Les Éléments et la formation de l’idée du moi

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OBSERVATIONS & DOCUMENTS




SUR LES ÉLÉMENTS ET SUR LA FORMATION DE L’IDÉE DU MOI


Sous le nom de névropathie cérébro-cardiaque[1] le Dr Krishaber décrit une maladie dans laquelle on voit très-bien comment se fait et se défait l’idée du moi. Selon M. Krishaber, la cause probable de la maladie est une contracture des vaisseaux qui nourrissent le centre sensitif cérébral où se forment les sensations brutes[2] ; et probablement il n’y a pas d’autre contracture que celle-là ; les vaisseaux sanguins des hémisphères restent à l’état normal. Le symptôme visible est une perversion des sensations proprement dites ; rien de plus : cette perversion n’atteint pas le jugement, la raison, le souvenir et les autres opérations qui dépassent la sensation brute ; toutes ces opérations demeurent intactes. Le malade n’est pas fou ; il rectifie les croyances fausses que lui suggère l’étrangeté de ses impressions ; il résiste à ces croyances, il les déclare illusoires, il n’est point dupe. Ainsi le jeu des hémisphères est normal ; il n’y a de trouble que dans la protubérance et autres centres sensitifs.

Mais, comme presque toujours la maladie arrive brusquement, l’effet est immense ; on ne peut mieux comparer l’état du patient qu’à celui d’une chenille qui, gardant toutes ses idées et tous ses souvenirs de chenille, deviendrait tout d’un coup papillon, avec les sens et les sensations d’un papillon. Entre l’état ancien et l’état nouveau, entre le premier moi, celui de la chenille, et le second moi, celui du papillon, il y a scission profonde, rupture complète ; les sensations nouvelles ne trouvent plus de série antérieure où elles puissent s’emboîter ; le malade ne peut plus les interpréter, s’en servir ; il ne les reconnaît plus ; elles sont pour lui des inconnues. De là deux conclusions étranges, la première qui consiste à dire : je ne suis pas ; la seconde un peu ultérieure qui consiste à dire : je suis un autre. Tâchons de nous représenter cet état extraordinaire ; nous verrons naître peu à peu, et très-logiquement, ces conclusions plus extraordinaires encore.

Toutes les sensations, ou presque toutes les sensations sont altérées. Un malade dit[3] que, « lorsqu’il parlait, sa propre voix lui semblait étrange ; il ne la reconnaissait pas, il ne la croyait pas sienne. Lorsqu’on lui parlait, il se sentait étourdi comme si plusieurs pérsonnes lui parlaient à la fois… Il ne reconnaissait ni le goût, ni l’odeur des mets, et ne distinguait pas les objets au toucher, les yeux fermés. En outre ses sensations musculaires étaient troublées ; il ne sentait pas le sol en marchant, ce qui rendait ses pas ce incertains et lui donnait la crainte de tomber ; ses jambes étaient mues comme par un ressort étranger à sa volonté ; il lui semblait c constamment qu’elles ne lui appartenaient pas… Lorsqu’il causait avec quelqu’un, il lui voyait deux têtes incomplétement emboîtées l’une dans l’autre. » En outre « les objets avaient perdu leur aspect naturel, tout ce qu’il voyait avait changé de manière d’être ». « L’étrangeté de ce que je voyais était telle, dit-il, que je me croyais transporté sur une autre planète. » — « Il était constamment étonné, il lui semblait qu’il se trouvait en ce monde pour la première fois. Il n’y avait dans son esprit aucun rapport, aucune relation entre ce qui l’entourait et son passé. » Le trouble était plus fort que jamais lorsqu’il entrait dans une maison étrangère. « Je ne pouvais plus, dit-il, m’orienter en la quittant, ou du moins il me fallait faire un long et pénible effort pour me retrouver. — Souvent il lui est arrivé de se trouver à une courte distance de sa demeure et de ne pouvoir reconnaître son chemin qu’après de longs efforts de réflexion ; deux ou trois fois il s’assit sur la route désespérant de retrouver sa maison, et se mit à pleurer à chaudes larmes. » — Un autre malade écrit[4] : « J’avais horreur d’aller à Divonne, pays nouveau pour moi. Il fallut qu’un de mes amis s’offrit pour m’accompagner ; sans cela je ne serais pas parti, et pourtant, à cause de mon hyperesthésie de l’ouïe, je prévoyais l’état affreux où me mettrait le bruit du siége de Paris. Un peu plus tard, allant à Genève, je m’accrochais avec terreur au bras de mon ami, me sentant perdu s’il me lâchait un instant. C’est que lorsque je me trouvais seul dans un endroit nouveau, j’étais comme un enfant nouveau né, comme Gaspard Hauser au sortir de sa cave, ne reconnaissant plus rien, incapable de tirer de mes sensations perverties aucune indication pour me conduire. » Puis, revenant sur l’histoire de sa maladie, il ajoute : « La première sensation que j’aie éprouvée était une bouffée qui me montait à la tête, c’était le 25 novembre 1869… Dans la quinzaine précédente j’avais eu des troubles visuels peu accusés… je me souviens parfaitement d’avoir dit à un ami que les objets me paraissaient changés d’aspect ; il y avait aussi de l’hyperesthésie de la vue, et je portais depuis quelque temps des lunettes légèrement colorées… Le 25 novembre, aussitôt après avoir eu la sensation de cette bouffée chaude, je fus pris de bourdonnements d’oreille et j’eus de l’obnubilation intellectuelle. Comme je tenais un journal à la main, je pus immédiatement constater que je n’en comprenais pas le sens. En me mettant debout, j’étais titubant, les objets tournaient autour de moi, et j’eus des lueurs dans les yeux. Je me regardai dans une glace, et je pus constater que je n’avais pas de déviation de la face. D’ailleurs l’idée d’une hémorrhagie cérébrale ne me préoccupait pas beaucoup ; je me crus plutôt empoisonné ; je le crus même si bien que je traçai à la hâte quelques mots sur une feuille de papier, indiquant ce que j’éprouvais, craignant de ne plus pouvoir donner de renseignements quelques instants après. Mais il me répugnait d’appeler quelqu’un, je ne sonnai même pas ma domestique, persuadé qu’il n’y avait rien à faire; je me couchai sur un canapé et j’attendis. — Il me semblait que quelque chose tendait à m’isoler du monde extérieur ; en même temps il se faisait comme une atmosphère obscure autour de ma personne ; je voyais cependant très-bien qu’il faisait grand jour. Le mot obscur ne rend pas exactement ma pensée, il faudrait dire dumpf (en allemand), qui signifie aussi bien lourd, épais, terne, éteint. Cette sensation était non-seulement visuelle, mais cutanée. L’atmosphère dumpf m’enveloppait ; je la voyais, je la sentais ; c’était comme une couche, un quelque chose mauvais conducteur qui m’isolait du monde extérieur[5]. Je ne saurais vous dire combien cette sensation était profonde ; il ne semblait être transporté extrêmement loin de ce monde, et machinalement je prononçais à haute voix les paroles : Je suis bien loin, bien loin. Je savais cependant très-bien que je n’étais pas éloigné ; je me souvenais très-distinctement de tout ce qui m’était arrivé ; mais entre le moment qui avait précédé et celui qui avait suivi mon attaque, il y avait un intervalle immense en durée, une distance comme celle de la terre au soleil. À partir du premier ou du second jour, il me fut impossible pendant quelques semaines de m’observer et de m’ analyser ; la souffrance (angine de poitrine) m’accablait ; ce fut seulement vers les premiers jours du mois de janvier que je pus me rendre compte de ce que j’éprouvais. — Les symptômes étaient continus avec des accès souvent répétés et qui duraient quelques heures. — Voici le premier de ceux dont j’ai gardé un souvenir net. J’étais seul lorsque, atteint déjà de troubles visuels permanents, je fus pris subitement d’un trouble de la vue infiniment plus accusé. Les objets paraissaient se rapetisser et s’éloigner à l’infini : hommes et choses étaient à des distances incommensurables. Moi-même j’étais très-loin, je regardais autour de moi avec terreur et étonnement, le monde m’échappait. Je sortis et pris une voiture ; je dus faire des efforts surhumains pour me rappeler que j’étais bien dans ma rue, que c’était bien moi qui marchais, qui parlais au cocher ; j’étais extrêmement étonné d’être compris par lui, car je remarquais en même temps que ma voix était extrêmement éloignée de moi, que du reste elle ne ressemblait pas à ma propre voix. Je frappai du pied le sol et je me rendis compte de sa résistance, mais cette résistance me semblait illusoire ; il ne me semblait pas que le sol fût mou ; mais que le poids de mon corp fût réduit à presque rien. Je ne me sentais pas précisément léger, car j’étais très-fatigué, anéanti, mais j’avais le sentiment de n’avoir pas de poids. — Ce qu’il y avait de plus remarquable c’était le trouble visuel. En regardant dans un verre très-concave, no 2 ou 3 par exemple (j’ai la vue à peu près normale), je ressens quelque chose d’analogue ; à cela près que les objets me semblaient moins petits à ce moment-là. Il en est de même en regardant dans une lorgnette par le gros bout ; cette comparaison est même plus juste ; mais il faut la corriger aussi ; je veux dire que les objets me semblaient moins petits, mais beaucoup plus éloignés. Voici une autre particularité au point de vue de a la forme. Les objets me paraissaient plats ; quand je causais avec quelqu’un, je le voyais comme une image découpée ; son relief m’échappait ; cette dernière sensation a duré extrêmement longtemps, pendant plusieurs mois d’une façon continue, pendant deux ans d’une manière intermittente. Les troubles de l’ouïe étaient absolument constants ; il me semblait que mes oreilles étaient bouchées ; j’étais étonné d’entendre, mais j’entendais en effet très-distinctement et même beaucoup trop ; car c’est l’hyperesthésie auditive qui constituait un de mes plus grands tourments. Le tact était peu troublé, à part ce que j’ai signalé tout à l’heure, le goût moins encore ; il y avait une hyperesthésie de l’odorat qui a persisté, mais qui n’a jamais été excessive comme celle de l’ouïe et de la vue. Les lunettes les plus foncées ne me suffisaient plus ; je les mis doubles, et finalement j’eus l’idée de noircir mes lunettes avec du noir de charbon… Constamment il m’a semblé que mes jambes n’étaient plus à moi ; il en était à peu près de même de mes bras ; quant à ma tête, elle me semblait ne pas exister… Il me semblait que j’agissais par une impulsion étrangère à moi-même, automatiquement. Parfois je me demandais ce que j’allais faire, j’assistais en spectateur désintéressé à mes mouvements, à mes paroles, à tous mes actes. Il y avait en moi un être nouveau, et une autre partie de moi-même, l’être ancien, qui ne prenait aucun intérêt à celui-ci. Je me souviens très-nettement de m’être dit quelquefois que les souffrances de ce nouvel être m’étaient indifférentes… Jamais, du reste, je n’ai été réellement dupe de ces illusions ; mais mon esprit était souvent las de corriger incessamment les impressions nouvelles et je me laissais aller à vivre de la vie malheureuse de ce nouvel être. J’avais un ardent désir de revoir mon ancien monde, de redevenir l’ancien moi ; c’est ce désir qui m’a empêché de me tuer… J’étais un autre, et je haïssais, je méprisais cet autre, il m’était absolument odieux ; il est certain que c’était un autre qui avait revêtu ma forme et pris mes fonctions… »

Ici, il faut distinguer : « Dans les premiers temps et aussitôt après mon attaque, dit l’excellent observateur[6], il m’a semblé que je n’étais plus de ce monde, que je n’existais plus, que je n’existais pas. Je n’avais pas le sentiment d’être un autre ; non, il me semblait que je n’existais plus du tout. Je tâtais ma tête, mes membres, je les sentais ; néanmoins il m’a fallu une grande contention d’esprit et de volonté pour croire à la réalité de ce que je touchais. Le colonel anglais[7] parfois a cru pour de bon qu’il n’existait plus ; il m’a dit qu’alors il restait des heures entières immobile, comme en extase, sans rien comprendre du monde extérieur. Il faut distinguer cette première et profonde impression de toutes les autres qui vont suivre. » En effet, dans ce premier stade les sensations nouvelles étaient trop nouvelles ; elles n’avaient pas été répétées un assez grand nombre de fois pour faire dans la mémoire un groupe distinct, une série cohérente, un second moi ; telle serait la chenille dont nous avons parlé dans le premier quart d’heure qui suit sa métamorphose en papillon ; son nouveau moi n’est pas encore formé, il est entrain de se former ; l’ancien qui n’éprouve que des sensations inconnues est conduit à dire : je ne suis pas. — « Plus tard et dans une seconde période, dit notre observateur, lorsque par un long usage j’eus appris à me servir de mes sensations nouvelles, j’avais moins d’effroi d’être seul et dans un pays que je ne connaissais pas ; je pouvais, quoique avec difficulté, me conduire ; j’avais reformé un moi, je me sentais exister, quoique autre. » Il faut du temps pour que la chenille s’habitue à être papillon ; et si la chenille garde, comme c’était le cas, tous ses souvenirs de chenille, il y a désormais un conflit perpétuel et horriblement pénible entre les deux groupes de notions ou impressions contradictoires, entre l’ancien moi qui est celui de la chenille, et le nouveau moi qui est celui du papillon. Dans le second stade, au lieu de dire : Je ne suis plus, le malade dit : Je suis un autre. Sur ce point, presque tous emploient le même langage : « Je me sentais si complétement changé qu’il me semblait être devenu un autre[8] ; cette pensée s’imposait constamment à moi, sans que cependant j’aie oublié une seule fois qu’elle était illusoire. » — « Quelquefois il me semble n’être pas moi-même ou bien je me a crois plongé dans un rêve continuel[9]. » « Il m’a semblé rêver et ne plus être la même personne ; il m’a littéralement semblé que je n’étais plus moi-même. » — « Je doutais de ma propre existence, et même par instants je cessais d’y croire. » — « Souvent il me semble que je ne suis pas de ce monde ; ma voix me paraît étrangère, et, quand je vois un camarade d’hôpital, je me dis à moi-même : ce sont les figures d’un rêve. » — Il semble au malade « qu’il est automate ; » « il sent qu’il est en dehors de lui-même : — Il ne « se reconnaît plus, » il lui semble « qu’il est devenu une autre personne. » — M. Krishaber et le malade guéri de l’observation 38 vont même plus loin ; ils pensent que le malade ne se trompe pas en croyant qu’il est un autre. « Non seulement, dit ce dernier, il m’a semblé que j’étais un autre, mais j’étais effectivement un autre : un moi différent s’était substitué au premier. » En effet, les sensations constituantes du moi étaient autres, et, par suite, les goûts, désirs, facultés, affections morales étaient différents. Ainsi le moi, la personne morale est un produit dont les sensations sont les premiers facteurs ; et ce produit, considéré à différents moments, n’est le même et ne s’apparaît comme le même que parce que ses sensations constituantes demeurent toujours les mêmes. Lorsque subitement ces sensations deviennent autres, il devient autre et s’apparaît comme un autre ; il faut qu’elles redeviennent les mêmes pour qu’il redevienne le même et s’apparaisse de nouveau comme le même. Ici l’expérience confirme la théorie. En effet, selon le docteur Krishaber, « la perturbation particulière en vertu de laquelle le malade perd jusqu’à un certain point le sentiment de sa propre personne ne disparaît que lorsque[10] les troubles sensoriels auxquels elle est liée ont disparu. » À mon sens, ceci est décisif, et je trouve le petit récit qu’on vient de lire plus instructif qu’un volume de métaphysique sur la substance du moi.

H. Taine.
  1. De la Névropathie cérébro-cardiaque par le Dr Krishaber. Paris, 1873, chez Masson. L’ouvrage contient 38 observations. Grâce à l’obligeance du docteur Krishaber, j’ai pu consulter le journal même de ses observations, et interroger un malade guéri.
  2. Ce centre est la protubérance annulaire, ou peut-être, d’après les recherches de M. Luys et les expériences de M. Fournié, la couche optique.
  3. Ibid : observation n° 2.
  4. Observation 38, complétée d’après les notes du Dr Krishaber.
  5. Même impression d’isolement chez le malade n° 2.
  6. Observation 38, notes autobiographiques et manuscrites, rédigées après la guérison complète.
  7. Observation 2.
  8. Observations 38, 37.
  9. Observation 1, 2, 3, 21, 22.
  10. Ibid, p. 181.