, et se rapprocher d’elle sur la pointe du pied, avec l’air du plus profond mystère.

La vieille dame était poltronne ; — presque toutes les vieilles dames le sont ; — sa première pensée fut que l’enflé personnage allait lui faire quelque atroce violence pour s’emparer de la menue monnaie qu’elle pouvait avoir sur elle. Elle aurait voulu crier au secours, mais l’âge et l’infirmité l’avaient depuis longtemps privée de la faculté de crier. Elle se contenta donc d’épier les mouvements de son page avec une terreur profonde, qui ne fut nullement diminuée lorsqu’il s’approcha tout près d’elle, et lui cria dans l’oreille d’une voix agitée, et qui lui parut menaçante : « Maîtresse ! »

Or il arriva par hasard que M. Jingle se promenait dans le jardin près du berceau, dans ce même moment. Lui aussi entendit crier « Maîtresse ! » et il s’arrêta pour en entendre davantage. Il avait trois raisons pour agir ainsi. Premièrement, il était inoccupé et curieux ; secondement, il n’avait aucune espèce de scrupule ; troisièmement, il était caché par quelques buissons. Il s’arrêta donc, et écouta.

« Maîtresse ! cria le gros joufflu.

— Eh bien, Joe ! dit la vieille dame toute tremblante. Vous savez que j’ai toujours été une bien bonne maîtresse pour vous. Vous avez toujours été bien traité, Joe. Vous n’avez jamais eu grand’chose à faire, et vous avez toujours eu suffisamment à manger. »

Cet habile discours ayant fait vibrer les cordes les plus intimes du gros garçon, il répondit avec expression : « Je sais ça.

— Alors, pourquoi m’effrayer ainsi ? Que voulez-vous me faire ? continua la vieille dame en reprenant courage.

— Je veux vous faire frissonner ! »

C’était là une cruelle manière de prouver sa gratitude, et, comme la vieille dame ne comprenait pas bien clairement comment ce résultat serait obtenu, elle sentit renaître toutes ses terreurs.

« Savez-vous ce que j’ai vu dans ce berceau, hier au soir ? demanda le gros joufflu.

— Dieu nous bénisse ! Quoi donc ? s’écria la vieille lady, alarmée par l’air solennel du corpulent jeune homme.

— Le gentleman au bras en écharpe qui embrassait…

— Qui ? Joe, qui ? aucune des servantes, j’espère ?

— Pire que ça ! » cria le jeune homme dans l’oreille de la vieille dame.

— Aucune de mes petites-filles ?

— Pire que ça !

— Pire que cela, Joe ! s’écria la vieille dame, qui avait pensé que c’était là la plus grande des atrocités humaines. Qui était-ce, Joe ? Je veux absolument le savoir. »

Le délateur regarda soigneusement autour de lui, et, ayant terminé son inspection, cria dans l’oreille de la vieille lady :

« Miss Rachel !

— Quoi ? dit-elle d’une voix aiguë. Parlez plus haut !

— Miss Rachel ! hurla le gros joufflu.

— Ma fille ! »

Joe répondit par une succession de signes affirmatifs, qui imprimèrent à ses joues un mouvement ondulatoire semblable à celui d’un plat de blanc-manger.

« Et elle l’a souffert ! s’écria la vieille dame.

— Elle l’a embrassé à son tour ! Je l’ai vue ! » répondit le gros joufflu en ricanant.

Si M. Jingle, de sa cachette, avait pu voir l’expression du visage de la vieille dame, à cette communication, il est probable qu’un soudain éclat de rire aurait trahi sa présence auprès du berceau. Mais il recueillit seulement des fragments de phrases irritées, telles que :

« Sans ma permission !… À son âge !… Misérable vieille que je suis !… Elle aurait pu attendre que je fusse morte !… »

Puis, ensuite, il entendit les pas pesants du gros garçon qui s’éloignait et laissait la vieille lady toute seule.

C’est un fait remarquable, peut-être, mais néanmoins c’est un fait, que M. Jingle, cinq minutes après son arrivée à Manoir-ferme, avait résolu, dans son for intérieur, d’assiéger sans délai le cœur de la tante demoiselle. Il était assez bon observateur pour avoir remarqué que ses manières dégagées ne déplaisaient nullement au bel objet de ses attaques, et il la soupçonnait fortement de posséder la plus désirable de toutes les perfections : une petite fortune indépendante. L’impérative nécessité de débusquer son rival d’une manière ou d’une autre s’offrit donc immédiatement à son esprit, et il résolut de prendre sans délai des mesures à cet égard. Fielding nous dit que l’homme est de feu, que la femme est d’étoupe, et que le prince des ténèbres se plaît à les rapprocher. M. Jingle savait que les jeunes gens sont aux tantes demoiselles comme le gaz enflammé à la poudre fulminante, et il se détermina à essayer sur-le-champ l’effet d’une explosion.

Tout en réfléchissant aux moyens d’exécuter cette importante résolution, il se glissa hors de sa cachette, et, protégé par les buissons susmentionnés, regagna la maison sans être aperçu. La fortune semblait déterminée à favoriser ses desseins. Il vit de loin M. Tupman et les autres gentlemen s’enfoncer dans le jardin ; il savait que les jeunes demoiselles étaient sorties ensemble après le déjeuner : la côte était donc libre.

La porte du salon se trouvant entr’ouverte, M. Jingle allongea la tête et regarda. La tante demoiselle était en train de tricoter. Il toussa, elle leva les yeux et sourit. Il n’existait aucune dose d’hésitation dans le caractère de M. Jingle ; il posa mystérieusement son doigt sur sa bouche, entra dans la chambre et ferma la porte.

« Miss Wardle, dit-il avec une chaleur affectée, pardonnez cette témérité… courte connaissance… pas de temps pour la cérémonie… Tout est découvert.

— Monsieur ! s’écria la tante demoiselle fort étonnée, et doutant presque que M. Jingle fût dans son bon sens.

— Silence ! dit M. Jingle d’une voix théâtrale. Gros enflé… face de poupard… les yeux ronds… canaille !… »

Ici il secoua la tête d’une manière expressive, et la tante demoiselle devint toute tremblante d’agitation.

« Je présume que vous voulez parler de Joseph, monsieur ? dit-elle en faisant effort pour paraître calme.

— Oui, madame. Damnation sur votre Joe !… Chien de traître que ce Joe !… A instruit la vieille dame… la vieille dame furieuse… enragée… délirante !… Berceau… Tupman… caresses… baisers et tout le reste… Eh ! madame, eh !

— M. Jingle, s’écria la tante demoiselle, si vous êtes venu ici pour m’insulter…

— Pas du tout ; pas le moins du monde. Entendu l’histoire, venu pour vous avertir du danger, offrir mes services, prévenir les cancans. Tout est dit. Vous prenez cela pour une insulte… je quitte la place… »

Et il tourna sur ses talons comme pour exécuter cette menace.

« Que dois-je faire ? s’écria la pauvre demoiselle, en fondant en larmes. Mon frère sera furieux !

— Naturellement. Enragé !

— Oh ! monsieur Jingle, que puis-je faire ?

— Dites qu’il a rêvé, répliqua M. Jingle avec aplomb. »

Un rayon de consolation éclaira l’esprit de la tante demoiselle à cette suggestion. M. Jingle s’en aperçut et poursuivit son avantage.

« Bah ! bah ! rien de plus aisé : garçon mauvais sujet, femme aimable, gros garçon fustigé. Vous toujours crue ; terminaison de l’affaire… tout s’arrange. »

Soit que la probabilité d’échapper aux conséquences de cette malencontreuse découverte fût délicieuse pour les sentiments de la tante demoiselle, soit que l’âcreté de son chagrin fût adoucie en s’entendant appeler femme aimable, elle tourna vers M. Jingle son visage reconnaissant et couvert d’une légère rougeur.

L’insinuant gentleman soupira profondément, attacha ses regards pendant quelques minutes sur la figure de la tante demoiselle, puis tressaillit mélodramatiquement, et détourna ses yeux avec précipitation.

« Vous paraissez malheureux, monsieur Jingle, dit la dame d’une voix plaintive. Puis-je vous témoigner ma reconnaissance en vous demandant la cause de vos chagrins, afin de tâcher de les alléger ?

— Ah ! s’écria M. Jingle avec un autre tressaillement, soulager ! les alléger ! quand votre amour s’est répandu sur un homme indigne d’une telle bénédiction ! qui maintenant même a l’infâme dessein de captiver la nièce d’un ange… Mais non ! il est mon ami et je ne veux pas dévoiler ses vices. Miss Wardle, adieu ! »

En terminant ce discours, le plus suivi qu’on lui eût jamais entendu proférer, M. Jingle appliqua sur ses yeux le reste du mouchoir dont nous avons déjà parlé, et se dirigea vers la porte.

« Arrêtez, monsieur Jingle, dit avec force la tante demoiselle. Vous avez fait une allusion à M. Tupman ; expliquez-la.

— Jamais ! s’écria M. Jingle d’un air théâtral, jamais ! »

Et, pour montrer qu’il ne voulait pas être questionné davantage, il prit une chaise et s’assit tout auprès de la tante demoiselle.

« M. Jingle, reprit-elle, je vous implore, je vous supplie de me révéler l’affreux mystère qui enveloppe M. Tupman.

— Ah ! repartit M. Jingle en fixant ses yeux sur le visage de la tante, puis-je voir… charmante créature… sacrifiée à l’autel ? Avarice sordide ! »

Il parut lutter pendant quelques secondes contre des émotions de toute nature ; puis il dit d’une voix basse et profonde :

« Tupman n’aime que votre argent.

— Le misérable ! » s’écria la demoiselle avec une énergique indignation.

Les doutes de M. Jingle étaient résolus : elle avait de l’argent.

« Bien plus, ajouta-t-il, il en aime une autre…

— Une autre ! balbutia la tante. Et qui ?

— Petite jeune fille… les yeux noirs… nièce Emily. »

Il y eut un silence ; car s’il existait dans tout l’univers un individu femelle pour qui Rachel ressentit une jalousie mortelle, invétérée, c’était précisément cette nièce. Le rouge lui monta au visage et au col, et elle secoua silencieusement sa tête avec une expression d’ineffable dédain.

À la fin, mordant sa lèvre mince et se redressant un peu, elle dit d’une voix aigrelette ;

« Cela ne se peut pas. Je ne veux pas le croire.

— Épiez-les, répliqua M. Jingle.

— Je le ferai.

— Épiez les regards de Tupman.

— Je le ferai.

— Ses chuchotements.

— Je le ferai !

— Il ira s’asseoir auprès d’elle à dîner.

— Nous verrons.

— Il lui fera des compliments.

— Nous verrons.

— Et il vous plantera là.

— Me planter là ! cria-t-elle en tremblant de rage. Me planter là !

— Avez-vous des yeux pour vous en convaincre ? reprit M. Jingle.

— Oui.

— Montrerez-vous du caractère ?

— Oui.

— L’écouterez-vous ensuite ?

— Jamais !

— Prendrez-vous un autre amant ?

— Oui.

— Ce sera moi ? »

Et M. Jingle tomba sur ses genoux et y resta pendant cinq minutes. Quand il se releva, il était l’amant accepté de la tante demoiselle, conditionnellement, toutefois, et pourvu que l’infidélité de M. Tupman fût rendue manifeste.

M. Jingle devait en fournir des preuves, et elles arrivèrent dès le dîner. Miss Rachel pouvait à peine en croire ses yeux. M. Tracy Tupman était assis à côté d’Émily, lorgnant, souriant, parlant bas, en rivalité avec M. Snodgrass. Pas un mot, pas un regard, pas un signe n’étaient dirigés vers celle qui, le soir précédent, était l’orgueil de son cœur.

« Damné garçon ! pensa le vieux Wardle, qui avait appris de sa mère toute l’histoire ; damné garçon ! Il était endormi. C’est pure imagination !

— Scélérat ! pensait la tante demoiselle. Cher monsieur Jingle, vous ne me trompiez pas. Oh ! que je déteste le misérable ! »

L’inexplicable changement que semblait annoncer la conduite de M. Tupman sera expliqué à nos lecteurs par la conversation suivante.

C’était le soir du même jour, et la scène se passait dans le jardin. Deux personnages marchaient dans une allée écartée. L’un était assez gros et assez court, l’autre assez long et assez grêle. L’un était M. Tupman, l’autre, M. Jingle.

Le gros personnage commença le dialogue en demandant :

« M’en suis-je bien tiré ?

— Superbe ! fameux ! N’aurais pas mieux joué le rôle moi-même. Il faut recommencer demain, tous les jours, jusqu’à nouvel ordre.

— Rachel le désire encore ?

— Cela ne l’amuse pas, naturellement ; mais il le faut bien. Le frère est terrible ; elle a peur. On ne peut faire autrement. Dans quelques jours, les soupçons détruits, les vieilles gens déroutés, elle couronnera votre bonheur.

— Vous n’avez pas d’autre message ?

— L’amour, le plus tendre amour, les plus doux sentiments, une affection inaltérable. Puis-je dire quelque chose pour vous ?

— Mon cher, répondit l’innocent M. Tupman en serrant chaleureusement la main de son ami, portez-lui mes plus vives tendresses. Dites-lui combien j’ai de peine à dissimuler. Dites tout ce qu’on peut dire d’aimable ; mais ajoutez que je reconnais la nécessité du rôle qu’elle m’a imposé ce matin par votre conseil. Dites que j’applaudis à sa sagesse et que j’admire sa discrétion.

— Je le lui dirai. Est-ce tout ?

— Oui. Ajoutez seulement que je soupire ardemment après l’époque où elle m’appartiendra, où toute dissimulation deviendra inutile.

— Certainement, certainement. Est-ce tout ?

— Oh ! mon ami ! dit le pauvre M. Tupman en pressant de nouveau la main de son compagnon, oh ! mon ami, recevez mes remercîments les plus sincères pour votre bonté désintéressée, et pardonnez-moi si, même en imagination, je vous ai jamais fait l’injustice de supposer que vous pourriez me nuire. Mon cher ami, pourrai-je jamais reconnaître un tel service ?

— Ne parlez pas de ça, répliqua M. Jingle, ne par… »

Et il s’interrompit, comme s’il s’était rappelé tout d’un coup quelque chose.

« À propos, reprit-il, vous ne pourriez pas me prêter dix guinées, hein ? Affaire très-urgente. Vous rendrai ça dans trois jours.

— Je crois que je puis vous obliger, répondit M. Tupman dans la plénitude de son cœur. Dans trois jours, dites-vous ?

— Rien que trois jours ; tout fini, alors, plus de difficultés. »

M. Tupman compta les dix guinées dans la main de son compagnon, et celui-ci les insinua dans son gousset, pièce par pièce, tout en regagnant la maison.

« Attention ! dit M. Jingle, pas un regard.

— Pas un coup d’œil, repartit M. Tupman.

— Pas un mot !

— Pas une syllabe.

— Toutes vos cajoleries pour la nièce ; plutôt brutal qu’autre chose envers la tante, seul moyen de tromper les envieux…

— Je ne m’oublierai pas, répondit tout haut M. Tupman.

— Et je ne m’oublierai pas non plus, » dit tout bas M. Jingle.

Ils entraient alors dans la maison.

La scène du dîner fut répétée le soir même et pendant trois autres dîners et trois soirées subséquentes. Le quatrième soir, le vieux Wardle paraissait fort satisfait, car il s’était convaincu que M. Tupman avait été faussement accusé ; celui-ci était également joyeux, car M. Jingle lui avait dit que son affaire serait bientôt terminée ; M. Pickwick se trouvait très-heureux, car c’était son état habituel ; M. Snodgrass ne l’était pas, car il devenait jaloux de M. Tupman ; la vieille lady était de fort bonne humeur, car elle gagnait au whist ; enfin M. Jingle et miss Wardle étaient enchantés, pour des raisons tellement importantes dans cette véridique histoire, qu’elles seront racontées dans un autre chapitre.