Les Îles de la Manche

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LES


ILES DE LA MANCHE.




JERSEY ET GUERNESEY EN 1848 ET 1849.




Qu’est-ce que les îles de la Manche ? Si vous adressez cette question aux nombreux convives qui entourent la table d’hôte des grands hôtels de Saint-Malo pendant la saison des bains de mer, votre voisin de droite vous répondra : « C’est un pays loyal, dont le dévouement à la couronne d’Angleterre ne s’est jamais démenti, et qui en toute circonstance a témoigné sa sympathie aux légitimistes du continent. – C’est un pays libre, dira à son tour votre voisin de gauche. Ces îles jouissent des bienfaits d’une organisation toute démocratique ; n’ont-elles pas accueilli avec intérêt les martyrs de la cause républicaine ? — C’est le dernier asile de la féodalité, ajoutera un troisième interlocuteur. On ne peut mer qu’il existe à Jersey des seigneuries et des droits seigneuriaux, qu’on y prise grandement les gentilshommes, et que le droit d’aînesse y soit en pleine vigueur. — On y honore avant tout le travail, l’industrie, le commerce, dira un autre. Je ne connais pas de contrée où le peuple se montre plus jaloux de son indépendance. » Et ne sachant auquel de ces propos contradictoires ajouter foi, vous irez sur le port voir fumer au loin le bateau à vapeur qui vient de ce pays étrange et indéfinissable. Vous voilà devant un cutter à la mâture fine et élancée qui embarque une vingtaine de boeufs, un troupeau de moutons, des masses de poules et de canards. « Où va ce chargement ? demandez-vous. — A Jersey, à Guernesey, monsieur ; pauvres îles qui tirent toute leur subsistance des côtes de Bretagne et des ports de Normandie. — Et ces caisses qu’on charge à bord, quelle en est la destination ? — Elles m’appartiennent, répond un commis-voyageur ; je vais faire un déballage dans les îles ; un riche pays, monsieur, où l’on cultive mieux que chez nous, où il se fait plus de commerce que dans les villes de Saint-Malo, de Granville et de Saint-Brieuc prises ensemble ! »

Votre curiosité est à bout ; vous n’y tenez plus. Le bateau à vapeur a fait annoncer à son de caisse qu’il partait le lendemain. Vous vous embarquer, et en deux heures le Wonder ou le South-Western vous transporte à l’entrée du port de Saint-Hélier, la capitale de l’île et de l’état de Jersey. Le riant aspect de la baie a déjà séduit vos regards ; vous avez hâte de courir sur les promontoires qui baignent leur pied dans l’écume des flots et couronnent de verdure leurs flancs abrupts. Sautez à terre : ne craignez point qu’un douanier porte sur vos bagages et jusque sur votre personne sa main officielle, ni qu’un gendarme vous tienne en arrêt. Allez, entrez de plain-pied dans cette ville retentissante du bruit des marteaux et du mouvement des ateliers. Nul ne vous demandera qui vous êtes et d’où vous venez. Dès les premiers pas vous avez senti avec une indicible joie que vous foulez une terre de liberté. Combien de proscrits, amans furieux de cette même liberté qu’ils avaient essayé de faire triompher chez eux par la violence, ont été surpris et confus de la trouver là si discrète, si désarmée, si peu ombrageuse !

La sensation de bien-être que le voyageur éprouve en abordant à Jersey lui fait oublier en un instant tout ce qu’il a entendu dire d’incohérent sur ce petit pays. Il comprend d’instinct que quelques heures de navigation ont suffi à le transporter sur une terre toute différente de celle qu’il vient de quitter. Sur cette plage étrangère, aucun obstacle, aucune formalité tracassière n’entrave sa marche ; il se croit chez lui. Pareil à l’oiseau devant lequel s’ouvre l’espace, il s’élance vers les sites charmans qu’il à entrevus du milieu des flots comme dans un rêve. Un attrait irrésistible l’entraîne vers l’intérieur de cette île, dont les aspects changeans offriront à son regard les fraîcheurs de la Normandie et les âpretés de la Bretagne. Nous le suivrons dans sa promenade, d’abord parce que le pittoresque abonde sur cette côte variée, et puis parce que, chemin faisant, les monumens du passé se présenteront à nous. Or, les monumens, en tous pays, c’est l’histoire et dans l’histoire de Jersey nous trouverons le secret des institutions qui ont fait de cette île et du reste de l’archipel un petit monde à part.

I

Quittons Saint-Hélier, et prenons à gauche par l’Esplanade, large digue destinée à défendre contre l’envahissement de la mer la route qui mène à Saint-Aubin. Du milieu des récifs, on voit surgir le château d’Élisabeth, que les flots entourent à marée haute. Le roi Charles II, encore, prince de Galles, y trouva un refuge à l’époque où son père cherchait un asile chez les Écossais, qui le trahirent. Comme symbole de sa vie errante, il a laissé dans cette forteresse une paire de bottes que l’on montre aux visiteurs. Après lui vécurent derrière ces lourdes muraille le grand Chandelier Clarendon, l’illustre auteur de l’Histoire de la Rébellion, et Cowley, qu’on appelait avxant Milton, le premier des poètes anglais ; tous les deux disgraciés et oubliés par ce même monarque dont ils avaient partagé la bonne et la mauvaise fortune ! Ces souvenirs historiques donnent un certain prestige au vieux château ; on oublie qu’il tient la place d’un monastère de religieux augustins, fameux par son architecture, célèbre par ses richesses, et dont il ne reste plus aujourd’hui aucune trace. Derrière les rocs qui servent de base à la forteresse et un peu plus avant dans la mer, se dresse un autre rocher taillé à son sommet en manière de plate-forme. Malgré les assauts de la vague, qui le bat pendant tout l’hiver un frais gazon le couvre en maints endroits. On le nomme l’Ermitage. La tradition veut qu’il ait servi de demeure au solitaire Hellerius, mis à mort par les compagnons du pirate Hastings vers le milieu du IXe siècle. L’histoire de ces deux rochers est donc en abrégé celle de l’île entière. L’apôtre du christianisme, apportant aux insulaires les lumières de l’Evangile, périt de la main des hommes sauvages qui devaient laisser leur nom à l’une des plus belles provinces de la France, les Normans. Bientôt l’église triomphe : un couvent, riche en dotations et qui semble dominer la contrée, atteste sa puissance ; mais au catholicisme succède la réforme, le monastère a fait place à la forteresse. Les guerres civiles produisent Cromwell et les têtes-rondes ; l’île de Jersey, fidèle aux traditions monarchiques, suit le parti des cavaliers. Elle accueille le fils du roi mort sur un échafaud, et, à dater de ce jour, elle apparaît aux proscrits, aux fugitifs de tous rangs et de tous pays comme un lieu de refuge.

D’où vient que le peuple des îles de la Manche se distingue par ce double caractère de loyauté[1] et d’indépendance D’un fait historique qui remonte fort loin : du crime de Jean-sans-Terre et de son expulsions de la Normandie, en L’assemblée des barons de Philipe-Auguste, en déclarant le prince Jean indigne de régner sur les provinces normandes, prétendit très certainement le dépouiller aussi des îles de la Manche ; mais les habitans des îles en décidèrent autrement et c’était leur droit, disons mieux, c’était leur intérêt. Insulaires eux-mêmes, ils devaient par instinct se rallier à la grande île, l’Angleterre avec laquelle ils entretenaient déjà des relations suivies, et puis le duc déchu était de composition facile dans son malheur. Trop heureux de jeter son manteau écourté sur ce reste de la Normandie, qu’il venait de perdre par un assassinat, il accorda aux îles une foule de privilèges et d’immunités. C’est de lui que date la franchise des ports de tout l’archipel ; ce fut lui qui le premier fortifia les côtes et se chargea de les défendre à ses frais. Il fonda à Jersey et à Guernesey des cours royales[2], composées des élus du peuple, lesquelles jugent souverainement et appel les causes civiles et criminelles. Voilà sommairement tout le bien que fit aux îles de la Manche Jean-sans-Peur au lendemain de sa défaite et de sa déchéance. C’était comme le pendant de la grande charte qu’il accordait à l’Angleterre. Le peuple des îles ne fut plus ni français ni anglais, il resta normand ; le souvenir des bienfaits qu’il tient de la générosité intéressée d’un prince ne s’est point effacé chez lui : il voit dans les souverains qui ont accepté et confirmé cette charte particulière les plus sûrs garans de ses libertés. Il leur rend en respect et en dévouement ce qu’il reçoit d’eux en franchises et en privilèges. Aussi les plus ardens patriotes sont-ils ceux qui crient le plus sincèrement : Vive la duchesse de Normandie, reine d’Angleterre et d’Irlande ! C’est à peu près la devise des provinces basque : Vive le roi… et les fueros !

Il y a loin du pirate danois et du saint martyr aux blancs et frais cottages qui entourent la baie de Saint-Aubin. Cette baie, comme toutes celles qui ont quelque célébrité, se creuse en forme de croissant ; la mer, après avoir rongé le rivage jusqu’au pied des collines, a étendu sur cette plage immense qu’elle inonde et abandonne à chaque marée un lit charmant de sable fin. On conçoit ce que gagne au contraste de la grève cet hémicycle de collines partout cultivées, couvertes en maints endroits de beaux arbres au feuillage varié, et traversés ça et là par des vallées profondes, d’où les ruisseaux limpides, se précipitant parmi les bois de chênes et les haies fleuries, viennent étourdiment se jeter à la mer. Quand on a trotté pendant trois quarts d’heure le long de la grève, — le plus souvent entre des maisons proprettes et neuves, qui ouvrent d’un côté sur la campagne, de l’autre sur les flots, — on arrive à Saint-Aubin, vieille cité normande, solidement plantée au pied d’une masse de rochers. Ce rempart naturel la défend des vents d’ouest, qui sont le fléau des îles de la Manche, et cependant c’est à cette barrière protectrice qu’elle doit s’en prendre de son abandon et du silence de ses quais. Trop resserrée entre, la mer et un infranchissable obstacle, la ville n’avait point où s’étendre. Tant que son port fut le seul qu’il y eût dans l’île, elle garda son importance commerciale et tint Saint-Hélier sous sa dépendance ; mais, quand la capitale eut à son tour un abri à offrir aux navires, habitans, armateurs, marins émigrèrent à l’extrémité opposée de la baie : Saint-Hélier grandit rapidement, et Saint-Aubin cessa de prospérer. Aujourd’hui ces deux « villes offrent un singulier contraste. Placées en face l’une de l’autre, aux points extrêmes de la grève qui les sépare, elles se regardent comme deux rivales : l’une, désormais victorieuse, active et bruyante, s’enveloppe dans la brume que les fumées du charbon forment au-dessus d’elle ; l’autre, assise au soleil comme un oisif, cultive tristement ses fleurs et ses fruits, qu’on est étonné de voir s’épanouir et mûrir là où l’on ne croirait trouver que des galets et du sable.

Arrivé à Saint-Aubin, l’on ne sait plus, au premier coup d’œil, par où lasser pour aller au-delà ; on cherche, on interroge du regard les impasses, les cours, la plage et les rocs ; enfin on avise, entre les maisons pittoresquement groupées au flanc des falaises, un de ces sentiers peu larges, mais sablés, propres, sinueux, sur lesquels les petites voitures anglaises roulent si bien. Montez, montez toujours ; s’il fait chaud les arbres vous prêteront leur ombrage ; la pente est rapide, mais, quand vous avez besoin de prendre haleine, voyez, quelle admirable vue se déroule devant vous !… une de ces vues de mer qui arrachent un cri de surprise, qu’on admire, mais qu’on n’essaie pas de décrire. Le merle siffle au-dessus de votre tête, la mouche se balance autour des brisans qui écument sous vos pieds, les navires fendent les flots à l’horizon et se perdent dans l’immensité. Les villas et les hameaux brillent au soleil ; autour de vous règnent le silence et la paix. Cette contemplation de deux élémens qui luttent de beauté pour ravir les regards de l’homme vous porte à plaindre ceux qui ne voient que la terre, toujours la terre, image sublime, mais parfois monotone, de l’immobilité.

Ce sentier mystérieux est un private road, une route particulière qui conduit à la seigneurie de Noirmont. — Une seigneurie ! — Eh ! oui, l’habitation d’une espèce d’hommes à part, qui jouit de certains privilèges, de certains droits, le droit d’épave par exemple, c’est-à-dire celui de s’approprier après le naufrage tout ce qu’on peut, étant à cheval, atteindre dans les flots avec le bout d’une lance[3]. Cette définition explique assez que la coutume est ancienne. De plus, le seigneur doit envoyer à la geôle, par ses vaisseaux armés de piques, tout criminel pris sur ses terres. Et combien d’autres prérogatives et obligations n’a-t-il pas, qui toutes rappellent le donjon féodal ! Cependant la seigneurie de Noirmont ressemble bien moins à un castel qu’à une villa. Elle se cache discrètement dans l’anfractuosité d’un rocher, où personne ne s’aviserait de la chercher. Une plantation remarquable de frênes et d’ormeaux la dérobe aux regards. De la cour, on descend à une petite anse, qui lui sert de port ; du jardin, on monte sur des rocs sombres, que les bruyères couvrent de leurs fleurs violettes, douces à l’œil comme un tapis de velours. Ce cap tout entier, avec ses cavernes ses aspérités, ses ajoncs, ses lapins, sa solitude agreste et ses points de vue imposans, appartient au seigneur. Je ne sais pas sur toute la côte de Bretagne ni dans toute l’île de Jersey une habitation, seigneuriale ou non, qui valût pour moi ce manoir. Que de fois, en le regardant à travers les haies, en voyant d’en haut les enfans jouer sur les pelouses, je me suis écrié, avec un poète de notre temps :

Que ces gens sont heureux !…


Et puisque nous avons fait allusion aux droits seigneuriaux, disons tout de suite qu’il en est plus d’un qu’on pourrait appeler dangereux et mauvais, ceux-là surtout qui touchent à la confiscation et aux héritages. Grace au bon sens et à la bienveillance naturelle de ceux qui pourraient les exercer dans leur rigueur, et qui sont les premiers à y renoncer de fait ces droits ne pèsent plus aussi lourdement sur la population laborieuse. Le temps d’ailleurs triomphera bientôt de ces abus, comme le triomphe de ces rochers minés par le flot, qui disparaissent un matin, engloutis dans l’abîme.

Derrière Noirmont, et à partir du cap qui porte ce nom jusqu’à la baie de Rozel, illustrée aussi par un manoir fameux, la côte est livrée aux fureurs du vent d’ouest. Plus de ville ni de village au bord de la mer ; partout des précipices menaçans, des bruyères, des dunes, des rocs effrayans contre lesquels les vagues irritées mugissent jour et nuit ; on se croirait en Bretagne, aux environs de la baie de Douarnenez dans ces parages féconds en naufrages, où la mer parle toujours de sa grosse voix. Un pareil lieu, solitaire et perdu, devait avoir son abbaye ; elle y est en effet, tout au fond d’une anse. Cherchez bien, vous trouverez l’église de Saint-Brelade. Nous lui devons un témoignage de respect pour sa haute antiquité : elle a le mérite d’être la plus vieille de toutes les églises normandes qui ont survécu, dans l’île, à l’idée catholique qui les avait fondées. Elle fut consacrée à Saint-Brelade, gentilhomme normand en 111, et certes elle est du temps où l’on savait prier à deux genoux, car elle demeure inébranlable comme la foi sous le coup des orages et des tempêtes. De grands arbres, bien jeunes à côté d’elle, l’entourent et la protégent de leur ombre. Plantés dans le cimetière, ils rappellent la brièveté de la vie humaine, quand on compare la durée de leurs solides rameaux, au rapide passage des générations endormies à leur pied. Des ossemens sous leurs racines, des nids d’oiseaux dans leurs branches, quel contraste !

Nous avons cité Saint-Brelade, parce que cet édifice est le plus ancien des monumens de l’île dont la date soit certaine, et nous avons hâte de déclarer que nous ne donnerons point la description des douze églises paroissiales de Jersey, bien qu’elles méritent presque toutes l’attention de l’antiquaire et de l’artiste. Ces églises appartiennent, pour la plupart, à la meilleure époque de l’architecture religieuse, à la période qui commence au XIIe siècle avec l’ogive, et s’arrête au XIVe devant les exagérations du style flamboyant. Chose singulière, tandis que des monumens d’un goût sévère et irréprochable s’élevaient sur tous les points de l’île de Jersey, les habitans, incultes et barbares comme les Bretons leurs voisins, exerçaient autour de leurs rochers la piraterie, et sur leurs côtes cet autre brigandage, plus odieux et plus lâche, qui consiste à pilier les naufragés. Dieu les en punit, disent les chroniqueurs, et voici comment. – La partie occidentale de l’île, aujourd’hui rongée par les flots et inondé de sable, était, avant l’hiver de 1495, un riant pays couvert de moissons. Par une froide nuit de novembre de cette fatale année, des navires espagnols, qui se rendaient dans les Flandres, périrent sur les récifs dangereux cachés au pied du promontoire nommé la Corbière. Quelques marins échappés du naufrage gagnèrent la terre ; mais les habitans les pillèrent. La tempête ne s’apaisa point ; les vents du large qui avaient jeté les matelots espagnols entre les mains de ces avides insulaires se chargèrent aussi de les venger : ils poussèrent sur la rive les masses de sable qu’on y voit aujourd’hui, changeant en un désert des campagnes florissantes. Ces dunes mouvantes, impropres à la culture, se couvrent par endroits de longues herbes marines et de plantes remarquables qu’on ne voit point dans les autres localités de l’île. Si vous avez le courage de vous y aventurer vers les premiers jours de l’été, vous y trouverez en pleine fleur la petite rose sauvage, à tige basse et rampante, qui se plaît dans les parties les plus âpres de la Bretagne ; peut-être aussi ferez-vous sortir de son gîte un vieux lièvre, hôte de ces solitudes. Regardez-le bien, car c’est probablement le seul qui s’offrira à vous dans tout l’archipel, hors des enclos et des parcs interdits aux promeneurs.

En quittant les dunes et ce canton désolé qu’on nomme les Quainvais pour faire toute au nord-ouest, on distingue trois ou quatre clochers qui lancent vers le ciel, à travers les arbres, leurs flèches romanes. Il en est un surtout bien éloigné, bien grossier, malgré sa blancheur qui le fait ressembler à une pyramide de sel, vers lequel on se sent attiré précisément parce qu’il s’élève au-dessus de mornes falaises. Ce clocher est celui de Saint-Ouen ; autour de l’église sont rangées une demi-douzaine de maisons assez tristes, chétif village, qui a cependant l’insigne honneur de donner son nom au plus célèbre manoir de l’île de Jersey et de tout l’archipel. Ce manoir, vous le reconnaissez de loin à ses plantations de chênes tordus par les vents, à ses fossés à demi comblés, à l’aspect sombre et profondément, mélancolique des haies touffues et impénétrables qui l’entourent, des murs croulans et chargés de pariétaires qui semblent vouloir le dérober à tous les yeux. Sur la porte, dont vous allez soulever le marteau, vous lisez ces mots prohibitifs : No entrance ! Deux léopards passans, sculptés sur la pierre et que les siècles ont rendu frustes, veillent à l’entrée de ce castel, où ont régné si long-temps les Carteret, hauts et puissans seigneurs, fameux sur terre et sur mer, race de burgraves qui a marqué de son nom toutes les îles de la Manche, la côte de Normandie, les rives de la Caroline, et jusqu’aux terres australiennes.

L’histoire des Carteret est, à vrai dire, celle des Normands depuis leur apparition sur les côtes de la Neustrie et de la Grande-Bretagne jusqu’aux temps modernes des îles de la Manche, dernier reste de la province de Normandie. Venus des glaces de la Scandinavie à la suite de Rollon, au IXe siècle, ils furent pirates avec l’aventurier conquérant. Chevaliers chrétiens avec Robert, qu’ils accompagnèrent en Palestine, ils s’établirent sur la côte de France, au lieu qui porte leur nom[4] ; de là ils passèrent à Jersey, où on les trouve dès le XIIe siècle. Au XIIIe, quand Philippe-Auguste et Jean-sans-Terre sommèrent, chacun de son côté, les seigneurs de Normandie, possesseurs de fiefs dans la Manche et dans les îles, de passer en France ou de revenir à Jersey sous peine d’être déclarés traîtres et privés de leurs biens, Regnault, sire de Carteret, resta fidèle au duc déchu. Remarquons, en passant, qu’il fut le seul, sans doute parce qu’il avait plus à perdre en abandonnant Jersey qu’en s’exilant du continent. Durant la lutte entre les couronnes de France et d’Angleterre, sous Philippe de Valois et Edouard III, la famille des Carteret eut l’occasion de signaler son zèle pour les maîtres qu’elle s’était choisis. Une flotte française, ayant saccagé les côtes de la Manche et pris Guernesey, vint assiéger la forteresse de Montorgueil, située à l’est de l’île. Ce fut un Carteret qui sauva la place. Bientôt six des douze paroisses de Jersey relevèrent des puissans seigneurs de ce nom. Cantonnés dans la partie occidentale de l’île, ils se défendirent avec tant d’énergie à l’époque de l’invasion des Français (en 1430) conduits par un lieutenant de Pierre de Brézé, que leur île, conquise à moitié, finit par recouvrer son indépendance. On était alors au lendemain des grandes guerres qui avaient fait éclater l’héroïsme de Jeanne d’Arc et la valeur de Dunois ; les expéditions aventureuses tentaient les esprits chevaleresques de ce temps-là. Quand Marguerite d’Anjou, la fille du débonnaire René, dépossédée du trône d’Angleterre, vint à la cour de Louis XI réclamer des secours, Pierre de Brézé, sénéchal d’Anjou, de Poitou et de Normandie, s’offrit de passer la Manche avec deux mille hommes de vieilles troupes. Marguerite, pour récompenser son dévouement, lui fit don des îles de la Manche, pourvu qu’il sût les prendre. Le sénéchal, ayant débarqué en Angleterre de sa personne, envoya un de ses capitaines conquérir ses futurs domaines ; celui-ci surprit le château de Montorgueil, poussa en avant et occupa une moitié de l’île, celle qui regarde les côtes de France. L’autre tenait toujours pour Édouard IV, grace à l’opiniâtre résistance du seigneur de Saint-Ouen, que soutenaient ses vassaux, les habitans des paroisses de l’ouest. Les intrépides insulaires bataillaient souvent dans les campagnes, et venaient escarmoucher contre les Français jusque sous les tours du château de Montorgueil. L’avantage finit par leur rester : d’une part, le sénéchal de Normandie, entraîné dans la ligue du bien public, ne put secourir en personne ceux qui occupaient en son nom une partie de l’île ; de l’autre, les Anglais, appelés par Carteret, vinrent assiéger les Français dans le château de Montorgueil, qui se rendit faute de vivres.

À la suite de ces événemens, les seigneurs de Saint-Ouen furent tout-puissans dans l’île de Jersey ; mais, chose étrange, ces fiers guerriers, habitués à affronter la mort sur un champ de bataille, perdirent la tête quand la peste éclata dans Saint-Hélier, vers 1525. À l’apparition du fléau, le bailli de l’île, Hélier de Carteret, suivi des membres de la cour, des marchands et des bourgeois de la capitale, émigra ay village de Grouville. Avant d’abandonner son poste, il fit brûler tous les papiers, tous les actes publics ; c’était détruire d’un coup l’histoire entière du pays, dans laquelle les Carteret tenaient la première place. Au XVIIe siècle, les seigneurs de Saint-Ouen et autres lieux, enorgueillis de leurs vastes domaines, de l’ancienneté de leur race, et de l’importance qu’ils s’étaient acquise aux yeux des souverains anglais, commencèrent à inquiéter les habitans de Jersey. Les états (en 1642), prenant en main La défense du peuple opprimé, dénoncèrent au gouvernement de Londres les déportemens particuliers, de Philippe de Carteret, — lequel cumulait alors les places et emplois de lieutenant-gouverneur, bailli et fermier des revenus de sa majesté, — ainsi que la puissance exorbitante de cette famille, qui occupait sept des douze capitaineries de l’île. Sans y songer peut-être, les Carteret devenaient des tyrans, dans le sens ancien du mot, et les Jersyais, ornbrageux à l’endroit de leurs libertés, se tenaient en éveil. Or, on était alors au commencement de la guerre du long parlement, contre Charles Ier ; quelque étrangères que les îles pussent être à cette grande lutte qui divisait l’Angleterre en deux camps, ce fut sans doute l’insurrection des puritains contre le roi qui enhardit les états, à formuler une accusation contre les trop puissans sires de Saint-Ouen. Du moins peu s’en fallut que Jersey n’eût aussi sa guerre civile en bonne forme. Le parlement avait adressé à l’un des jurés-justiciers une commission qui le nommait bailli et un ordre d’arrêter Philippe de Carteret. Philippe de Carteret, au lieu d’obéir, décida la cour à méconnaître les actes du parlement. Cela fait, il se retira : au fort Elisabeth, et l’on vit l’autre bailli, celui du parlement, organiser contre la forteresse une attaque trop faible, que déjoua complètement l’arrivée des vaisseaux armés par les seigneurs de la famille de Carteret. Ce semblant de guerre civile ne troubla Jersey que bien passagèrement, et c’est la seule folie de ce genre que l’histoire ait à lui reprocher. L’île venait de faire une fois encore ses preuves de royalisme ; la fidélité des Jersyais fut récompensée par la confiance de Charles Ier, qui, réfugié alors chez les Écossais, sur lesquels il compta trop, résolut de lui envoyer son fils, le prince de Galles. Les Jersyais, inébranlables dans leurs principes de loyauté, eurent à peine appris la mort violente de Charles Ier, qu’ils proclamèrent son fils Charles II, ce même prince de Galles qui se trouvait alors en Hollande. La proclamation porte la signature de six personnages importans du nom de Carteret. Mais voyez l’esprit indépendant et fier de cette race qui ne se dément jamais ! Quand plus tard Charles II ou les siens voulurent engager ou céder à la France les îles de la Manche, les Carteret intervinrent et : mirent le holà ! Ces îles, c’étaient eux, leurs biens, leur puissance ; ils y tenaient comme à leur honneur ; et, s’ils les avaient opprimées, ils surent en plus d’une circonstance les protéger et les défendre.

En 1651, l’île de Jersey, attaquée par des troupes nombreuses, dut subir le joug des têtes-rondes. Le bailli, George de Carteret, retiré dans le château d’Elisabeth, résista obstinément ; il n’avait avec lui qu’une poignée d’hommes. Une bombe fit sauter ses poudres et lui tua beaucoup de son monde ; il ne se rendit point encore. Charles, son roi, était en France : George de Carteret lui exposa par lettre sa situation désespérée, et ce ne fut qu’avec la permission du souverain sans couronne qu’il déposa les armes. Le vainqueur le laissa sortir avec les honneurs de la guerre, et il eut la faculté de se retirer sur le continent. Quand les Stuarts remontèrent sur le trône, George de Carteret fut nommé vice-chambellan et intendant de la flotte. À partir de cette époque, les seigneurs de Saint-Ouen n’appartiennent plus exclusivement aux îles de la Manche ; Anglais par leurs titres, par leurs charges, ils cessèrent de briller de cet éclat particulier qui les faisait paraître si grands sur un petit théâtre.

Nous avons vu que Jersey s’était déclaré pour le roi contre le parlement ; les puissans seigneurs en qui se personnifiait l’opinion de la presque totalité des insulaires avaient fait avec leurs vaisseaux une rude guerre aux navires anglais qui tenaient leurs commissions des ennemis de la monarchie. Le bailli nommé par le gouvernement que l’île ne voulait pas reconnaître n’avait pu rester en fonctions que trois mois à peine, et il s’était retiré, laissant le seigneur de Saint-Ouen exercer ses vengeances contre ceux qui avaient osé menacer sa famille. Cependant la neutralité entrait si bien dans l’esprit de ces insulaires, ils avaient au fond si peu de goût pour les luttes de partis, que le gendre de Cromwell, le général Lambert, trouva parmi eux une retraite paisible. Doit-on s’étonner que nos réfugiés politiques, étrangers au pays, soient accueillis sur ce rivage hospitalier, sans que personne leur demande à quel parti ils appartiennent ?

Mais revenons au manoir de Saint-Ouen. Il est triste, sombre, mystérieux, imposant dans son ensemble ; aucune régularité dans l’architecture, peu d’ornemens ; des croisées percées au hasard : cinq à six siècles y ont mis la main, sans pouvoir rajeunir ce grave castel, où il semble qu’on n’ait jamais souri. Le seigneur qui le possède a des droits plus étendus que ses voisins ; c’est lui qui accorde aux taverniers la licence dont ils doivent être munis pour débiter des liqueurs, et que pour le reste de l’île, la cour royale se réserve le privilège de concéder. La paroisse qui le reconnaît pour suzerain se divise, non point en vingtaines, comme les autres, mais en cueillettes, mot significatif, qui implique l’idée de redevances imposées aux tenanciers. Ces petites particularités suffisent à faire de la paroisse de Saint-Ouen, reculée aux extrémités de l’île, comme un pays à part, plus fortement empreint des traces du passé. On y trouve aussi, plus qu’ailleurs, des paysans de la vieille roche, qui n’entendent pas encore l’anglais, qui ne parlent pas le français, et s’en tiennent au patois normand le plus primitif. Le château de Saint-Ouen ayant passé aux descendans par les femmes de cette famille illustre, le nom de Carteret en est sorti pour toujours. Le seigneur qui représente aujourd’hui cette forte race habite tout près de là, à Vinchelez-de-Bas, petit manoir rustique à la physionomie sérieuse, qui a un bouquet de vieux arbres pour futaie et une mare pour étang. Combien en compte-t-on à Jersey, de ces demeures calmes et discrètes, si bien appropriées aux douceurs d’une vie intime, solitudes pleines de paix où n’arrivent que le bruit du vent dans les hêtres et le murmure lointain de l’Océan ! Le voyageur qui parcourt l’île n’a guère le temps de les remarquer, il ne s’arrête que là où le cicerone lui dit : Regardez ! Son itinéraire, tracé d’avance, le conduit au cap Gros-Nez, sur lequel on lui montrera des ruines assurément fort anciennes, mais réduites à si peu de chose, que les uns en font un château, les autres un ermitage ; — aux grottes de Plémont (on en voit ailleurs d’aussi remarguables) ; — à la grève aux Lançons et à la grève de Leeq, sites fameux où se sont passées de lamentables histoires dont le récit nus entraînerait à écrire la monographie de Carteret. Mieux vaut suivre tout simplement la côte. On retrouve tous les caprices de la mer, ici semant de coquillages un sable fin, et uni au pied même des rocs les plus sauvages, là creusant le granit, battant en brèche les promontoires, ailleurs murmurant à peine et semblant faire silence pour écouter le ruisseau qui bondit joyeusement sur les galets. Du haut des falaises, on découvre Guernesey et les îlots voisins ; partout abondent les points de vue pleins d’originalité et de grandeur, les baies charmantes cachées au fond d’un ravin menaçant, et les mystérieuses vallées où le gazon et la racine des frênes descendent jusqu’à l’Océan. Cette succession rapide de tableaux imprévus éblouit le regard ; on cherche où le reposer : tout à coup la tour de Rozel surgit du milieu de ses bois de chênes, et on s’arrête. Noirmont, dont nous avons parlé plus haut, est le manoir pittoresque ; Saint-Ouen, le manoir historique et féodal ; Rozel est le château par excellence, tel, que l’eût rêvé Walter Scott, s’il n’eût trouvé Abbotsford tout bâti.

Rozel a pour voisinage les précipices et la mer ; pour horizon, les côtes de Normandie au-delà du détroit ; pour promenade, un parc étendu et bien percé, un ravin sauvage, menaçant, comme il s’en trouve en Écosse à la base des montagnes qui enveloppent les lacs. Tout cela forme un ensemble si complet, qu’il n’y a plus rien à désirer. On contemple cette noble résidence avec admiration, mais sans se sentir ému. À travers les grands arbres qui inclinent leurs rameaux sur les pelouses, s’élance le château que surmonte une haute tour en forme de donjon. Cependant ne cherchez là ni le vieux castel à créneaux, ni le logis massif du temps de Louis XIII ; le manoir de Rozel est un de ces édifices qui n’existent, pour nous, que dans les gravures anglaises. Ils n’ont pas d’époque déterminée ; on dirait qu’ils sont sortis tout faits du sein de la terre qui les porte, pour complaire à un gentilhomme de goût, ami de la belle nature et du comfort. Ce fief appartient depuis des siècles aux Lemprière ; les souverains d’Angleterre le leur ont concédé, et le seigneur de céans doit rencontrer le roy, si le cas avient sur son cheval en la mer jusque les seingles en l’eau, et ainsi à son retour, et être son boutillier luy servant à boire durant son séjour. Et cependant ce bailli, nommé par le parlement, qui voulut assiéger dans le fort Élisabeth Philippe de Carteret, lieutenant-gouverneur pour le roi Charles Ier, était un Lemprière. Après sa défaite, il s’enfuit ; ses actes furent annulés, on le pendit en effigie ; puis il rentra à Jersey sous la protection des partisans de Cromwell, et il ne paraît pas que sa famille ait jamais été inquiétée. Ces souvenirs sont bien effacés désormais ; le régiment de milice du nord a aujourd’hui pour colonel le seigneur de Rozel, et pour lieutenant-colonel un Carteret ! La petite république de Jersey ne devait point, avoir ses guelfes et ses gibelins.

Nous venons de citer les trois manoirs qui, par leur position, leurs souvenirs et leur éclat, tiennent le premier rang parmi ceux de Jersey : allons maintenant à la pointe, est de l’île saluer le vieux château fort de Montorgueil. Il se dresse perpendiculairement au-dessus des vagues de la mer, comme une sentinelle menaçante. Ses bastions et ses tours massives ont pour pendant, au-delà du détroit, sur la côte de France ; la magnifique et gracieuse cathédrale de Coutances, qu’on aperçoit du sommet de ses murs. Avant la réforme, les îles relevaient spirituellement de Coutances ; cette église, l’une des merveilles de l’architecture gothique, rappelait encore aux insulaires les liens qui les unissent à Normandie ; mais il était écrit que les Jersyais devaient suivre jusqu’au bout la fortune de l’Angleterre : la réforme les sépara plus complètement encore du continent. C’est que, à la différence des autres peuples, celui de cet archipel ne connaît qu’un ennemi, la France ! Et cet ennemi, ce n’est pas l’histoire du château de Montorgueil qui le lui ferait oublier. La flotte de Philippe de Valois tenta de s’emparer de cette citadelle, qui s’appelait alors Gouray ou Gore ; Du Guesclin, le grand connétable, l’assiégea long-temps sans pouvoir la prendre ; les gens de Pierre de Brézé l’occupèrent durant trois années, mais ils l’avaient enlevée par surprise. Dans ces temps-là, le fort Elisabeth était peu de chose encore ; Saint-Hélier n’était pas défendu par ce château moderne qui met la ville et le port à l’abri de toute attaque. Montorgueil pouvait être regardé comme la clé de l’île ; escarpé de trois côtés, fortifié, de l’autre par les tours de sa poterne, muni d’un donjon et d’une ligne de hautes murailles courant sur la crête des rochers, il justifiait le nom qu’on lui imposa en mémoire de la retrait de Du Guesclin[5]. Les ingénieurs anglais, en l’adaptant aux exigences de la stratégie nouvelle, ne l’ont presque en rien dépouillé de son antique beauté ; ils ne se sont point acharnés, comme on l’eût sans doute fait chez nous, contre le lierre qui festonne les remparts. Ils ont respecté le monument historique, sans croire pour cela manquer à leur mission. Des cerisiers fleurissent sur les plates-formes ; les chèvres se dressent le long des murs pour brouter les ronces qui s’y suspendent. Grace aux soins intelligens de ceux qui veillent à sa conservation, ce château si vieux n’a rien perdu de sa physionomie primitive, et cependant il n’y manque pas une seule pierre.

Au pied du fort, à l’ombre de ses gigantesques tours, se creuse une baie sablonneuse bordée de maisons. C’est le port, de Gorey, port très animé pendant les six mois d’hiver que dure la pêche des huîtres. À cette époque, des centaines de barques anglaises, venues des différens ports de la Manche, exploitent le banc qui s’étend le long de la côte méridionale de l’île précisément en face et à dix lieues environ de celui de Cancale. Vers les premiers jours de mai, à la fin de la pêche, toutes ces chaloupes qui se disposent à retourner en Angleterre sont rangées en files serrées aux abords des quais. Le port est plein à ne pouvoir contenir un canot de plus. En tête de l’innombrable escadrille, qu’il dépasse de toute la hauteur de ses sabords, se balance fièrement quelque beau cutter de sa majesté, reconnaissable à sa longue flamme rouge, au cuivre brillant de sa carène, à sa mâture robuste et élégante couverte d’immenses voiles. Ce petit bâtiment de guerre est chargé, de la police des côtes, service actif qu’il partage avec un steamer. À son bord, règnent la discipline, l’ordre, la propreté ; mais parmi les pêcheurs, liberté de manœuvre, comme disent les matelots. Ils se précipitent à terre, coiffés du bonnet de laine, chaussés de larges bottes, courant dans les cabarets remplir leurs cruches et leurs bidons d’eau-de-vie à bon marché. Hélas ! ils vont quitter ces ports francs ou l’on s’enivre tous les jours sans se ruiner. Aussi pour la dernière, cette orgie sera terrible. Si vous ne craignez ni l’odeur du tabac ni les chants rauques du marin anglais en goguette, entrez à la taverne, allez voir comme on se dédommage en quelques heures de six mois d’un rude travail. Un grand feu de charbon de terre brille dans la cheminée, et la température devient étouffante. Tant mieux ! la chaleur donne soif. « Always thirsty and plenty brandy, toujours altéré et de l’eau-de-vie en abondance : » tel est le rêve du soldat irlandais et du matelot de joutes les nations. La servante effarée court d’une table à l’autre, son broc à la main ; elle est là en mauvaise société, la pauvre fille. On dirait un poisson volant tombé dans une bande de souffleurs. Les tables tremblent sous les coups de poing, et quels poings ! Les chants se mêlent aux cris et aux jurons, car John Bull a le vin bruyant. C’est un vacarme d’enfer. Un chanteur émérite entonne une de ces chansons interminables, qui réclament un hourra général à la fin de chaque couplet, Bientôt le hourra, répété par des voix frénétiques, monte au cerveau des buveurs avec les fumées du vin ; l’auditoire hurle à pleine tête, les disputes commencent, les pipes blanches et frêles volent en éclats…, et le inn-keeper, le tavernier, qui vient de vous apercevoir, fourvoyé là en si étrange compagnie, accourt vers vous tout confus ; il vous entraîne vers l’escalier et vous conduit dans de charmans salons, avec l’empressement d’un homme qui tient à montrer qu’il a où recevoir les gens comme il faut. Dans ce salon, vous vous ennuyez peut-être ; mais ouvrez la fenêtre : quelle vue ! La mer à gauche, à droite le chemin étroit et rapide que descend l’omnibus de Saint-Hélier au galop de ses trois chevaux ; en face, les barques prêtes à partir, que le flot de la marée montante commence à soulever. Quelques heures encore, et elles auront mis à la voile, emportant vers les côtes d’Angleterre leurs équipages gorgés de brandy. Adieu jusqu’au prochain hiver !


II

Pour aller de Gorey à Saint-Hélier, trois routes se présentent. Ceux qui veulent embrasser d’un coup d’œil l’île de Jersey tout entière ne manquent pas de se diriger par la Houguebye. Une route charmante, qui traverse de frais vallons semés de grands arbres et côtoie tantôt des fermes cachées sous les pommiers, tantôt de jolis jardins, les conduira à cet endroit fameux. La Houguebye est un amas de terre, un tumulus, sépulture de quelque héros des temps oubliés, ou bien, comme le veut la légende, le tombeau d’un seigneur de Hambye, en Normandie, lequel fut tué dans cette île. Sa veuve lui fit élever ce monument colossal afin que ses yeux pussent distinguer des côtes de France la tombe de l’époux qu’elle pleurait encore. À la fin du dernier siècle, un duc de Bouillon acheta la Houguebye, et éleva sur le tumulus la haute tour qui porte aujourd’hui le nom de Prince’ s Tower. Elle est entourée d’arbres élancés qui semblent se presser autour d’elle et vouloir la dérober aux regards ; mais la tour, festonnée de lierre, dresse fièrement au-dessus des plus et des chênes sa tête crénelée. Du haut de la plate-forme qui la couronne, on jouit d’un de ces spectacles extraordinaires qui entraînent l’esprit dans l’immensité. On voudrait avoir des ailes pour planer au-dessus des collines boisées qui font ressembler l’île à une corbeille ; on voudrait s’élancer à la rencontre des blanches voiles qui glissent de toutes parts sur l’azur de l’Océan, raser d’un vol rapide les dunes jaunes que le soleil fait étinceler sur les côtes de France. On est ému et on plaint ceux qui après avoir braqué leur lunette Sur tous les points de l’horizon avec l’indifférence d’un touriste, boivent un verre de porto sans rien dire, remontent dans leur calèche et partent au grand trot pour arriver à l’hôtel à l’heure du luncheon. La Hougueby, à cause de la beauté de sa position, a le malheur d’être un lieu banal ; quand on a une fois visité la tour, on n’y revient plus. Pour que l’esprit ne se blase pas sur les plus beaux tableaux de la nature, il faut qu’ils se présentent à l’œil sans apprêt, sans le secours de ces observatoires faits de main d’homme et avec le charme de l’imprévu.

Grace à Dieu, l’île offre à chaque pas de ces points de vue d’une souveraine beauté qui reposent l’ame et réjouissent le regard. Si l’on veut prendre par Longueville pour rentrer à Saint-Hélier, on pourra sans fatigue, un livre à la main, les pieds sur une route sablée, la tête à l’ombre des haies fleuries, gravir un coteau du haut duquel on embrasse tout le profil de Jersey du côté du midi, et c’est le plus beau. Derrière soi, on a le château de Montorgueil,qui se découpe en noir sur les flots et sur le ciel. Les hauteurs de Woodland (le pays boisé), couronnées d’arbres à haute tige, dominent le village, la baie et les dunes de Gorey, et viennent relier aux douces vallées de l’intérieur de l’île les rochers arides qui portent la forteresse sur leur croupe. Devant soi, par-delà des plaines qui aboutissent à la mer, et à l’extrémité des coteaux chargés de plantations d’un goût exquis sous les quelle s’abritent de ravissantes maisons de campagne, on voit la citadelle de Saint-Hélier et ses mornes glacis embrumés dans les fumées de la ville. Ce fort moderne, dénué de pittoresque, sans tour, sans bastion, sans donjon crénelé, est aujourd’hui la clé de l’île et la défense de la capitale ; mais comme il est triste en regard de la vieille citadelle qui, après avoir été le boulevard de Jersey, en est encore aujourd’hui le plus précieux ornement !

La troisième route, celle qui passe par Saint-Clément et Grouville, est plus longue et moins accidentée, mais elle a son charme de détails. Les deux lieues qu’elle parcourt permettent à l’observateur d’étudier, dans sa naïveté un peu coquette, la vie des champs telle que les Anglo-Normands la comprennent. La vie des champs ! mot vide de sens pour nous. En France, on n’aime guère la campagne, quoi qu’on en dise, si ce n’est au premier mois de la chasse, et quand les amis ont déserté la ville. À Jersey, et nous pourrions ajouter dans tous les pays anglais, on possède à un haut degré le sentiment et le goût de cette existence paisible, retirée, qui consiste à vivre en famille, avec des livres, entre les fruits de son verger et les fleurs de son parterre ; de là ces innombrables habitations qui représentent toutes les nuances de fortune. Et d’abord, depuis le plus simple cottage, dont la cour modeste a pour ornement deux ou trois houx, jusqu’à la villa prétentieuse assise au milieu des lauriers et des sycomores, toutes ces maisons de campagne ont leur corbeille de fleurs. Les fleurs on un attrait particulier pour les Jersyais ; en leur qualité d’insulaires, ils tiennent à réunir sous leurs yeux, dans le petit espace que la mer leur dispute, les richesses éparses sur la vaste étendue des continens. Aussi, avec quelle attention ils les cultivent ! Comme ils soignent ces arbustes qu’il a fallu acclimater et défendre contre le vent de la tempête ! Ces travaux, cette sollicitude de tous les instans, attachent l’habitant au sol qu’il embellit. Les abords de la maison sont d’une propreté irréprochable ; pas une feuille morte dans les allées, pas une tache de boue sur le seuil de la porte. Chacun fait de son mieux pour donner au lieu qu’il a choisi un aspect riant, une tournure avenante. Grande ou petite, chacune de ces demeures forme un tout complet et présente l’image d’une existence réglée. Au lieu de copier son voisin, chaque habitant se plaît à faire à sa guise, à orner son logis d’après son inspiration, à l’approprier à ses goûts et à sa fortune. Chacun inscrit sur le mur de la maison qu’il a bâtie le nom qui lui convient ; c’est comme un baptême, une consécration, qui rappelle un souvenir. L’officier retiré du service choisira le nom d’une batille où il a conquis son dernier grade ; le marin, celui d’une plage lointaine où il a le plus souvent guidé son navire ; tel autre, qui a quitté son pays pour habiter cette île où la vie est plus libre et plus facile, placera sur sa porte quelque douce appellation de la patrie. La plupart de ceux qui s’établissent dans ces fraîches villas y apportent l’expérience des voyages lointains et cherchent à y réaliser des rêves de bonheur et de bien-être formés ailleurs, durant les années de travail et d’agitation. Ils emploient donc tous leurs soins à disposer d’une façon convenable la demeure qui sera pour eux non un asile de passage propre à faire naître l’ennui, mais la halte désirée et le sanctuaire de la famille. Aussi voit-on partout régner l’ordre, que l’on rencontre si rarement chez nous, l’ordre, cette qualité précieuse qui entretient la paix qui est comme la menue monnaie de la sagesse. En un mot, dans ces retraites si attrayantes et si proprement rangées, on sait vivre, et c’est là le grand art de la race anglo-normande. Je n’ignore pas que des esprits turbulens, enclins à troubler la paix d’autrui, appellent cet art du nom d’égoïsme ; ils condamnent cette quiétude du foyer domestique parce que, poussée à l’excès, elle peut engendrer la torpeur de l’ame. Hélas ! l’égoïsme est un vice de la nature humaine qui se cache partout ; il est le fléau de notre société française, qui, assurément, en a pris le germe ailleurs que dans le culte exagéré de la famille, et plût à Dieu que les prétendus grands cœurs épris de ce fatal amour de l’humanité qui brûle tout sur son passage s’éteignissent paisiblement dans ce repos qu’ils ne savent pas apprécier !

Ces villas et ces cottages ; nous le répétons, ne sont point les maisons de plaisance des riches de la ville ; elles sont la véritable, l’unique habitation de familles qui, pour un temps plus ou moins long, pour toujours se retirent du tumulte des grandes cités. L’endroit leur a plu, et elles y restent ; qu’elles soient anglaises ou originaires de l’île, ces familles vivent de la même façon, et leurs habitudes se ressemblent. Il y a désormais entre les deux races, pour ce qui tient à la vie extérieure, similitude parfaite, dans les classes aisées surtout ; car les peuples se confondent par en haut comme les arbres des forêts se mêlent par leurs rameaux. Quant à la population laborieuse de l’île, quoiqu’elle ait beaucoup emprunté à ses voisins d’outre-Manche, elle a un caractère, des allures, et même un type de physionomie qui lui est propre ; ces traits distinctifs, elle les conservera tant que l’archipel jouira du droit de parler sa langue et de se gouverner par ses lois particulières.

Le Jersyais, on le sait, appartient à la race normande ; c’est assez dire qu’il est laborieux, ami des champs et de la culture, persévérant dans ses entreprises, tenace dans ses idées, et partant amateur de procès, ardent à défendre ses droits, ennemi des révolutions. Une partie de cette population active se voue au travail des terres ; ce sont les aînés, la loi voulant que le père de famille laisse à son premier-né une étendue de terrain assez considérable pour que la ferme puisse subsister intacte ; les autres enfans, garçons ou filles, se partagent le reste de l’héritage. Cette loi, qui serait si impopulaire en France, et qu’on ne songe point à attaquer dans les îles, a pour effet d’empêcher la subdivision à l’infini d’héritages fort restreints. Grace à cette institution protectrice qui nous semble tyrannique, chaque famille ressemble à un arbre dont on élague les rameaux secondaires au profit du tronc. Aux enfans dépossédés, et qui savent d’avance quel sort les attend trois genres de carrière se présentent naturellement : apprendre un état, émigrer dans les nombreuses colonies de l’empire britannique et naviguer. Ce dernier genre de vie est celui qui plaît le plus au Jersyais ; il est par instinct marin, et non matelot, c’est-à-dire qu’il s’embarque volontiers sur les navires de son pays, qu’il court les mers, qu’il fait la pêche sur les côtes de Terre-Neuve avec l’espérance de revoir son île à des intervalles réguliers. Quand il arrive d’un long voyage, la charrette de la ferme paternelle vient le prendre au quai avec son coffre, et l’emmène se reposer sous le toit qui l’a vu naître, au sein de sa famille, au milieu des champs et des vergers qu’il cultivera de bon cœur jusqu’à la prochaine campagne. Ce sont là des mœurs simples et rangées qu’on ne rencontre point chez le matelot de profession. Le Jersyais est brave ; il se défend chez lui avec le courage persistant et le sang-froid propres à sa race ; mais il n’a ni l’esprit guerrier, ni le goût des conquêtes. Enrégimenté de droit dans les bataillons de milice, infanterie et artillerie, qui forment, avec la garnison des forts, la seule défense de son île, il s’exerce au tir plusieurs fois par an et s’habitue aux manœuvres. Ces réunions armées ont un grand charme pour lui ; il manie avec passion le mousquet, qu’aucune puissance au monde ne lui ferait porter hors de chez lui, et n’a nulle envie de jouer au soldat dans un corps-de-garde. L’uniforme, qu’il endosse à jour nommé, est encore pour lui un symbole de cette indépendance qui lui est si chère ; il lui rappelle que les privilèges de son île l’exemptent de tout service dans les armées anglaises, que ni le recrutement ni la presse ne peuvent l’atteindre.

On conçoit très bien que l’esprit de liberté, qui est le fond du caractère des Jersyais, les ait entraînés tous d’un même élan vers le protestantisme. Renier la foi catholique, c’était, du même coup, rompre le lien qui les unissait à la France en les soumettant à l’évêque de Coutances, et se séparer du continent d’une façon plus complète. La religion anglicane est, à Jersey, ce qu’on pourrait appeler la religion de l’état ; mais la loi et surtout l’usage y autorisent le libre exercice de tous les cultes[6]. Toutes les fois que quarante personnes demandent à élever un temple particulier, la permission leur en est accordée ; seulement, comme cela avait lieu en Angleterre avant l’émancipation des catholiques, le droit de cloches n’appartient qu’aux églises du rite anglican. Cette mesure peu libérale n’empêche point la multiplication des sectes : celle des wesleyens surtout a fait de grands progrès dans les îles de la Manche. Le peuple de l’archipel, sérieux et attentif, aime à lire les tracts (traités) que les missionnaires puritains répandent à flots dans les campagnes. Partout on trouve ces petits livres, si menaçans, si sévères, si grondeurs, dans le coffre du matelot, dans l’armoire du paysan, dans le sac du charpentier ; ils ont, pour ces Normands réfléchis, que la réforme a assombris encore, le charme qu’offrent à nos travailleurs les pamphlets socialistes et les chansons patriotiques. Plût à Dieu que les colporteurs ne semassent dans nos champs que des sermons dogmatiques et gourmés ! les révolutions ne germeraient point sous leurs pas !

Outre les chapelles sans nombre que les sectaires élèvent dans toutes les rues, dans toutes les paroisses rurales, et où les dissidens vont écouter leurs pasteurs officiels, l’île de Jersey compte encore des prédicans particuliers qui parlent en plein vent. Telle congrégation (c’est le mot consacré), trop faible encore pour se construire un temple, s’assemble le dimanche matin sur une place publique. Entouré d’une douzaine d’hommes, de femmes et d’enfans, un nouvel apôtre, la tête au soleil ou le front couvert de son parapluie, adresse à son troupeau et peut-être aux passans un sermon très développé que terminent des cantiques. La petite troupe marche en chantant, s’agenouille dans les carrefours, et les douze fidèles se dispersent enfin avec l’idée un peu orgueilleuse et très peu charitable que, depuis dix-huit siècles, le monde est dans l’erreur ! Ailleurs, c’est un homme au front sévère et triste, qui a sondé, sans pouvoir les comprendre, les mystérieuses révélations de l’Apocalypse. Il erre par les chemins, la Bible sous le bras, les yeux au ciel ; le besoin de prêcher le tourmente. Par bonheur, il y a une fête dans un village voisin ; la foule joyeuse revient en ville, contente de sa journée ; on a ri, on est monté au mât de cocagne, on a décroché des jambons au haut d’une perche. Oh ! abomination !… l’illuminé s’embusque sur, la route. ; debout au bord de la grève, il ouvre sa Bible et s’écrie avec le grand roi : « La folie engendre l’ennui ! » Les jeunes gens qui passent s’arrêtent pour l’écouter. Ils réfléchissent un instant : leur folie, qui n’est que de la gaieté de jeunesse, ne leur inspire, au lieu d’ennui, qu’un redoublement de bonne humeur ; ce n’est donc pas à eux que s’adresse le saint homme, et ils continuent leur chemin, sans sarcasme, sans moquerie. Ce prêcheur est libre de parler aux vents et à la mer ; qu’il pérore si bon lui semble… Vox clamabat in deserto. Ne rions pas cependant ; ces manifestations bizarres, extravagantes même, du sentiment religieux suffisent à des esprits ardens, inquiets, mécontens de la société, et qui, chez nous, tourneraient peut-être à des prédications plus dangereuses. L’ame humaine a partout ses folies ; heureux les pays où ces folies, modérées par l’atmosphère tranquille qui les entoure, ne dégénèrent point en manie furieuse !

Aux apôtres du christianisme nouveau et de plus en plus réformé se joignent encore ceux des Temperance-Societies de la Grande-Bretagne. De temps à autre, de colossales affiches annoncent une grande représentation au Temperance-Hall, laquelle sera suivie d’un thé général. En attendant, le Pierre l’ermite de cette innocente croisade s’en va sur les quais, sur les promenades, prêchant contre les liqueurs enivrantes, qu’il appelle un item dangereux, diabolique, satanique. Le fait est qu’à Jersey l’intempérance, provoquée par le bon marché des eaux-de-vie et des vins d’Espagne et de Portugal, exerce sur la population laborieuse une désastreuse influence…Là, l’ivrogne qui se livre à son penchant honteux marche d’un pas rapide vers la mort. D’abord l’alcool produit en lui une ivresse morne, terrible ; il se bat en furieux ou bien roule sur les trottoirs ; le sommeil s’empare de lui, et il passera la nuit sous les gouttières. Peu à peu les accès de cette folie intermittente deviennent plus fréquens ; le buveur déjà affaibli s’appuie d’une main à la porte de la taverne où le guide sa fatale habitude de boire sans besoin. La soif qu’il attise dégénère bientôt en fièvre dévorante ; les libations multipliées détruisent l’appétit du malade, qui ne mange presque plus. Encore quelques jours, et il ne franchira le seuil du cabaret qu’à l’aide de ses deux mains, avec lesquelles il cherche la muraille comme un aveugle. Cependant il travaille encore, et par conséquent il se croit en pleine santé. Sa raison obscurcie ne lui permet plus de voir l’abîme où il s’enfonce. Un matin, vous le rencontrez courbé comme un vieillard, se soutenant au moyen d’une canne… Il est perdu ! Sa place est marquée à l’hospice, et avant quinze jours le fossoyeur mesurera longueur de son cercueil.


III

Dans toute l’île de Jersey, qui compte cinquante mile habitans, il n’y a qu’une ville, Saint-Hélier, et elle renferme les deux tiers de cette population. Bâtie au pied d’un côteau qui la, défend contre les vents du nord et du nord-est, cette cité de trente mille ames environ offre au voyageur surpris une régularité un mouvement, une propreté surtout, qui le rejettent bien loin de Saint-Malo et de Granville. Au-dessous et à mi-côte du vallon qui l’entoure se déroulent de gracieuses maisons, les unes ornées d’un petit jardin et tapissées de lierre, les autres plantées comme de petits palais au milieu de splendides allées et d’épais massifs. Je ne sais où l’on pourrait trouver ailleurs des demeures aussi avenantes ; elles réalisent presque toutes le hoc erat in votis du poète latin, parce que ce qui les distingue, c’est le goût, l’entente de l’ornement, la simplicité et la variété à la fois. À l’extrémité du chemin de Saint-Sauveur. (Saint-Saviour’s Road), le quartier fashionable, le gouverneur habite une villa d’une élégance parfaite, qu’on prendrait pour un pavillon royal. Il n’y a que les fonctionnaires anglais pour être ainsi logés ! Le corps-de-garde, situé à l’entrée de l’avenue où les grenadiers de service passent le jour à lire, ferait à lui seul un riant cottage.

Tous faubourgs datent de vingt à trente ans au plus ; dans l’intérieur de la ville, à l’exception de l’église principale, consacrée en 1341 (comme le constate le manuscrit appelé le Livre noir de Coutances), toutes les constructions sont modernes. La prospérité des îles de la Manche, en effet, ne date pas de loin, et on peut dire qu’elles n’ont guère été connues de l’Angleterre et de la France pour ce qu’elles valent que depuis une soixantaine d’années. La révolution française y jeta un bon nombre d’émigrés, ce qui fait dire à certains esprits prévenus que l’émigration a civilisé ce petit pays. Non, ce n’est point la guerre, malgré les courses souvent heureuses des corsaires de Jersey, qui a enrichi l’archipel, mais bien la paix et la découverte de la navigation à vapeur. Un jour, un paysan de la côte occidentale qui travaillait à son champ aperçut un navire couvert de fumée qui semblait se diriger ver l’île. Jetant sa bèche dans le sillon, le paysan court à Saint-Hélier annoncer au capitaine du port qu’un bâtiment en feu se débat à quelques lieues du rivage. C’était un steamer qui venait établir entre l’archipel et l’Angleterre des communications rapides et régulières que ni le calme ni la tempête ne devaient désormais interrompre. Les chemins de fer s’ajoutant à ce nouveau moyen de transport il en est résulté que Saint-Hélier, regardé jadis comme le chef-lieu d’une colonie lointaine, est aujourd’hui à quatorze heures de la Cité de Londres. Un grand nombre de familles anglaises qui voulaient, sans s’exiler, jouir d’une vie aisée et peu coûteuse, tout près des grandes villes du royaume-uni, vint chercher dans les îles la réalisation de ses désirs La douceur et la régularité d’un climat moins froid que l’Angleterre et même que le nord et l’ouest de la France, — car il gèle et neige rarement à Jersey, — les y retinrent et elles s’y fixèrent. Les Jersyais, intelligens en affaires, construisirent bientôt des maisons coquettes et simples appropriées au goût de leurs nouveaux hôtes ; il s’éleva par milliers de ces cottages gracieux que le goût anglais sut perfectionner, et les îles, il faut bien le dire, prirent une physionomie qu’elles n’avaient point auparavant. L’île de Guernesey, plus petite et peu boisée, participa dans une moindre proportion à ce mouvement inattendu ; celle de Jersey, plus favorisée de la nature, assez étendue[7] pour renfermer, au moins en miniature, tout ce qu’on peut rencontrer sur un continent, prairies, bois, coteaux, bruyères, cours d’eau douce, devint le rendez-vous favori d’une émigration volontaire, d’une société aisée et fashionable. De là ces campagnes coupées en tous sens de routes pareilles aux allées d’un parc, où les jardins fleuris des cottages se mêlent aux vergers des fermes rustiques ; de là cette cité considérable dont les faubourgs s’allongent et s’embellissent chaque année, ces rues commerçantes, pleines de magasins dignes d’une grande ville, ce port animé et toujours rempli de navires[8]. Saint-Hélier est, à vrai dire, la capitale de tout l’archipel.

Sur toutes les mers, on rencontre les bâtimens jersyais portant à la poupe les armes de leur île, trois léopards passans, de gueule sur fond d’azur. Toutefois ces bâtimens fréquentent de préférence les côtes du Canada, les ports de Gaspé, de la Poèle, de Shippagang, — peuplés de Normands aussi, où se conserve encore la vieille langue des compagnons du roi Guillaume, — et les pêcheries de Terre-Neuve. Ce sont eux qui approvisionnent en partie de morue verte et salée les ports d’Italie, d’Espagne, de Portugal, de Grèce même, ils en rapportent des cargaisons de fruits sec, d’huile, de vin, en un mot, de ces denrées précieuses que l’on vend dans les îles, grace à l’absence de droits, presque aussi bon marché que dans les pays qui les produisent. Les oranges à Jersey ne sont guère plus rares que les pommes ; le sucre, le café, le thé, ces trois principaux item de la vie anglaise, y sont de la moitié et des deux tiers moins chers qu’en France. Quant aux subsistances proprement dites, la liberté de commerce permet à ces heureux insulaires de les prendre là où ils veulent ; au lieu de consommer eux-mêmes leurs produits, ils les vendent avantageusement en Angleterre et s’approvisionnent en France, où les denrées plus abondantes restent comparativement à bas prix De là vient que sur plusieurs points de nos côtes, dans les localités où l’on cherche à retenir les étrangers durant, la saison des bains de mer, on entend dire : Les îles de la Manche sont de pauvres rochers où les habitans mourraient de faim, si nous ne leur fournissions de quoi vivre. Il est vrai que l’archipel aurait peine à se suffire à lui-même surtout depuis que tant de familles anglaises y ont fixé leur résidence[9]. C’est donc une bonne fortune pour quelques-unes des villes de Normandie et de Bretagne que le voisinage d’îles assez peuplées et assez riches pour absorber des produits qui s’écouleraient difficilement dans le pays même. Cependant, en 1848, dans cette année où des préjugés grossiers obscurcissaient le plus vulgaire bon sens, les émeutiers de Saint-Malo s’opposèrent deux fois au départ des bœufs que chaque semaine on y embarque pour Jersey et Guernesey.

La liberté de commerce et la franchise des ports sont donc les premières causes de cette prospérité de l’archipel, dont la ville de Saint-Hélier offre l’image la plus complète. Ajoutons que les navires de ces îles, construits et approvisionnés à meilleur marché que ceux de l’Angleterre, exempts des droits de phare (light duties) sur les côtes du royaume-uni, sont assimilés, quant aux avantages, aux navires nationaux dans toutes les possessions de l’empire britannique. Hors de chez eux, les habitans de l’archipel peuvent dire partout : Nous sommes citoyens anglais, et s’abriter sous le pavillon de saint George ; chez eux, ils disent : Nous sommes Normands, et se gouvernent selon leurs propres lois. Le malfaiteur que la cour a jugé d’après son code particulier, et qu’elle veut éloigner à jamais de sa patrie, un convict-ship le prend et l’emporte dans les colonies pénales de la métropole ; le pays n’a plus à y songer. Le Jersyais indigent peut émigrer où bon lui semble ; mais à l’étranger qu’il a accueilli sans lui demander : Qui êtes-vous il se réserve le droit de dire : Cette île est bornée, elle a une population suffisante ; si vous pouvez y vivre sans tendre la main, je vous déclare pauper, et les états vous enjoignent de retourner d’où vous venez. En temps de guerre, John Bull veille à la défense extérieure de l’archipel, il le protége de ses flottes ; en temps de paix, l’insulaire ombrageux le confine dans les forts. Le soldat anglais à Jersey ne paraît jamais en armes dans la rue, il ne monte point la garde hors des bastions. Il ne tient point garnison, à proprement parler, et c’est là que pour occuper les points fortifiés qui obéissent immédiatement au gouverneur, délégué de l’autorité royale. Et ces points fortifiés sont peu nombreux, car il n’appartient pas au gouvernement de la reine de les multiplier selon son bon plaisir. À quelles négociations ne dut pas se résigner la couronne, quand elle jugea utile d’acquérir, il a une cinquantaine d’années, le Mont de la Ville, sur lequel s’élève aujourd’hui la citadelle de Saint-Hélier ! Le peuple, par la voix de ses délégués, cria que ses libertés étaient menacées et qu’on allait l’embastiller. Dernièrement encore, la permission fut demandée aux états de construire, à Saint-Hélier aussi, un port de guerre qui pût servir d’abri à une station navale. La proposition fut rejetée. Les états, pour preuve de leur indépendance, et sans doute aussi pour montrer combien sont grandes les ressources du pays, adaptèrent ce projet à leurs vues particulières, ils entreprirent à leurs frais, avec le seul secours de l’impôt sur les boissons (et cet impôt est faible, mais on boit tant à Jersey !), une chaussée colossale qui doit tripler l’étendue du port marchand. Le gouvernement anglais obtint en dédommagement de ce refus la baie de Sainte-Catherine, à l’est de l’île. Là se poursuivent des travaux gigantesques ; il est sérieusement question de porter des ouvrages de défense jusque sur les récifs nommés les Ecrehos, qui obstruent le passage entre la côte et le continent, si bien que les batteries anglaises se trouveraient placées à moins de deux portées de canon de notre propre littoral.

Dans le contrat passé entre la couronne et les îles, on le voit, le plus fort ne s’est pas fait la part du lion. L’Angleterre a traité ce reste de la Normandie avec une générosité sans exemple ; elle a fait de ses paisibles insulaires de véritables enfans gâtés. Il est vrai qu’au temps de Jean-sans-Terre et des Stuarts, ces îles n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Il y en a qui, des rives de la Grande-Bretagne, jettent maintenant sur cette contrée privilégiée un œil d’envie, et l’année 1848, qui a répandu tant de calamités sur le continent, a apporté aux Jersyais leur petit contingent de perplexités. On redouta dans l’archipel, non une révolution, mais, bien au contraire, un coup d’état. Des commissaires avaient parcouru les îles, chargés d’une mission vaguement définie ; ils devaient s’assurer de l’état des esprits et de l’importance du pays en lui-même. Le rapport qu’ils firent à Londres fût critiqué et honni par une partie des Jersyais ; il était peu favorable à la population, des campagnes, à la race normande, dont la langue à demi française sonnait désagréablement à l’oreille des commissaires. Il régna à Jersey une certaine inquiétude, on craignit que le gouvernement britannique, mal renseigné, ne voulût changer la constitution des îles et les assimiler, en tout ou en partie, aux comtés de la Grande-Bretagne. Le bailli étant mort sur ces entrefaites, des journaux influens annoncèrent qu’il n’y en aurait plus, et que c’en était fait des états et de la cour. Bientôt cependant la nomination d’un nouveau bailli vint couper court à ces agitations et calmer les têtes échauffées. Le canon tonna sur le port, les rues furent pavoisées ; l’installation se fit avec tout l’apparat usité en pareil cas. Au milieu de la cour réunie et en présence du gouverneur, l’huissier revêtit du manteau de bailli le magistrat à qui la reine venait d’adresser ses lettres-patentes, et le juge délégué lui fit prêter le serment d’usage, formulé en termes anciens, pleins de dignité, de simplicité et de grandeur.

« Vous jurez et promettez ici, en la présence de Dieu, que fidèlement vous exercerez l’état et charge de bailly, en cette isle de Jersey, sous notre souveraine dame la reine Victoria, par la grace de Dieu reine de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, et des dominions qui en dépendent, renonçant à toutes supériorités foraines ou étrangères ; vous soutiendrez et maintiendrez l’honneur et gloire de Dieu, et la prédication de sa pure parole ; vous conserverez et garderez les droits de sa majesté, et les rappellerez par droit et justice, si vous trouvez qu’aucune chose en ait été omise, recelée ou étrangée ; : vous garderez et ferez garder la paix le plus qu’il vous sera possible ; vous détruirez et ferez punir et corriger les traîtres, larrons, ardeurs, hommicides et blasphémateurs du nom de Dieu, et tous autres malfaiteurs, chacun selon le démérite de leurs forfaits ; vous garderez et ferez garder loyallement et justement les droits et coutumes de l’isle, et, selon icelles, ferez droit au peuple, baillant et délivrant à chacun bonne et briève justice, au petit comme au grand, au riche comme au pauvre, sans exception de personne, gardant le droit des veuves, orphelins, étrangers et autres personnes indéfendues, autant qu’il vous sera possible ; vous maintiendrez, soutiendrez et défendrez les droits, privilèges, franchises et libertés de cette isle, vous opposant à quiconque les voudrait enfreindre ou corrompre ; finalement vous vous conformerez selon le bon avis et conseil de messieurs de justice de temps en temps, selon que la cause le requerra. »


Cependant il resta un fonds de défiance dans les esprits ; la population, un peu mécontente, brûla, cette année-là, moins de barils de goudron qu’à l’ordinaire le jour de la fête de la reine. Un comité de patriotes se forma, qui chargea à sont tour des commissaires d’aller déposer une représentation aux pieds de leur glorieuse souveraine. Les commissaires eurent une entrevue avec le ministre, et revinrent tout joyeux dans leur île apporter la nouvelle que, pour l’instant, il pas question de rien changer aux lois et coutumes du pays.

Est-ce à dire que ces lois et coutumes ne courent plus désormais aucun danger ? À notre avis, le péril qui les menace viendrait surtout du peu de discrétion que mettent les journaux du lieu à discuter cette question vitale[10]. Elle est devenue le champ de bataille des deux partis, car il y a deux partis à Jersey (devons-nous nous étonner qu’il y en ait cinq ou six en France ?). L’un, celui des lauriers, qui a pour organe le Constitutionnel, représente la classe influente des propriétaires fonciers ; il ne se déclare pas l’ennemi juré des droits seigneuriaux, mais il verrait sans chagrin modifier l’organisation de la cour royale ; l’autre, celui des rosiers, plus puissant par le nombre prétend réformer ce qu’il y a d’abusif dans les coutumes anciennes sans toucher aux lois fondamentales, sans altérer surtout le systèmes des charges électives et non rétribuées : son journal est la Chronique. Il saute aux yeux que le premier de ces deux partis perdrait moins que le second au triomphe des lois anglaises sur les coutumes normandes. Au fond cependant, ils sont l’un et l’autre conservateurs et novateurs à un certain degré ; ce qui ne les empêche pas d’user largement de la liberté de la presse pour se dire des vérités qui pourraient bien tourner au détriment du pays. Tout n’est pas parfait, d’ailleurs, dans les institutions de Jersey ; les temps changent ; la navigation à vapeur, après avoir été une source de prospérité pour l’archipel, pourrait bien aussi déterminer sa ruine. Ces îles sont désormais trop près de Londres ; l’élément anglais s’y implante rapidement, et trop de voix intéressées jasent sur ce petit monde. Plus d’un Jersyais, par ambition, se consolerait d’être Anglais, et plus d’un Anglais voudrait qu’il y eût à Jersey des places salariées en avoir sa part[11].

Qu’on ne se figure pas cependant que les journaux, — nous parlons de ceux qui sont écrits en français et lus seulement dans les îles, — soient à Jersey ce qu’ils sont ailleurs. La polémique n’y tient qu’une petite place ; avant d’aborder les questions locales, le journaliste a dû faire connaître à ses lecteurs ce qui se passe dans le reste du monde, puis viennent les annonces de toute sorte, le compte-rendu des séances des états et de la cour, des feuilletons honnêtes et sérieux traduits de l’anglais pour la plupart, et parfois des vers, mais bien rarement. La littérature, il faut bien le dire, n’est pas très cultivée dans l’archipel ; je ne sais pas si Jersey a produit un seul poète de renom depuis Robert Wace, l’auteur du Roman du Rou, qui mourut en 1184. Ces îles sont trop petites d’ailleurs, pour qu’il puisse s’y former un foyer littéraire ; ne leur demandons pas ce qui manque à la plupart de nos grandes villes de province, mais félicitons-les d’avoir tellement multiplié les écoles (grace au régime de liberté dont elles jouissent), que tous leurs habitans savent lire. Les cultivateurs ont tous quelques livres dans leurs fermes, et c’est à eux surtout que s’adressent les journaux publiés en français. Le samedi, après avoir porté leurs denrées au marché de Saint-Hélier, qui est, par l’abondance et le choix des produits, l’un des plus beaux qu’on puisse voir, ils passent au bureau du journal qui convient le plus à leur manière de penser ; et se munissent d’un exemplaire frais imprimé. Ils le liront en retournant à leurs champs, paisiblement assis dans ces simples charrettes garnies de chaises, qui transportent par milliers les familles de l’intérieur à la ville, centre de toutes les affaires.

Quelques personnes, même en Angleterre, ont paru penser que les îles de la Manche ; à cause de leur voisinage du continent et de leur attachement à la langue de leurs ancêtres, éprouvaient une secrète sympathie pour la France. Erreur profonde ! Le Jersyais, il est vrai, a fait toutes ses réserves en se donnant à la Grande-Bretagne ; mais, quant à nous, il nous déteste. Cette haine qu’il nous a vouée a été entretenue d’ailleurs par les dix attaques qu’il nous reproche d’avoir tentées contre son territoire et son indépendance, depuis les temps de Philippe de Valois jusqu’au règne de Louis XVI. Cette dernière expédition, qui eut lieu en 1780, ne est point effacée de l’esprit des insulaires ; il existe encore des gens qui l’ont vue de leurs yeux. Elle était dirigée par Rullecourt qui se jeta sur Jersey avec une audace égale à celle que déployaient les flibustiers dans leurs guerres contre les colonies espagnoles de la terre ferme. À la tête de mille hommes, il débarqua de nuit près de Gorey, à deux lieues de la capitale. Une fausse manœuvre ayant fait couler les bateaux qui portaient ses canons, ses canonniers et ses tambours, il n’en marcha pas moins, avec sa troupe réduite à six ou sept cents combattans, contre la capitale, qu’il surprit. Déjà le gouverneur avait signé urne capitulation ; Rullecourt, établi avec lui dans la Cohue (édifice où la cour et les états tiennent leurs séances) attendait les effets de cet arrangement préliminaire, dont le premier article portait que la garnison déposerait les armes, mais les milices, revenues d’un moment de stupeur, formaient déjà leurs bataillons : soutenues par les troupes anglaises, qui n’avaient pas obéi aux ordres que le gouverneur leur envoyait de ne point attaquer les Français, elles pénètrent dans la ville, s’avancent sur la place de la Cohue, et le combat s’engage. Les forces n’étaient pas égales ; Rullecourt, qui sort en donnant le bras au gouverneur anglais, tombe frappé d’une balle à la mâchoire… Jersey avait recouvré son indépendance un instant compromise. En débarquant, Rullecourt félicitait d’avance les insulaires de ce qu’ils allaient vivre sous le gouvernement paternel du roi Louis XVI ; mais il oubliait qu’il s’adressait à un peuple habitué à se gouverner lui-même et qui savait par instinct le mot du fabuliste :

Notre ennemi, c’est notre maître !

Qu’eût gagné l’île à devenir française ? Rien, et elle eût sans doute tout perdu. Le cabinet de Versailles eût-il respecté ses privilèges, ce qui est douteux, la révolution de 89 les lui eût ravis, et sans ces privilèges, il faut bien le dire, l’archipel entier ne serait que l’insignifiant appendice de la Grande-Bretagne ou de la France.

Tout ce nous avons dit de Jersey peut s’appliquer également à Guernesey. Moins considérable et moins importante que sa voisine, cette dernière île est à la fois plus normande, et plus anglaise. D’une part, le fond de la population a mieux conservé qu’à Jersey sa naïveté primitive, ses mœurs un peu rudes, son patois du XIIIe siècle ; de l’autre, l’influence britannique s’est fait plus fortement sentir dans les hautes classes. De là, deux races distinctes : l’une, celle des villes et des maisons de plaisance, riche et visant au luxe ; l’autre, celle des campagnes et des champs, simple et satisfaite de peu. Ce qui manque à Guernesey, ce sont ces vallées profondes et boisées, ces belles plages tournées au midi, ces manoirs sans nombre qui répandent un charme tout particulier sur Jersey, en variant à l’infini les points de vue et en multipliant les détails du paysage. Guernesey ressemble moins à un morceau de la Normandie séparé du continent par un cataclysme qu’à une île véritable sortie du milieu des flots. Elle a aussi des aspects plus sauvages, plus saisissans ; mais presque partout on y voit et on y entend les vagues de la mer. Sa capitale, Saint-Pierre, se distingue par une cathédrale gothique du style normand le plus pur ; les constructions qui l’entourent se groupent autour d’elle comme dans nos vieilles villes de France ; ses fortifications un peu lourdes lui donnent un air triste et revêche, en sorte que cette petite cité rappelle Granville ou Saint-Malo autant que Saint-Helier ressemble à un port anglais de la Manche. Auregny, Serk et Herm relèvent des états de Guernesey ; la première de ces trois petites îles, dont la circonférence est de quatre lieues, touche presque Cherbourg ; elle a, comme nous l’avons dit, le privilège d’être la patrie des belles vaches. Il y a quelque temps, un de ces animaux ayant été tué par mégarde, il se fit à Auregny presque autant de bruit que si l’un des bœufs sacrés d’une pagode de Benarès eût péri sous les coups. d’un infidèle. Serk et Herm ne sont plus, comme au temps de Rabelais, des îles de forbans, de larrons, de meurtriers et d’assassineurs, mais de tranquilles îlots où les riches Anglais qui aiment à se promener pendant l’été sur leurs yachts se réunissent, parfois en partie de plaisir Malgré le contingent, bien faible il est vrai, que lui fournissent ces îles, l’état de Guernesey renferme une population moins nombreuse que celle de Jersey. L’affluence des étrangers y est aussi moins grande ; la preuve, c’est qu’il leur est permis d’y acheter des terres, tandis que, pour posséder des biens à Jersey et pour en acquérir, il faut être né dans l’île.

Cette restriction étonne d’autant plus qu’elle ne s’applique point aux Anglais, seuls étrangers qui soient tentés de se fixer à Jersey, et dont la présence puisse influer sur la destinée du pays. Que sont les autres en effet ? Des passans, des proscrits, des banqueroutiers, et pis que cela quelquefois, tous gens qui viennent demander aux îles de la Manche un asile et rien de plus. S’en est-il établi beaucoup à Guernesey ? Je ne le pense pas ; pour la plupart, au contraire, ils restent à Jersey, tout en sachant qu’ils ne peuvent habiter cette île que viagèrement pour ainsi dire. D’abord les malfaiteurs, échappés à la prison ou évadés du bagne, qui abordent de nuit dans l’île, sachent aussitôt dans l’intérieur et vont travailler dans les fermes ; ils craignent que la police retrouvant leur trace, l’extradition ne les ramène entre les mains de la justice. Les émigrés, les réfugiés politiques, Polonais, Espagnols, Français, Italiens, soutenus par l’espérance, cette consolation éternelle de l’exil n’ont point dit adieu pour toujours à leur patrie ; ils savent qu’au jeu des révolutions chaque parti gagne à son tour. Cela est vrai surtout pour la France ; à chaque bouleversement qui ébranle chez nous la société, le même flot qui emporte des îles un groupe d’émigrés en ramène un autre. Depuis 1793 jusqu’en 1848, combien de fugitifs ont abordé cette terre de paix ! Gentilshommes vendéens, chef de chouans, princes de la famille des Bourbons, ministres des rois détrônés républicains des émeutes qui troublèrent le dernier règne, socialiste du 15 mai et du 24 juin, tous les représentans des opinions qui se sont partagé la France depuis soixante ans ont passé sur ce petit pays. Celui qui aurait recueilli les confidences de ces personnages si divers, les uns illustres, les autres inconnus, pourrait écrire l’histoire secrète et intime de notre pays durant la première moitié du XIXe siècle. Que l’on ne croie pas cependant que tous les réfugiés politiques trouvent dans la société jesyaise le même accueil. Ceux qui ont souffert pour de nobles causes ceux que l’ingratitude des peuples a chassés, ceux que recommandent de grandes infortunes et dont on prononce le nom avec respect, ceux-là sont reçus avec des égards dus à leur rang et à leurs personnes ; on leur prodigue volontiers les titres que de nouvelles lois leur ont tout à coup retirés ; on s’applique à les consoler dans leur malheur ; on les visite, on s’empresse autour d’eux, on leur dit sur tous les tons : — Soyez les bienvenus ! — A ceux qui professent des opinions ou des doctrines moins en harmonie avec les traditions de ce pays local, on dit : — Entrez quand même ; puisse l’aspect d’un peuple laborieux et pacifique calmer vos fureurs ou apaiser vos impatiences ! — Et l’air de la liberté est si sain à respirer, que les plus turbulens ne tardent à devenir calmes. Qui les écouterait d’ailleurs, s’ils s’avisaient de pérorer ? Quel journal voudrait se rendre complice de leurs dangereuses prédications ? Le moins qu’ils puissent faire pour reconnaître l’hospitalité qui leur est accordée, c’est de respecter le pays où ils la reçoivent si génreusement. Et puis, n’oublions pas ceci : le gouverneur a le droit de renvoyer dans les vingt-quatre heures quiconque se conduit mal, et cela sans même dire ses raisons !

Telle qu’elles sont aujourd’hui, ces îles nous offrent donc l’exemple bien rare d’un peuple content de son sort et qui ne demande qu’à rester ce qu’il est. Par leur position géographique, elles se trouvent à l’abri des agitations qui bouleversent le continent ; par leur industrie commerciale et agricole, elles savent profiter de tous les avantages que leur procurent des prérogatives exceptionnelles et de précieuses immunités. Jalouses d’une indépendance qu’elles doivent en quelque sorte au hasard, elles respectent l’édifice de leurs anciennes lois, même dans ce qu’il a de suranné. Ce qu’il y a d’aristocratique, de féodal, si l’on veut, dans certaines de leurs coutumes, est tempéré, et au-delà, par un ensemble d’institutions tout-à-fait démocratiques Qu’il y ait, dans la constitution qui les régit, des incohérences, des contradictions évidentes, elles ne s’en émeuvent guère, Car la masse du bien l’emporte de beaucoup sur celle du mal. Loin de se laisser entraîner par le mouvement qui se fait autour d’elles, de se jeter dans le courant des grandes idées qui traversent le globe, elles s’obstinent prudemment à former un petit monde à part. Faire fructifier le plus possible le peu de terre que la Providence leur a départi, assurer, par la navigation et le commerce, l’existence et le bien-être d’une population toujours croissante tel est le problème qu’elles s’appliquent incessamment à résoudre ; là se bornent leur politique et leurs théories humanitaires. Le droit de tout dire et de tout imprimer, ce droit si dangereux ailleurs, les îles de la Manche le possèdent dans sa plénitude, et là, aucun citoyen n’en a jamais abusé. Dans ce pays d’ordre et de bon sens, on joint au culte du passé le respect le plus inaltérable pour la religion, la famille et la propriété. On y reconnaît qu’il y a des choses sacrées, préexistantes à la société elle-même ; puisqu’elles en sont la base. Certains esprits, préoccupés de régénération sociale, plaindront peut-être ces Normands arriérés qui n’ont pas assez d’imagination pour s’éprendre des rêves de l’avenir. À cela, les habitans de Jersey et de Guernesey y répondront qu’ils attendent pour commencer leurs réformes que les essais tentés ailleurs aient réussi. Jusque-là ils se contenteront, nous en avons la certitude, d’avoir fait de leurs îles une contrée heureuse et florissante, l’asile de la vrai liberté et la terre promise de tous les proscrits


X***

  1. Nous prenons ici ce mot comme synonyme de royalisme, acception qu’il n’a pas en français, mais bien en anglais et en normand de Jersey.
  2. L’une est pour l’île de Jersey, qui forme un état séparé ; l’autre pour Guernesey d’où relèvent, outre l’île de ce nom, celles d’Auregny, de Serk et de Herm.
  3. Cette coutume ancienne s’est modifiée de nos jours. Le seigneur ne peut s’approprier que les objets qui ne sont pas réclamés. Ainsi les marchandises d’un navire naufragé que les assureurs ou les armateurs ne revendiquent pas, les ballots de contrebande saisis sur la plage, reviennent non à l’état, mais au propriétaire du fief riverain, s tant est que la plage, en ce lieu, dépende d’un fief.
  4. Le havre et le phare Carteret, en face de Gorey. Les premiers Carteret portaient le nom de Regnault. Ne serait-ce point plutôt Rognwald qu’il faudrait dire ? C’était ainsi que s’appelait le père de Gongu Hrolff, dont on a fait Rollon ; il n’y aurait pas aussi loin de Rognwald à Regnault.
  5. Ce fut à cette occasion qu’on lui donna le nom de Montorgueil ; auparavant il s’appelait Gouray ou Gorey, comme le village bâti au pied de la forteresse.
  6. On compte à Jersey, sur une population de 50,000 habitans, environ 6,000 catholiques, à savoir : 4,000 Irlandais et Anglais, et 2,000 Français. Le catholicisme n’y est donc guère représenté que par les étrangers et la population flottante. Les anglicans relèvent de l’évêque de Winchester, représenté à Jersey par un doyen qui a le titre de vénérable homme ; les catholiques se rattachent à leur évêque résidant à Londres.
  7. L’île de Jersey a de quinze à seize lieues de tour.
  8. En 1849, l’île de Jersey avait 330 navires formant un ensemble de 32,000 tonneaux. Ces bâtimens appartiennent presque tous au port de Saint-Hélier. Guernesey n’a que 100 et quelques navires, portant en tout 14,000 tonneaux.
  9. Du 10 octobre 1847 au 10 octobre 1848, il est sorti de Jersey, 1,272 navires chargés, jaugeant 71,983 tonneaux ; il en est entré 1,705, jaugeant 124,576 tonneaux : différence en faveur de l’importation, 52,593 tonneaux. Dans ces douze mois, les ports de Granville, Saint-Malo et Portrieux avaient fourni 3,891 boeufs, 11,618 moutons, 2,368 porcs, 1,116 veaux, 34,336 volailles vivantes. De son côté, l’île avait exporté en Angleterre 1,239 vaches et génisses. Les vaches de l’archipel, connues sous le nom de vaches d’Alderney (en français Auregny), jouissent dans la Grande-Bretagne d’une réputation extraordinaire. Comment se fait-il que le bétail, qui dégénère si rapidement dans toutes les petites îles du monde, se conserve si bien à Jersey ? Les états, pour empêcher toute fraude sur ce point, défendent absolument l’introduction de vaches étrangères, quelles qu’elles soient, sur le territoire qu’ils régissent. C’est, du reste, la seule prohibition qui pèse sur les produits du dehors. Le cidre de l’île est renommé en Angleterre à l’égal de celui de Bristol ; il en est expédié dans les bonnes années plus de 200,000 gallons. Remarquons en passant que le meilleur cidre des États-Unis se fait à Newark, dans le New-Jersey. Enfin, l’île vend encore à la Grande-Bretagne plus de 80,000 boisseaux d’huîtres provenant de banc de Gorey.
  10. Il se publie à Jersey une douzaine de journaux : cinq en français et de petit format, le reste en anglais et de grand format. Ces derniers sont destinés presque exclusivement à l’exportation. Comme le timbre est inconnu dans les îles, la vente sur le territoire britannique de ces news papers non timbrés constitue une véritable fraude. Les uns et les autres ne paraissent que deux et trois fois par semaine. Guernesey n’imprime de journal en français que depuis 1848.
  11. Nous avons dit en commençant que la cour royale fondée par Jean-sans-Terre se composait de juges ou jurés-justiciers nommés par les citoyens et non rétribués. Les charges de procureur-général, de vicomte (sheriff), d’avocat-général et de bailli sont conférées par la reine. Les juges siégent aux états, ainsi que les connétables des douze provinces, magistrats électifs, qui remplissent gratuitement les fonctions de maires, et les recteurs ou ministres de ces mêmes paroisses. Le gouverneur siège aux états, ainsi que le procureur, l’avocat-général et le vicomte ; mais ils ne votent pas. Le bailli, premier magistrat civil, préside les états et la cour. La police est confiée à des centeniers et vingteniers qui, sans rétribution aucune, se dévouent aux rudes fonctions de commissaires et de constables.