Les Américains au Mexique

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L’OCCUPATION DE VERA-CRUZ. — Plan et tracés montrant l’avance progressive des colonnes américaines dans la ville, les 21 et 22 avril. Le signe     indique les points de la résistance mexicaine.

LES AMÉRICAINS AU MEXIQUE

(Lettres de notre envoyé spécial)




Les lettres de notre envoyé au Mexique, M. Louis Botte, que nous publions aujourd’hui, nous disent, avec la précision méticuleuse et chronologique des faits, ce que fut exactement la prise de Vera-Cruz et comment la nouvelle de l’invasion américaine déchaîna l’émeute patriotique à Tampico, dont la population, assez indifférente à la guerre intérieure, au duel des huertistes et des constitutionnalistes, se dressa avec ardeur, soudainement armée, pour résister à l’attaque américaine dont elle se croyait à son tour menacée. Pendant ces événements et jusqu’à la veille de la prise de Tampico par les révolutionnaires, notre correspondant se trouvait dans cette ville. Ce n’est qu’un peu après, lors de son retour à Vera-Cruz, qu’il a pu obtenir les détails très complets qu’il nous donne sur la prise de possession, par les Américains, du premier port du Mexique.


LA RÉSISTANCE MEXICAINE À VERA-CRUZ

Vera-Cruz, mai 1914.

Le mardi 21 avril, à 10 heures ½ du matin, le représentant des États-Unis à Vera-Cruz prévenait notre consul, M. Brouzet, que son gouvernement ordonnait l’occupation immédiate et par la force, dans la ville mexicaine, de la gare et de la douane. Aucune communication antérieure ne pouvait faire prévoir cette détermination. Cependant, à 11 heures moins 10, les premiers envahisseurs touchent la terre et, quelques instants plus tard, les canons du Prairie tirent sur cette ville ouverte.

On s’étonnera peut-être que les autorités américaines aient prévenu les puissances étrangères d’un fait aussi grave que l’occupation et le bombardement de Vera-Cruz avec un pareil sans-gêne. Elles ont réparé, en partie, cette négligence quelques jours plus tard. Le 29 avril, elles communiquaient à tous les consuls la copie d’une lettre datée du 21 et adressée au général Maas, gouverneur de Vera-Cruz, par le capitaine de vaisseau Huse, chef d’état-major de l’amiral Fletcher. Dans cette lettre, le signataire demandait au gouverneur de rendre la ville sans résistance, faute de quoi il se verrait obligé de la bombarder. Or, le général Maas n’a jamais reçu cette lettre ? Il en a donné sa parole d’honneur. Quoi qu’il en soit, le tour est suffisamment joué pour que les puissances neutres se taisent. Il faut dire aussi que les agents américains ont probablement été surpris par le brusque changement de front de leur gouvernement. Les militaires ne croyaient pas non plus à l’imminence de cette opération : aucune précaution n’était prise et jamais les forces américaines devant la ville n’avaient été aussi réduites. Un seul cuirassé, le Florida, battant pavillon de l’amiral Fletcher, mouillait devant les jetées, et le port abritait seulement le croiseur-transport Prairie. Ce dernier navire, il est vrai, logeait quatre compagnies du 2e régiment d’infanterie de marine et un détachement du régiment de Panama amené sur les côtes du Mexique « pour raison de santé ». Les autres fractions du même régiment étaient réparties sur les cuirassés croisant devant la côte. Cependant, vers 10 heures du matin, le cuirassé Utah, envoyé de Tampico, rejoint le Florida. Un peu plus tôt, un train bondé d’Américains venant de Mexico était arrivé en gare. Tous ces gens partaient du Mexique et s’embarquaient sur le vapeur Esperanza. À peine le dernier réfugié a-t-il quitté la terre que l’ordre de débarquement est lancé.

Tandis que les « marines » — c’est-à-dire l’infanterie de marine — du Prairie, environ 350 hommes, quittent leur bord à la rame et atterrissent au môle terminal, ceux du cuirassé Florida, accompagnés de nombreux marins, formant au total un nombre d’hommes égal à celui du premier groupe, descendent dans les baleinières et celles-ci, remorquées par les chaloupes à pétrole ou à vapeur, les amènent dans le port.

Dès que les embarcations des cuirassés approchent du quai, les soldats, déjà massés devant la gare, se déploient en colonne double et pénètrent dans la gare qu’ils occupent sans résistance. Puis, traversant les bâtiments, ils ressortent dans la rue de Montesinos à la hauteur de la rue de l’Indépendance, et une section se détache pour aller prendre possession du bureau de la Compagnie des câbles télégraphiques. À ce moment, un premier coup de fusil est tiré sur les Américains, mais ils passent sans répondre. La colonne rentre dans la gare et continue sa route derrière les murs, jusqu’à la rue du Cinq-Mai. Elle doit suivre maintenant la chaussée. Mais elle est attendue par un groupe d’une dizaine de Mexicains : soldats, agents de police, volontaires, à l’affût dans une encoignure. Les Américains sont aussitôt salués d’une fusillade à répétition bien nourrie qui les arrête net. Avant de répondre ils attendent l’ordre de leur chef, le capitaine de vaisseau Busch. Pour dégager sa colonne, celui-ci fait placer, à l’extrémité de la rue, une mitrailleuse qui, par un tir fauchant, balaie la voie en long et en large. Les tireurs s’égaillent ; mais des passants, ignorant tout des événements, ou des badauds venus pour voir, sont blessés ou tués.

Il est 11 heures 20. Les « marines » et les marins du Florida, réunis en trois compagnies avec deux mitrailleuses Colt et deux canons de campagne de 76mm sont à leur tour assemblés en une colonne devant la gare. Pour diminuer la visibilité de leurs vêtements blancs et peut-être aussi pour éviter qu’on les confonde avec les tireurs mexicains pareillement habillés de blanc, les matelots ont trempé leurs toiles dans des bains d’ocre jaune, de marc de café ou de permanganate de potasse. Ils ont ainsi obtenu des nuances curieuses et imprévues, quelque peu sauvages. Aussitôt alignés, leur colonne se met en marche dans une direction perpendiculaire à celle suivie par les « marines » du Prairie.

Les Américains occupent d’abord leur consulat, puis s’emparent de la poste, et continuent leur mouvement vers la douane par la rue Mirelos. Mais, alors, la résistance se dessine. De chaque coin de rue, de chaque balcon, de toutes les terrasses, des fusils crépitent, des revolvers claquent. La ligne des Américains se disloque. Bien qu’ils répondent cent coups pour un, il leur faut cheminer lentement, pas à pas, et prendre la rue maison par maison. Les projectiles leur arrivent sans qu’ils sachent qui les leur envoie. Dans le phare de la bibliothèque, un tireur habile arrête longtemps, à lui seul, toute la colonne. Pour le déloger, les canons de 120 du Prairie doivent démolir l’édifice.

Il faut une heure aux matelots américains pour atteindre la douane, éloignée de moins de 200 mètres. Ils s’y retranchent fortement. Un peu après, les matelots de l’Utah viennent les renforcer et, ensemble, ils poursuivront la lutte jusqu’au lendemain matin.

Pendant que la seconde colonne va occuper la douane, la première est toujours arrêtée à l’angle de la rue du Cinq-Mai. Des coups de fusil lui sont aussi tirés de la rue de l’Indépendance, où elle se voit contrainte de braquer un canon. Les tireurs mexicains sont très peu nombreux : une centaine d’hommes au plus, mais ils restent très disséminés et insaisissables. Il y a déjà néanmoins, beaucoup de morts, mais ces victimes sont, pour la plupart, des curieux trop intrépides. Cependant, un détachement rentre dans la gare et, à l’abri des wagons entassés sur la voie ferrée, réussit à atteindre et occuper l’usine électrique.


L’amiral Fletcher et le général mexicain Maas sur le Florida avant l’attaque de Vera-Cruz par les Américains.

Ce jour-là, les Américains renoncent à s’avancer davantage. Pour camper, ils se barricadent comme ils le peuvent avec des planches, des sacs de farine, des futailles. Au soir, ils tombent à terre, harassés et fourbus par ces combats auxquels ils ne s’attendaient pas.

De cette première journée d’opérations, une première conclusion se dégage. Les 700 Américains débarqués n’ont rencontré devant eux qu’une ou deux centaines au plus de tireurs isolés. Et, cependant, malgré la perfection de leur matériel et de leur équipement, malgré leur supériorité numérique, malgré leurs canons et leurs mitrailleuses, malgré leurs officiers d’élite, il leur a fallu plusieurs heures de combat pour occuper seulement deux rues où ils se trouvent continuellement harcelés. Dès l’annonce du débarquement, la garnison mexicaine, environ 280 hommes commandés par le général Maas, a battu en retraite. On peut croire que, si elle avait opéré un vigoureux retour offensif quand les Américains étaient tous à terre, leur présence paralysant les canons des navires, elle aurait réussi, ce premier jour, à rejeter les envahisseurs à la mer.

Les Américains avaient l’intention d’occuper seulement la gare et la douane de Vera-Cruz. À cause de la résistance qu’on leur a opposée et des attaques dont ils sont l’objet, il leur faut occuper toute la ville ou s’en aller. C’est là une première surprise et une première complication. Ils viennent de faire le premier pas périlleux dans le « guêpier mexicain »…

Pendant la nuit, des renforts importants arrivent aux Américains. Vers 8 heures ½ du soir, les croiseurs San Francisco et Chester, partis de Tampico à toute vapeur, viennent mouiller devant la passe. Plus tard, deux divisions d’énormes cuirassés, avec le contre-amiral Badger, commandant en chef la flotte de l’Atlantique, approchent à leur tour.

Dès la première heure du jour, les corps de débarquement, environ 350 hommes par cuirassé, descendent à terre. On les organise en une brigade de trois régiments d’infanterie à quatre bataillons avec un bataillon d’artillerie, sous la haute direction de l’amiral Fletcher. Le 1er régiment se forme en colonne devant la douane ; le 3e régiment se met en ligne devant la gare et dans la rue de Montésinos ; le 2e régiment est débarqué en face de la douane et va longer les quais. Chaque régiment est commandé par un capitaine de vaisseau. C’est aussi un capitaine de vaisseau qui coordonne les mouvements de toute la brigade, composée en tout de 4.200 hommes environ.

Aussitôt formé, le 3e régiment remonte la rue de Montésinos jusqu’à l’usine électrique, puis tourne à gauche et, divisé en colonnes parallèles, descend vers le sud. La fraction la plus éloignée suit la ligne de chemin de fer. Ces différents groupes ne rencontrent qu’une faible résistance… Le 1er régiment, divisé aussi en colonnes parallèles à la mer, suit les rues Morelos, Zaragoza et de l’Indépendance, où des coups de feu partent de tous les côtés. Les canons du Prairie, du San Francisco et du Chester soutiennent énergiquement les Américains, qui avancent seulement pied à pied. Un obus envoyé sur le palais municipal atteint l’horloge et arrête l’aiguille a 7 heures 12 minutes.

À l’annexe de l’hôtel Diligencias, où une certaine résistance se manifeste, les Américains fusillent les fenêtres et tuent dix personnes. Il leur faut déloger des tireurs du clocher de la cathédrale. Mais l’effort le plus grand est supporté par les 1.400 hommes du 2e régiment qu’arrêtent les 70 élèves retranchés à l’École navale.


L’HÉROÏQUE DÉFENSE DE L’ÉCOLE NAVALE


Débarqués devant la douane, les marins du 2e régiment se sont avancés en rangs serrés, capitaine en tête, vers l’École navale qu’on croyait abandonnée. Tout à coup, à moins de cent mètres, de toutes les persiennes partent des coups de fusil, tandis qu’une fenêtre s’ouvre et dégage une mitrailleuse crachant les balles. La colonne des Américains oscille et fléchit. Les marins des deux premiers rangs tombent à terre, les autres se débandent et courent chercher un abri. Le capitaine reste le plus exposé. Cependant, il reforme sa colonne, la déploie en tirailleurs et la lance en avant. Mais, encore un fois, la mitraille disloque la troupe des assaillants et l’oblige à une nouvelle retraite. Quelques instants plus tard, le 1er régiment approche à son tour de l’École navale et veut la tourner, mais lui aussi est salué par une vive fusillade qui l’arrête net. Toute la matinée, l’attaque américaine se brise en cet endroit.

Il faut en finir. Le commandant du Chester reçoit l’ordre de bombarder l’édifice avec ses canons de 120. Les obus tires à moins de 800 mètres ouvrent de larges brèches dans les murs de l’École. Les plafonds tombent, les cloisons s’écroulent : tout resistance est désormais impossible. Le contre-amiral Assueta, chef de la flotte mexicaine, officier de la Légion d’honneur, qui avait organisé la défense des jeunes élèves, leur ordonne maintenant la retraite ; cependant, pour la rendre possible, deux d’entre eux restent à leur poste et continuent de servir la mitrailleuse. Quand ils tombent, criblés de blessures, leurs camarades sont sauvés. Ces deux héros de seize ans se nomment Uribe et José Assueta. Le premier, atteint de plusieurs balles et d’un éclat d’obus peut se traîner, tout sanglant, jusqu’à son lit ou il expire deux heures plus tard ; le second, propre fils du contre-amiral Assueta, touché trois fois par les projectiles, a pu survivre encore quinze jours. Ces deux jeunes gens et leurs 70 compagnons, ont sauvé, à Vera-Cruz, l’honneur mexicain.

Mais la lutte n’est pas encore finie. Comme la veille, des volontaires, peu nombreux, puisqu’ils sont à peine 150 ou 200, mais très mobiles et adroitement dissimulés, sont embusqués un peu partout et, continuellement, tiraillent. Parmi eux, il y a des soldats, des agents de police et surtout des civils, auxquels se sont joints des forçats libérés à l’instant même de Saint-Jean d’Ulloa. (Il s’agit sans doute des prisonniers-gardiens, car les individus dangereux sont toujours enfermés et leur présence embarrasse beaucoup les Américains.)

Le bombardement par les navires de guerre continue. Un projectile du Chester atteint la maison du consul de France, traverse les murs et manque de tuer Mme Brouzet. Plusieurs balles atteignent le croiseur anglais Essex : le commissaire de ce bateau est blessé au pied. Le monument de Juarès qui servait d’abri à trois tireurs mexicains est en partie démoli. Pour chasser les défenseurs, les Américains enfoncent les portes des maisons et les vident de leurs habitants. Enfin, vers 5 heures de l’après-midi, le trois régiments se rencontrent à l’Alameda, devant le palais du gouvernement militaire. La résistance paraît partout brisée.


LA RÉSISTANCE ÉCRASÉE


Les Américains se retranchent, fourbus. Ils seraient incapables de fournir un pareil effort le lendemain. Heureusement pour eux, ils n’ont plus à occuper de la ville que des rues droites et larges, tracées entre des maisons basses, sans étage, au toit incliné, qui ne pourraient offrir aux défenseurs aucun abri sérieux. La prise de possession de ces quartiers s’effectue facilement ; mais, pendant dix jours, toutes les nuits, des coups de feu sont tirés sur les sentinelles et en tuent plusieurs. À l’hôpital militaire, par exemple, cinq soldats mexicains malades s’évadent de leurs lits vers 11 heures du soir, vont dans le jardin déterrer des fusils, grimpent sur le toit et déchargent leurs armes sur les soldats « gringos ». Après quoi ils replacent les fusils dans la cachette et retournent se coucher. Ils recommenceront le lendemain et le surlendemain, jusqu’au moment où des sentinelles américains seront placées, la nuit, sur les toits. Pour les deux premiers soirs de l’occupation de Vera-Cruz, les Américains ont annoncé 17 tués et 47 blessés, dont 3 mortellement. Du côté mexicain, il y a eu 100 à 150 tués et 150 à 250 blessés, presque tous par accident.

Au point de vue militaire, l’occupation qui devait se réaliser sans coup férir, avec 700 hommes, a exigé, malgré la retraite de la garnison, plus de 4.000 hommes. Et la bataille a duré trois jours.

Par la suite, l’amiral Fletcher, commandant en chef les troupes débarquées à Vera-Cruz, rétablit l’ordre assez rapidement. Le 22 et le 23 avril il obligea les habitants à laisser les portes et les fenêtres ouvertes et éclairées durant toute la nuit. Le 26 avril, il proclama la loi martiale, l’appliquant au territoire occupé, mais déclarant, en outre, qu’elle serait étendue à toutes les régions où s’établiraient ultérieurement les forces américaines. Il fit aussi opérer des perquisitions qui lui donnèrent un millier de mausers.


Les élèves de l’École navale de Vera-Cruz. — Phot. du doct. Bosredon.

Les Américains, il faut le reconnaître, ont agi avec le minimum de brutalité. Ils s’occupent à réparer les édifices endommagés, et, s’ils réservent toutes les demandes d’indemnités mexicaines jusqu’au règlement de comptes final, ils s’occupent déjà des réclamations étrangères. Ils cherchent visiblement à se rendre agréables et sympathiques à la population. Par leurs soins, des vivres ont déjà été distribués aux nécessiteux ; tous les jours, ils organisent plusieurs concerts. Le drapeau américain a été hissé au-dessus du quartier général, à la gare, seulement le 28 avril, et pas avant le 30 à Saint-Jean d’Ulloa. On sent que, sûrs de leur force, ils évitent toute vexation inutile. Les Mexicains se taisent, mais on lit clairement dans leurs yeux leur pensée : à la première occasion, ils sauront manifester leur haine aux envahisseurs. Déjà, le 12 mai, à l’enterrement du jeune Assueta, bien que très peu d’invitations aient été envoyées, plus de cinq mille personnes se pressaient dans la rue de l’Indépendance, sur l’Alameda et à tous les balcons. C’était la protestation muette des vaincus.


L’École navale de Vera-Cruz après le bombardement. — Phot. J. Hare.

Dès les premiers jours, tous les fonctionnaires de Vera-Cruz, sauf les conseillers municipaux, ont fait grève. Les Américains ont alors appelé des agents à eux, et, par la suite, ils ont mis en demeure les agents locaux de reprendre le service. La ville a été organisée en quatre districts. Puis les troupes, marins débarqués d’abord, armée régulière ensuite, ont été installées confortablement. Les soldats qui ne logent pas dans des bâtiments officiels ont dressé des tentes-baraques, à double toit, qu’envieraient nos officiers du Maroc. Chacun possède un lit avec moustiquaire, table et chaises, et matériel complet de popote en aluminium. Coiffés d’un chapeau mou en feutre gris verdâtre, habillés d’une chemise en flanelle, largement échancrée, et d’une culotte bouffante, chaussés de souliers de cuir et de hautes guêtres en toile, ils ont, en général, très bonne allure.

L’organisation de Vera-Cruz en base éventuelle d’opération ne s’est pas fait attendre. Le 1er mai, après l’arrivée de renforts et de matériel, le général Fenstar a pris le commandement des troupes à terre, tandis que l’amiral Fletcher, avec tous les marins, remontait à son bord. Actuellement, il y a à Vera-Cruz 11.000 à 12.000 hommes, ce qui est beaucoup pour occuper la ville, mais encore trop insuffisant pour aller jusqu’à Mexico.


UNE FLOTTE FORMIDABLE


Devant Vera-Cruz, les Américains ont concentré toutes leurs forces maritimes de l’Atlantique, sous le commandement de l’amiral Badger. Celui-ci a arboré son pavillon sur le cuirassé de 27.000 tonnes Arkansas. Le contre-amiral Fletcher, chef de la 1re division, est toujours sur le Florida ; il a avec lui les cuirassés North-Dakota et Utah, tous les trois de 21.000 tonnes. Le contre-amiral Busch, sur la Louisiana, de 16.000 tonnes, commande aussi aux cuirassés Vermont, South-Carolina, New-Hampshire et Michigan, d’un type analogue. Le contre-amiral Bealty, installé sur le Georgia, de 15.300 tonnes, commande la 3e division, qui comporte aussi la Virginia, le Nebraska, et le New-Jersey. De la 4e division, commandée par le contre-amiral Mayo, actuellement à Tampico avec le Connecticut, il n’y a, à Vera-Cruz, que le Minnesota, mais, par contre, on peut voir en rade le plus gros cuirassé du monde, le New-York, de 28.000 tonnes, battant pavillon de l’amiral Wireslon. À ces énormes navires sont adjoints de nombreux bâtiments auxiliaires : arsenal flottant, navire hôpital, navires affrétés, canonnières, contre-torpilleurs, utilisés comme courriers. On a rarement vu mettre en ligne une flotte d’une pareille puissance aussi bien outillée. Mais elle ne pourrait guère aider les Américains à s’avancer dans l’intérieur…


Dès le 21 avril, la nouvelle de l’occupation de Vera-Cruz était connue à Tampico où elle provoquait, contre les Américains, un mouvement patriotique dont notre correspondant, enfermé dans la ville que bloquaient les constitutionnalistes, a pu noter les manifestations caractéristiques.


L’ÉMEUTE PATRIOTIQUE À TAMPICO

21 avril.

La grande attaque annoncée pour hier par les constitutionnalistes se fait attendre. Les officiers fédéraux paraissent très surpris que les rebelles aient manqué à leur parole, car cela ne leur était encore jamais arrivé. La chaleur, lourde et humide, est accablante. Tout effort devient douloureux. Je suis à Tampico depuis deux jours à peine, mais je comprends déjà pourquoi les gens, ici, paraissent dormir du matin jusqu’au soir. Un peu avant quatre heures, comme la température est devenue à peu près supportable, le capitaine de Bertier me rejoint et nous sortons ensemble.

À peine avons-nous fait dix pas que nous rencontrons un Mexicain, d’origine française, qui nous a été présenté avant-hier par notre consul. Il nous aborde, l’air mystérieux :

— Vous connaissez la nouvelle ? Tous les cafés, ici, sont fermés depuis une heure de l’après-midi, par ordre du général Zaragoza. Que pensez-vous de cette mesure qui va mécontenter de fermes soutiens du gouvernement ?

Nous nous étonnons ensemble, sans pouvoir trouver une explication raisonnable, quand, un peu plus loin, notre guide est interpellé par un de ses amis :

— Savez-vous pourquoi les croiseurs américains Des Moines, Chester, et Dolphin viennent de sortir du fleuve ? Je reviens du port. Le Des Moines, en s’en allant, avait même ses canons braqués sur la ville : j’ai vu les artilleurs aux pièces !

Nous atteignons la place de la Constitution. Le square est rempli des gens de toutes les classes qui causent entre eux avec animation. Cette fois je suis fortement intrigué : c’est la première fois que je vois des Mexicains s’exalter de la sorte ! Devant le palais municipal, surtout, la foule est particulièrement dense. Des gens habillés d’un veston — cela indique en général qu’ils savent lire — entourent un agent de police qui écrit sur un tableau noir. Autour d’eux, la masse de « pelados » bronzés, en bras de chemise et coiffés du chapeau en éteignoir, attend qu’on veuille bien lui communiquer la nouvelle. À notre tour, très intrigués, nous nous approchons, et nous lisons :

« Bulletin 21-4-1914. — Depuis ce matin, 11 heures, nos vaillantes troupes se battent à Vera-Cruz contre l’envahisseur étranger qui, injustement et d’accord avec les traîtres qui les ont appelés, prétend s’emparer de notre sol. La Patrie réclame de ses bons fils, même aux prix de leur existence, leur appui dans cette lutte contre ceux qui, à main armée, tâchent de nous dépouiller de nos biens. Paix et bonne amitié aux étrangers qui se solidarisent avec nous et appuient notre cause et guerre sans merci contre l’envahisseur injuste qui, sans aucun droit, abuse de sa force. Habitants de Tamaulipas, ne supportez pas que notre sol soit foulé par l’injuste envahisseur. »

Les Américains ont occupé Vera-Cruz ? L’événement est considérable. Nous courons chez le général Zaragoza. Le gouverneur n’est pas visible, mais un de ses officiers
Le général Zaragoza.
nous explique que le président Huerta a refusé de donner satisfaction aux exigences américaines relativement à l’incident du 9 ; il n’a voulu consentir qu’à un échange de saluts, simultanés, avec protocole écrit relatant l’arrangement. Un autre incident se serait d’autre part greffé sur le premier : le chargé d’affaires du Mexique à Washington aurait fait connaître à son gouvernement que le président Wilson réclamait la neutralisation de Tampico, mais le président Huerta avait refusé d’aliéner en aucune manière, et sur n’importe quel point, la souveraineté du Mexique. Tels seraient les deux faits qui auraient provoqué l’intervention armée des Américains à Vera-Cruz et qui les entraînera très probablement à occuper d’urgence Tampico. La ville se prépare à leur résister jusqu’à la dernière extrémité.

Au moment même où les Américains s’emparaient de Vera-Cruz, l’amiral Mayo télégraphiait au commandant du croiseur anglais Hermione, ancré dans le Panuco, en face de Tampico : « La situation est décidément tendue. » (The situation is decidedly strained.) En même temps, il se contentait de prévenir ainsi le bateau français : « La situation est quelque peu tendue. » (The situation is somewhat strained.) Qui pourra expliquer cette nuance dans l’information ?

La nouvelle, maintenant, s’est répandue dans toute la ville. En attendant l’attaque imminente des Américains, les étrangers prévoient des émeutes, et peut-être un massacre. Les consuls préviennent leurs ressortissants de se tenir prêts à être embarqués au premier signal sur les navires de guerre. Déjà les Anglais et leurs malles s’entassent sur le môle, en attendant que les embarcations de leur croiseur Hermione vienne les prendre. Notre Descartes n’a pas encore pu entrer en rivière, à cause de son trop grand tirant d’eau ; il est trop tard aujourd’hui pour que ses vedettes puissent passer la barre ; il faudra donc qu’un navire étranger, l’anglais ou l’allemand, veuille bien hospitaliser pendant quelques heures notre colonie. Du reste, celle-ci est peu nombreuse : elle comprend seulement sept ou huit familles françaises ou d’origine française… On pense naturellement à s’adresser au bâtiment de la nation amie, à l’anglais. Mais celui-ci fait toutes sortes de difficultés pour accueillir nos compatriotes et ne se résoud à leur accorder un asile, et pour la nuit seulement, que sur l’intervention très pressante de son consul. Heureusement, cette attitude du commandant est rachetée par la parfaite courtoisie de ses officiers, qui s’ingénient à rendre agréable aux réfugiés le séjour sur leur bateau.

Avec le capitaine de Bertier, nous retournons à l’hôtel qui se vide de ses locataires : presque tous les Américains sont déjà partis. Le patron allemand se lamente. Il fait déjà nuit ; quelques lampes, seulement, sont allumées. Dans le vestibule, des voyageurs qui partent comptent leurs malles alignées au mur. Au restaurant, deux ou trois tables seulement sont préparées. Nous y prenons place. Mais à peine en sommes-nous au potage qu’une rumeur sourde qui, depuis quelque temps déjà grondait je ne sais où, grossit, enfle, s’approche. Les garçons se précipitent aux fenêtres et tirent les rideaux, les dîneurs s’arrêtent, le patron verdit. Le tumulte est maintenant tout près. Il vient vers nous. C’est le roulement d’orage que fait une foule en délire quand elle crie son enthousiasme, exige du pain ou veut du sang. Devant l’hôtel une sorte de vague noire s’étale et remplit la rue. C’est un grouillement de chapeaux de paille, de feutres, de casquettes, hérissé de matraques, au-dessus duquel flottent des drapeaux verts, blancs, rouges. Nous entendons la clameur qui monte :

Muerran los gringos ! Muerran los gringos ! Muerran ! Tuons les Américains ! Tuons les Américains ! Tuons !

Trois, quatre, dix revolvers claquent et déchirent la nuit d’autant d’éclairs. Des carreaux tombent à côté de nos tables. Les consommateurs se lèvent. Subitement la lumière s’éteint. J’entends larmoyer la voix de notre hôte :

Yo no soy Gringos, yo soy Aleman, Aleman, amigos Aleman !

Peut-être cette adjuration est-elle écoutée ; ou bien l’ardeur destructive des protestataires se satisfait-elle momentanément des cinq ou six carreaux brisés… Mais la foule des patriotes est déjà loin et pousse ailleurs ses clameurs vengeresses… Notre hôte respire. Il accepte de rallumer des lampes. Puis il va chercher un drapeau de son pays, entr’ouvre sa porte, se glisse à mi-corps dans la rue et rapidement accroche à la devanture le pavillon qui pend comme un linge mouillé. Sa porte refermée et verrouillée, il s’approche de nous et nous demande la permission d’accrocher aussi, le lendemain, un drapeau français. Deux précautions valent mieux qu’une…

Le capitaine et moi, nous restons les seuls attablés. Ce soir, pourtant, le service est accéléré. Les garçons, d’ordinaire si lents, se bousculent et nous bousculent. Nous terminons donc assez rapidement notre repas quand, de nouveau, nous entendons claquer des revolvers, avec les cris répétés de : Muerran los Gringos ! Muerran los Gringos ! C’est l’émeute qui revient sur nous. Cette fois, le courage des garçons défaille. Ils nous crient de partir. Mais, comme l’autre jour les rebelles au pont Iturbide, nous voulons régler l’addition. Le personnel ne nous écoute plus. Il s’enfuit, en tournant les commutateurs, nous plantant là dans le noir. La prudence de ces gens est vraiment excessive : cette fois l’indignation populaire ne coûte à l’hôtel qu’un seul carreau.

Nous regagnons nos chambres où notre hôte, abandonné de son personnel, nous apporte lui-même des bougies. Toute la nuit, nous entendons sous nos fenêtres passer et repasser la foule hurlante qui assaille les devantures suspectes, crible de balles le ciel étoilé et demande à boire le sang des perfides « Gringos », dont heureusement elle ne rencontre pas un seul.


22 avril.

Ce matin encore, la ville garde un aspect inaccoutumé. Toutes les forces de police et la cavalerie — les quelques hommes de l’escadron Victoria — patrouillent dans les rues pour y ramener l’ordre. L’émeute, d’ailleurs, s’est tout à fait calmée. Elle a fait plus de bruit que de mal. Une seule boutique, surmontée d’un drapeau américain, a été assez sérieusement endommagée. Les milliers de coups de revolver tirés par les protestataires ont blessé cinq ou six personnes. Les Américains encore cachés dans la ville, le consul réfugié chez son collègue d’Angleterre, se dirigent vers le port, sous la protection de la police.

Nous désirons retourner aux avant-postes pour interroger les officiers et connaître leurs sentiments actuels. Nous hélons un fiacre. Tout de suite, le cocher nous demande :

— Êtes-vous Gringos ?

— Non.

— Alors, tant pis. Ce matin je ne charge que des Gringos, car, pour s’en aller, ils ne regardent pas aux pesos. Cherchez ailleurs.

Nous en trouvons un autre, cependant, qui veut bien nous conduire au pont Iturbide. Nous aurions voulu y voir le colonel Himorosa pour avoir de lui une version de l’incident dont il est responsable. Mais il n’a pas encore quitté les arrêts à la caserne. Vers le poste de Tampico, où nous nous dirigeons ensuite, nous sommes dépassés par une automobile qui, sur la route, file à toute allure. L’officier de garde nous apprend que ces gens vont en délégation auprès des rebelles pour les inviter à la paix et à l’union, en face du péril étranger. Nous demandons :

— Croyez-vous que les rebelles écouteront ces ambassadeurs ?

L’officier hoche la tête :

— Je crains plutôt qu’ils ne les branchent !

La ville où nous remontons est toujours très animée. Il y a foule, surtout devant le palais du gouvernement militaire ; des gens se pressent et se bousculent pour entrer : ce sont des volontaires qui demandent des armes.

Le consul des États-Unis qui, ce matin de bonne heure, a quitté la ville sur une chaloupe anglaise, rejoint l’amiral Mayo vers 8 heures. J’ignore absolument de quelle façon il lui rend compte des « émeutes » et des « attentats » de cette nuit, mais à 8 heures et demie, un sans-fil est lancé en clair. Habituellement toutes les dépêches américaines sont chiffrées. On veut donc, cette fois, que toute le monde connaisse les six mots très expressifs de ce télégramme :

« Birmingham and destroyers rush to Tampico !  » (Croiseur Birmingham et torpilleurs, précipitez-vous à toute allure sur Tampico !)


Le commandant en second Aldrete, de la canonnière mexicaine Zaragosa, observant les mouvements de la flotte américaine.

Moins d’une heure plus tard, treize panaches de fumée montent à l’horizon et quelques instants après treize contre-torpilleurs de 740 tonnes s’alignent en deux files derrière le cuirassé amiral Connecticut. Presque aussitôt, quatre bâtiments prennent leurs dispositions de combat et s’approchent de la passe. À midi et demi seulement, le croiseur Birmingham, qui, pourtant, avait marché à toute allure, arrive en rade de Tampico. Quand les navires américains s’approchent, nous nous trouvons sur la canonnière mexicaine Zaragoza. Son commandant, le capitaine Carvallo, est à terre en conférence avec le gouverneur ; mais son second, le capitaine Aldrete, nous fait visiter le petit bateau, déjà préparé pour la lutte qui s’annonce. À fin de suivre les évolutions de l’escadre « ennemie », nous descendons à terre avec l’officier, et nous atteignons un des réservoirs à pétrole de la Compagnie Huasteca. De la plate-forme supérieure, on domine tous les environs. À quelque distance, la petite ville de Tampico, blanche et rose, apparaît enchâssée dans une boucle argentée du fleuve Panuco ; tout autour, la campagne plate s’étale comme un large tapis vert que tachent de noir les quinconces des réservoirs à pétrole, tandis que les lagunes la déchirent de surfaces brillantes. Mais le Mexicain regarde seulement, sur la bande gris bleu de la mer, les petits panaches noirs qui tracent lentement de grands huit.

— Ces torpilleurs, demandons-nous, pourrez-vous les empêcher d’arriver jusqu’à la ville ?

Le capitaine Aldrete nous répond :

— Nos canons et ceux du Bravo, ancré à côté de nous, couleront sans doute les deux premiers ; peut-être arrêterons-nous aussi le troisième, mais certainement les autres nous enverront au fond. Cependant, les trois ou quatre bateaux coulés dans le fleuve empêcheront qu’on puisse le remonter. Et durant plusieurs jours encore Tampico sera sauf.

C’est la première fois, au Mexique, que je rencontre un homme.


POURQUOI LES AMÉRICAINS N’ONT PAS PRIS TAMPICO

23 avril.

On prévoyait pour la nuit dernière une attaque de la ville par les Américains. Pourquoi ne s’est-elle pas encore produite ? Chaque jour de retard rendra leur tâche plus difficile. Trois mille fusils et des cartouches ont déjà été distribués à de jeunes volontaires qui s’inquiètent peu des rebelles mais veulent la mort de tous les Gringos.

Les ambassadeurs envoyés hier chez les rebelles n’ont pas été pendus. Ils reviennent aujourd’hui porteurs de deux lettres, l’une adressée au général Zaragoza, l’autre pour le consul des États-Unis qu’ils croyaient encore en ville. Ils ne veulent rien dire du résultat de leur mission, mais, par ce qu’ils ne disent pas, je crois comprendre que les rebelles acceptent l’alliance avec les fédéraux pour chasser les Gringos, si on veut bien remettre la ville ; sans quoi, ils combineraient leur action avec celle des Gringos pour la prendre.

Toute la colonie française, sauf le consul, resté à son poste, est maintenant réunie sur le Descartes. Le capitaine Pervinguières a fait des prodiges pour installer convenablement tout le monde, et sa bonne grâce lui vaut des sympathies telles que, plus tard, personne ne voudra plus descendre à terre.

À midi et demi, arrive en rade le transport Dixie, de 6.000 tonneaux, bondé de troupes. Sans doute, l’occupation américaine de Tampico est prochaine… Un peu plus tard, deux torpilleurs filent vers le sud.


24 avril.

La vedette du Descartes, partie ce matin au port, revient en rade vers 11 heures. Pendant qu’elle descendait le fleuve, l’officier et les matelots qui la montaient ont entendu une violente canonnade, qui semblait partir de la caserne. Entre fédéraux et rebelles la bataille recommence…

Vers midi, le cuirassé Connecticut quitte son mouillage et s’en va vers le nord. Il emmène avec lui 700 ou 800 réfugiés américains. Un peu après, de nombreuses chaloupes quittent le transport Dixie pleines de soldats et vont les faire s’embarquer sur les torpilleurs. Ensuite, le Dixie, avec le croiseur Wheling, lèvent l’ancre et filent vers le sud.

Le soir, pendant que nous dînons au carré, le timonier s’approche de l’officier de quart : « Mon lieutenant, deux des torpilleurs américains, en branle-bas de combat, quittent leur mouillage et s’avancent sur la passe, tous feux masqués. — Cette fois, dit quelqu’un, c’est l’attaque : pressons le dîner ! » Dix minutes après, le timonier revient : « Les deux autres torpilleurs, en branle-bas de combat, viennent de masquer leurs feux et s’en vont dans la même direction que les premiers. Ceux-ci ont disparu. » Nous abandonnons le repas pour grimper sur le pont. Successivement, tous les torpilleurs américains se mettent en marche puis éteignent leurs feux. Nous écoutons attentivement si une canonnade, une explosion, va se faire entendre. Mais la distance est grande, aucun bruit n´arrive jusqu’à nous. Je pense au capitaine Aldrete, du Zaragoza, qui, à l’heure qu’il est, s’acquitte peut-être de son dernier devoir en barrant l’entrée du fleuve avec son bateau mort.


25 avril.

L’amiral Mayo a-t-il livré combat cette nuit, ou s’est-il contenté de préparer l’attaque ? Je saute dans la première vedette qui se dirige vers la terre.

Je retrouve tous les torpilleurs américains alignés sur deux lignes et encadrant la passe. Hier soir, ils n’ont fait que prendre leurs dispositions de combat. Je ne suis donc pas surpris, un peu plus tard, de retrouver à leur place les canonnières mexicaines.

Je retourne une fois de plus aux avant-postes, et j’ai le plaisir, au pont Iturbide, de rencontrer un aimable capitaine mexicain. Il m’apprend que des renforts sont arrivés. Je le questionne sur le combat livré hier soir aux rebelles : a-t-il été violent ?

— Non, monsieur, nous avons tiré quelques centaines de coups de canon, mais pas un seul coup de fusil !

Lorsque, quelques instants plus tard, en retournant à bord, je passe à côté du Bravo et du Zaragoza, ils tirent de leurs grosses pièces sur la campagne. Je ne vois pas les rebelles, mais les projectiles tombent dans mon champ visuel. Sur les dix ou quinze obus que je vois lancer, deux seulement éclatent.

L’après midi, plusieurs torpilleurs américains filent vers le sud…


26 avril.

Ce matin, les Américains font partir encore trois de leurs torpilleurs. Ils ne laissent donc en rade que les croiseurs Birmingham, Dolphin et Des Moines, et cinq destroyers. On est à peu près sûr, maintenant, qu’ils n’attaqueront pas la ville. Mais pourquoi ne l’ont-ils pas occupée il y a quelques jours ? On me l’apprendra plus tard, en me racontant la résistance des gens de Vera-Cruz. Les Américains ont dû envoyer là-bas d’urgence toutes les forces et il leur est devenu matériellement impossible d’occuper maintenant Tampico…

Mais leurs amis les rebelles sont là, tout près, et ce sont eux qui vont prendre la ville.

Louis Botte.