Les Abus du crédit et le désordre financier à la fin du règne de Louis XIV/02

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Les Abus du crédit et le désordre financier à la fin du règne de Louis XIV
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 328-364).
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UN CHAPITRE
DE
L’HISTOIRE FINANCIÈRE
DE LA FRANCE

LES ABUS DU CRÉDIT ET LE DÉSORDRE FINANCIER À LA FIN DU RÉGNE DE LOUIS XIV.

II.[1]
LES EXPÉDIENS FINANCIERS.


I. — LA CAPITATION ET LE DIXIÈME.

La résolution que Louis XIV avait prise, au début de la guerre, de pourvoir aux dépenses militaires au moyen de ressources extraordinaires et sans autre impôt nouveau que quelques taxes indirectes sans importance, ne put être longtemps maintenue. Les emprunts se négociaient avec plus de peine et à un taux d’intérêt de plus en plus élevé ; tous les expédiens dont on abusait devenaient plus difficiles et plus coûteux ; on ne pouvait subvenir qu’avec des ressources extraordinaires aux charges permanentes que les opérations des années précédentes imposaient au trésor. Après cinq ans d’efforts désespérés, Pontchartrain fut obligé de reconnaître qu’il fallait ajouter au produit des emprunts et des affaires extraordinaires celui d’un impôt ; mais ce ne fut pas sans réflexion et sans une sérieuse étude préparatoire qu’il s’y décida.

Dès le mois d’août 1694, il consulta secrètement sur l’établissement d’une capitation les intendans et les principaux personnages des pays d’états, « si défians de toute nouveauté[2] ; » et le premier président du parlement de Bretagne s’empressa de répondre : « Il se trouve ici, non pas en grand nombre à la vérité, d’assez honnêtes gens pour être prêts de subir une capitation et qui la regardent comme utile et nécessaire à l’état,.. mais c’est un cas délicat. » Une circulaire générale fut adressée, le 31 octobre, aux intendans pour leur faire connaître les vues du gouvernement. Elle leur annonce « qu’on a proposé au roi de faire une capitation générale sur tous ses sujets, » et elle les invite, après avoir examiné cette forme nouvelle de contribution, à mander ce qu’ils en pensent et ce qu’elle pourra produire dans leur département. Nul n’en sera exempt, excepté les pauvres et les ecclésiastiques, que, quant à présent, le roi ne juge pas à propos d’y assujettir ; elle comprendrait donc les nobles qui, dans les pays de taille personnelle, peuvent prétendre n’être pas imposables. « Généralement elle ne serait à charge à personne ; » son produit, s’il était aussi considérable qu’on l’espère, pourrait faire cesser dans la suite beaucoup d’autres affaires extraordinaires ; son recouvrement, au lieu de profiter aux traitans, « qui font une infinité de frais et de vexations, » s’opérerait sans frais par le moyen des receveurs généraux. Plusieurs intendans se montrèrent favorables au projet. À Lyon, « il est envisagé d’assez bon œil, et la capitation, attendue comme un moyen de voir cesser toutes les affaires extraordinaires, loin de faire peur, fait plaisir. » En Languedoc, l’intendant détermine les états à faire des offres pour racheter toutes les affaires extraordinaires, afin que, la province étant libre, la capitation y soit reçue plus agréablement[3]. »

Le maréchal de Vauban fut consulté : invité à présenter un projet, il s’empressa de produire les idées générales qu’il devait, quelques années plus tard, consigner dans sa célèbre Dîme royale. C’est moins, une capitation qu’il propose qu’un impôt général fixé au quinzième sur tous les revenus : « le dixième lui paraît trop rude, et le vingtième trop faible. » Par des calculs compliqués et reposant sur la connaissance qu’il croit, depuis longtemps, avoir acquise de la fortune publique et de la fortune privée, il en évalue le produit à 60 millions. L’assiette et la perception en devront être confiées à des gens de bien, éclairés, qui ne s’occuperont que « d’observer la justice dans une imposition qui ne saurait être assez proportionnelle aux facultés des contribuables ; évitant surtout de tomber aux mains des traitans, qui sont les destructeurs du royaume. » Mais il entend qu’on supprimera presque tous les impôts établis, et notamment la taille : il ne conserverait que la taxe sur le sel en la réduisant à 20 livres le minot, et en rendant le commerce et la consommation libres ; l’impôt sur le vin, au cabaret, « parce que le poids ne tomberait que sur ceux qui en mésusent ; » les douanes extérieures, « à cause des marchandises étrangères ; » les eaux-de-vie et le tabac, « à cause du mésusé ; » le papier timbré, « pour la punition des plaideurs ; » un impôt sur le thé, le café, le chocolat ; les postes modérées d’un tiers ou au moins d’un quart. Il supprime les douanes intérieures, « qui rendent les sujets étrangers les uns aux autres, et ne sont bonnes qu’à empêcher le commerce… … Sa Majesté y trouvera son compte et ôtera le moyen à 200,000 fripons de continuer à s’enrichir aux dépens d’une infinité de pauvres gens. » Mais si ce projet est utile, « il y va de l’honneur du roi et de la conservation de la maison royale, de le faire cesser à la paix, attendu que c’est peut-être un des derniers efforts de son autorité sur la liberté de son clergé, de sa noblesse, de ses peuples ; et que si on veut bien prendre garde à la conduite de tous les grands états du passé, on trouvera que, quand ils ont poussé la liberté de leurs sujets à l’extrémité, tous s’en sont mal trouvés, et la plupart ont péri[4]. »

Ces idées de Vauban étaient trop hardies et trop nouvelles pour être adoptées par le gouvernement de Louis XIV. Une déclaration du 18 janvier 1695[5] établit la capitation, mais elle conserva les impôts existans. Le roi rappelle à la nation que, pour repousser les attaques des puissances de l’Europe, « que la gloire de son état et la prospérité dont le ciel « béni son règne » ont engagées à se liguer pour lui faire la guerre, il a aliéné des rentes et créé des charges ; « si ensuite il a été obligé de pratiquer quelques autres moyens plus à charge à ses peuples, ce n’a été que par la nécessité de s’assurer, dans des termes fixes, les fonds convenables au bien de son état. » Mais, voulant faire connaître à toute l’Europe « que les forces de la France sont inépuisables, si elles sont bien ménagées, » il a résolu, « pour se mettre en état de soutenir les dépenses de la guerre aussi longtemps que l’aveuglement de ses ennemis les portera à refuser la paix, » d’établir une capitation générale payable par feu ou par famille. « Si ce recouvrement réussit, il lui donnera lieu de se passer à l’avenir des affaires extraordinaires auxquelles la nécessité des temps l’a obligé d’avoir recours, et il promet, en foi et parole du roi, de faire cesser cette capitation trois mois après la paix. » Il ordonne aux intendans de chaque généralité d’arrêter des rôles conformément au tarif adopté en conseil.

Ce tarif distribue tous les Français en vingt-deux classes. Les contribuables de la première, taxés à 2,000 livres, sont : le dauphin, le duc d’Orléans, les princes du sang, le chancelier, les ministres, les gardes du trésor, les trésoriers de l’extraordinaire des guerres et de la marine, les fermiers généraux ; ceux de la seconde, taxés à 1,500 livres, sont : les princes, les ducs, les maréchaux de France, les officiers de la couronne, le premier président du parlement de Paris, les gouverneurs des provinces, les conseillers au conseil des finances, les intendans des finances, les trésoriers des parties casuelles. Pour les classes suivantes, l’impôt s’abaisse successivement à 1,000 livres, à 500 livres, à 400 livres, à 300 livres, à 250 livres, à 200 livres, à 150 livres, à 120 livres, à 100 livres, à 80 livres, à 60 livres, à 50 livres, à 40 livres, à 20 livres. La dix-huitième classe impose à 10 livres les capitaines de bourgeoisie, les commissaires aux revues, les ingénieurs des places, les recteurs et chanceliers des universités,.. etc.,.. les mesureurs de bois, les artisans des grandes villes tenant boutique et employant des garçons, partie des fermiers et des laboureurs, partie des vignerons, les maîtres d’hôtel,.. etc., et la vingtième à 3 livres seulement, les lieutenans d’infanterie, les médecins, chirurgiens, apothicaires des petites villes, les notaires des bourgs et villages,.. etc. ; .. partie des fermiers et laboureurs, partie des vignerons, les valets et les femmes de chambre,.. etc… Enfin, la vingt-deuxième et dernière classe, dont la contribution n’est que de une livre, comprend : les soldats, les cavaliers,.. les simples manœuvres et journaliers, et généralement tous les taillables à 40 sous et au-dessus qui ne sont pas compris dans les classes précédentes, les bergers, charretiers et autres valets,.. les servantes des petites villes.

Aucun Français ne sera exempt de la capitation, excepté les pauvres et les taillables dont la cotisation à la taille et autres impositions sera inférieure à 40 sous. « Les ecclésiastiques, dit le roi dans sa déclaration, se soumettront d’autant plus volontiers à cette contribution que l’intérêt de la religion et leur zèle les y engagent et qu’en outre, leur profession les empêchant de servir dans les armées où la plupart seroient appelés par leur naissance, ils ne peuvent que par cette voie contribuera la défense de l’état, dont ils forment le premier corps. Cependant, comme l’assemblée générale du clergé se doit tenir cette année, et que son zèle fait présumer qu’elle accordera, par un don gratuit, des secours proportionnés aux besoins de l’état, et qu’il ne seroit pas juste qu’elle contribuât, en même temps, à la capitation, le roi veut que, quant à présent, le clergé ne soit compris ni dans le tarif arrêté, ni dans les rôles qui seront dressés[6]. »

« La noblesse, qui expose tous les jours sa vie pour le service du roi, sacrifiera avec le même dévoûment une aussi légère portion de ses revenus que celle à laquelle la taxe des gentilshommes sera réglée[7]. »

Le produit de la capitation est destiné aux dépenses de la guerre, et il importe qu’on puisse « s’en prévaloir dans la campagne prochaine ; » elle devra donc être payée en deux termes, l’un au 1er mars prochain, l’autre au 1er juin.

Dans un régime fiscal qui reposait sur l’inégalité des conditions sociales, sur des exemptions et des privilèges, la capitation avait le mérite de réaliser un progrès en assujettissant à l’impôt la plupart de ceux qui jusque-là en avaient été affranchis ; mais elle avait le défaut de né point être proportionnelle aux fortunes. Il résultait de la division des contribuables en classes, suivant leur profession et leur état social, que tous ceux compris dans la même classe étaient imposés à la même contribution, bien que leur fortune fût loin d’être égale. Ainsi tous les marchands en gros étaient imposés à 100 livres (onzième classe), tous les bourgeois des grandes villes à 60 livres (dixième classe), tous les notaires des villes de parlement à 20 livres (dix-septième classe) ; cependant, dans chaque clause, les uns étaient plus riches que les autres, quelques-uns même pouvaient être dans la gêne. Ce n’était pas néanmoins qu’il ne fallût parfois tenir compte des facultés des contribuables. Les fermiers et les laboureurs figuraient dans quatre classes et étaient imposés à 30 livres, à 20 livres, à 10 livres et à 3 livres ; il est évident qu’ils devaient être cotisés à l’une ou à l’autre de ces taxes à raison de leur fortune ; mais c’était l’exception. Plusieurs intendans signalèrent ce défaut : quelques-uns indiquèrent même comment on pourrait rendre l’impôt proportionnel, en imitant ce qui se faisait dans beaucoup de villes, où tous les habitans, privilégiés ou non, étaient imposés, à raison de leurs facultés contributives, pour les dépenses extraordinaires des cités. On se borna à remédier au mal en diminuant quelques taxes après la confection des rôles ; mais, dans ces réductions, ordonnées arbitrairement par les intendans, la faveur eut plus de part que la justice. Elles compromirent le principe même de l’impôt et son produit.

La capitation ne donna pas, en effet, ce qu’on avait espéré. Le recouvrement fut difficile et les non-valeurs très nombreuses. Au lieu de 30 millions, les rôles de la première année ne produisirent que 22,700,000 livres. Ce chiffre se maintint à peu près pendant les trois ans et demi que dura cette première capitation. Or, depuis 1689 jusqu’à et y compris 1695, on avait émis 9,500,000 livres de rentes, et les affaires extraordinaires, sinon réalisées au moins engagées, montaient à 283 millions, dont les intérêts, calculés au denier 18 seulement, s’élevaient à 15 millions : il y avait en tout 24 millions 1/2 d’arrérages annuels à payer. Le nouvel impôt ne suffisait même pas à assurer le paiement de cette somme et ne pouvait fournir aucune ressource pour les dépenses de la guerre.

L’engagement du roi de faire cesser la capitation à la paix fut scrupuleusement tenu ; mais la guerre de la succession d’Espagne ne tarda pas à la faire rétablir. Le 12 mars 1701[8], le roi expose à la nation la situation politique et militaire de son gouvernement, et les ordres qu’il a donnés pour réunir des armées dont la dépense excédera de beaucoup ses revenus ordinaires. « Il se trouve donc dans la nécessité d’avoir recours à des fonds extraordinaires qui soient moins à charge à ses sujets que les secours qu’il a été obligé de se procurer dans la dernière guerre par des traités dont plusieurs subsistent et n’ont pu être exécutés qu’avec beaucoup de frais… Entre tous les moyens qui lui ont été proposés et qu’il a mûrement examinés, il n’y en avait pas de plus convenable que de rétablir la capitation, en s’appliquant à la rendre aussi égale qu’il se pourra… Mais, comme il s’est trouvé plusieurs embarras dans la capitation ordonnée en 1695 qui ont donné lieu à des non-valeurs, en sorte que le recouvrement n’a pas produit les sommes nécessaires… sans le secours d’autres affaires extraordinaires, il a résolu, en rétablissant la capitation, de l’augmenter et de fixer celle de Paris et de chacune des généralités aux sommes qu’elles peuvent porter. » La répartition en sera faite, à Paris, entre les officiers de justice par les chefs des compagnies judiciaires, entre les bourgeois et habitans par le prévôt des marchands et les échevins ; dans les provinces, par les intendans et les commissaires départis : les rôles seront ensuite arrêtés en conseil. Il promet d’en faire cesser la levée six mois après la paix « et de ne faire, pendant que la guerre durera, aucunes autres affaires extraordinaires qui puissent être à charge à ses sujets. » — Comme en 1695, il assujettit en principe le clergé à l’impôt ; mais il admet qu’il s’en exonère au moyen d’un don gratuit[9], et il ne doute pas que la noblesse, « qui, dans la dernière guerre, a si libéralement contribué au soutien de l’état, ne sacrifie avec le même dévoûment les sommes auxquelles elle pourra être raisonnablement taxée à proportion de ses dignités et revenus. »

La capitation de 1695 était un impôt de quotité, puisque chaque contribuable était directement imposé à la taxe que lui assignait le tarif, et que le produit total, non fixé à l’avance, était le résultat des cotes individuelles inscrites aux rôles. Celle de 1701 devient un impôt de répartition : la somme à percevoir dans chaque généralité est arrêtée en conseil, et elle est ensuite répartie entre les contribuables par des officiers publics déterminés et, en dernier ressort, par les intendans. Cette répartition ne peut plus s’opérer exclusivement suivant le tarif de 1695, et le plus souvent elle se fait à raison des facultés des contribuables. Sous ce rapport, la capitation est plus proportionnelle aux fortunes ; mais la déclaration du 12 mars ne contient sur ce point important aucune disposition précise, et la réserve qu’elle garde a pour effet d’accroître l’autorité ou plutôt l’arbitraire des intendans. Leur correspondance avec le contrôleur-général est remplie d’observations sur la somme imposée à leur généralité et d’explications sur les procédés qu’ils suivent pour la répartir.

Le recouvrement ne s’effectue pas sans difficulté, et l’administration ne se fait pas faute de recourir à des moyens de contrainte vraiment excessifs. En Poitou, l’intendant a fait tout ce qu’il a pu pour engager, sans frais, la noblesse à acquitter la capitation. « Mais, écrit-il le 8 février 1702, les gentilshommes de cette province sont lents à payer ; j’ai même été obligé, en 1697, lors de la dernière capitation, d’envoyer, avec l’agrément du roi, dix ou douze dragons et un maréchal-des-logis pour faire payer les restes de la capitation de 1695 et de 1696. Si j’avais des troupes ici, je vous demanderois la même liberté. On faisoit donner 20 sols par jour à chaque dragon et 30 sols au maréchal-des-logis, et le gentilhomme nourrissoit le cheval et le dragon.. Aussitôt qu’on les eut envoyés chez deux ou trois, les autres se dépêchèrent de payer,.. Comme il n’y a pas de troupes ici, on se servira d’archers, si vous le jugez à propos. On enverra dix archers avec un prévôt résolu. Dès que cet ordre sera rendu public, j’espère que tous paieront[10]. » Le contrôleur-général répond, il est vrai, « qu’il faut faire en sorte de tenter toute autre voie avant de recourir à celle-là, qui lui paraît bien violente ; » mais il ne l’interdit pas. — À Aix, en 1703, un avocat « des plus aisés » refusa de payer sa capitation, et le receveur fut invité à faire saisir ses meubles et à les faire vendre jusqu’à concurrence du montant de l’impôt et des frais, si dans la quinzaine il ne s’était pas libéré ; il s’était, en outre, vanté de sa résistance, et l’intendant signala, le 26 juillet, ce qu’il appelait une insolence au contrôleur-général, qui donna l’ordre d’envoyer l’insolent, pour six mois, à 60 ou 80 lieues d’Aix[11].

L’intention du roi, formellement exprimée dans sa déclaration, avait été d’augmenter la capitation. On sait qu’en effet elle produisit de 28 à 30 millions et s’éleva même à 34 en 1711 ; mais elle descendit à 22 ou 23 millions les trois années suivantes, sans qu’on connaisse exactement, les causes de ces variations. En 1701, les capitaux qu’on s’était procurés, depuis 1689, par emprunts et par tous autres moyens, s’élevaient à plus de 650 millions, dont la charge annuelle dépassait 35 millions 1/2, somme très supérieure au produit de la capitation. Cet impôt ne put donc, dès la première année de son rétablissement, et comme en 1695, ni fournir aucun secours effectif pour la guerre, ni dispenser de recourir à tous les expédiens ruineux qu’il avait cependant pour but d’éviter : il en fut ainsi, à plus forte raison, les années suivantes, et Chamillart fut obligé de multiplier à l’excès les créations d’offices, les augmentations de gages, toutes les affaires extraordinaires.

Son successeur, Desmarets, avait pris, comme directeur des finances, une grande part à ces tristes opérations, et il ne put y renoncer complètement, quand (en 1708) il fut chargé du contrôler général ; cependant, neveu et élève de Colbert, il en sentait, plus encore que ses prédécesseurs, les abus et les fatales conséquences. En 1710, la situation militaire devint de plus en plus critique. Les conférences ouvertes à Gertruydenberg pour la paix avaient échoué et la guerre avait aussitôt recommencé : les armées ennemies s’étaient emparées de Douai, de Saint-Venant, de Béthune et n’étaient qu’à 45 lieues de Paris. « Il fallut travailler à rechercher de nouveaux moyens pour continuer la guerre,.. s’assurer d’un fonds annuel qui ne chargeât pas les revenus du roi, comme tous les autres moyens dont on s’était servi auparavant. » C’est en ces termes que Desmarets lui-même, dans le mémoire qu’il adressa au régent, en 1715, sur son administration, explique et motive la proposition grave qu’il présenta au roi et que le roi n’accepta pas sans de longues hésitations[12].

Par une déclaration du 14 octobre 1710, Louis XIV proclame les efforts qu’il a inutilement tentés pour rendre le repos à tant de peuples qui le demandent : « Il ne peut plus douter que tous ses soins pour procurer la paix ne servent qu’à l’éloigner, et qu’il n’a plus de moyens pour y porter ses ennemis que celui de faire véritablement la guerre ; mais il a cru qu’il était du bien de ses sujets, avant de prendre cette dernière résolution, de faire examiner et de se faire proposer tous ceux auxquels il pourroit avoir recours,.. et il n’en a pas trouvé de plus juste et de plus convenable que celui de demander à ses sujets le dixième du revenu de leurs biens ; .. il espère qu’après avoir assuré le paiement des billets de monnaies, de ceux des receveurs et fermiers généraux, de toutes les assignations tirées jusqu’à ce jour et pourvu au paiement des intérêts de la caisse des emprunts, la levée du dixième le mettra en état de pourvoir aux dépenses extraordinaires de la guerre, de payer exactement les rentes constituées sur les revenus, les gages et autres charges dont les fonds se prennent au trésor, lui donnera les moyens d’accorder un cinquième de diminution sur la taille de 1711, et le dispensera d’avoir recours, dans la suite, aux affaires extraordinaires, dont le recouvrement est toujours à charge aux peuples. » — Et, comme il ne demande le dixième du revenu que pour soutenir la guerre, la levée en cessera trois mois après la paix[13].

Ainsi le projet de Vauban est adopté dans son principe et dans son idée générale trois ans à peine après que son livre de la Dime royale a été saisi et confisqué en vertu d’un arrêt du conseil, et que l’illustre maréchal, perdant la faveur du roi, n’a pas tardé à succomber.

Tous les Français, nobles ou roturiers, privilégiés ou non, tous les biens, tous les revenus seront assujettie au dixième[14] : les fonds de terre, les prés, les bois,.. les cens, rentes et droits seigneuriaux, et généralement tous les biens et droits tenus à rente, affermés ou non affermés ; les maisons des villes louées ou non louées, et les maisons des campagnes dont la location assure un revenu aux propriétaires ; le revenu de toutes les charges et de tous les emplois ; les rentes sur l’état et sur le clergé, les augmentations de gages, les pensions et gratifications ; les rentes même constituées sur particuliers, ainsi que les douaires et les pensions résultant de contrats et de jugemens, et tous les droits et émolumens attribués aux officiers du roi comme aux particuliers, aux corps et aux communautés. L’impôt frappera aussi les gens d’affaires et tous ceux dont la profession est de faire valoir leur argent ; chacun d’eux contribuera, suivant des rôles arrêtés à cet effet, à raison du dixième de ses profits et revenus. Les profits purement personnels et les salaires des ouvriers ne sont pas expressément imposés ; mais beaucoup tomberont indirectement sous le coup de la taxe ; parce qu’ils supposent l’achat d’une charge ou l’emploi d’un capital sous une forme ou sous une autre.

Il est défendu aux fermiers, aux locataires, aux mandataires quelconques, tenant et exploitant des biens dont le revenu est assujetti au dixième, de faire aucun paiement aux propriétaires de ces biens sans justifier qu’ils ont acquitté le terme courant, à moins qu’ils n’aient autorisé leurs débiteurs à payer en leur acquit le dixième des biens et revenus dont ils sont chargés. Tous les contribuables remettront, dans le délai de quinze jours, des déclarations de la valeur de leurs biens et du montant de leurs revenus, à Paris au prévôt des marchands, dans les provinces aux intendans, sous peine de payer le double de leur contribution et le quadruple en cas de fausse déclaration. Des dispositions particulières ont pour effet de ne faire porter l’impôt que sur les revenus nets, après déduction des charges dont ils sont obligés de supporter le prélèvement.

Le dixième ne rendit pas plus de 24 millions dans les meilleures années. Les espérances si formellement exprimées par le roi dans sa déclaration ne furent encore, comme pour la capitation, qu’une illusion. Les produits cumulés de la capitation et du dixième réunis étaient inférieurs, en 1710, au montant total des charges annuelles résultant des emprunts et de toutes les affaires extraordinaires réalisées ou engagées.

Considérés en eux-mêmes, la capitation et le dixième ont soulevé et méritent les plus justes critiques. La capitation, qui imposait les situations plutôt que le, s fortunes, n’était pas, surtout à l’origine, proportionnelle aux facultés des contribuables, et, quand elle le devint, son assiette se prêta à l’arbitraire. Le dixième, en exigeant que le fisc pénétrât dans le mystère des fortunes privées, avait des inconvéniens qui ont provoqué ces véhémentes paroles de Saint-Simon : « Tout homme, sans aucun excepter, se vit en proie aux exacteurs, réduit à supputer et à discuter avec eux son propre patrimoine, à recevoir leur attache et leur protection sous les peines les plus terribles, à montrer en public tous les secrets de sa famille, à produire au grand jour les turpitudes domestiques, enveloppées jusqu’alors sous les replis des précautions les plus sages et les plus multipliées. » Les historien s et les publicistes modernes ont souvent reproché ces deux impôts au gouvernement de Louis XIV. Cependant il ne faudrait pas les juger en se plaçant exclusivement au point de vue des institutions et du régime fiscal du XIXe siècle. À la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe, ils avaient un grand mérite qui devait leur faire pardonner bien des défauts : ils n’admettaient ni exception ni privilège. De plus, ils étaient nécessaires, non pour subvenir à des dépenses de luxe, mais pour contribuer à la défense du pays dans des guerres qu’on pouvait avoir eu tort d’entreprendre, mais où la France, attaquée par toute l’Europe, avait à défendre à la fois son influence, sa grandeur, et sa nationalité.

La capitation et le dixième méritent plus justement le reproche d’avoir été tardifs. S’ils avaient été établis, l’un et l’autre, dès le commencement de la guerre et levés quand la richesse publique n’avait pas encore été profondément atteinte, ils eussent été plus productifs et il eût été facile d’en tirer 50 millions par an, qui, en vingt-six ans, eussent produit 1,300 millions : il eût suffi alors de porter à une somme égale les emprunts, qui s’élevèrent à 720 millions, et cela eût été possible, sans même hausser le taux de l’intérêt, si on n’eût pas appauvri le pays des 900 millions qu’on lui demanda sous la forme de créations d’offices, d’augmentations de gages et d’autres expédiens. Le produit des emprunts et celui des impôts temporaires de guerre, montant ensemble à 2,600 millions, eussent couvert, ou à peu près, les dépenses extraordinaires[15] qui se seraient d’elles-mêmes réduites d’un milliard au moins, si elles n’avaient pas compris les gages, augmentations de gages et autres charges qui s’accrurent, chaque année, pendant ces vingt-six ans, et si tous les prix, et notamment celui des vivres et des fournitures de l’armée, n’avaient pas été considérablement surélevés, à raison même de ce que l’état ne payait pas ou ne payait qu’en valeurs dépréciées ou avilies. On évitait ainsi toutes les affaires extraordinaires. C’est ce qu’explique très judicieusement Forbonnais[16] en ajoutant : « On ne sauroit trop répéter que le point capital dans le maniement des finances est de veiller à la conservation du revenu national,.. et ce ne sera jamais que par un usage modéré du crédit et de l’imposition qu’on parviendra à répondre aux dépenses extraordinaires sans épuiser l’état, et à établir en même temps la confiance dans l’administration dont elle doit être le principal ressort. »

La capitation et le dixième, établis, au contraire, tardivement, tout en grevant le pays, ne le préservèrent, malgré les promesses si souvent et si solennellement renouvelées, ni des affaires extraordinaires, auxquelles on ne cessa d’avoir recours, ni des variations dans les monnaies et de l’émission désordonnée de billets royaux, remboursables à terme fixe et non payés à leur échéance, qui portèrent à toutes les transactions, et surtout à celles du commerce et de l’industrie, à l’activité et à la prospérité publiques un coup plus funeste encore, et que, pour compléter le lamentable tableau de cette triste époque de nos finances, il reste à faire connaître.


II. — LES REFONTES ET LES VARIATIONS DES MONNAIES.

Les bases fondamentales du régime monétaire n’avaient pas changé depuis le moyen âge : il comprenait toujours une monnaie fictive, ou monnaie de compte, et des espèces réelles, des pièces d’or et d’argent[17]. La monnaie de compte servait à exprimer la valeur des espèces monnayées, le prix des achats et des ventes, le montant des obligations au comptant ou à terme, en un mot, les sommes énoncées dans tous les marchés, dans toutes les transactions : c’étaient encore, comme au temps de saint Louis, la livre, le sou, le denier ; la livre valant 20 sous et le sou 12 deniers. Le poids, le titre, les empreintes, la dénomination des espèces monnayées avaient, au contraire, souvent varié. Dans les premières années du ministère de Colbert, en septembre 1666, les principales espèces étaient :

Le louis d’or (au titre de 22 k de 36 1/4 au marc), ayant cours pour 11 livres et valant intrinsèquement 21 fr. 31 de la monnaie actuelle, c’est-à-dire contenant une quantité d’or fin égale à 21 fr. 31. Le louis, ou écu d’argent (au titre de 11 d 11 g 11/23, de 8 11/12 au marc), ayant cours pour 3 livres et valant intrinsèquement 5 fr. 59 de la monnaie actuelle, c’est-à-dire contenant une quantité d’argent fin égale à 5 fr. 59.

Ces espèces n’avaient alors ni titre ni poids légal. La fixité de la monnaie, qui est son caractère essentiel, puisqu’elle sert de commune mesure, devait résulter, non de ce que les espèces monnayées auraient toujours le même titre et le même poids, mais de ce que, d’une part, ce poids et ce titre, c’est-à-dire la quantité de métal qu’elles contenaient, et, d’autre part, leur valeur exprimée en livres, sous et deniers, conserveraient le même rapport. Le louis d’argent (à 11d, 11g, 11/23 de loy, ou titre, et de 8 11/12 au marc) avait cours pour 3 livres ; si on avait frappé un louis de 6 deniers environ de loy, ou de 18 au marc, ou affaibli tout à la fois de titre et de poids dans la proportion d’un quart, ce qui aurait également diminué de moitié la valeur réelle de la pièce, et qu’on lui eût donné cours pour 1 liv. 10 s. au lieu de 3 livres, le régime monétaire n’eût-point été altéré ; car la livre, le sou, le denier, qui servaient à exprimer tous les prix, auraient continué à indiquer la même quantité d’argent fin. Au contraire, en conservant au louis d’argent le même titre et le même poids, mais en élevant sa valeur légale de 3 à 4 livres, on changeait entièrement le régime de la monnaie. Dans le premier cas, la livre indiquait une quantité d’argent égale à 1 fr. 86 de notre monnaie, et, en ce sens, on peut dire qu’elle valait 1 fr. 86 ; dans le second, elle ne valait plus que 1 fr. 39. Celui qui, empruntant 100 livres, avait reçu 186 francs, s’il remboursait ces 100 livres quand la valeur de la monnaie avait été changée, se libérait en rendant une quantité d’argent égale à 139 francs seulement : 25 pour 100 en moins.

C’est cette valeur intrinsèque de la livre, déduite du cours des espèces, plutôt que ce cours lui-même, qu’il faut considérer dans les variations monétaires : c’est sa fixité qui constitue la fixité de la monnaie, — principe d’honnêteté publique qui domine le droit des gouvernemens et qu’ils ne peuvent impunément méconnaître. Ainsi l’administration pouvait modifier les espèces monnayées ; mais en réglant leur titre, leur poids, le cours pour lequel elles circulaient, elle devait s’attacher à ne pas leur attribuer fictivement une valeur légale supérieure à la quantité réelle d’or et d’argent qu’elles contenaient. Si, par suite des mutations ordonnées, la monnaie de compte variait sans cesse, si on la diminuait pour l’augmenter ensuite, si on l’augmentait pour la diminuer plus tard, on troublait arbitrairement toutes les transactions. Quand le cours des espèces était rehaussé, la valeur de la livre était affaiblie et les débiteurs y gagnaient ce que perdaient les créanciers : la réduction du cours des espèces produisait l’effet contraire. Dans tous les cas, on déplaçait les intérêts, au profit des uns, au préjudice des autres, et toujours incontestablement sans justice et sans droit.

Le système monétaire reposait donc sur le rapport établi entre le poids et le titre des espèces et leur valeur exprimée en livres, sous et deniers. Or rien, ni dans la dénomination, ni dans l’empreinte des pièces, des louis d’or et des louis ou écus d’argent, ne constatait cette valeur : elle était fixée par un édit et, pour la changer, il n’était pas nécessaire d’avoir recours à une opération matérielle. Aujourd’hui, on ne pourrait modifier la valeur du franc sans être obligé de refondre toutes les monnaies existantes, ou sans les faire circuler pour une somme différente de celle qui est inscrite sur l’une de leurs faces : on pouvait au XVIIIe siècle élever ou abaisser le cours des espèces, sans leur faire subir une transformation réelle, sans modifier leur titre et leur poids ; il suffisait qu’un acte de l’autorité publique changeât la somme exprimée en livres, sous et deniers pour laquelle elles devaient être reçues dans la circulation.

En se servant de la même monnaie de compte pour exprimer la somme pour laquelle circulaient les espèces soit d’or, soit d’argent, on avait par cela même établi un rapport légal de valeur entre les deux métaux, comme on l’a fait de nos jours, quand la loi a décidé que le franc serait à la fois un poids déterminé d’or et un poids déterminé d’argent, ainsi 8 louis ou écus d’argent et 11/12, taillés dans un marc de métal à 11 den. 11 gr. 11/23 de loy, avaient cours chacun pour 3 livres, et 36 louis d’or et 1/4, taillés dans un marc d’or à 22 kar. avaient cours chacun pour 10 liv. 15 s. : il est facile d’en déduire par le calcul que la livre (ou 20 sols) représentait à la fois un poids d’argent fin et un poids d’or fin qui supposait entre les deux métaux le rapport de 14.96. Notre système monétaire actuel, qui a le franc pour expression commune des deux métaux, repose sur la présomption que le rapport de leur valeur est de 15.50. Le franc ne sert de dénomination commune aux espèces d’or et à celles d’argent qu’à la condition que le kilogramme d’or soit considéré comme valant 15 kilogrammes et demi d’argent. En septembre 1666, la livre ne servait de mesure commune aux espèces d’or et d’argent alors en circulation qu’à la condition que le kilogramme d’or fût considéré comme valant 14 kil. 96 d’argent.

Enfin le gouvernement avait le monopole, non-seulement, comme aujourd’hui, de la fabrication matérielle de la monnaie, mais aussi de l’opération commerciale qui consiste à convertir des matières d’or ou d’argent en monnaies.

Telle était l’organisation générale du régime monétaire à la fin du XVIIIe siècle ; elle permettait, elle rendait même faciles, sans les justifier, les nombreuses variations de monnaies qui ont eu lieu de 1689 à 1715.

Colbert n’avait pas fait varier les espèces monnayées : pendant son long ministère, elles ne sont l’objet d’aucune autre opération importante qu’une fabrication de pièces de 4 sols à laquelle il se laissa malheureusement entraîner, en 1674, par les embarras que lui donnaient les dépenses déjà guerre de Hollande, et dans laquelle Desmarets fut compromis. Mais, après sa mort, la question monétaire ne tarda à devenir pour le nouveau contrôleur-général une sérieuse préoccupation. La guerre et les paiemens qu’il avait fallu faire à l’étranger pour l’entretien des années avaient fait sortir une partie du numéraire, que les transactions du commerce n’avaient pas encore fait rentrer. Le manque des espèces était général, à Paris comme dans le reste du royaume, dans les caisses privées comme dans celles de l’état. Les uns demandaient que l’importation des productions étrangères fût prohibée, pour que les marchandises françaises vendues au dehors fussent payées en numéraire, et on commença à faire droit à leurs demandes en frappant de droits prohibitifs les toiles de l’Inde. D’autres disaient que, les métaux précieux circulant en France à un cours plus bas que dans le reste de l’Europe, on ne pouvait remédier au mal qu’en portant les louis à 12 livres et les écus à 3 liv. 2 s. Lepeletier, indécis et hésitant, se borna à élever (1er août 1686) le cours des louis de 11 livres à 11 liv. 10 s., en alléguant, « que les états voisins tiraient un bénéfice illicite de la fixation restée la même en France depuis 1666. » (Déclaration du 27 juillet.) Le cours des espèces d’argent ne fut pas modifié et il en résulta que le rapport entre les deux métaux monta de 14.96 à 15.64. Ce changement provoqua aussitôt de nouvelles réclamations : on se plaignit qu’il fît exporter l’argent et qu’on reçût en échange, non pas seulement de l’or, mais des marchandises étrangères, ce qui diminuait encore le numéraire. Aussi « pour rétablir la proportion entre l’or et l’argent, « les louis furent réduits à 11 liv. 5 s. (Arrêt du 20 octobre de 1687) et le rapport entre les deux métaux descendit à 15.30.

Dans les derniers mois du ministère de Lepeletier, des personnages importans proposèrent d’entrer résolument dans la voie des expédiens, d’ordonner la fonte des meubles et de la vaisselle d’argent, et de réformer les espèces, « avec un rehaussement de leur valeur ; » mais ils ajoutaient : « suivi en temps convenable d’un rabais. » Il ne s’agissait donc pas seulement de rétablir l’équilibre entre le cours des espèces, en France et à l’étranger. Les scrupules de Lepeletier ne lui permirent pas de se résoudre à une telle mesure, et il laissa à Pontchartrain, qui lui succéda le 20 septembre 1680, le soin de la prendre.

Avant que trois mois se fussent écoulés, Louis XIV écrivait Lui-même (7 décembre 1689) à l’intendant de la couronne[18] : « Ayant résolu de faire fondre et convertir en espèces les tables, guéridons, vases et autres pièces d’argenterie qui sont tant dans mon appartement que dans mon garde-meuble,.. mon intention est que vous les fassiez porter à la Monnaie pour être fondus ; » ce qui a fait dire à Voltaire : « que le roi se priva de toutes ces tables, de ces candélabres, de ces grands canapés d’argent massif, qui étaient des chefs-d’œuvre de ciselure des mains de Ballin, homme unique en son genre, et tous exécutés sur les dessins de Lebrun. Ils avaient coûté 10 millions, on en tira 3. » Ce fut même un peu moins : il résulte du procès-verbal de la. cour des monnaies qu’il fut fondu 88,222 marcs, qui produisirent 2,507,637 livres d’espèces.

Mais le roi n’avait sacrifié ses meubles d’argent que pour se sentir plus autorisé à imposer le même sacrifice à ses sujets, et (le 14 décembre) il interdit « de fabriquer aucun ouvrage d’or de plus d’une once et aucun meuble et pièce d’argent, à l’exception de la vaisselle plate de moins de 12 marcs, des flacons (de 8 marcs) et des flambeaux (de 4 marcs) sous peine de confiscation, de 6,000 livres d’amende, et de peine corporelle en cas de récidive. Il ordonne à tous les détenteurs d’ouvrages défendus de les porter aux Monnaies, qui les paieront à raison de 29 liv. 10 s. le marc de vaisselle plate et de 29 livres celui de vaisselle montée ; enfin il défend de fondre ou difformer les espèces à peine des galères à perpétuité. » Les meubles d’argent des particuliers, portés aux Monnaies et refondus ne produisirent que 3 millions de livres d’espèces.

La défense de fondre et difformer les espèces et la peine des galères qui la sanctionne se référaient à un édit plus important qui, la veille (13 décembre 1689), avait ordonné « la fabrication de nouvelles espèces et la réformation de celles qui avaient cours. » Ces nouvelles espèces, le louis d’or et l’écu d’argent, avaient le même titre et le même poids que les anciennes ; mais elles devaient avoir cours, les louis pour 12. liv. 10 s., au lieu de 11 livres et les écus pour 3 liv. 6 s. au lieu de 3 livres. La conversion de l’ancien numéraire devait être opérée dans un délai de quatre mois et demi durant lequel les ateliers monétaires comme le commerce (celui-ci jusqu’au 1er avril seulement) pouvaient recevoir toutes les espèces frappées depuis 1640, sur le pied de 11 liv. 12 s., les louis et de 3 liv. 2 s. les écus ; prix un peu supérieur à celui pour lequel elles circulaient.

Le préambule de cet édit rappelle que le roi s’est toujours appliqué à perfectionner le titre, le poids, le monnayage du numéraire ; mais l’abondance des espèces ayant encore plus d’importance, « et afin de réparer le tort que le luxe avait causé, » il a fait porter aux Monnaies une partie des excellens ouvrages d’orfèvrerie qui ornaient ses palais pour les monnayer. Cependant l’envoi de sommes considérables aux frontières pour la subsistance de l’armée et la fortification des places facilite tellement l’exportation des espèces que les précautions ordinaires pour l’empêcher deviennent inutiles, et il a cru ne pouvoir remédier à ce mal qu’en augmentant d’un dixième l’évaluation de ses monnaies, pour ôter toute espérance de gain à ceux qui seraient tentés de les exporter, et « comme il n’est pas juste que les particuliers profitent seuls d’une augmentation si considérable, » il a résolu « de faire convertir les monnaies courantes en nouvelles espèces d’or et d’argent du même titre et du même poids que les précédentes. » Il ne dissimule donc pas le véritable but de la mesure et il y insiste en ajoutant que si les particuliers qui porteront leurs anciennes espèces aux monnaies (à un prix légèrement supérieur aux cours actuels) profitent d’une partie de l’augmentation, « le surplus demeurera à son profit, ce qui lui a paru un moyen très légitime et très innocent pour tirer une partie du secours dont il a besoin pour soutenir les frais de la guerre. » L’opération n’aura même pas l’avantage de substituer aux pièces anciennes, souvent usées ou rognées, un numéraire neuf. On avait souvent regretté, dans le passé, le temps et les dépenses qu’exigeaient les refontes des monnaies : on les’ évitera à l’aide d’une machine récemment inventée par un ouvrier, et qui fournit, dit l’édit, « un moyen très simple de difformer, réformer et convertir les espèces, et d’épargner les frais et le temps nécessaires pour la refonte. » C’est précisément ce que la déclaration du lendemain a soin de défendre aux particuliers, sous peine des galères. Il ne s’agit donc, en définitive, que de faire rentrer un moment dans les mains de l’état, à un prix déterminé, toutes les espèces, pour les remettre aussitôt en circulation, après leur avoir donné l’apparence de pièces nouvelles, à un prix très supérieur qui procure un bénéfice au trésor.

La rentrée des anciennes espèces ne se fit pas aussi rapidement qu’on l’avait espéré : à l’expiration du délai de quatre mois et demi qui avait été assigné à l’opération, 168 millions seulement avaient été portés aux monnaies, et on estimait que la France avait 500 millions de numéraire à la mort de Colbert. De la fin d’avril à décembre 1690, il fallut proroger sept fois les prix de faveur (11 liv. 12 sols pour les louis et 3 liv. 2 sols pour les écus), qui avaient été attribués aux espèces anciennes, pour faire profiter les détenteurs d’une partie du bénéfice et pour les déterminer à les porter aux Monnaies. On accorda de nouvelles prorogations en 1691, en abaissant cependant à 11 liv. 8 s. 6 d. le cours des anciens louis, et à 3 liv. 1 sol le cours des anciens écus, tout en les payant 11 liv. 12 s. et 3 liv. 2 s. aux Monnaies. En avril 4691, les Monnaies avaient déjà réformé 325 millions d’espèces, et on espérait qu’elles atteindraient 400 millions à la fin de l’année. Cependant il fallut encore continuer les prorogations en 1692 en réduisant, au 1er avril, les prix qui seraient payés par les monnaies à 11 liv. 5 sols pour les louis et à 3 livres pour les écus : ce ne fut que le 13 décembre que le décri des espèces non réformées fut définitivement ordonné, et, le 27, on offrit même encore aux détenteurs de vieilles espèces et de matières un délai de trois mois pour les porter aux Monnaies au prix du 1er avril.

Mais, en même temps, dès le 1er août 1692, avant même que la réforme fût terminée, le cours des nouvelles espèces avait été réduit, celui des louis à 12 liv. 5 sols et celui des écus à 3 liv. 5 sols, et cette première réduction fut suivie de plusieurs autres, qui, successivement (les 1er janvier, 1er juillet et 1er août 1693), abaissèrent la valeur légale des louis à 12 livres, 11 liv. 15 sols, 11 liv. 10 sols, et celle des écus à 3 liv. 4 sols, 3 liv. 3 sols, 3 liv. 2 sols. Ces réductions avaient pour but de préparer et de rendre plus fructueuse une nouvelle réforme opérant un nouveau rehaussement des espèces. Si, par exemple, on croyait pouvoir, dans cette nouvelle réforme, porter le cours des louis à 14 livres et celui des écus à 3 liv. 12 s. et qu’à ce moment ils circulassent pour 12 liv. 10 sols et 3 liv. 6 s., prix fixés en 1689, le bénéfice résultait de l’écart entre ces cours : le trésor avait donc intérêt à faire tomber auparavant les louis à 11 liv. 10 sols et les écus à 3 liv. 2 sols. Il effectuait d’ailleurs ces réductions sans aucuns frais, non par une refonte ou réformation, mais simplement par des édits ou par des arrêts du conseil qui les prononçaient, en laissant les espèces entre les mains du public et à ses dépens.

En effet, ces réductions opérées, le roi s’empresse de reconnaître (édit du 28 septembre 1693, modifié les 10 et 11 octobre) qu’aucune mesure « n’a pu empêcher le trafic sur les monnaies, ni diminuer les pertes de l’état, que dès lors il est urgent de relever le cours des espèces. » Il a résolu d’en faire fabriquer de nouvelles, de faire réformer les anciennes et d’en augmenter l’évaluation. » Comme en 1689, il déclare « que si les particuliers qui porteront leurs espèces aux Monnaies profitent d’une partie de l’augmentation, il emploiera utilement ce qui lui en reviendra pour soutenir les dépenses de la guerre. »

Les nouvelles espèces auront même titre et même poids que les anciennes ; mais elles courront, les louis pour 14 livres au lieu de 11 liv. 10 sols, et les écus pour 3 liv. 12 sols au lieu de 3 liv. 2 s. La réformation, sans refonte, devra être effectuée dans un délai de trois mois durant lequel les anciennes espèces resteront à 11 liv. 10 sols et 3 liv. 1 sol ; mais elles seront reçues avec bénéfice par les monnaies, les changeurs et les caisses publiques, à 11 liv. 14 s. et 3 liv. 3 sols. La réforme monétaire de 1693 présenta dans sa marche et dans son développement les mêmes circonstances que celles de 1689 : elle s’effectua encore moins rapidement, et il fallut plus d’une fois prolonger les délais, ce qui avait pour effet d’enlever plus longtemps une partie du numéraire à la circulation. À la fin de 1693, les Monnaies avaient réformé et émis 93,928,000 livres d’espèces nouvelles, 353,473,000 liv. à la fin de 1694, 401,700,000 l. à la fin de 1695 : les comptes donnent à la fin de 1699 un total de 483,240,000 livres ; mais, à cause de la variation de valeur des espèces, ces 483 millions ne contenaient qu’une quantité d’or et d’argent égale à celle que contenaient 402 millions seulement au temps de Colbert. Si donc la France avait, à cette époque, 500 millions de numéraire, près d’un cinquième avait échappé à la réforme, soit qu’il eût été enfermé et conservé dans les caisses privées, soit plutôt qu’il eût été réformé par l’industrie privée, qui s’efforçait de réaliser le bénéfice que donnait l’opération en portant les espèces à l’étranger pour les y transformer et les réimporter ensuite, soit même en les transformant secrètement en Fiance. La Hollande ne put se livrer à ce trafic à cause de la guerre ; mais, en Suisse et en Allemagne, le billonnage n’avait pas d’obstacle. Aussi les rigueurs redoublèrent contre l’exportation et la transformation des monnaies.[19].

À la même époque, on procédait bien différemment en Angleterre. Les monnaies y étaient dans un grand désordre, parce que leur mauvaise fabrication avait facilité l’industrie des rogneurs. Au plus fort de la guerre, en 1695, le gouvernement anglais, dirigé par le chancelier de l’échiquier, le comte de Montague, et conseillé par des hommes tels que Locke et Newton, entreprit de refondre ses monnaies et prit toute la perte à sa charge. Ce fut le salut de l’Angleterre, car ce fut le crédit et la confiance ne tardant pas à remplacer le discrédit général qui menaçait toutes les affaires. On lit dans la Gazette d’Amsterdam du 27 février 1696 : « C’est une chose glorieuse pour le parlement anglais, qu’il ait entrepris de soutenir d’une main le fardeau de la guerre et de l’autre le redressement des monnaies. On a réformé les monnaies en France, afin de les donner au public à un plus haut prix qu’elles ne valaient et d’y trouver une partie des dépenses de la guerre. Mais, en Angleterre, loin d’altérer l’ancien ordre, on entreprend de le rétablir, de remédier aux abus, d’en supporter la perte et de fournir en outre, aux frais immenses de la guerre. C’est l’œuvre de la nation elle-même qui sent ses forces et ses moyens, au lieu qu’en France l’autorité qui impose les taxes, n’ayant point de part au fardeau, le rejette sur qui bon lui semble. » Quelque sévères que soient pour la France ces paroles, et cette comparaison, on ne saurait en contester l’exactitude.

La réforme monétaire, ordonnée en 1693, était ai peine terminée, en 1699, qu’on commença à réduire (le 1er janvier 1700) le cours des espèces, comme ont l’avait fait en 1692 par un édit, et toujours aux dépens du public : ce fuit invariablement à cette époque le prélude sinistre de réformes nouvelles, de celle qui venait d’être effectuée et de celles qui le furent en 1701, en 1704, en 1709.

En 1701 et 1704, la réformation des espèces ne s’opéra pas sans difficulté : le trésor était si épuisé qu’il n’avait pas de fonds disponibles pour acheter et pour payer les espèces anciennes et les matières, et le directeur de la Monnaie de Paris fut obligé de faire accepter par ceux qui les lui apportaient des billets à courte échéance, qui devaient être acquittés au moyen des espèces nouvelles, au fur et à mesure qu’elles seraient fabriquées : l’exactitude avec laquelle ils furent d’abord payés accoutuma le public à les recevoir et à les négocier comme des lettres de change, et cette émission de billets remboursables à terme fixe inaugura une forme nouvelle d’emprunt qui prit rapidement un développement aussi considérable que périlleux pour le trésor.

En 1709, la réforma coïncida, avec l’arrivée, en France, d’un chargement de lingots d’or et d’argent venant des mers du Sud, et l’administration des finances, en les payant moitié comptant, moitié en assignations sur les recettes générales avec intérêt à 10 pour 100, put déterminer les négociant qui en étaient possesseurs à les porter aux Monnaies ; 30 millions de matières, frappés sans délai, devaient donner aux directeurs des Monnaies les moyens de payer comptant les espèces à réformer sans recourir à des émissions de billets qui étaient alors entièrement discrédités. Cet emploi de métaux non encore monnayés fit naître, en outre, la pensée de substituer des pièces d’un type nouveau, — des louis conservant le titre de 22 karats, mais un peu plus lourds que les anciens (de 30 au marc au lieu de 36 1/4) et qui auraient cours pour 20 livres ; des écus qui, un peu plus lourds et d’un titre un peu plus élevé que les anciens, auraient cours pour 5 livres, — à l’ancien numéraire altéré par les réformations dont il avait été l’objet. C’est sur ce motif d’intérêt public qu’un arrêt du conseil (du 16 mars 1709) se fonda pour ordonner une nouvelle refonte ; mais son but véritable est de procurer un bénéfice au trésor, car il porte « que le profit de l’opération servira à supprimer 72 millions de billets de monnaies ayant cours dans le public et causant un grand préjudice à toutes les affaires… »

On ne pourrait retracer dans leurs détails chacune de ces réformes monétaires de 1701, de 1704, de 1709, sans répéter, en partie, ce qui déjà a été dit de celles de 1689 et de 1693. On fera mieux connaître leurs résultats généraux et leurs effets économiques en réunissant et en résumant les variations incessantes qu’elles ont apportées dans la valeur des monnaies ; en s’attachant exclusivement aux espèces d’argent pour rendre le tableau plus simple, et, par cela même, plus saisissant ; mais en faisant ressortir en même temps les variations qui en résultèrent dans la valeur intrinsèque de la monnaie de compte.

Les écus, ayant cours depuis 1665 pour 3 livres, ce qui donnait à la livre une valeur intrinsèque de 1 fr. 86, déduite de ce cours, avaient d’abord été portés à 3 liv. 6 s. en 1689, et la valeur intrinsèque de la livre n’avait plus été que de 1 fr. 69 ; puis on avait successivement réduit le cours des écus à 3 liv. 5 s., 3 liv. 4 s., 3 liv. 3 s., 3 liv. 2 s., en faisant remonter la valeur de la livre à 1 fr. 72,1 fr. 74,1 fr. 77, 1 fr. 80.

En 1693, on porta le cours des écus à 3 liv. 12 s., ce qui abaissa la valeur intrinsèque de la livre à 1 fr. 55, et, le 1er janvier 1700, on commença à réduire les écus à 3 liv. Il s. pour les abaisser à 3 liv. 5 s. par six réductions successives de chacune 1 sol, en faisant remonter proportionnellement la livre à 1 fr. 72.

En 1701, une nouvelle réforme élève le cours des écus à 3 liv. 16 s. et la valeur de la livre descend à 1 fr. 51 ; mais on ne tarde pas à ramener successivement le cours des écus à 3 liv. 14 s., 3 liv. 12 s., 3 liv. 11 s., 3 liv. 10 s., 3 liv. 9 s., 3 liv. 8 s., tandis que la valeur de la livre remonte successivement aussi, et par degrés, à 1 fr. 64.

En 1704, nouvelle opération qui porte les écus à 4 livres et diminue la valeur de la livre à 1 fr. 41, suivie de dix réductions successives des écus jusqu’à 3 liv. 7 s., et de dix changemens correspondais dans la valeur de la livre, qui remonte à 1 fr. 66.

Enfin, en 1709, on élève le cours de l’écu jusqu’à 5 livres ; mais c’est une pièce d’un nouveau type, un peu plus lourde et d’un titre un peu plus élevé que l’ancienne[20], et la valeur de la livre n’est plus que de 1 fr. 24 : puis, à partir de décembre 1713, l’écu subit onze réductions successives, presque de mois en mois, et n’a plus cours le 1er septembre 1715 que pour 3 liv. 10 s., tandis que la valeur de la livre, par une progression correspondante, se relève jusqu’à 1 fr. 78.

De 1689 à 1715, le cours des espèces varia quarante-trois fois, et ces variations furent alternatives : après une hausse, il y eut une période de baisse, suivie d’une nouvelle hausse, suivie elle-même d’une période nouvelle de baisse. L’écu, qui avait couru pour 3 liv. avant la réforme de 1689, monta d’abord à 3 liv. 6 s. pour ne redescendre qu’à 3 liv. 2 s. Il remonta à 3 liv. 16 s. pour ne redescendre qu’à 3 liv. 8 s. ; à 4 livres pour redescendre à 3 liv. 7 s., et à 5 livres pour redescendre à 3 liv. 10 s. Chacune de ces cinq réformes porta le cours des écus à un chiffre de plus en plus élevé et fut suivie d’une diminution, qui, sauf une fois, ne ramena pas l’écu à la valeur qu’il avait eue à la fin de la période précédente. Mais il y eut toujours entre les hausses et les baisses cette différence, que les premières s’opéraient au profit du trésor et les secondes aux dépens du public.

La monnaie de compte varie nécessairement comme les espèces réelles. Sa fixité est un principe essentiel : elle éprouva, en vingt-six ans, quarante-trois changemens qui eurent, en sens inverse, le même caractère que ceux des écus. De 1 fr. 86 avant 1689, sa valeur intrinsèque tomba successivement à 1 fr. 69 en 1689 ; à 1 fr. .55 en 1693 ; à 1 fr. 47 en 1701 ; à 1 fr. 39 en 1704 ; à 1 fr. 24 en 1709 ; et, dans chacune de ces périodes intermédiaires, pendant lesquelles elle était successivement relevée, elle ne revenait pas plus que l’écu à la valeur qu’elle avait eue à la fin de la période précédente.

Pour se faire une idée précise des effets économiques et financiers de ces variations, on peut supposer qu’une rente de 1,000 livres fût payée, par semestre, durant ces vingt-six ans : il n’y eut presque pas un paiement qui fût effectué avec la même quantité d’argent. Payée avant la première réforme par une quantité d’argent égale à 1,860 francs de notre monnaie, cette rente ne fut plus payée en 1689 que par une quantité d’argent égale à 1,690 francs ; par 1,555 francs en 1693 ; par 1,470 francs en 1701 ; par 1,390 francs en 1704, et en 1709 par 1,240 francs seulement : les deux tiers de ce que le débiteur devait autrefois donner pour acquitter son engagement. Entre chacune de ces époques, la rente de 1,000 livres fut payée par une quantité de métal variant encore, presque à chaque échéance, entre les. termes extrêmes qui viennent d’être mentionnés. L’exécution de toutes les obligations, de tous les contrats, fut soumise aux mêmes oscillations, aux mêmes perturbations. On a peine à comprendre comment la vie civile, et surtout la vie commerciale, purent supporter une telle mobilité dans le signe des échanges, dans la commune mesure de toutes les valeurs.

Les prix des choses ne sont que les quantités d’or ou d’argent contre lesquelles elles s’échangent : ces prix, toujours énoncés en monnaie de compte, devaient varier toutes les fois que la livre, le sou, le denier exprimaient une quantité différente d’argent. Il est vrai que ces variations étaient toujours ralenties et atténuées par les efforts que faisaient soit les producteurs et les marchands, soit les consommateurs, tantôt pour réaliser un bénéfice et tantôt pour éviter une perte ; elles se combinaient aussi avec les circonstances commerciales, qui, indépendamment de la valeur des monnaies, déterminent les prix : l’abondance ou la rareté des marchandises, les besoins et la richesse du public. L’abaissement le plus considérable de la livre, qui devait amener la plus grande hausse des prix, coïncida avec le terrible hiver de 1709 et la disette qu’il produisit : il contribua à accroître l’horrible misère qui désola la France. Dans des années moins malheureuses, dans celles qui auraient été prospères, la mobilité et l’incertitude des prix ne laissèrent au commerce ni sécurité, ni activité.

Les espèces d’or varièrent toujours en même temps que les espèces d’argent[21] ; mais le cours des unes et des autres ne fut jamais assez rigoureusement calculé pour que le rapport de valeur entre les deux métaux ne se trouvât pas modifié presque aussi souvent que ce cours lui-même : quelquefois même, comme en 1701, la valeur légale de l’or et celle de l’argent furent réglées avec l’intention arrêtée et réfléchie de changer ce rapport. Il varia trente-six fois, sans s’élever, il est vrai, au-dessus de 15 fr. 87 et sans descendre au-dessous de 14 fr. 94 ; mais on sait qu’en cette matière délicate, une variation de quelques centimes suffit pour exercer une grande perturbation sur les transactions et sur les mouvemens internationaux des métaux précieux.

À d’autres époques, dans le passé, aux temps de Philippe le Bel, de Philippe de Valois, de Jean, de Charles VI, on avait vu les monnaies éprouver des variations plus grandes, des altérations plus profondes ; mais la hausse et la baisse alternatives du cours des espèces, déformées et refrappées sans être refondues, n’avaient pas suivi la marche régulière, calculée, méthodique, on pourrait dire scientifique, qui donne aux réformes monétaires de 1689 à 1715 un caractère particulier.

On estime que fa France avait, au temps de Colbert, 500 millions de livres de numéraire : les monnaies transformèrent et émirent, en 1689, 466 millions d’espèces ; en 1693, 483 millions ; en 1701, 321 millions ; en 1704, elles ’reçurent et réformèrent 175 millions, et, en 1709, elles reçurent 288 millions d’espèces avec 38 millions de billets de monnaies à retirer de la circulation. Mais ces sommes sont exprimées en livres, dont la valeur est différente pour chacune d’elles ; leur rapprochement ne fournit donc aucune indication utile. Pour les rendre comparables et par suite significatives, il faut rechercher, par un calcul d’ailleurs très simple, la quantité d’or ou d’argent exprimée en francs que contenait chacune d’elles. On voit alors que le numéraire, du temps de Colbert, valait 940 millions de nos francs ; que les monnaies transformées et émises en 1689 valaient 782 millions, celles de 1693, 734 millions ; celles de 1701, 321 millions ; celtes de 1704, 285 millions, et celles de 1769, 472 millions. Chaque réforme monétaire ne comprit qu’une partie plus ou moins considérable, et, le plus souvent, décroissante du numéraire en circulation ; non qu’il eût autant diminué, mais parce qu’une partie était transformée, soit en France, soit à l’étranger, par l’industrie des billonneurs disputant à l’état le profit de l’opération, et qu’une autre partie restait enfouie dans les caisses privées, qui refusaient de s’en dessaisir par des motifs divers, et, malgré tous les efforts qu’on faisait pour l’attirer aux Monnaies par des prix relativement avantageux.

Quel que fût d’ailleurs le numéraire resté dans la circulation, il fut souvent détourné de sa fonction économique et commerciale. De 1689 à 1718, il fallut le transporter cinq fois des caisses privées aux Monnaies, pour le> reporter ensuite des Monnaies aux caisses privées après qu’il avait été réformé : ces mouvemens en rendaient une partie stérile et inactive. On ne peut donc s’étonner qu’on se plaigne constamment de la disette du numéraire. Les deux volumes, aujourd’hui publiés, de la Correspondance du contrôleur-général, sont remplie des réclamations et des doléances des intendans sur le manque d’espèces, sur la stagnation et la ruine du commerce.

Le trésor réalisa-t-il du moins un bénéfice qui puisse, non justifier, mais expliquer l’obstination avec laquelle l’administration des finances persévéra, sous trois contrôleurs-généraux, dans une voie si funeste ? Il résulte des récapitulations des fonds du trésor que les bénéfices de la première réforme s’élevèrent à 25 millions, et ceux de la seconde à 52. Forbonnais évalue à 69 millions ceux des trois autres : en tout, 146 millions. Mais ce n’est là qu’un produit brut dont il faudrait déduire les frais de fabrication pour avoir le produit net, et ce produit net lui-même est plus apparent que réel ; il fut compensé pour le trésor par plus d’une perte.

Lorsque le cours des espèces fut surélevé, l’état vit nécessairement décroître, par suite de l’abaissement de la monnaie de compte, la valeur réelle et effective de ceux de ses revenus dont le montant était réglé en livres, sous et deniers ; il réalisa au contraire, il est vrai, un profit en payant avec une quantité moindre d’or et d’argent ses rentes et d’autres charges aussi réglées en monnaie de compte ; mais ses recettes étaient bien supérieures aux dépenses de cette nature. Si on ne considère que le produit net des revenus publics, il fut, en 1689, de 105 millions de livres, et de 107 en 1693 : il semble avoir augmenté de 2 millions. Mais, comme on l’a déjà fait remarquer, ces sommes, exprimées en livres dont la valeur est différente, ne sont pas comparables. Il faut s’attacher aux quantités d’or et d’argent qui furent versées au trésor en 1689, alors que la livre avait conservé son ancienne valeur, qui ne changea qu’au 1er janvier 1690, et celles qui furent versées en 1693, quand la seconde réforme avait élevé le cours des espèces : or on trouve qu’en 1689, le trésor reçut l’équivalent de 192 millions de francs, et en 1693 l’équivalent de 162 seulement. Le produit net des revenus, au lieu d’un léger accroissement, avait en réalité éprouvé une perte d’un sixième. Cette perte devint plus considérable quand les réformes de 1701, de 1704, de 1709 élevèrent encore le cours des espèces et diminuèrent la valeur de la monnaie de compte. La hausse et la baisse du cours des louis et des écus furent, il est vrai, alternatives ; mais ce cours ne redescendit jamais autant qu’il avait monté : le résultat général des réformes fut une hausse des espèces, une baisse de la monnaie de compte, une perte pour le trésor sur le produit net de ses revenus.

L’état eut en outre à supporter, pour toutes celles de ses dépenses qui n’étaient pas réglées à l’avance et d’une manière permanente en livres, sous et deniers, comme les gages des officiers publics, les effets de l’élévation des prix qui fut la conséquence de la diminution de valeur de la monnaie de compte. Si on peut admettre qu’à l’intérieur cette élévation des prix ne fut pas toujours et entièrement proportionnelle à la baisse de la livre, il ne faut pas perdre de vue que la guerre obligeait à faire au dehors, pour l’entretien de l’armée, des dépenses considérables, et, comme le dit avec raison Forbonnais : « les étrangers ne vendirent leurs marchandises et n’en reçurent le prix qu’à poids et à titre. »

Tout porte à croire que l’état ne réalisa qu’un bénéfice minime, et il éprouva le contre-coup de l’ébranlement donné aux affaires par la variation des monnaies, le contre-coup de la ruine et de la misère de tous. Ce fut assurément l’une des causes principales qui, de 1689 à 1715, firent décroître le produit brut des revenus de 136 millions à 118.

On ne peut étudier ces perturbations monétaires dans leurs détails techniques, dans leurs résultats financiers, dans leurs conséquences économiques, dans leurs funestes effets sur la prospérité publique, sans être invinciblement ramené aux principes élémentaires et fondamentaux de la science et du régime des monnaies qu’Aristote avait formulés le premier, que saint Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, et Nicole Oresme, au XIVe, avaient remis en pleine lumière, et, qu’au moment où la France les oubliait, Locke et Newton faisaient reconnaître et consacrer en Angleterre.


III. — LES EFFETS ROYAUX ET LA DETTE DE L’ÉTAT À LA MORT DE LOUIS XIV.

Non-seulement la variation des monnaies n’enrichit pas l’état, mais elle fut l’origine d’expédiens de trésorerie qui devinrent désastreux. Les billets de monnaies, qu’on a vu créer en 1701 pour faciliter la réforme monétaire, furent suivis de billets émis par une caisse des emprunts, de billets souscrits par les receveurs et les fermiers généraux, des billets d’une caisse spéciale, la caisse Legendre. À partir de 1706 ou 1707, les trésoriers de l’extraordinaire des guerres et de la marine firent en outre accepter leurs billets par les fournisseurs de l’armée quand ils n’avaient pas reçu du trésor des fonds suffisans pour les payer, ce qui arrivait souvent. Tous ces billets, émis avec l’intervention du gouvernement et par ses ordres, étaient des effets royaux, ce qu’on appelle aujourd’hui des bons du trésor : ils apportèrent à l’état le périlleux secours d’une dette flottante[22].

La première émission de billets de monnaies, en 1701, paraissait devoir être limitée et temporaire. Le directeur de la Monnaie de Paris n’avait pas les fonds nécessaires pour payer les anciennes espèces qui lui étaient apportées : afin que le prix pût en être acquitté avec les pièces que ces espèces auraient servi à fabriquer, un arrêt du conseil du 19 septembre 1701 ordonna que, jusqu’à la fin d’octobre, des billets à courte échéance seraient donnés en échange de l’or et de l’argent versés à la Monnaie. Ces billets, que le roi s’engageait à rembourser le plus tôt possible, et qui avaient pour gages les espèces qu’ils représentaient, pourraient être reçus dans les paiemens comme argent comptant. L’exactitude avec laquelle ils furent payés leur donna beaucoup de faveur, et Cette nouvelle monnaie de crédit, qu’on continua à émettre après la fin d’octobre, fut souvent préférée à la monnaie métallique.

Il parut simple et commode de se procurer ainsi de l’argent, quand on en avait un si pressant besoin, et la caisse des emprunts, qui avait été fort utile à Colbert, et que Lepeletier avait si peu habilement liquidée, ne tarda pas à être rétablie (11 mars 1702). Cette caisse, instituée à l’hôtel des Fermes, devait délivrer, en échange des sommes qui y seraient versées, des promesses ou billets, à échéance fixe, en ajoutant au principal l’intérêt calculé à 8 pour 100.

Ce mode de crédit aurait pu être le salut de l’état, s’il avait été employé avec modération et prudence, si des fonds avaient toujours été tenus disponibles pour payer ceux des billets dont on aurait demandé le remboursement, si on eût laissé désirer l’abondance du papier de circulation : « Le grand art du crédit est de faire peu d’engagemens et de les acquitter exactement[23]. » Malheureusement, la détresse du trésor ne comportait pas alors cette sagesse et ces précautions.

Cependant la confiance était telle qu’elle ne fut pas ébranlée quand un arrêt du conseil (27 septembre 1703), ordonna que des billets du directeur de la Monnaie de Paris, au lieu d’être remboursés, continueraient provisoirement, « à être reçus pour comptant dans les paiemens, » parce que le travail de la réforme monétaire avait été retardé par quelques difficultés matérielles de fabrication. Il en fut tout autrement quand, quelques mois après, le gouvernement annonça[24] qu’on ne rembourserait en décembre, janvier et février, que les billets de 600 livres et au-dessous, que ceux de sommes plus élevées seraient convertis en d’autres billets payables en juillet seulement, mais avec un intérêt de 8 pour 100, qui fut réduit à 7 l’année suivante ; il était en outre permis de convertir les billets de monnaies en billets souscrits par les receveurs généraux. C’était indiquer que les espèces fabriquées avec l’or et l’argent dont ils avaient été le prix avaient été employées à acquitter les dépenses courantes et qu’on offrait de les remplacer par d’autres sûretés : dès lors, les billets de monnaies, ne furent plus négociés qu’avec une perte qui s’accrut sans cesse. On n’en continua pas moins à les multiplier, et la réforme monétaire ; de 1704 en fit émettre, de nouveaux. Bien que dépréciés, ils avaient encore une circulation : on commença à en émettre directement pour subvenir aux dépenses publiques, sans qu’alors ils eussent pour gages, des matières d’or et d’argent en cours de fabrication.

Pendant que la circulation des billets de monnaies recevait ce développement, la caisse des emprunts émettait ses promesses, et elles étaient bien reçues par le public. Mais, en temps de guerre, le crédit dépend du sort des armes : après la défaite de Hochstedt (12 août 1704), des, remboursemens considérables furent demandés, et il fallut (Arrêt du 17 septembre) les ajourner au 1er avril 1705 : ce fut en vain que, quelques jours avant cette échéance (le 23 mars), pour essayer de déterminer les porteurs à la reculer eux-mêmes, l’intérêt fut élevé à 10 pour 100, et que, pour attirer les étrangers, on exempta du droit d’aubaine ceux qui prendraient des promesses de la caisse des emprunts. Les porteurs de cette valeur se présentèrent en grand nombre le 1er avril et ne purent être payés que moitié en argent, et moitié en billets de monnaies, créés et émis tout exprès à cet effet. Jusque-là ces billets, quoique dépréciés, s’étaient soutenus : mais quand on les vît changer en quelque sorte de nature et servir à rembourser des effets qui n’inspiraient aucune confiance, ils furent entièrement discrédités. Les commerçans en détenaient une quantité considérable : on ne les rassura pas en commençant à en faire du papier-monnaie, en ordonnant qu’ils pourraient entrer pour un quart dans tous les paiemens, alors qu’ils n’étaient pas, reçus par le trésor en acquittement des contributions. Ceux qui ne possédaient pas, d’autres valeurs furent entraînés par la peur ou contraints par le besoin à les négocier à tout prix, et en peu de jours, ils perdirent 75 pour 100. Le commerce fut profondément troublé. C’était l’acquittement des promesses de la caisse des emprunts en billets de monnaies qui avait discrédité ceux-ci ; on espéra vainement les relever en les faisant accepter par cette caisse pour moitié des sommes qu’elle recevait ; elle les donna ensuite en paiement aux fournisseurs de l’état. Mais la plupart des négociant opèrent à l’aide de l’argent, et du crédit. Ce ne sont pas des effets portant intérêt qu’il leur faut. Payés en papier, ils le mettent à tout prix sur la place ; seulement, quand ils peuvent le prévoir, ils ont soin de régler auparavant les conditions de leurs marchés, à raison de la perte qu’ils ont à craindre.

La situation des billets de monnaies fut pendant plusieurs années l’une des plus vives préoccupations du contrôleur-général : il aurait fallu pouvoir, sinon les rembourser, au moins assurer leur remboursement dans l’avenir en y affectant annuellement un fonds déterminé, libre et certain. Au contraire, malgré le discrédit dans lequel ce papier était tombé, les besoins du trésor firent créer (Arrêt du 17 février 1706), pour 5 millions de nouveaux billets, sans intérêt, qui seraient remboursés à raison de 60,000 livres par jour, à compter du 1er mars 1706. On en créa d’autres. On en émit autant que les besoins l’exigèrent et en telle quantité que la circulation des espèces en fut presque interrompue. Alors on en fit de plus en plus un papier-monnaie en ordonnant (le 6 juillet 1706), que les paiemens de 400 livres et au-dessous devraient seuls être faits exclusivement en argent ; que ceux de 4 à 600 livres se feraient moitié en billets et moitié en argent ; ceux de 7, 8 et 900 livres, deux tiers en billets ; ceux de 1,000 livres et au-dessus avec un huitième seulement en argent : en même temps, pour la facilité du commerce, il était permis de couper les billets à la volonté des porteurs. Mais, trois mois après (le 24 octobre), tous les billets étaient convertis en coupures de 500 livres et de 1,000 livres et il était défendu de les comprendre pour plus du quart dans les paiemens. On ne procédait que par expédiens, allant de l’un à l’autre, suivant les besoins du moment.

La totalité des billets de monnaies en circulation s’élevait à 173 millions de livres, et leur diminution était une urgente nécessité : 25 millions furent convertis en billets souscrits par les receveurs généraux, et 25 millions en billets souscrits par les fermiers généraux, les uns et les autres payables, à compter du 1er janvier 1708, avec intérêt à 5 pour 100, à raison de 10 millions par an, ce qui les fit appeler billets à cinq ans. Ce nouveau papier jeté sur la place perdit autant que celui qu’il remplaçait, parce qu’on ne croyait pas plus à son remboursement. Il devint aussitôt l’objet d’un agiotage qui le déprécia pour le retirer à 60 ou 80 pour 100 de perte, pour l’employer ensuite à de meilleures conditions, quand même il ne parvenait pas, par ses agissemens, à le passer en compte, sur le pied du principal, au trésor, qui était obligé de le remettre bientôt en circulation. Ces spéculations furent l’occasion de grands bénéfices et devinrent, au commencement du règne de Louis XV, le motif ou le prétexte de la création d’une chambre de justice.

Après cette conversion, il restait pour 123 millions de billets de monnaies. Le trésor promit, pour en assurer le paiement, de donner 6 millions par an, à raison de 500,000 livres par mois, à compter du 1er janvier 1708 ; mais personne ne croyait que cette promesse pût être tenue, et il fut permis aux porteurs de faire convertir leurs billets soit en promesses de la caisse des emprunts, qui portaient intérêt à 5 pour 100, soit en rentes sur l’hôtel de ville, en payant moitié en argent. Ces conversions éteignirent encore pour 51 millions de billets de monnaie et les réduisirent à 72 millions[25].

Leur circulation, tout en s’élevant à une somme considérable, ne s’était pas étendue, depuis leur origine, hors de Paris, et elle y avait causé une crise monétaire d’autant plus grave qu’elle y était concentrée : on vit le change des provinces sur Paris monter parfois jusqu’à 60 pour 100. Il parut donc opportun de combiner les mesures prises pour diminuer la masse des billets avec l’extension de leur circulation dans les provinces et avec la défense générale et absolue de les comprendre pour plus d’un quart dans les paiemens. (Déclaration du 12 avril 1707). La première de ces dispositions, que l’intendant de Lyon combattait avec vivacité depuis plus de deux ans, souleva des réclamations si nombreuses et si pressantes que le contrôleur-général, toujours hésitant, l’ajourna d’abord (11 mai) ; mais quelques mois après (18 octobre), il en prescrivit définitivement et énergiquement l’exécution[26].

La défense de comprendre les billets pour plus d’un quart dans les paiemens provoqua les plaintes des débiteurs ; ils voulaient pouvoir acquitter la totalité de leurs engagemens avec ces valeurs dépréciées. Chamillart était cette fois résolu à ne pas céder, et il le témoigna en termes expressifs quand il chargea (le 1er décembre 1707) Desmarets de dire à ceux qui n’exécuteraient pas la déclaration « que le premier qui serait capable de l’oublier et qui serait pris en contravention, quand même la preuve ne serait pas complète pour lui faire son procès, serait mis dans une dure prison et chassé des affaires pour le reste de ses jours[27]. »

Pendant les trois années 1705-1706-1707, les billets de monnaies, ceux de la caisse des emprunts, ceux des receveurs et des fermiers-généraux, ceux que les trésoriers de l’extraordinaire des guerres et de la marine commencèrent à émettre pour assurer leurs services quand ils ne recevaient pas des fonds suffisans, furent la principale ressource du trésor pour subvenir à toutes les dépenses, et particulièrement à celles des armées ; il ne restait sur les impositions que quelques restes non encore engagés ; et les affaires extraordinaires fournirent des sommes moins considérables que les années précédentes. On peut dire que la guerre se fit à crédit : elle coûta au moins un tiers de plus que si les revenus eussent été libres et des fonds ; assurés ; elle coûta plus encore à mesure que les papiers donnés en paiement s’avilirent[28].

Au commencement de 1707, la crise financière, monétaire, commerciale avait tellement troublé l’esprit de Chamillart que, ne pouvant acquitter à leur échéance les obligations du trésor, il ne comprenait plus que les négocians continuassent à faire honneur à leurs engagemens. Un banquier de Lyon, sur lequel une lettre de change de 150,000 livres avait été tirée pour fournir des fonds à l’armée d’Italie, lui ayant demandé comment il serait remboursé de cette avance, il répondit (le 27 mars) : « … Je vous avouerai naturellement que la grande exactitude dont vous êtes et qui a établi votre crédit parmi les étrangers et les bons négocians dû royaume, quoiqu’elle ne soit pas blâmable, ne laisse pas d’être bien dangereuse dans un temps comme celui-ci. » Et, en lui faisant parvenir sa lettre par l’intermédiaire de l’intendant, il écrivait, en particulier, à celui-ci : « La grande exactitude d’un banquier accrédité, qui dans un temps de paix doit le faire canoniser, est un mal pour l’état dans celui-ci. Je m’explique dans des termes moins naturels avec le sieur P. ; je verrai par la manière dont il répondra à mes demandes si les idées que l’on m’a données de lui sont fausses ou véritables. Tout bon négociant et tout banquier sera pour lui ; je ne suis point surpris que vous ayez pris ce même esprit depuis que vous êtes à Lyon, au milieu de gens de commerce. S’ils avoient été dans d’autres sentimens, ils auroient épargné bien de l’argent au roi et les billets de monnaie se seraient soutenus[29]. » Chamillart regrettait que, dans des conjonctures si graves, les banquiers ne soutinssent pas l’état de leur crédit, et il leur demandait de le détruire eux-mêmes en suivant l’exemple du trésor.

Au 1er janvier 1708, l’état devait 72 millions en billets de monnaies, 54 millions 1/2 en billets des receveurs et des fermiers-généraux, 60 millions 1/2 en promesses de la caisse des emprunts ; et les billets des trésoriers de l’extraordinaire montaient à près de 62 millions. La guerre, poursuivie avec vivacité, ne permit pas de commencer les remboursemens qui avaient été annoncés, et il fut plus impossible encore d’y songer en 1709. Mais on sait déjà que l’arrivée de 30 millions de-lingots, venant de la mer du Sud et achetés par l’état, fit ordonner une refonte générale des monnaies, dont le bénéfice fut affecté à l’extinction des billets de monnaies. Dans ce dessein, on permit de porter aux Monnaies 1 sixième en billets à supprimer et 5 sixièmes en espèces anciennes à réformer. Il y avait pour les détenteurs du numéraire plus d’un cinquième de perte réelle sur la refonte et, par conséquent, on ne rendait rien sur la valeur des billets ; cependant l’opération en fit rentrer pour 43 millions, et il n’en resta plus que pour 29 millions en circulation. Cette diminution ne releva pas leur cours : ils continuèrent à perdre 80 pour 100, et on se décida à en interdire la circulation à dater du 1er février 1711. Toutefois, pour que ceux qui les possédaient ne perdissent pas tout, ils purent encore les porter aux Monnaies jusqu’au 1er octobre avec 4 cinquièmes seulement d’espèces anciennes au lieu de 5 sixièmes : ils furent aussi autorisés, en payant moitié en argent et moitié en billets, à les employer en rentes perpétuelles au denier 20, ou en rentes émises en tontine au denier 12 jusqu’au 1er avril 1712, époque à laquelle ils furent « abolis et de nulle valeur. » Ainsi s’éteignirent les billets de monnaies, convertis à des conditions onéreuses, et supprimés plutôt que liquidés.

Les promesses de la caisse des emprunts éprouvèrent d’abord moins de vicissitudes. Elles ne furent pas remboursées à leur échéance, mais on en acquitta régulièrement les intérêts jusqu’au commencement de 1709 : à cette époque, tout paiement, capital et intérêts, cessa jusqu’à la fin de 1710. Les intérêts à 10 pour 100, échus et non payés, furent alors réunis au principal, et, pour l’avenir, il fut décidé que les intérêts réduits à 5 pour 100 seraient payés annuellement jusqu’au remboursement, qu’on ajourna, mais qu’on promit d’effectuer à la paix (Déclaration des 14 octobre et 20 décembre 1710). Pour remplir cet engagement, aussitôt après le traité d’Utrecht (avril 1713), le remboursement fut prescrit à raison de 500,000 livres par mois (6 millions par an) et par voie de tirage au sort des effets qui seraient remboursés. Mais on assure qu’en même temps, pour se procurer les fonds nécessaires et aussi afin de pourvoir aux dépenses courantes, on émit secrètement et à des conditions onéreuses, pour une somme importante (plus de 21 millions), de nouvelles promesses, qu’on parvint à déguiser pour qu’elles se confondissent avec les anciennes. Cette émission clandestine n’était pas de nature à relever les cours. La situation embarrassée du trésor et le discrédit de toutes les valeurs ne permettaient d’ailleurs de prendre aucune mesure utile et durable. Après avoir prescrit le remboursement des promesses par la voie du tirage au sort, il parut préférable que tous les porteurs fussent remboursés, sans distinction, par portions égales, à raison d’un vingtième par an, avec paiement des intérêts à 5 pour 100 (Déclaration du 15 décembre 1714). Ce remboursement en vingt ans n’offrait ni sécurité ni garantie. Un arrêt du conseil (9 mars 1715), qui avançait en mai le premier acompte, payable seulement en décembre, un édit (7 mai) qui créait une imposition spéciale et en affectait le produit à ce paiement, une déclaration (11 juin 1715) qui, revenant au procédé du tirage au sort, prescrivait de déterminer ainsi, le 2 juillet, les promesses qui seraient remboursées au mois d’octobre, ne parvinrent pas à rétablir la confiance que ces changemens continuels et tant d’incertitude devaient, au contraire, achever de détruire. Deux ans s’étaient écoulés depuis la paix, et les promesses de la caisse des emprunts, qui montaient à 147 millions de livres, alors qu’elles ne dépassaient pas 61 millions au 1er janvier 1708, perdaient 80 pour 100 sur le marché.

Lorsque des effets émis soit par l’état, soit par des particuliers, sont dépréciés, à raison du peu de confiance qu’inspirent ceux qui les ont créés, ils ne se transmettent plus pour la somme même qu’ils expriment, et l’écart entre leur pair et le prix auquel ils se négocient varie sans cesse. Ces variations deviennent l’objet de spéculations qui ne sont pas illicites si elles sont publiques et libres ; c’est la dépréciation de ce papier qui est un dommage pour la richesse publique, et ce dommage ne peut être imputé qu’à l’insolvabilité des débiteurs. Cependant, au commencement du XVIIIe siècle, on voyait dans ces spéculations des manœuvres coupables, et on considérait comme un fait d’usure l’achat d’un effet au-dessous de sa valeur d’émission. On pensait aussi que cet achat relevait le débiteur de l’obligation de rembourser intégralement ses billets, et qu’il s’acquittait largement en donnant à ses créanciers un peu plus qu’ils n’avaient payé eux-mêmes pour acquérir le titre qu’ils possédaient.

C’est la thèse à l’aide de laquelle les états ont toujours cherché à justifier leurs banqueroutes. La réduction arbitraire des rentes, en 1713, a déjà montré combien les notions les plus élémentaires des conditions du crédit public et du respect des engagemens de l’état étaient alors inconnues. On en trouve une preuve plus décisive encore dans les dispositions et les motifs d’un édit (août 1715) qui, au moment où le sort des promesses de la caisse des emprunts paraissait fixé, vint au contraire supprimer la caisse, en ordonnant que ses billets seraient remboursés en rentes au denier 25, mais, qu’après avoir été visés par des commissaires du conseil, ils ne seraient reçus que pour moitié du principal, ou même pour la somme qui serait liquidée, en ayant égard aux négociations qui seraient reconnues en avoir été faites. Le préambule de cet édit rappelle « que des attentions particulières et suivies pour assurer le paiement des intérêts et le remboursement du principal des promesses de la caisse des emprunts, mettaient les porteurs de ces promesses en état de s’en servir facilement dans leurs affaires et devaient empêcher qu’elles se négociassent à perte… Cependant les usuriers continuent à en faire un trafic criminel et si usuraire que la négociation ne s’en peut faire qu’à 80 pour 100 de perte… Ainsi il est indispensable d’ôter ces promesses du commerce, d’en payer la valeur et de supprimer la caisse des emprunts. Le roi aurait souhaité pouvoir ordonner ce paiement en argent comptant ; mais les dettes contractées pour les dépenses de la guerre et les aliénations de partie de ses revenus ne le permettant pas, il s’est déterminé à les faire payer en contrats de rentes remboursables d’année en année. — Mais, comme il ne serait pas juste de faire rembourser en entier le montant des dites sommes à ceux qui en ont acquis par des négociations usuraires, il en fera faire le remboursement sur le pied de la moitié, et ce paiement sera même encore trop favorable par rapport aux profits illicites qui y ont été faits, puisque la plupart de ceux qui en sont à présent porteurs n’en ont pas payé le quart de la valeur ; et, à cet effet, elles seront représentées devant des commissaires du conseil pour reconnaître celles qui n’auront été négociées ni directement ni indirectement, et leur remboursement sera fait sans aucun retranchement. » Cet édit n’avait encore reçu aucune application quand la mort du roi vint, quelques semaines après, en suspendre l’exécution.

Les billets des trésoriers de l’extraordinaire des guerres, de la marine et de l’artillerie, causèrent les mêmes embarras que les promesses de la caisse des emprunts. Comme on ne pouvait les rembourser, on permit de les employer, tantôt en acquisitions de charges, tantôt en rentes perpétuelles ou viagères aux mêmes conditions que les autres effets royaux, et toutes ces combinaisons n’en éteignirent qu’une faible partie. Au 1er janvier 1708, ils s’élevaient à 61 millions et ils n’avaient pas diminué en 1715, bien que l’année précédente (juin 1714) on eût établi une loterie en forme de tontine, dont les actions de 1,000 livres étaient payables en billets des trésoriers avec un quart de numéraire. Cette loterie ayant échoué, elle fut supprimée par un édit (août 1715) qui convertit tous ces billets en rentes au denier 25 ; mais, attendu la négociation usuraire qui en avait été faite, ils ne furent reçus que pour partie de leur principal, ainsi que les promesses de la caisse des emprunts. Cet édit, comme celui qui concernait les promesses, ne fut pas exécuté.

Aucun de ces expédiens de trésorerie n’avait réussi : Desmarets, devenu contrôleur-général, n’en fut pas découragé et tenta un essai nouveau. Il entreprit de faire faire la régie et le recouvrement d’un certain nombre d’affaires extraordinaires par douze receveurs-généraux qu’il réunit et qui s’en chargèrent sans remise ni bénéfice, ne demandant que des frais de bureau. L’économie qui devait en résulter donna faveur à la nouvelle institution, Elle eut un directeur-général à Paris et un caissier, le sieur Legendre, qui donna son nom à sa caisse. Elle était chargée de recouvremens et de paiemens montant à des sommes considérables ; ce mouvement de fonds devait lui laisser toujours des disponibilités qui serviraient de gages aux billets payables à terme qu’elle était autorisée à émettre. Du 1er janvier 1710 au 1er avril 1715, la caisse Legendre, gérée avec intelligence put fournir au paiement des troupes et aux dépenses les plus urgentes ; elle négocia les emprunts de l’état et toutes ses opérations en argent et en papier ; « elle fit presque toutes les fonctions du trésor royal. » Mais quand il n’y eut plus d’affaires extraordinaires, le mouvement de fonds, qui était la base de son crédit, cessa. Ses billets étant devenus la seule ressource du contrôleur-général et étant encore estimés du public, on en força la circulation sans pouvoir renouveler ses encaissemens. Desmarets lui-même explique, dans le mémoire qu’il présenta au régent, en 1715, quand déjà il avait quitté le contrôle général, que « l’impossibilité de procurer des ressources à la caisse Legendre, dans un temps où l’argent était fort resserré, a été la cause que son crédit est tombé et qu’on n’a pu le relever jusqu’à la mort du roi. » Au mois d’août 1715, ses billets en circulation montaient à 32 millions : ils étaient en souffrance et dépréciés comme les promesses de la caisse des emprunts et comme les billets des trésoriers de l’extraordinaire.

Le montant total des effets royaux émis par l’état, et en circulation, s’élevait à 600 millions à la mort de Louis XIV. Des ordonnances et des assignations sur le trésor avaient été délivrées en paiement des dépenses publiques, pour au moins 300 millions : une somme égale, non encore ordonnancée, était due pour des dépenses faites. Les finances des offices et des augmentations de gages supprimés à la paix, et qu’il fallait liquider et rembourser, s’élevaient à environ 200 millions. Le capital des rentes perpétuelles et viagères était de 941 millions. La dette générale de l’état, comprenant encore quelques élémens de moindre importance, montait, à la mort de Louis XIV, à 2 milliards 382 millions de livres, dont 1,200 millions étaient immédiatement exigibles. Or la valeur intrinsèque de la livra étant, le 1er septembre 1715, de 1 fr. 78, ces 1,200 millions représentaient une quantité d’or et d’argent égale à 2 milliards 136 millions de nos francs, valeur absolue, et à 4 milliards, valeur relative, si on tient compte de la différence entre le pouvoir de l’argent aux deux époques.

Mais la charge et le danger d’une dette exigible dépendent du rapport entre le chiffre de cette dette et celui du produit net des revenus publics ; car c’est ce produit net qui, après avoir pourvu aux dépenses nécessaires du gouvernement, fournit à l’état les moyens de se libérer, ou, si la dette exigible est convertie en rentes, les moyens de payer les arrérages de la nouvelle dette consolidée. On ne peut prendre pour l’un des termes de ce rapport le revenu net des dernières années de la guerre, parce que les événemens l’avaient accidentellement et exceptionnellement amoindri. Il avait été de 89 millions en 1683, la dernière année du ministère de Colbert : le duc de Noailles, dans son rapport du 2 juin 1717 sur la situation des finances, constate qu’il fut de 69 millions en 1715, et prévoit qu’il s’élèvera à 86 en 1717 ; en le portant à 90 millions, on évalue à un chiffre élevé les forces contributives de la France à cette époque. La dette exigible à la mort du roi était donc égale à treize fois le produit net des revenus publics. Nous avons aujourd’hui plus de 3 milliards de revenu brut ; si, pour le ramener à ce qu’était le revenu net de 1715, on en déduit les arrérages de la dette publique, les frais de régie des contributions, etc., il reste encore plus de 1,500 millions. Une dette exigible, une dette flottante égale à treize fois ce revenu dépasserait 19 milliards. C’est là une hypothèse invraisemblable, inadmissible ! Cependant, toutes proportions gardées, elle était réalisée en 1715. La banqueroute, « la hideuse banqueroute » était menaçante quand Louis XIV mourut le 1er septembre.

« La crise, dit Forbonnais, était plus violente que jamais, il ne se trouvait plus un seul motif qui pût engager les propriétaires de l’argent à s’en dessaisir ou à le faire passer dans le commerce. Les denrées étaient chères, parce qu’il y avait un risque infini à les donner à crédit : comme, d’un autre côté, on manquait d’argent pour les payer, la consommation et, par conséquent, le travail étaient anéantis. L’état, qui, depuis plusieurs années, ne subsistait que sur le crédit, restait sans chaleur et sans vie : les principaux revenus étant engagés à perpétuité : l’excédent sur les charges ne suffisait pas au maintien du gouvernement et cet excédent était consommé d’avance pour plusieurs années. La famine, les inondations, la mortalité des bestiaux avaient désolé les peuples, affligés par une guerre et des détresses de vingt-deux ans. Une partie des maisons manquaient des réparations nécessaires, les terres étaient abandonnées. La paix, faite depuis deux ans, n’avait point encore fait goûter ses douceurs. »

Cependant, au milieu de ces ruines et de ces misères, les bénéfices que procuraient les affaires extraordinaires avaient élevé rapidement d’immenses fortunes, et celles-ci s’étaient empressées de déployer un luxe excessif dont l’imitation était une charge pour ceux qui ne s’étaient pas enrichis. « Cette imitation, c’est encore Forbonnais qui l’affirme, — est devenue générale dans tous les temps et dans tous les pays, lorsqu’un certain nombre d’hommes sans industrie ont trouvé le secret d’accumuler promptement de grands trésors ; ce qui n’est point acquis avec peine se dépense avec ostentation, et l’ostentation est le charme des âmes vulgaires. » Vainement, un édit fut publié contre le luxe en 1700 : il fut bientôt révoqué en partie et ne fut pas exécuté. L’histoire fournit de nombreux exemples de ces lois somptuaires, et toujours elle atteste leur impuissance. Depuis 1700, la continuation des affaires extraordinaires, le trafic des monnaies et des effets royaux, excité par les variations continuelles de leurs cours, avaient encore accru l’opulence et le faste des banquiers et des traitans. Ces richesses, nées de ce qui avait appauvri tout le monde, firent naître l’envie. Ce fut un funeste exemple qu’on s’empressa de suivre quand l’occasion parut favorable : elles inspirèrent à toute la nation, à la noblesse, à la bourgeoisie, au peuple, la pensée qu’après tout il était facile, aux momens de crises, de s’enrichir dans les affaires par le commerce du papier, par l’agiotage. Les abus du crédit préparèrent ainsi et facilitèrent les excès auxquels la spéculation se livra avec une sorte de frénésie au commencement du règne de Louis XV.


Mais, quels qu’aient été ces abus du crédit, le désordre financier, les revers de nos armes pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg et pendant celle de la succession d’Espagne, le règne de Louis XIV est resté grand devant l’histoire et devant la postérité. Recueillant les fruits de la politique du génie de Richelieu et de l’habileté de Mazarin, ce prince a complété la formation du territoire national en nous assurant la possession du Roussillon au midi, de la Franche-Comté et de l’Alsace à l’est, de la Flandre au nord, et en protégeant, par les forteresses de Vauban, notre frontière, plus menacée de ce côté. Les noms de Corneille, de Racine, de Molière, de La Fontaine, de La Bruyère, de Descartes, de Pascal, de Fénelon, de Bossuet, sont restés inséparables du sien. La gloire des lettres françaises, retentissant dans toutes les cours et chez tous les peuples, donnait à notre langue une prépondérance qui en faisait la langue diplomatique de l’Europe. Après quelques années, la France ne s’est plus souvenue que de ces grandes satisfactions données à la sécurité et à la fierté nationales : elle a oublié tout le reste.


AD. VUITRY.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1883.
  2. Note de M. de Boislisle. — Mémoires de Saint-Simon, t. II, app. IV.
  3. Correspondance du contrôleur-général avec les intendans, t. I, no 1365, 1387, 1395, 1397. Au commencement de novembre, les intentions du gouvernement étaient connues ; elles sont mentionnées dans le Journal de Dangeau et dans la Gazette d’Amsterdam. Suivant cette feuille, il est bon de le remarquer, on avait même pensé à prendre le dixième de tous les revenus, mais on avait reculé devant l’idée de pénétrer dans toutes les fortunes et dans le secret des familles.
  4. Correspondance du contrôleur-général avec les intendans, t. I, app., p. 561.
  5. Ibid., p. 565.
  6. Le clergé se soumit à la capitation et s’en racheta par an don gratuit de 10 millions. (Forbonnais, t. II, p. 84 et 85.)
  7. Les marquis, comtes, vicomtes, barons étaient inscrits à la septième classe st imposés à 250 livres ; les gentilshommes, seigneurs de paroisse, compris dans la dixième classe, étaient taxés à 120 livres.
  8. Collection Isambert, t. XX, p. 381.
  9. Le clergé paya, en 1701, 1,500,000 livres pour sa subvention annuelle, et il s’engagea à payer pour la capitation 4 millions, pendant chacune des huit années suivantes ; en 1710, il se racheta par un nouveau don de 24 millions. (Forbonnais, t. II, p. 129 et 219.)
  10. Correspondance du-contrôleur-général avec les intendans, t. II, no 363.
  11. Ibid., t. II, no 503.
  12. On dit que ces hésitations et les scrupules de la conscience du roi ne cédèrent que devant une consultation des docteurs en Sorbonne, établissant que « le prince est le vrai propriétaire et le maître de tous les biens de son royaume ; » mais rien ne garantit la vérité de cette anecdote rapportée par Saint-Simon.
  13. Collection Isambert, t. XX, p. 558 et Moreau de Beaumont, t. II, p. 300.
  14. Le clergé n’est pas désigné ; réuni extraordinairement en juillet 1711, il accorda un don gratuit de 8 millions qu’il fut autorisé à emprunter, et ce don le racheta du dixième. (Forbonnais, t. II, p. 227.)
  15. C’est l’opinion qu’exprime le duc de Noailles dans son rapport sur les finances du 2 juin 1717.
  16. Forbonnais, t. II, p. 233.
  17. N. de Wailly, Mémoires sur les variations de la livre tournois.
  18. Ce document et plusieurs autres sont extraits de pièces et de notes que M. de Boislisle a eu l’obligeance de me confier, et que le savant éditeur de la Correspondance du contrôleur-général avec les intendans et des Mémoires de Saint-Simon a recherchées et réunies avec le soin pénétrant et judicieux qu’il apporte à ses travaux.
  19. Dès le 28 novembre 1693, une déclaration avait défendu de faire aucun trafic ou billonnage à peine de confiscation et d’amende, et de peines corporelles en cas de récidive, elle punissait de la confiscation et de la mort tous ceux qui exporteraient espèces ou matières sans une permission écrite du roi : ces pénalités excessives furent souvent appliquées. (Voir au t. I de la Correspondance du contrôleur-général avec les intendans, les no 1296, 1299, 1411, 1726, 1813, et au t. II, les no 210, 311, 314, 320, 380, 417, 457 et passim.)
  20. L’ancien écu valait intrinsèquement 5 fr. 59, et le nouveau, à raison de son titre et de son poids, 6 fr. 23 : un peu plus du dixième en sus ; — mais la valeur légale de l’écu, qui était de 4 livres en 1704, fut élevée à 5 livres en 1709 et fut ainsi augmentée d’un quart.
  21. Le cours du louis, fixé à 11 livres on 1666, fut élevé à 12 liv. 10 s. en 1689 (la pièce conservant le même titre et le même poids) ; à 14 livres, en 1693 et 1701 ; à 15 livres, en 1704 ; à 20 livres, en 1709 ; mais c’était alors une pièce un peu plus pesante que la précédente : dans l’intervalle, entre chaque réforme, le cours du louis fut successivement et par degrés, réduit à 11 liv. 10 s. avant 1693, à 13 livres avant 1701, à 12 liv. 10 s. avant 1704, à 13 livres avant 1709.
  22. Les détails qui suivent ont été, en partie, extraits avant 1870, d’un manuscrit intitulé Histoire des effets royaux, que possédait la bibliothèque des finances et qui a été détruit par l’incendie du ministère ; ils ne s’écartent pas d’ailleurs des renseignemens qu’on trouve, à cet égard, dans les Comptes de Mallet et dans les recherches de Forbonnais.
  23. Forbonnais, t. II, p. 132.
  24. Déclaration de décembre 1703 et arrêts du conseil de janvier 1704.
  25. Déclarations des 26 octobre et 27 novembre 1706 et 2 janvier 1707. Les 72 millions de billets restant durent être présentés à l’hôtel de ville pour être échangés contre de nouveaux titres signés par le prévôt des marchands et un syndic ; on voulait garantir ainsi que la quantité de ces billets ne serait plus augmentée.
  26. Correspondance du contrôleur-général avec les intendans, t. II, no 741, 1081, 1104, 1231, 1233, 1234, 1235, 1237, 1241, 1242, 1244, 1250, 1334, 1345.
  27. Ibid., no 1357.
  28. Forbonnais, t. II, p. 165.
  29. Correspondance du contrôleur-général avec les intendans, t. II, no 1214.